…une transgression spontanée...
9. DESTINÉE À LA TOUR
de Deborah Wheeler et Elisabeth Waters
Diotima Ridenow errait dans une brume bleue, à la recherche de quelqu’un, de quelqu’un d’important, mais elle ne savait pas qui. Ce bleu avait quelque chose de subtilement, d’affreusement malveillant. Elle se rappela qu’elle cherchait sa mère, et sa mère était morte. Les morts avaient-ils aussi froid qu’elle en ce moment, comme s’ils étaient enchâssés dans la glace ?
A chaque pas maintenant, elle avait plus de mal à avancer, comme si son corps se transformait en glace. Elle ne pouvait plus bouger, ne sentait plus ses jambes et ses bras. Il devenait de plus en plus difficile de respirer. Etait-elle morte, elle aussi ?
Devant elle, elle vit un cercueil. Pensant y voir sa mère, elle regarda dedans. Mais, à l’intérieur, Ashara ouvrit ses yeux couleur de glace et lui tendit les bras. Dio recula avec un cri de terreur…
Elle se réveilla en sursaut et se retrouva assise dans son lit, tremblant comme une feuille, ses cheveux blonds cascadant sur son visage. Autour d’elle, les murs gris et froids de la Tour résonnaient encore de son cri.
La porte s’ouvrit sans bruit, et sa tante Jerana entra d’une démarche glissante, petite femme falote en robe pourpre de Sous-Gardienne. Elle fronçait des sourcils désapprobateurs.
– Dio, tu sais pourtant que tu ne dois pas quitter ton corps sans un moniteur pour te surveiller. A ce stade de ta formation, tu sais comme c’est dangereux.
Elle s’assit au pied du lit, ignorant la literie chiffonnée et la détresse évidente de Dio.
Dio déglutit avec difficulté, s’efforçant de parler.
– Nous savons tous comme la mort de ta mère t’a perturbée, poursuivit Jerana avec calme. Il est particulièrement regrettable qu’elle soit survenue à ce stade de ta formation. Plus tard, tu aurais été mieux capable de l’assumer.
Dio regarda sa tante dans les yeux, et s’aperçut qu’ils étaient gris clair. Pourtant, elle les avait vus verts quand elle était petite. Elle frissonna de nouveau au souvenir de son rêve.
– J’ai vu… dans le cercueil… j’ai vu mère Ashara…
– Naturellement. Elle est notre mère à tous. Mais je t’assure qu’elle est bien vivante. Et ne t’inquiète pas, mon enfant : mère Ashara ne nous quittera jamais.
Jerana borda sa nièce d’une main ferme.
– Dors, maintenant. Tu as une dure journée devant toi, mais tu nous reviendras bientôt, et tu seras en sécurité parmi nous.
Le lendemain, Dio alla prendre officiellement congé d’Ashara, Gardienne de la Tour Comyn. La chambre d’Ashara se trouvait tout en haut de la Tour, et l’on y parvenait par une antique et mystérieuse machinerie, vestige des Ages du Chaos, qui transporta Dio dans un tunnel ascendant, comme si elle flottait sur un vent calme. Une fois en présence d’Ashara, Dio fut frappée par le silence total et presque inhumain régnant en ce lieu. Calme étrangement inusité, comme si elle était la seule créature vivante dans cette partie de la Tour.
Dio redressa les épaules et donna à son visage l’air neutre qui convenait à une Sous-Gardienne en formation. Cette salle la rendait claustrophobe, étrange réaction car elle semblait presque sans limites. La lumière du jour filtrant à travers les murs translucides rendait presque invisible sur son trône de verre la silhouette d’Ashara, vêtue d’une longue robe bleu-gris. Dio eut l’idée farfelue que la pièce faisait partie intégrante d’Ashara, que c’était elle qui contenait la pièce, et non le contraire. Elle se dit avec gêne que cette idée était un résidu de son cauchemar, et attendit en silence qu’Ashara prenne la parole.
– Ma fille…
La voix d’Ashara emplit la pièce, donnant à Dio l’impression qu’elle venait de tous les côtés à la fois. Comme toujours, elle se sentit entourée, envahie par la présence d’Ashara.
