CHAPITRE 9

Jour 3. Le trou

 

 

 

« C’était géant, hein ? »

La voix enthousiaste d’Oleg couvrait le bruit de la graisse en ébullition du kebab bondé de gens arrivés directement du concert à l’Oslo Spektrum. Harry hocha la tête à l’attention d’un Oleg en sweat à capuche, toujours en nage et bondissant tandis qu’il donnait moult détails sur des membres de Slipknot dont l’identité était connue, des noms que Harry ne connaissait pas étant donné que les CD de Slipknot étaient plutôt laconiques quant aux données personnelles, et que les magazines musicaux propres sur eux, tels MOJO ou Uncut, ne parlaient pas de groupes comme ceux-là. Harry commanda des hamburgers et regarda l’heure. Rakel avait précisé qu’elle serait devant l’endroit où ils se trouvaient à dix heures. Harry regarda de nouveau Oleg. Il parlait sans discontinuer. Quand était-ce arrivé ? Quand le gamin avait-il eu douze ans et décidé d’apprécier une musique où il était question de mort, d’étrangeté, de froid et de perdition ? Cela aurait peut-être dû inquiéter Harry, mais ce n’était pas le cas. Il fallait commencer quelque part, il y avait une curiosité à satisfaire, le môme devait revêtir une tenue pour voir si celle-ci convenait. D’autres choses viendraient. Des meilleures. Et des pires.

« Tu as aimé, toi aussi, hein, Harry ? »

Harry acquiesça. Il n’avait pas le cœur d’expliquer que ce concert avait été une petite déception pour lui. Il ne pouvait pas préciser en quoi, il n’était peut-être tout simplement pas dans son assiette ce soir-là. Aussitôt qu’ils s’étaient retrouvés au milieu de la foule du Spektrum, il avait senti la paranoïa qui suivait régulièrement les cuites, mais qui, sur les douze derniers mois également, était aussi survenue quand il était à jeun. Et au lieu d’entrer dans l’ambiance, il avait eu la sensation d’être observé ; il s’était figé pour jeter des regards à la ronde, scruter le mur de visages autour de lui.

« Slipknot rules, déclara Oleg. Et ces masques étaient hyper-cool. Surtout celui avec le long nez fin. Il ressemblait à un… »

Harry n’écoutait que d’une oreille, en espérant que Rakel ne tarderait pas trop. L’air dans ce kebab lui parut soudain lourd et étouffant, comme un mince film de graisse qui se déposait sur sa peau et sa bouche. Il essaya de ne pas passer à l’idée suivante. Mais elle était en route, avait déjà contourné le coin. L’idée d’un verre.

« C’est un masque funéraire indien, les informa une voix de femme derrière eux. Et Slayer a été meilleur que Slipknot. » Harry se retourna, étonné.

« Slipknot donne de plus en plus dans le genre poseur, non ? poursuivit-elle. Des idées recyclées et à côté de ça, du vent. »

Elle portait un manteau noir brillant, moulant et boutonné jusqu’au col qui lui arrivait à la cheville.

Tout ce que l’on distinguait en dessous, c’était une paire de boots noires. Son visage était pâle, ses yeux maquillés.

« Je n’aurais pas cru ça, reconnut Harry. Que tu aimais ce style de musique. »

Katrine Bratt esquissa un rapide sourire. « En fait, je dirais plutôt le contraire. »

Elle ne lui donna aucune explication supplémentaire, et fit comprendre par gestes à l’homme en poste derrière le comptoir qu’elle désirait une Farris.

« Slayer, c’est naze », murmura Oleg d’une voix à peine audible.

Katrine se tourna vers lui : « Tu dois être Oleg.

– Oui », répondit Oleg sur un ton buté en tirant sur son pantalon de treillis ; il paraissait apprécier à des degrés divers l’attention dont il faisait l’objet de la part de cette adulte. « Comment le sais-tu ? » demanda-t-il dans le parler de l’est de la capitale.

Katrine sourit. « Veit [9]  ? Toi qui habites sur Holmenkollåsen, j’imagine que tu dis vet [10]  ? C’est Harry qui t’a appris à parler le dialecte de l’Østkant ? » Le sang monta d’un coup aux joues d’Oleg.

Katrine partit d’un rire sourd et passa une main légère sur l’épaule d’Oleg. « Excuse-moi, je suis juste curieuse. »

Le teint du gamin vira à un rouge si intense que le blanc de ses yeux se mit à luire.

