CHAPITRE 10

Jour 4. Craie

 

 

 

Il était trois heures et demie du matin et Harry était exténué lorsqu’il entra enfin dans son appartement. Il se déshabilla et fila directement à la douche. Essaya de ne pas penser tandis qu’il laissait les jets d’eau bouillante lui paralyser la peau, lui masser les muscles raidis, réchauffer son corps gelé. Ils avaient discuté avec Rolf Ottersen, mais les entretiens attendraient le lendemain. À Sollihøgda, la tournée des voisins était terminée depuis longtemps, il n’y en avait pas tant que ça à interroger. Mais les TIC et les chiens étaient toujours au travail, et le resteraient toute la nuit. Ils disposaient d’un créneau horaire avant que les traces ne soient polluées, recouvertes de neige ou tout bonnement disparues. Il ferma les robinets. L’air se chargea de vapeur grise, et quand il essuya le miroir, une nouvelle couche de buée s’y déposa instantanément, déformant le visage et donnant au corps des contours flous.

Harry se brossait les dents quand son mobile sonna.

« Harry.

– Stormann. Le type des champignons.

– Vous appelez tard, s’étonna Harry.

– J’imaginais que vous étiez au boulot.

– Ah ?

– C’était aux infos du soir. La bonne femme de Sollihøgda. Je vous ai vu en arrière-plan. J’ai eu les résultats du test.

– Et ?

– Vous avez des moisissures. Et des bougrement voraces. Versicolor.

– Ce qui veut dire ?

– Qu’elles peuvent avoir toutes les couleurs possibles et imaginables. À part ça, ça veut dire que je dois abattre davantage vos murs.

– Mmm. » Harry eut la vague impression qu’il devait s’intéresser un peu plus, s’inquiéter un peu plus, ou en tout cas poser plus de questions. Mais il n’en avait pas le courage. Pas cette nuit.

« Quand vous voulez. »

Harry raccrocha et ferma les yeux. Attendit les fantômes, l’inévitable tant qu’il ne prenait pas le seul médicament qu’il connaissait contre les revenants. Ce serait peut-être une nouvelle connaissance, ce soir. Il attendit qu’elle sorte du bois, à pas chancelants dans un gros corps blanc et lourd sans jambes, une quille poussée trop vite coiffée d’une tête, avec des orbites noires dans lesquelles les corneilles picoraient les derniers restes d’yeux, et des dents bien en vue après que les renards s’étaient servis en lèvres. Pas bon à savoir, le subconscient est imprévisible. Si imprévisible que quand Harry s’endormit, il rêva qu’il était dans une baignoire, la tête sous l’eau, où il entendait le grondement sourd des bulles et de rires de femme. Des algues poussaient sur l’émail, s’étirant vers lui, tels des doigts verts à une main blanche qui cherchait la sienne.

La lumière matinale dessinait des rectangles lumineux sur les journaux posés sur le bureau de l’agent supérieur de police Gunnar Hagen. Le sourire de Sylvia Ottersen brillait sur la première page, sous les manchettes : Assassinée et décapitée, Décapitée dans les bois, et – la plus courte et vraisemblablement la meilleure : Décapitée.

La tête de Harry l’avait fait souffrir depuis son réveil. Il la tenait à présent précautionneusement entre ses mains, songeant qu’il aurait tout aussi bien pu boire la veille, cela n’aurait pas rendu les choses pires. Il avait envie de fermer les yeux, mais Hagen le gardait dans sa ligne de mire. Harry remarqua que la bouche de Hagen continuait de s’ouvrir, se tordre et se fermer, en clair qu’il formait des mots que Harry ne recevait qu’à une fréquence aléatoire.