– Je suis désolée de la mort de ta mère.
– Merci, murmura Dio machinalement.
– Il est particulièrement regrettable qu’elle soit survenue maintenant. Il est inhabituel pour une Gardienne de quitter la Tour à ce stade de sa formation, mais je n’ai pas le choix. Puisque tu n’as pas encore prêté serment, ton devoir envers ta famille a la préséance.
– Oui, mère Ashara, dit Dio, comme engourdie.
– Mais le délai sera court. Tu reviendras immédiatement après le solstice d’été, et tu prêteras le serment de Gardienne.
Les paroles d’Ashara, sa présence même, collèrent à la peau de Dio tandis qu’elle redescendait par l’étrange cheminée verticale. Les paroles de Jerana lui revinrent : « Mère Ashara ne te quittera jamais. » Mais elle en éprouva du malaise, et non le réconfort attendu.
Sottises, se dit-elle. Je suis bouleversée, c’est tout. Rentrer à Serrais pour les obsèques est une obligation comme une autre, facile à remplir et bientôt terminée. Puis je reviendrai et prendrai ma place de Gardienne, comme c’est mon droit de Comynara. C’est pour cela que je travaille si dur depuis des années…
Il y avait du soleil et du vent, et la route était encore boueuse des dernières pluies. A seulement quelques lieues de Thendara, un garde repéra un groupe devant eux. Dio vit un éclair de cheveux blond-roux au centre du groupe. Instantanément, elle reconnut Lerrys, le préféré de ses cinq frères. Lui aussi, il devait avoir été rappelé à Serrais pour les funérailles, arraché sans doute au tourbillon des plaisirs de Thendara.
Elle l’appela mentalement. Lerrys fit tourner son cheval et ordonna une halte. Quelques minutes plus tard, les deux groupes étaient réunis.
– Comme tu as grandi, petite sœur !
Comme d’habitude, Lerrys était très élégant, même en vêtements de deuil. Un sourire éclaira son visage anguleux.
– Tu es partie enfant à la Tour, et tu nous reviens femme !
– Je ne dirais pas que je vous reviens, répondit Dio avec vivacité. Simple visite de quelques jours pour assister à l’enterrement de notre mère.
– Et pour la fête du solstice d’été, dans la mesure où père le permettra, dit Lerrys.
Enfant, il n’avait jamais menti à Dio, et, maintenant, il ne faisait aucun effort pour dissimuler ses regrets de ne pas participer à la fête à Thendara avec ses amis, et feindre de pleurer une femme qu’il avait à peine connue. Dame Serrais ne s’était guère intéressée à lui quand il était petit, et plus du tout quand elle avait réalisé qu’il ne fallait pas compter sur lui pour lui donner des petits-fils. Et elle était malade avant même que Dio parte pour la Tour, quelques années plus tôt, de sorte que sa mort n’était pas une surprise.
Dio secoua la tête, ses voiles de voyage ondulant au vent.
– Tu pourras peut-être danser toute la nuit, et la terminer dans le lit de qui tu voudras, mais père m’expédiera sans doute dans ma chambre après les premières danses. Et je rentrerai à la Tour le lendemain, pour prêter mon serment définitif.
Lerrys la gratifia d’un regard pénétrant, et elle sentit son esprit effleurer le sien un instant. Il garda un moment le silence, pensif.
– Es-tu certaine que c’est vraiment ce que tu désires, petite sœur ?
Elle ouvrit la bouche pour répondre, mais il avait déjà éperonné son cheval, projetant des gerbes de boue derrière lui. Son chaperon, un jeune technicien de la Tour, le suivit en soupirant.
Ils poussèrent aussi loin qu’ils le purent ce jour-là, jusqu’à ce que les derniers rayons du soleil rouge disparaissent derrière les montagnes, les forçant à dresser leur camp. Dio mit pied à terre avec raideur, et tendit les rênes à un garde. Elle choqua son chaperon, gouvernante très comme il faut, en aidant à dresser les tentes et à enfoncer les piquets. Après le dîner, elle s’assit avec Lerrys devant les dernières braises, le visage soucieux dans la clarté bleue de Kyrrdis. Elle s’étira en grognant.