« Moi aussi, je suis curieux, intervint Harry en tendant un kebab à Oleg. J’imagine que tu as trouvé la trame que je t’avais demandée, Bratt. Puisque tu as le temps d’aller au concert. »

Harry constata qu’elle avait compris l’avertissement : ne déconne pas avec le gosse.

« J’ai découvert quelque chose, répondit Katrine en dévissant le bouchon de sa bouteille de Farris. Mais tu es occupé, alors on pourra voir ça demain.

– Je ne suis pas si occupé que ça, objecta Harry, qui avait oublié le film de graisse, sa sensation d’étouffement.

– C’est confidentiel, et il y a beaucoup de monde ici. Mais je peux te chuchoter quelques mots clés. »

Elle se pencha un peu plus près, et par-dessus l’odeur de graisse, il sentit un parfum presque masculin et un souffle chaud contre son oreille :

« Une Volkswagen Passat gris métallisé vient de se ranger le long du trottoir juste devant. Au volant, il y a une femme qui essaie d’attirer ton attention. Je parie que c’est la mère d’Oleg… »

Harry se redressa brusquement et regarda par la grande fenêtre, vers la voiture. Rakel avait baissé sa vitre, et les regardait.

 

« N’en renverse pas », recommanda Rakel au moment où Oleg sauta sur la banquette arrière, le kebab à la main.

Harry s’était arrêté près de la fenêtre ouverte. Elle était vêtue d’un pull bleu ciel tout simple. Il connaissait bien ce pull. Son odeur, son contact contre la joue et la paume de la main.

« Chouette concert ? voulut-elle savoir.

– Demande à Oleg.

– Quel genre de groupe était-ce, exactement ? » Elle regarda Oleg dans le rétroviseur. « Je trouve que les gens sur les trottoirs sont un peu bizarrement habillés.

– Des chansons toutes douces d’amour et des choses comme ça, répondit Oleg avec un rapide coup d’œil à l’attention de Harry, au moment où le regard de sa mère lâcha le rétroviseur.

– Merci, Harry.

– De rien. Conduis prudemment.

– Qui était cette femme, là-dedans ?

– Une collègue. Nouvelle au boulot.

– Ah ? On aurait dit que vous vous connaissiez déjà bien.

– Comment ça ?

– Vous… » Elle se tut brusquement. Puis secoua lentement la tête, et rit. Un rire profond, mais clair, venant du fond de sa gorge. Sûr et débridé en même temps. Le rire qui l’avait jadis rendu amoureux.

« Désolée, Harry. Bonne nuit. »

La vitre remonta, et le véhicule gris métallisé quitta le trottoir.

Harry remonta Brugata, où s’affrontaient les débits de boissons par les portes desquels déferlait la musique. Il envisagea un café au Teddy’s Softbar, mais sut que ce serait une mauvaise idée. Il décida donc de continuer.

 

« Café ? » répéta le type derrière son comptoir, incrédule.

Le juke-box du Teddy’s jouait du Johnny Cash, et Harry se passa un doigt sur la lèvre supérieure.

« Tu as mieux à proposer ? » Harry entendit une voix dans sa propre voix, connue et inconnue en même temps.

« Mouais, répondit le gars en rabattant en arrière ses cheveux luisants de graisse. Il y a un moment que le café est passé, alors que dirais-tu d’une bière fraîchement tirée ? »

Johnny Cash chantait sur Dieu, le baptême et de nouvelles promesses.

« Bon », acquiesça Harry.

L’homme derrière le comptoir fit un large sourire.

Au même moment, Harry sentit son mobile vibrer dans sa poche. Il le saisit, vite et avidement, comme si c’était un coup de fil qu’il attendait.

C’était Skarre.

« Nous venons de recevoir un avis de recherche qui correspond. Femme mariée avec enfants. Elle avait disparu quand son mari et les enfants sont rentrés, il y a quelques heures. Ils habitent loin dans les bois de Sollihøgda, aucun des voisins ne l’a vue, et elle ne peut pas être partie en voiture, parce que c’était le mari qui l’avait. Et aucune trace de pas sur la route.

– Des traces de pas ?

– Il y a toujours de la neige, là-haut. »

La pinte atterrit avec un choc sourd devant Harry. « Harry ? Tu es là ?