« La conclusion, poursuivit Hagen, et Harry comprit qu’il était temps de tendre l’oreille, c’est qu’à partir de maintenant, cette affaire a la priorité absolue. Et cela veut dire que nous augmentons évidemment sans plus tarder l’effectif de ton groupe d’investigation, et…

– Pas d’accord, le coupa Harry, le simple fait de prononcer ces deux mots tout bêtes lui donnant l’impression que son crâne allait exploser. Nous pourrons réquisitionner ce dont nous aurons besoin en termes d’effectifs au fur et à mesure et selon la situation, mais pour le moment, je ne veux personne d’autre aux réunions. Que nous quatre. »

Gunnar Hagen le regarda avec des yeux comme deux ronds de flan. Sur les affaires de meurtre, même les plus simples, les groupes d’enquête ne comptaient jamais moins d’une douzaine de personnes.

« La libre pensée fonctionne mieux dans des groupes de taille assez petite, ajouta Harry.

– Pensée ? s’exclama Hagen. Et le travail de policier classique ? La poursuite de pistes techniques, les auditions, la vérification de tuyaux ? Et la coordination d’éléments ? Un groupe rassemblé… »

Harry leva une main pour contenir le flot de paroles.

« C’est justement ça. Je ne veux pas me noyer là-dedans.

– Te noyer ? répéta Hagen en fixant deux yeux incrédules sur Harry. Alors il vaudrait mieux que je confie l’affaire à quelqu’un qui sache nager. »

Harry se massa légèrement les tempes. Il savait que Hagen savait qu’à cet instant précis, il n’y avait personne d’autre à la Brigade criminelle pour diriger cette enquête de meurtre que l’inspecteur principal Hole. Harry savait aussi que confier cette affaire au KRIPOS représenterait une si grosse défaite sur le plan du prestige pour le nouvel ASP qu’il préférerait sacrifier son bras droit densément velu.

Harry poussa un soupir :

« Les groupes d’enquête luttent pour ne pas se noyer sous le flot de données. Et ça, c’est quand il s’agit d’une affaire classique. Avec une décollation en première page… » Harry secoua la tête. « Les gens deviennent fous. On a reçu plus de cent tuyaux téléphoniques rien qu’après le passage aux infos d’hier au soir. Tu sais : des pochards qui bafouillent, les tarés habituels, plus quelques nouveaux. Des gens qui peuvent te raconter que le meurtre est décrit dans l’Apocalypse, des choses comme ça. Jusqu’à présent, aujourd’hui, on a reçu deux cents coups de téléphone. Et attends que les gens sachent qu’il peut y avoir d’autres macchabées. Disons qu’il faudra mettre vingt bonshommes rien que pour s’occuper des tuyaux téléphoniques. Ils contrôleront et écriront des rapports. Disons que la direction de l’investigation devra passer deux heures par jour à lire, concrètement, les données reçues, deux à les coordonner et deux à rassembler tous ceux du groupe, les informer, répondre aux questions de tout le monde ; plus une demi-heure à filtrer les éléments avec lesquels on va pouvoir continuer pour la conférence de presse. Qui dure trois quarts d’heure. Le pire, c’est… (Harry appuya ses index sur les jointures douloureuses de ses mâchoires, et fit la grimace)… que dans une affaire de meurtre banale, ce sont probablement des ressources bien employées. Parce qu’il y a toujours des gens, quelque part, qui savent quelque chose, qui ont vu ou entendu quelque chose. Des fragments que nous pouvons assembler minutieusement, ou qui peuvent résoudre toute l’histoire, comme par magie.

– Justement. Par conséquent…

– Le problème, poursuivit Harry, c’est qu’il ne s’agit pas d’une affaire de ce tonneau. Ni d’un meurtrier de ce genre. Cette personne ne s’est pas confiée à un ami, ni montrée à proximité du lieu du crime. Personne ne sait rien, alors les renseignements qui arrivent ne nous aideront pas, ils ne feront que nous retarder. Et d’éventuelles pistes techniques qui apparaîtraient au grand jour auront été placées là pour nous égarer. En bref, c’est un autre type de jeu. »

Hagen s’était renversé dans son fauteuil, avait joint les mains, et observait à présent Harry, pensif. Il cligna des yeux, comme un saurien engourdi par le soleil, avant de demander :

« Alors tu vois cela comme un jeu ? »

Harry se demanda où Hagen voulait en venir tout en hochant lentement la tête.