– Des courbatures ? dit Lerrys, haussant un sourcil.
– Oui, mais je ne les regrette pas. J’avais oublié à quel point j’aime monter.
– Tu as toujours été un garçon manqué.
– Un quoi ?
Il eut un sourire malicieux.
– C’est une expression des Terranans. Inventée comme exprès pour toi, afin de te décrire.
Dio lui fit une grimace, se sentant étrangement libre et enfantine. C’était bon de rire et plaisanter, d’être avec quelqu’un qui ne cherchait pas à la couler dans le moule de la parfaite Gardienne Comyn.
– Au moins, nous pouvons être sûrs d’une chose, remarqua-t-elle. Après une chevauchée pareille, nous dormirons tous bien cette nuit.
Dans son rêve, Dio était redevenue une petite fille, regardant les danseurs du bal de la fête avec un mélange de ravissement et de plaisir anticipé. C’était la première fois qu’elle était autorisée à y assister, et elle était si excitée qu’elle ne tenait pas en place. Tante Jerana passa près d’elle en dansant, ses cheveux blonds scintillant comme les broderies de son élégante robe. Ses yeux étincelaient du même vert que sa jupe ample qui s’évasait autour d’elle au rythme des pas compliqués de la danse. Dio regardait, muette d’admiration ; sa tante était sans conteste la plus belle femme de l’assemblée.
Quand la musique cessa, Jerana vit Dio dans un coin, et s’approcha d’elle.
– Est-ce que tu t’amuses, mon petit ? demanda-t-elle d’une voix musicale.
– Oh, oui, répondit Dio avec enthousiasme. C’est merveilleux ! Je voudrais pouvoir danser comme toi !
Jerana rit et la souleva du sol comme la musique recommençait.
– Eh bien, tu vas danser, chiya.
Elle revint sur la piste, et dansa avec l’enfant dans ses bras, et Dio riait de plaisir.
Mais la salle se refroidit soudain ; elle avait très froid. Une brume bleue tournoyait autour d’elles, voilant les autres danseurs, étouffant la musique qui se tut peu à peu. La lumière bleue s’aviva, et les yeux de Jerana cessèrent de scintiller de rire et de joie de vivre. Son visage était devenu d’une sérénité inhumaine, sans même le souvenir du sourire, ses joues et ses yeux avaient perdu leur couleur.
Puis la brume bleue se solidifia comme de la glace. Jerana continua à danser sans y faire attention, tenant toujours Dio dans ses bras, mais ayant apparemment oublié sa présence. Affolée, Dio regarda autour d’elle, cherchant désespérément une issue. Les bords du bleu étaient des facettes, des plans lisses et réguliers qui les enfermaient. Horrifiée, Dio réalisa qu’elles étaient au centre d’une matrice.
Elle essaya d’appeler au secours, mais sa voix rebondissait sur les facettes de la matrice, l’assourdissant de sa réverbération. Ses paroles étaient piégées par le cristal, aussi sûrement que son corps dans les bras de sa tante.
Elle se réveilla, haletante, le visage couvert de sueurs froides. Par une ouverture de la tente, Kyrrdis la baignait d’une lumière bleu-vert. Ses couvertures étaient près d’elle, en tas. Elle devait les avoir rejetées dans son sommeil. « C’est pourquoi j’avais si froid, se dit-elle, c’était là la cause de mon rêve. » Pourtant, elle mit très longtemps à se rendormir.
Pendant le dernier jour du voyage, l’arrivée à Serrais et les obsèques de sa mère, les paroles de Lerrys ne cessèrent de résonner dans l’esprit de Dio : « Es-tu certaine que c’est ce que tu désires, petite sœur ? »
Suis-je certaine… ? Elle ne s’était jamais posé la question. Personne ne la lui avait jamais posée. Depuis sa naissance, il avait été décidé qu’elle irait à la Tour servir mère Ashara et les Comyn, comme sa tante Jerana l’avait fait avant elle. Elle repensa à sa tante, si gaie et rieuse quand elle jouait avec elle, dans son enfance. En arrivant à la Tour Comyn, Dio avait constaté avec étonnement que sa tante était devenue une étrangère ; pâle et silencieuse dans ses voiles rouges, elle n’était plus que l’ombre d’elle-même.