– Oui, oui. Je réfléchis.

– À quoi ?

– Est-ce qu’il y a un bonhomme de neige, sur place ?

– Hein ?

– Un bonhomme de neige.

– Comment je le saurais ?

– Alors allons vérifier sur place. Saute dans la bagnole et passe me chercher devant Gunerius, dans Storgata.

– On ne peut pas voir ça demain, Harry ? J’ai prévu une partie de baise, ce soir, et cette bonne femme a simplement disparu, alors pour l’instant, ça ne presse pas. »

Harry regarda la bande de mousse qui s’enroulait comme un serpent à l’extérieur de son verre.

« En fait…, répondit Harry, ça presse comme pas permis. »

Abasourdi, le barman regarda la pinte intacte, le billet de cinquante couronnes sur le comptoir et le dos large qui disparaissait par la porte tandis que Johnny Cash expirait.

 

« Sylvia ne serait jamais partie comme ça », déclara Rolf Ottersen.

Rolf Ottersen était mince. Ou plus précisément : il était squelettique. Sa chemise de flanelle était boutonnée jusqu’en haut, et il en pointait un cou maigre soutenant une tête qui évoqua à Harry un échassier. Des manches de sa chemise sortaient deux mains étroites terminées par des doigts fins qui ne cessaient de s’enrouler, de se nouer et de s’emmêler. Les ongles de sa main droite étaient longs, limés, acérés comme des griffes. Ses yeux paraissaient gros derrière d’épaisses lunettes à monture ronde en acier, du genre de celles qu’affectionnaient les gauchistes des années 1970. Sur le mur jaune moutarde, une affiche représentait des Indiens portant un anaconda. Harry reconnut l’illustration de couverture d’un album de Joni Mitchell, datant de l’époque hippie. Une reproduction d’un des célèbres autoportraits de Frida Kalho était suspendue à côté. Femme en souffrance, songea Harry. Un tableau choisi par une femme. Le sol était en pin non traité, la pièce éclairée par un mixte de lampes à paraffine démodées et de lampes de camping qui paraissaient faites maison. Appuyée au mur, dans le coin, Harry vit une guitare à cordes de nylon, et il supposa que là était la raison des ongles limés de Rolf Ottersen.

« Pourquoi dites-vous qu’elle ne serait jamais partie ? » demanda Harry.

Sur la table devant lui, Rolf Ottersen avait posé une photo de sa femme en compagnie de leurs jumelles, Olga et Emma, dix ans. Sylvia Ottersen avait de grandi yeux ensommeillés, comme quelqu’un qui a porté des lunettes toute sa vie avant de passer aux lentilles de contact ou de subir une opération au laser en vue de faire corriger un défaut d’acuité visuelle. Les jumelles avaient les yeux de leur mère.

« Elle aurait prévenu, répondit Rolf Ottersen. Laissé un message. Il a dû se passer quelque chose. »

Malgré son trouble, la voix était maîtrisée et douce. Rolf Ottersen tira un mouchoir de sa poche et le leva à son visage. Son nez paraissait anormal dans ce visage allongé et pâle. Il se moucha en un unique coup de trompette.

Skarre passa la tête par la porte. « La brigade cynophile est là. Ils ont un chien détecteur de cadavres.

– Au travail, décréta Harry. Vous avez parlé avec tous les voisins ?

– Ouaip. Toujours rien. »

Skarre ferma la porte, et Harry se rendit compte que les yeux d’Ottersen s’étaient encore agrandis derrière les verres de ses lunettes.

« Un chien détecteur de cadavres, murmura Ottersen.

– C’est juste une expression, le rassura Harry en notant dans un coin de son crâne qu’il devait donner à Skarre quelques tuyaux sur l’art de s’exprimer.

– Alors vous vous en servez aussi pour rechercher des personnes vivantes ? »

La voix du mari était suppliante.

« Bien sûr », mentit Harry pour éviter d’expliquer que les chiens détecteurs de cadavres marquent les endroits où se sont trouvés des morts. Qu’ils ne peuvent servir ni pour les stupéfiants, ni pour les objets perdus, ni pour les vivants. On s’en sert pour les morts. Point barre.

« Donc, vous l’avez vue pour la dernière fois à quatre heures, reprit Harry en baissant les yeux sur ses notes. Avant que vous et vos filles partiez en ville. Qu’y avez-vous fait ?