« Quel genre de jeu ? Les échecs ?

– Eh bien… les échecs à l’aveugle, peut-être. »

Hagen acquiesça.

« Alors tu imagines un tueur en série classique, un assassin froid, d’une intelligence supérieure et ayant le goût du jeu et du défi ? »

Harry voyait où Hagen voulait en venir, à présent.

« Un homme tiré tout droit des tueurs en série sur lesquels vous profiliez pendant ce cours du FBI ? Le genre que tu avais trouvé en Australie, à l’époque ? Un qui est tout bonnement… (L’ASP émit un claquement de langue, comme s’il goûtait le mot)… un adversaire de taille pour quelqu’un ayant ton CV.

– Je ne vois pas les choses comme ça, chef, soupira Harry.

– Ah non ? N’oublie pas que j’ai enseigné à l’École militaire, Harry. À quoi crois-tu que les généraux en herbe qui y sont rêvent quand je leur parle des chefs d’armée qui ont personnellement changé le cours de l’histoire mondiale ? Rester bien sagement assis là en espérant la paix, raconter à leurs petits-enfants qu’ils étaient là, rien de plus, que personne ne saura jamais ce dont ils auraient été capables en temps de guerre ? C’est peut-être ce qu’ils disent, mais au fond d’eux, ils rêvent, Harry. D’une seule chose. Il est question du fort besoin social chez l’homme d’être indispensable, Harry. C’est pour cela que les généraux du Pentagone crient au loup aussitôt qu’un pétard claque quelque part dans le monde. Je crois que tu veux que cette affaire soit spéciale, Harry. Tu le veux suffisamment fort pour voir le loup.

– Le bonhomme de neige, chef. Tu te rappelles la lettre que je t’ai montrée ?

– Je me rappelle un dément, Harry », soupira Hagen.

Harry sut qu’il devait déposer les armes. Exposer la proposition de compromis à laquelle il avait déjà pensé. Accorder à Hagen cette petite victoire. Au lieu de cela, il haussa les épaules : « Je veux mon groupe tel qu’il est, chef. »

Le visage de Hagen se ferma, se durcit.

« Je ne peux pas te laisser faire ça, Harry.

– Peux pas ? »

Hagen soutint le regard de Harry, mais trop tard : il tomba, se détourna. Quelques fractions de seconde seulement, mais ce fut suffisant.

« Il y a des égards à avoir », répondit Hagen.

Harry essaya de conserver une expression innocente au moment d’enfoncer le clou : « Quel genre d’égards, chef ? »

Hagen baissa les yeux sur ses mains.

« Qu’est-ce que tu crois ? Les supérieurs. La presse. Les politiques. Quand trois mois se seront écoulés et que nous ne tiendrons toujours pas l’assassin, qui devra répondre à la question des priorités de la Brigade, à ton avis ? Qui devra expliquer que nous avons mis quatre personnes sur le coup parce que de petits groupes sont plus propices à… (Hagen cracha les mots comme des crevettes gâtées)… la libre pensée et au jeu d’échecs ? Tu y as songé, Harry ?

– Non, répondit l’intéressé en croisant les bras. J’ai pensé à la façon dont nous allions mettre la main sur ce gusse, pas à celle dont j’allais expliquer que nous ne l’avions pas chopé. »

Harry savait que c’était un argument faiblard, mais les mots firent mouche. Hagen cligna deux fois des yeux. Ouvrit la bouche et la referma, et Harry se sentit immédiatement honteux. Pourquoi devait-il toujours provoquer ces concours puérils où c’était à celui qui pisserait le plus loin, rien que pour la satisfaction de pouvoir battre quelqu’un ? Rakel avait un jour prétendu qu’il aurait voulu être né avec un majeur exceptionnellement long, dressé en permanence.

