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Où l’on voit Leni Riefenstahl entretenir  Hitler de son projet

Leni Riefenstahl se réveilla en sursaut et décrocha le combiné. L’aide de camp d’Adolf Hitler était au bout du fil.

— Le Führer souhaite vous rencontrer.

— Aujourd’hui même ? J’étais sur le point de partir pour passer les fêtes à la montagne, à Davos.

— Il vous attend dans son appartement de Munich, au 2e étage du 16 Prinzregentenplatz, près du théâtre.

— J’y serai à 11 heures.

La cinéaste raccrocha, se leva et réfléchit un court moment. Munich était sur le chemin de Davos : l’invitation ne remettait pas en cause ses projets. A dire vrai, elle se sentait flattée d’avoir été choisie par Hitler pour passer cette journée du 25 décembre 1935 en sa compagnie. Que représentait-elle pour lui ? Le Führer l’admirait, la courtisait, soutenait ses projets cinématographiques. Au fond, Hitler était maladroit en amour et tournait autour du pot avant d’essayer de séduire une femme, à la différence d’un Goebbels dont l’audace et la frénésie frisaient l’indécence. « Pourquoi me convoque-t-il ? se demanda-t-elle en se maquillant à la hâte. Probablement pour m’entretenir de mon film sur les jeux Olympiques de Berlin. Le Dr Goebbels lui en a sans doute longuement parlé. »

 

A l’heure convenue, Leni frappa à la porte d’Adolf Hitler. Une femme entre deux âges lui ouvrit. C’était Frau Anni Winter, la gouvernante de l’appartement privé du Führer.

— Il vous attend, dit-elle sèchement.

Elle précéda l’invitée jusqu’à une vaste pièce où se trouvait Hitler, occupé à lire. Il était en civil et paraissait décontracté.

— Fräulein Riefenstahl ! Quel plaisir de vous revoir !

Il s’approcha d’elle, se pencha et lui baisa la main.

— Je suis très heureux que vous ayez pu répondre à mon invitation. Prenez place, je vous prie.

Elle s’assit et jeta un regard autour d’elle. Les meubles – une table ronde recouverte d’une nappe en crochet, quelques chaises, une étagère chargée de livres – étaient modestes et donnaient une impression de froideur et d’inconfort.

— Vous vous attendiez à un appartement luxueux, n’est-ce pas ? demanda Hitler. Je n’attache aucune valeur au confort, ni à la possession des choses. J’ai besoin de chaque heure de ma vie pour la consacrer à résoudre les problèmes de mon peuple, et c’est ce qui explique que toute appropriation banale d’un lieu n’est pour moi qu’un obstacle, un fardeau. Même le temps que je consacre à ma bibliothèque, je le considère comme volé, et il se trouve que je lis énormément.

Il s’interrompit :

— Puis-je vous faire servir quelque chose ?

— Un jus de pomme, fit-elle au hasard.

— Un jus de pomme, répéta-t-il à l’adresse de Frau Winter qui hocha la tête et gagna aussitôt la cuisine.

— C’est dans les livres que je m’enrichis. J’ai beaucoup à rattraper, des lacunes à combler… Vous savez, quand j’étais jeune, je n’ai eu ni les moyens ni la possibilité d’acquérir une culture suffisante. A présent, chaque nuit, je lis au moins un livre, parfois deux, même si cela m’oblige à me coucher tard.

— Et quelle est votre lecture préférée ?

— Schopenhauer. Il a toujours été mon maître.

— Pas Nietzsche ? s’exclama-t-elle, surprise.

— Non, répliqua-t-il en souriant. Nietzsche ne me mène pas loin et ne m’apporte pas grand-chose. Il est plus artiste que philosophe, il ne possède pas cette clarté de cristal des raisonnements de Schopenhauer, cette limpidité de l’intelligence.

— Comment avez-vous occupé votre soirée de Noël ? lui demanda-t-elle, changeant de sujet de crainte qu’il ne s’étendît sur ses lectures favorites.

Un voile de mélancolie ternit les yeux du Führer.

— Les gens pensent que je passe Noël dans le faste. En réalité, j’ai demandé à mon chauffeur de rouler sans but sur les routes de campagne, à travers les villages, jusqu’à ce que la lassitude d’être assis dans ma Mercedes me gagne. Je fais cela chaque année le soir de Noël.

Il se mordit la lèvre inférieure, puis ajouta, comme pour se justifier :

— Je n’ai pas de famille, et je vis seul !

Leni ne put se retenir.

— Et pourquoi ne vous mariez-vous pas ? Toutes les femmes d’Allemagne sont à vos pieds !