– Je me suis occupé du magasin, pendant que les filles avaient leur cours de violon.

– Le magasin ?

– On a une petite boutique à Majorstua qui vend des produits africains faits main issus du commerce équitable. Artisanat, meubles, toiles, vêtements, plein de choses. C’est surtout Sylvia qui y est, mais le jeudi, c’est ouvert plus longtemps, et elle rentre à la maison en voiture, alors j’y vais avec les filles. Je tiens la boutique pendant qu’elles jouent du violon à Baratt Due, entre cinq et sept. Ensuite, je vais les chercher, et on rentre. On était là un peu après sept heures et demie.

– Mmm. Qui d’autre travaille au magasin ?

– Personne.

– Ce qui doit vouloir dire que vous restez fermés un moment pendant les heures d’ouverture, le jeudi. Environ une heure ? »

Rolf Ottersen fit un sourire en coin.

« C’est un très petit magasin. Nous n’avons pas beaucoup de clients. Avant les soldes de Noël, presque personne, pour être honnête.

– Comment…

– NORAD. Ils soutiennent le magasin et nos fournisseurs, comme partenaire du programme commercial gouvernemental pour les pays du tiers monde. » Il toussota faiblement. « L’affichage l’emporte sur les profits mesquins, vous ne trouvez pas ? »

Harry acquiesça, même s’il ne pensait pas au commerce équitable en Afrique, mais aux heures et temps de trajet en voiture à Oslo et dans les environs. Le son d’une radio parvenait depuis la cuisine, où les jumelles profitaient d’un dîner tardif. Il n’avait pas vu de télé dans la maison.

« Ce sera tout pour le moment, merci. » Harry se leva et sortit.

Trois véhicules étaient garés dans la cour. L’un était le Volvo Amazon de Bjørn Holm, repeint en noir et orné d’une bande « rallye » à carreaux sur le toit et le hayon. Harry regarda le ciel clair étoilé, qui formait comme un dôme au-dessus de la petite ferme dans la clairière. Il inspira. L’air sentait la forêt de sapins et le feu de bois. Le halètement d’un chien et les encouragements du policier étaient audibles depuis l’orée de la forêt.

Pour accéder à l’étable, Harry décrivit un arc de cercle, comme convenu, pour ne pas détruire de traces éventuelles. Des voix s’échappaient par la porte ouverte. Il s’accroupit et examina les empreintes de pas dans la neige, à la lumière de la lampe suspendue au-dessus de la porte. Avant de se relever, de s’appuyer au chambranle et de sortir son paquet de cigarettes.

« On dirait un lieu de crime, constata-t-il. Du sang, des cadavres et des meubles renversés. »

Bjørn Holm et Magnus Skarre se turent, se retournèrent et suivirent le regard de Harry. La grande pièce ouverte était éclairée par une simple ampoule nue au bout d’un fil pendant de l’une des poutres. À une extrémité de la pièce, il vit un tour d’usinage devant un panneau couvert d’outils : marteaux, scies, pinces, chignoles. Aucun engin électrique. À l’autre extrémité, un grillage isolait des poules empilées sur des étagères au mur ou déambulant à un rythme saccadé sur la paille. Trois corps sans tête gisaient au beau milieu de la pièce, sur le parquet gris non traité et barbouillé de sang. Près du billot renversé : trois têtes. Harry se ficha une cigarette entre les lèvres, sans l’allumer. Il entra en veillant à ne pas marcher dans le sang et s’accroupit près du billot pour observer les trois têtes de poules. La lumière de sa lampe-stylo jetait un éclat mat dans les yeux noirs. Il leva d’abord une plume blanche sectionnée, qui paraissait calcinée sur un bord, avant d’étudier les surfaces de coupe bien plates sur les cous des poules. Le sang avait caillé et était noir. Il savait que c’était un processus rapide, guère plus d’une demi-heure.

« Tu vois des choses intéressantes ? voulut savoir Bjørn Holm.

– J’ai un cerveau qui souffre de déformation professionnelle, Holm. En ce moment même, il analyse un cadavre de poule. »

Skarre éclata d’un rire retentissant, et dessina les manchettes en l’air devant lui : « Vilain triple meurtre volailler. Vaudou dans le village. Harry Hole est sur l’affaire.

– Plus intéressant est ce que je ne vois pas », répliqua Harry.