Non, réalisa Dio en sursautant. Pas l’ombre d’elle-même. L’ombre d’Ashara. Est-ce là ce qui m’attend, moi aussi ?
Soudain, elle désira ardemment ne pas retourner à la Tour le surlendemain. Redressant les épaules, elle partit à la recherche de son père, qui s’était retiré dans son bureau après les funérailles, et y avait passé le reste de l’après-midi. Elle aurait juste le temps de lui parler avant le dîner.
La chaleur du feu ronflant dans la cheminée la surprit. Son père, avachi dans un fauteuil, tenait à la main un verre à dégustation, vide. Elle s’approcha, mais ne chercha pas à entrer en rapport mental avec lui, l’habitude de l’isolement de la Gardienne déjà enracinée en elle. Il leva des yeux injectés de sang, parce qu’il avait trop pleuré ou trop bu, elle n’aurait su le dire. S’il avait été un autre, elle aurait perçu ce qu’il ressentait, mais son père s’était toujours étroitement barricadé face à ses enfants. En fait, tous les membres de sa famille avaient de solides défenses contre leur don d’empathie, sauf Lerrys, qui parfois abaissait ses barrières mentales quand il était avec elle, pour qu’ils puissent se parler d’esprit à esprit.
Elle entra aussitôt dans le vif du sujet, ne trouvant aucun préambule pour adoucir le choc.
– Père, balbutia-t-elle tout d’une traite, je ne veux pas retourner tout de suite à la Tour. Je veux rester à la maison un certain temps.
Il cligna des yeux, étonné.
– Quoi ? Pour quoi faire ?
Il montra une lettre posée sur son secrétaire.
– Ma sœur m’écrit que tu réussis bien et que tu fais honneur à notre famille. Elle dit que tu prêteras ton serment dès ton retour.
Dio hésita.
– Je ne suis pas certaine d’être prête.
– Ashara et Jerana en sont assurément meilleurs juges, répliqua-t-il, bourru.
– Mais il s’agit de ma vie, dit lentement Dio, et je ne suis pas sûre de vouloir finir comme Tante Jerana. Je me rappelle comment elle était avant d’aller à la Tour – et tu dois t’en souvenir encore mieux. Tu l’as revue quand tu m’as amenée là-bas. Ce n’est plus la même personne, tu as bien dû t’en apercevoir.
– Evidemment, répondit-il avec impatience. Elle est Gardienne.
– Mais elle n’est plus Jerana ! Même ses yeux ne sont plus de la même couleur !
Il fronça les sourcils.
– Que veux-tu dire ?
– Ils étaient verts autrefois, et maintenant ils sont bleu-gris, comme la glace.
– Ne dis pas de sottises, mon enfant.
Il se leva. Lui tournant le dos, il prit la carafe sur le secrétaire et se servit un autre cognac.
– Tous les yeux pâlissent avec l’âge.
Dio vint se planter devant lui et le regarda bien en face.
– Les tiens sont toujours verts, et tu es plus âgé qu’elle.
– Quel intérêt, la couleur de ses yeux ? La travail d’une Gardienne est plus important que son apparence. Jerana fait honneur à sa famille et à sa caste, comme toi-même quand tu auras oublié ces sottises. C’est un grand honneur que d’être choisie par Ashara. Tu sais que très peu de jeunes filles trouvent grâce à ses yeux.
– Et t’es-tu jamais demandé pourquoi ? rétorqua Dio. Et pourquoi tant échouent ? Les autres Tours n’exigent même pas qu’une Gardienne reste vierge toute sa vie, mais la formation d’Ashara commence par là !
Son père fronça furieusement les sourcils.
– Surveille tes paroles, ma fille. Ce n’est pas un sujet de discussion convenable entre un père et sa fille.