« Il y a un type, au KRIPOS, qui s’appelle Espen Lepsvik, reprit Harry. Il est doué pour diriger les grosses enquêtes. Je peux lui parler, lui demander de mettre sur pied un groupe qui en référera à moi. Les groupes bosseront en parallèle, de façon autonome. Toi et le chef de la Crim, vous vous chargerez des conférences de presse. Qu’est-ce que tu en penses, chef ? »

Harry n’eut pas besoin d’attendre la réponse. Il lut la reconnaissance dans les yeux de Hagen. Et sut qu’il avait remporté le concours de celui qui pissait le plus loin.

La première chose qu’il fit en revenant dans son bureau fut d’appeler Bjørn Holm :

« Hagen a dit oui, on fait comme j’ai dit. Réunion dans mon bureau dans une demi-heure. Tu appelles Skarre et Bratt ? »

Il raccrocha. Pensa à ce que Hagen avait dit à propos des éperviers qui voulaient leur guerre. Et ouvrit le tiroir, dans une vaine chasse au Dispril.

 

« Hormis les empreintes de pas, nous n’avons pas trouvé de traces du coupable sur ce que nous considérons comme le lieu du crime, conclut Magnus Skarre. Ce qui est plus dur à comprendre, c’est que nous n’avons pas trouvé de trace du cadavre non plus. Il a quand même décapité cette femme, ça aurait dû laisser tout un tas d’indices. Mais il n’y avait rien là-bas. Les clébards ne réagissent même pas ! C’est un mystère.

– Il l’a tuée et décapitée dans le ruisseau, expliqua Katrine. Sa piste à elle disparaît dans le ruisseau plus en amont, n’est-ce pas ? Elle a couru dans l’eau pour ne pas laisser de traces, mais il l’a rattrapée.

– De quoi s’est-il servi ? voulut savoir Harry.

– D’une hache ou d’une scie, quoi d’autre ?

– Et les brûlures autour de la zone de coupure ? »

Katrine regarda Skarre, et tous deux haussèrent les épaules.

« OK. Holm, vérifie, décida Harry. Et ensuite ?

– Ensuite, il l’a sans doute portée dans le ruisseau pour redescendre jusqu’à la route », suggéra Skarre. Il avait dormi deux heures, et mis son pull à l’envers mais personne n’avait eu le cœur de le lui faire remarquer. « Je dis sans doute ça parce que nous n’avons strictement rien trouvé là-bas non plus. Et nous aurions dû trouver quelque chose. Un peu de sang sur un tronc d’arbre, un lambeau de chair sur une branche ou un bout de tissu. Mais nous avons trouvé les empreintes de pas du type là où le ruisseau passe sous la route. Et à côté de la route, il y avait des marques dans la neige, laissées par ce qui pouvait avoir été un corps. Mais Dieu seul sait, parce que les clebs n’ont rien flairé là-bas non plus. Même pas cette saloperie de chien détecteur de cadavres ! C’est un…

– Mystère, répéta Harry en se frottant le menton. N’est-ce pas hautement incommode de lui trancher la tête debout dans le ruisseau ? Ce n’est qu’un ravin étroit, on n’a pas le recul nécessaire. Pourquoi ?

– Évident, répondit Skarre. Les traces s’en vont avec l’eau.

– Pas évident, rétorqua Harry. Il a laissé sa tête, ce n’est pas pour s’inquiéter de laisser des traces derrière elle. Pourquoi il n’y a pas de traces d’elle en descendant vers la route…

– Bodybag ! s’écria Katrine. Je me demandais comment il avait réussi à la porter sur une aussi longue distance. En Irak, ils se servaient de ce genre de bodybags à bretelles, que l’on peut porter comme un sac à dos.

– Mmm. En tout cas, ça expliquerait que le chien détecteur de cadavres n’ait pas permis de découvrir des traces sur la route.

– Et qu’il ait pu prendre le risque de la laisser là, ajouta Katrine.

– La laisser là ? demanda Skarre.

– Il y a l’empreinte d’un corps dans la neige. Il l’a étendue là pendant qu’il allait chercher sa voiture. Probablement garée quelque part à proximité de la ferme des Ottersen. Ça devait prendre une demi-heure d’accord ? »

De mauvaise grâce, Skarre grommela un « quelque chose comme ça ».