Bjørn Holm haussa un sourcil, regarda autour de lui et commença à hocher lentement la tête.

Skarre leur jeta un coup d’œil suspicieux.

« Et c’est ?

– L’arme du crime.

– La hache, précisa Holm. Le seul moyen digne d’abattre des poules. »

Skarre pouffa de rire, méprisant.

« Si c’est la bonne femme qui abattait, elle a dû remettre la hache à sa place, où que ce soit. Des gens ordonnés, ces paysans.

– Bien d’accord sur ce dernier point, approuva Harry en écoutant le caquètement qui semblait venir de tous les côtés à la fois. Voilà pourquoi il est intéressant que le billot soit renversé et les cadavres de poules dispersés à droite à gauche. Et que la hache ne soit pas à sa place.

– Sa place ? » Skarre leva les yeux au ciel, à l’attention de Holm.

« Si tu te donnes la peine de jeter un petit coup d’œil autour de toi, Skarre… », reprit Harry sans lever les yeux.

Skarre regardait toujours Holm, qui fit un léger signe de tête vers le panneau derrière le tour. « Et merde », lâcha Skarre. Dans l’espace vide entre un marteau et une scie rouillée, on avait dessiné les contours d’une petite hache.

Des aboiements, des gémissements, puis les cris du policier qui ne paraissaient plus très encourageants leur parvinrent de l’extérieur. Harry se frotta le menton.

« Nous avons cherché dans toute l’étable, et il semble donc provisoirement que Sylvia Ottersen ait quitté les lieux en pleine séance d’abattage, en emportant son instrument. Holm, peux-tu prendre la température du corps de ces poules, et définir approximativement une heure de décès ?

– Yep.

– Hein ? s’exclama Skarre.

– Je veux savoir quand elle s’est barrée d’ici, expliqua Harry. Tu as pu tirer quelque chose des empreintes de pas, dehors, Holm ? »

Le TIC secoua la tête.

« La zone a été trop piétinée, et j’aurais besoin de plus de lumière. J’ai trouvé plusieurs empreintes des bottes de Rolf Ottersen. Plus quelques autres conduisant à l’étable, mais aucune en repartait. On l’a peut-être portée hors de l’étable ?

– Mmm. Il y aurait des traces plus profondes, laissées par celui qui portait. Dommage que personne n’ait marché dans le sang. » Harry plissa les yeux en direction des murs que l’ampoule n’arrivait pas à éclairer. Un couinement pitoyable de chien résonna dans la cour, suivi d’un juron furieux du policier.

« Sors voir ce que c’est, Skarre », demanda Harry.

Skarre disparut, et Harry ralluma sa lampe avant d’aller jusqu’au mur. Il passa une main sur les planches brutes.

« Qu’est-ce que c’est… », commença Holm, mais il s’interrompit quand la botte de Harry atteignit le mur avec un bruit sec.

Le ciel étoilé apparut.

« Une porte arrière », répondit Harry en ne quittant plus des yeux les bois noirs et la silhouette de sapins se découpant sur la coupole lumineuse jaune sale de la ville au loin. Il dirigea ensuite le faisceau de sa lampe vers la neige. Et trouva immédiatement les traces.

« Deux personnes, annonça Harry.

– C’est le clebs, s’écria Skarre, de retour. Il ne veut pas.

– Il ne veut pas ? » Harry laissa le faisceau suivre la piste. La neige renvoyait la lumière, mais les traces disparaissaient là où les arbres gardaient les ténèbres nocturnes.

« Le maître-chien ne comprend rien. Il dit que c’est comme si le chien était mort de trouille. En tout cas, il refuse d’entrer dans les bois.

– Il flaire sans doute le renard, expliqua Holm. Pas mal de renards dans ces bois.

– Un renard ? pouffa Skarre. Ce gros clébard n’a quand même pas peur d’un renard.

– Il n’en a peut-être jamais vu, intervint Harry. Mais il comprend que c’est un animal sauvage qu’il sent. C’est rationnel d’avoir peur de ce qu’on ne connaît pas. Celui qui ne suit pas ce principe ne vit pas longtemps. »

Harry se rendit compte que son cœur s’était mis à battre plus vite. Et il savait pourquoi. Les bois. L’obscurité. Le genre de peur qui n’était pas rationnel. Le genre qui devait être surmonté.