— Impossible, fit-il en haussant les épaules. Il serait irresponsable de ma part de lier le destin d’une femme au mien. En quoi profiterait-elle de moi puisqu’il lui faudrait presque tout le temps rester seule ? C’est à mon peuple que va tout mon amour. Et supposez que j’aie des enfants, que deviendraient-ils si jamais la chance cessait d’être de mon côté ?

Hitler éleva le ton et poursuivit :

— A ce moment-là, vous pouvez être sûre que je n’aurais plus aucun ami et que mes enfants devraient supporter les pires humiliations, et peut-être même mourir de faim !

Il monologua un moment sur la fidélité en amitié, puis demanda à son invitée :

— Et vous-même, où en êtes-vous ? Avez-vous des projets ?

Leni sursauta :

— Comment ? Le Dr Goebbels ne vous a rien dit ?

Hitler hocha la tête en signe de dénégation. Contenant sa colère à l’égard du ministre de la Propagande qui, une fois de plus, lui avait menti, elle s’expliqua :

— Je compte réaliser un documentaire sur les jeux Olympiques de Berlin.

Le Führer fronça les sourcils.

— C’est une mission très intéressante pour vous… Mais je croyais que vous ne vouliez plus réaliser de documentaires afin de vous consacrer à votre carrière d’actrice ?

— C’est vrai, soupira-t-elle. Et vous pouvez être certain que c’est vraiment la dernière fois que je le fais. J’ai beaucoup hésité et réfléchi, mais trois choses ont fait pencher la balance : cette chance extraordinaire offerte par le CIO ; la générosité exceptionnelle du contrat avec la Tobis ; et, par-dessus tout, l’idée que nous n’étions pas près de recevoir de nouveau chez nous, en Allemagne, des jeux Olympiques. Cela dit, je ne sais pas si je serai à la hauteur…

Frau Winter apporta le jus de pomme. Leni but le verre d’un trait.

— Vous avez tort de douter, lui dit Hitler. Vous devez en finir avec ce manque de confiance en vous. Ce que vous allez faire sera certainement de très haute valeur, même si cela apparaîtra toujours incomplet à vos yeux. Qui, à part vous, serait en mesure d’entreprendre un film sur les Jeux ?

— Vous me flattez, murmura Leni en rougissant.

— En ce qui me concerne, je dois vous avouer que je ne suis pas très intéressé par ces jeux Olympiques. Je préférerais même ne pas y assister, si c’était possible…

Leni sursauta.

— Mais pourquoi donc ? Comment cela ?

— Les Américains vont remporter la plupart des compétitions, et les Noirs vont être leurs vedettes. Etre obligé de voir ça ne me réjouit pas du tout. Sans compter qu’il faut s’attendre à un afflux d’étrangers hostiles au national-socialisme, et que cela pourrait faire du vilain… Et puis ce stade…

— Que lui reprochez-vous ?

— A la réflexion, le stade olympique ne me plaît pas. Les colonnes y sont trop frêles, l’allure générale de la construction n’est pas assez imposante. Je…

Il n’acheva pas sa phrase.

— Mais ne vous laissez surtout pas décourager par tout ce que je vous dis là ! s’exclama-t-il d’un ton enjoué. Vous allez certainement tirer un très beau film de ces Jeux !

— Pourvu que le Dr Goebbels ne me mette pas des bâtons dans les roues ! Son comportement à mon égard est odieux.

— Comment un homme qui rit de si bon coeur pourrait-il être mauvais ? Vous savez comme il aime rire ! Non, non, ce n’est pas possible, quelqu’un qui rit de cette façon ne peut pas être méchant.

L’argument était absurde, mais Leni ne répliqua pas. Sentant que le moment était venu de prendre congé, elle se leva. Hitler la regarda un moment, songeur, puis lui déclara :

— Avant que vous ne me quittiez, laissez-moi vous montrer quelque chose. Suivez-moi !

Elle lui emboîta le pas. Ils arpentèrent un couloir et arrivèrent devant une porte fermée. Sortant une clé de sa poche, il l’ouvrit. Leni fronça les sourcils : dans la pièce se trouvait un buste de femme.

— La jeune fille dont vous voyez là la sculpture n’est autre que ma nièce Geli. Je l’ai beaucoup aimée. Elle était la seule femme que j’aurais pu épouser. Mais le destin en a décidé autrement…

Leni baissa la tête. Elle n’ignorait pas que Geli Raubal s’était suicidée par balle, peut-être dans ce même appartement. D’après les rumeurs, elle aurait mis fin à ses jours quelques heures après avoir trouvé une lettre d’amour d’Eva Braun dans la poche de l’imperméable de son oncle.

— Je suis désolée, balbutia la cinéaste, visiblement embarrassée.

Hitler referma la porte et raccompagna Leni.

— Je vous souhaite beaucoup de chance dans votre travail, dit-il en lui serrant la main. Vous verrez, vous y arriverez !

Sa voix n’était plus la même, étranglée par l’émotion.