Dio rougit et baissa les yeux.
– Ashara forme les Gardiennes selon l’antique tradition, poursuivit-il, tradition qui a fait la force des Tours pendant des siècles. Ma sœur a été formée ainsi, et ma tante avant elle ; les filles de notre famille sont Gardiennes, et excellentes Gardiennes, depuis des générations. Et je t’interdis de pleurnicher et de poser des questions impertinentes sur des choses qui ne te regardent pas !
Dio sentit son sang lui brûler les veines. Elle releva le menton et regarda son père dans les yeux.
– Tu dis que ma vie et mon corps ne me regardent pas. Tu sais ce qui est arrivé à Tante Jerana – que tu l’admettes ou non – et ce qui m’arrivera à moi, et tu t’en moques !
– Je t’interdis de parler ainsi ! tonna son père. Va dans ta chambre et restes-y jusqu’à ce que tu aies retrouvé la raison. Et tu retourneras à la Tour dès le lendemain de la fête. Je t’y renverrais aujourd’hui si je pouvais !
Mais alors, les hommes de mon escorte manqueraient les festivités du solstice au village, pensa Dio avec colère, et tu te soucies d’eux plus que de moi ! Elle lui tourna le dos et sortit en courant, claquant la porte derrière elle.
La colère de Dio déborda dans ses rêves, car, lorsqu’elle se retrouva prisonnière dans la matrice bleue, elle en cassa une facette de son poing nu. Elle se brisa avec un craquement jouissif et les fragments dégringolèrent par terre.
Oubliant ses pieds nus, elle sortit par l’ouverture, découvrant qu’il n’y avait pas de sol de l’autre côté. Elle flotta lentement vers le bas, le cristal fracassé s’éloignant au-dessus de sa tête. Alors seulement, elle réalisa qu’elle était en chemise de nuit, entourée par la grisaille informe du surmonde.
Au loin, elle voyait la Tour Comyn, lumière bleue entourée des lucioles des matrices de Thendara, mais tous les démons des forges de Zandru n’auraient pas pu l’y faire retourner. Elle vit le clignotement lumineux des autres Tours – Arilinn, Dalereuth, Neskaya, Corandolis –, sachant qu’elle n’y trouverait aucune aide, et pourtant elle ne pouvait pas rester longtemps dans le surmonde sans être découverte.
L’instant suivant, elle se retrouva près de la tombe de sa mère, dans le cimetière familial de Serrais.
– Je voudrais que tu sois là, Maman, murmura-t-elle. Père t’écouterait, toi.
Elle se mit à pleurer.
– Mais tu me dirais peut-être simplement d’obéir à mon père.
Elle soupira, sa colère se dissipa, laissant derrière elle une lassitude presque paralysante.
– Je devrais peut-être lui obéir. J’ai toujours travaillé dans le but de devenir Gardienne ; je ne sais rien faire d’autre. Et je serais Gardienne à la Tour Comyn. On me laisserait peut-être même avoir Arilinn ou Neskaya. Ce ne serait sans doute pas si terrible – et ce n’est pas comme si je savais où aller ailleurs.
Pendant plusieurs minutes, elle contempla la terre indifférente à ses pieds avant de rentrer à la maison. Elle passa la porte de sa chambre, où son corps attendait sur le lit, mais s’arrêta soudain devant le miroir juste en face de la porte.
Il lui renvoya l’image d’Ashara.
Sa mâchoire s’affaissa d’horreur, elle porta vivement la main à sa bouche, et, un instant, l’image vacilla et elle se vit elle-même, yeux verts fixes et dilatés, cheveux blonds dénoués sur ses épaules. Puis elle commença à se transformer, son visage se fit serein, ses cheveux s’argentèrent, et ses yeux passèrent du vert au bleu-gris de la glace, et l’image redevint celle d’Ashara.
Une fois de plus, Dio se réveilla, assise dans son lit, le cœur battant à grands coups. Il lui fallut quelques longues minutes afin de rassembler assez de courage pour se lever et aller se regarder dans la glace. Le miroir lui renvoya son image, sans aucune trace de celle d’Ashara. Quand même, Dio passa le reste de la nuit à arpenter sa chambre, vérifiant très souvent son reflet dans le miroir.