« Jusqu’à nouvel ordre, cet endroit est considéré comme un lieu de meurtre, décida Harry. Au boulot. Je jette un coup d’œil pour voir où mènent ces traces.

– OK. »

Harry déglutit avant de passer la porte arrière. Cela faisait vingt-cinq ans. Et malgré tout, son corps était réticent.

 

C’était chez le grand-père à Åndalsnes, pendant les vacances de la Toussaint. La ferme était à flanc de montagne, dominée par l’imposant massif du Romsdal. Harry avait dix ans, et s’était un peu enfoncé dans les bois pour ramener une vache que cherchait son grand-père. Il voulait la retrouver avant le grand-père, avant tout le monde. Alors il se dépêchait. Il courait comme un dératé sur les collines couvertes de douces touffes de myrtilles et de drôles de bouleaux nains tordus. Les sentiers apparaissaient et s’évanouissaient tandis qu’il courait en ligne droite vers la cloche qu’il croyait avoir entendue entre les arbres. Et elle était de nouveau là, un peu plus haut sur la droite, à présent. Il sauta par-dessus un ruisseau, plongea sous un arbre, et ses bottes gargouillèrent lorsqu’il passa un marécage au moment où une averse arrivait sur lui ; il vit le voile d’eau sous le nuage qui douchait le flanc abrupt de la montagne.

Et c’était si beau qu’il n’avait pas vu l’obscurité arriver, émerger en rampant de l’eau des marécages, sortir à pas feutrés d’entre les arbres, couler telle de la peinture noire des ombres sur le coteau et s’amasser dans le fond de la vallée. Au lieu de cela, il leva les yeux, vit un gros oiseau faire de grands cercles tout là-haut, et il eut le tournis en voyant la paroi rocheuse derrière. Une de ses bottes se coinça alors, et il tomba. À plat ventre, sans avoir le temps de tendre les mains en avant. Tout devint noir, son nez et son palais s’emplirent du goût de marais, de mort, de pourriture et de ténèbres. Il put goûter l’obscurité durant le peu de secondes qu’il passa dessous. Et lorsqu’il refit surface, il découvrit que la lumière avait disparu. Disparu par-dessus la montagne qui le surplombait à présent de sa majesté silencieuse et pesante, lui murmurant qu’il ne savait pas où il était, qu’il ne le savait pas depuis longtemps. Sans se soucier de la botte qu’il avait perdue, il se leva et partit en courant. Il fallait qu’il voie rapidement quelque chose de connu. Mais le paysage était ensorcelé, les pierres avaient été changées en têtes de créatures sortant de terre, la bruyère en doigts qui cherchaient à attraper ses jambes, et les bouleaux nains en sorcières pliées en deux de rire pendant qu’elles indiquaient le chemin ; par ici ou par là, vers la maison ou vers la perdition, vers chez la grand-mère ou vers le Trou. Car les adultes lui avaient parlé du Trou. L’endroit où le marécage n’avait pas de fond, où les troupeaux, les gens et des charrettes entières disparaissaient pour ne plus jamais réapparaître.

Il faisait presque nuit quand Harry entra en chancelant dans la cuisine et grand-mère le prit dans ses bras, en lui disant que papa, grand-père et les adultes de la ferme voisine étaient déjà sortis le chercher. Où était-il passé ?

Dans les bois.

Mais n’avait-il pas entendu leurs cris ? Ils avaient crié « Harry, Harry », elle l’avait entendu tout le temps.

Lui ne s’en souvenait pas, mais par la suite, on lui avait raconté à de nombreuses reprises qu’il était resté là, tremblant de froid sur la caisse de bois devant le poêle, le regard fixe dans le vague, répondant : « je pensais pas que c’étaient eux qui criaient.

– Qui croyais-tu que c’était, alors ?

– Les autres. Tu savais que l’obscurité a un goût grand-mère ? »

 

Harry n’eut besoin de parcourir que quelques mètres dans la forêt avant qu’un calme intense, presque surnaturel, ne survienne. Il gardait le faisceau de sa lampe sur le sol juste devant lui, car chaque fois que la lumière balayait le bois, elle faisait courir les ombres telles des créatures peureuses, entre les arbres, dans le noir d’encre. Être isolé du noir dans une bulle de lumière ne procurait aucun sentiment de sécurité. Bien au contraire. La certitude d’être la chose la plus visible qui bouge dans la forêt le mettait à nu, le privait de protection. Des branches lui griffaient le visage, comme les doigts d’un aveugle voulant identifier un inconnu.