Les mains tremblantes, Dio sortit la robe bleue brodée de fleurs de lys grège qui avait été son unique vêtement de cérémonie quand elle vivait encore à Serrais. Les années passées à Thendara avaient ajouté plusieurs centimètres et des rondeurs à son corps, et il lui serait maintenant impossible de la porter en public. Et si elle devait rester dans sa chambre, ce soir-là, elle n’aurait aucune chance de parler à Lerrys, la seule personne qui pourrait accepter de l’aider, et on la renverrait à la Tour dès le matin, comme un mouton qu’on envoie à l’abattoir. Au bord des larmes, elle froissa la robe et la jeta par terre.
Dio s’enveloppa d’une grande robe de chambre et sortit brusquement dans le couloir. Peut-être qu’une ancienne visiteuse aurait oublié une robe quelque part, démodée sans doute, mais encore portable. Elle trouva un grand coffre de bois dans une chambre d’amis. Elle souleva le couvercle, et écarta les premières couches d’étoffes fleurant bon le cèdre. Elle mit de côté un lourd manteau de laine noire, bordé de fourrure mitée, convenant mieux à une grand-mère qu’à… ce qu’elle était, quoi que ce fut. Il y avait dessous une robe, passée et soigneusement rapiécée, mais propre. Evanda seule savait comment elle était arrivée là ; c’était le genre de robe qu’une villageoise pouvait porter à la fête.
Au fond du coffre, Dio aperçut quelque chose de vert et or, les couleurs des Ridenow. Retenant son souffle, elle sortit le vêtement et le déplia. Les plis du luxueux tissu scintillèrent à la lumière de la chandelle. Le corselet se terminait en pointe, et la jupe s’évasait à partir de la taille, ample et gracieuse. C’était une robe de Comynara, et, oui, elle lui irait sans doute.
Dio la mit sur son bras, avec la robe de villageoise, et retourna dans sa chambre. Elle cacha la robe paysanne sous son manteau de voyage, et appela une servante pour lacer la somptueuse robe de cérémonie. Cela fait, et la servante renvoyée, elle se contempla dans le miroir. La robe lui allait comme si elle avait été faite à ses mesures. Elle sourit à son reflet, puis fronça les sourcils. Cette robe avait quelque chose de curieusement familier, et, pourtant, elle ne l’avait jamais portée. Elle fit une pirouette, regardant la jupe tournoyer autour d’elle, et se rappela soudain où elle l’avait vue.
Jerana la portait le soir de la fête, qui avait été la première pour Dio, et la dernière pour Jerana. Et Jerana la portait aussi dans son rêve.
Dio releva le menton avec défi. Elle espérait que son père se souviendrait de cette robe. Ce soir-là, ce serait peut-être la dernière fois qu’il lui permettrait de revêtir le vert et or des Ridenow. Si oui, elle les porterait fièrement.
Le Grand Hall de Serrais était plein mais assez silencieux, à cause du deuil récent. Certains invités étaient en noir, mais la plupart avaient revêtu les atours habituels pour une fête du solstice d’été. Après tout, Dame Serrais avait été enterrée avec tous les honneurs dus à son rang, et le bal du solstice d’été n’avait lieu qu’une fois par an. Au village, les métayers et les artisans avaient leurs propres festivités, beaucoup plus simples.
– Je lui donne à peu près deux heures, murmura Lerrys à Dio comme les figures de la première danse les rapprochaient un instant. Après ça, père ira se coucher et la fête s’animera.
Dio rejeta la tête en arrière et sourit distraitement à son partenaire, lointain cousin d’âge mûr et bedonnant, d’une correction irréprochable. Elle attendit que la danse la rapproche de Lerrys et murmura :
– La première danse par couples – avec moi !
Lerrys haussa un sourcil interrogateur, mais n’eut pas le temps de répondre.
Peu après, le seigneur Serrais se retira dans son fauteuil sculpté sous le dais, signalant la fin des danses de cérémonie. L’orchestre attaqua un morceau lent, permettant aux couples âgés de danser ensemble tant qu’ils en avaient encore l’énergie. Avec une grâce élégante, Lerrys raccompagna sa partenaire près des femmes de sa famille, puis se dirigea vers Dio. Il s’inclina devant elle avec un sourire ironique.
– Me feras-tu l’honneur, petite sœur ?
Dio prit la main qu’il lui tendait et accepta d’une profonde révérence. Il posa sur sa taille une main légère mais réconfortante. Elle se serra contre lui pour parler sans être entendue des autres.
– Qu’est-ce qu’il y a, chiya ?
– Lerrys, j’ai besoin de ton aide ! balbutia-t-elle. Père veut me renvoyer à la Tour et après, je n’en sortirai jamais. Ashara m’habitera, comme elle a fait pour Tante Jerana.
– Aaaah !
Du regard, il embrassa toute la salle, où maintenant les plaids et les jupes tourbillonnaient joyeusement.
– J’avais donc raison.
Dio perçut sa souffrance derrière le badinage. Aux yeux du seigneur Serrais, Lerrys n’avait d’intérêt qu’en tant que père de futurs petits-fils, comme elle n’avait d’intérêt qu’en qualité de future Gardienne.
Lerrys… cria-t-elle mentalement. Il grimaça comme si elle l’avait frappé.
– Je te soutiendrai, petite sœur. Tu veux t’enfuir, ou tu veux juste t’enraciner ici et refuser de partir ?
Elle haussa les épaules.
– Je n’ai guère le choix. Si je ne retourne pas à la Tour, Père ne me reprendra pas ici, tu es d’accord ?
– Nous pouvons toujours nous enfuir ensemble à Vainval et devenir danseurs professionnels, dit Lerrys d’un ton léger. A moins que tu ne sois assez désespérée pour te faire Amazone libre.
Dio frissonna en faisant la grimace.
– Je ne crois pas que j’irai jusque-là.
– Il sera difficile de te cacher d’Ashara.
– Sauf si Ashara ne veut plus de moi. Mais après, peut-être que personne ne voudra de moi non plus.
Lerrys attacha sur elle un regard perçant.
– Quoi qu’il arrive, tu seras toujours ma petite sœur.
La danse se termina. Quand leurs mains se séparèrent, Dio envoya à Lerrys un message mental de gratitude. Le seigneur Serrais s’était levé à la fin de la danse, et il s’approcha d’eux.
– Viens, Diotima, il est temps de nous retirer.
– Oui, père, murmura-t-elle en baissant les yeux.
Elle retourna en silence dans sa chambre, parfaite incarnation de la future Gardienne Comyn.
Dio revêtit la robe villageoise, et s’assit sur l’appui de sa fenêtre. La nuit était exceptionnellement chaude, même pour un solstice d’été, et elle avait ouvert les volets. La grande maison s’étendait autour d’elle, sombre et silencieuse, mais la musique et les rires du village flottaient jusqu’à elle.
Au-dessus d’elle, Mormallor nacrée s’était levée pour rejoindre ses trois compagnes. Dio repensa au vieux dicton : « Personne ne se souvient le lendemain de ce qui fut fait sous quatre lunes. » Dans mon cas, se dit-elle sombrement, on s’en souviendra éternellement.
Elle pensa à la vie qu’elle ne vivrait jamais. Son père serait furieux. Il irait peut-être jusqu’à la répudier. Mais ce n’était pas certain, si elle ne revenait pas enceinte, et sa formation lui avait appris comment faire pour l’éviter. Mais Ashara ne la reprendrait jamais comme Gardienne.
Elle renonçait d’un seul coup à tous les rêves qu’elle avait faits, à tous les plans qu’elle avait échafaudés, à des années de dur travail pour les réaliser. Elle aurait pu être Dame de Thendara. Maintenant, elle serait… quoi ?
Dio. Dio, et personne d’autre.
Elle ne ferait plus de cauchemars.
Elle sourit et prit son châle. Silencieusement, elle se glissa hors de la maison et descendit vers le village.