Les traces menaient à un ruisseau glougloutant, qui assourdit son souffle un peu trop rapide. L’un des jeux d’empreintes y disparaissait, tandis que l’autre longeait le ruisseau vers le bas.

Il continua. Le cours d’eau décrivait des courbes, mais il ne s’inquiéta pas de perdre le cap, il n’y aurait qu’à suivre la piste en sens inverse.

Un hibou, qui devait être tout près, émit un hou-hou d’avertissement. Le cadran de sa montre scintillait en vert, montrant qu’il avait marché un quart d’heure. Temps de faire demi-tour et d’envoyer des hommes correctement chaussés et habillés, accompagnés d’un chien qui n’aurait pas peur des renards.

Le cœur de Harry s’arrêta.

C’était passé juste devant son visage. Sans le moindre bruit, et si vite qu’il n’avait rien vu. Mais le souffle l’avait trahi. Harry entendit des plumes se débattre dans la neige, et le couinement lamentable d’un petit rongeur qui était devenu proie.

Il souffla lentement. Laissa sa lampe balayer une dernière fois la forêt devant lui, et se retourna pour repartir. Il fit un pas, mais s’arrêta. Voulut faire un pas de plus, deux, revenir. Mais il fit ce qu’il devait faire. Il pointa de nouveau le faisceau de sa lampe dans l’autre sens. Et ça revint. Un éclat, un reflet qui n’avait rien à faire au beau milieu de ces bois obscurs. Il approcha. Regarda derrière lui, en essayant de repérer les lieux. Il était à environ quinze mètres du ruisseau. Il s’accroupit. Seul l’acier émergeait, mais il n’eut pas besoin de chasser la neige pour voir ce que c’était. Une hache. Une petite hache. S’il y avait eu du sang sur la lame à la suite de l’abattage des poules, il avait disparu. Il n’y avait pas d’empreintes de pas autour de la hache. Harry éclaira, et vit une brindille sectionnée à quelques mètres de là, dans la neige. Quelqu’un avait dû lancer la hache jusqu’ici, avec une belle force.

Au même instant, Harry la perçut de nouveau. La sensation ressentie au Spektrum, plus tôt dans la soirée. D’être observé. D’instinct, il éteignit, et les ténèbres lui tombèrent dessus à la manière d’une couverture. Il retint son souffle et tendit l’oreille. Non, songea-t-il. Ne sois pas comme ça. Le mal n’est pas une chose, il ne prend pas demeure. Au contraire, c’est une absence de chose, l’absence de bien. Tout ce dont tu dois avoir peur, ici, c’est de toi-même.

Mais la sensation ne voulait pas s’en aller. On l’observait. Quelque chose. Les autres. Dans une clairière près du ruisseau, le clair de lune se leva, et il vit ce qui pouvait être les contours d’une personne.

Harry ralluma sa lampe de poche et la braqua vers la clairière.

C’était elle. Elle se tenait bien droite, immobile, entre les arbres, le regardant sans ciller de ces mêmes grands yeux ensommeillés que sur la photo. La première chose à laquelle songea Harry, ce fut qu’elle était habillée comme une mariée, en blanc, qu’elle était près de la Sainte Table, ici, en pleine forêt. La lumière la fit scintiller. Harry prit une inspiration tremblante et tira son mobile de sa poche de blouson. Bjørn Holm répondit à la seconde sonnerie.

« Bouclez tout », ordonna Harry. Sa gorge lui donnait l’impression d’être sèche, craquelée. « J’appelle les troupes.

– Qu’est-ce qui s’est passé ?

– Il y a un bonhomme de neige, ici.

– Et alors ? »

Harry expliqua.

« Je n’ai pas pigé la fin, cria Holm. La couverture est mauvaise, ici…

– La tête, répéta Harry. C’est celle de Sylvia Ottersen. »

Le silence se fit à l’autre bout du fil.

Harry pria Holm de suivre les traces et raccrocha.

Il s’accroupit alors tout contre un arbre, boutonna complètement son manteau et éteignit sa lampe pour économiser les piles pendant qu’il attendait. En songeant qu’il avait presque oublié le goût que cela avait, les ténèbres.