« Ces sacs sont noirs, quelqu’un qui serait passé en voiture en aurait pris un pour un sac-poubelle ordinaire.

– Personne n’est passé en voiture, répliqua Skarre sèchement avant d’étouffer un bâillement. On a parlé à tout le monde dans cette fichue forêt. »

Harry hocha la tête.

« Que faut-il croire de l’histoire de Rolf Ottersen, selon laquelle il était à la boutique entre cinq et sept ?

– Cet alibi ne vaut pas un clou tant qu’aucun client n’est passé, répondit Skarre.

– Il a eu le temps de faire l’aller et retour pendant que les jumelles avaient leur cours de violon, fit observer Katrine.

– Mais ce n’est pas le genre », nota Skarre en se renversant dans son fauteuil ; puis il hocha la tête, comme en confirmation de sa propre conclusion.

Harry eut envie d’ajouter quelque chose sur la conception qu’ont les policiers de leur capacité à désigner les meurtriers, mais on était dans la phase où chacun pouvait dire ce qu’il pensait sans trop d’objections. Il savait d’expérience que les meilleures idées jaillissaient de chimères, de suppositions peu réfléchies et de conclusions clairement fausses. La porte s’ouvrit.

« Howdy [11]  » clama Bjørn Holm. « Sincèrement désolé, mais j’ai flairé l’arme du crime. »

Il se débarrassa de son wetskin [12] , et le suspendit au perroquet de Harry, qui poussa un vilain grincement. Dessous, il portait une chemise mauve à broderies or, ornée d’un texte dans le dos proclamant qu’en dépit de l’arrêt de mort datant de l’hiver 1953, Hank Williams était vivant. Il se laissa alors tomber sur le dernier siège libre et regarda les visages des autres, tous tournés vers lui.

« Qu’y a-t-il ? » sourit-il, et Harry attendit la plaisanterie préférée de Holm. Qui vint. « Quelqu’un est mort ?

– L’arme du crime, répondit Harry. Accouche. »

Holm exhiba un large sourire et se frotta les mains.

« Je me posais évidemment des questions sur la provenance des brûlures que Sylvia Ottersen avait au cou. La légiste n’en avait aucune idée. Elle a simplement dit que les petits vaisseaux étaient cautérisés, comme on le fait pendant les amputations pour arrêter les hémorragies. Avant que l’os soit sectionné. Et quand elle a fait allusion au fait de scier l’os, ça m’a fait penser à quelque chose. J’ai grandi dans une ferme, vous savez… »

Bjørn Holm se pencha en avant, les yeux brillants, et Harry ne put s’empêcher de penser à un père qui est sur le point d’ouvrir le cadeau de Noël contenant l’énorme train électrique acheté pour son fils qui vient de naître.

« Quand une vache devait vêler, et que le veau était mort, il arrivait que le cadavre soit trop gros pour que la bête arrive à l’expulser sans assistance. Et si en plus il se présentait mal, on ne pouvait pas l’extraire sans risquer de la blesser. À ce moment-là, le vétérinaire devait venir avec la scie. »

Skarre fit la grimace.

« C’est un truc avec une lame de scie flexible, superfine, que tu introduis dans la vache et autour du veau en quelque sorte, comme un nœud coulant. Et puis tu pousses et tu tires la lame, dans un sens, dans l’autre pour la faire passer au travers du cadavre… (Holm décrivait avec force gestes)… jusqu’à ce qu’il soit en deux morceaux, et que tu puisses retirer la moitié de la carcasse. Et là, en général, le problème est réglé. En général. Car il arrive que la scie découpe aussi la mère en allant et venant à l’intérieur, et la mère se vide de son sang. Alors il y a quelques années, des paysans, en France, ont eu l’idée d’un truc pratique qui a réglé ce problème. Un fer à filament incandescent à boucle. Fait d’une simple poignée en plastique avec un fil métallique très fin et super-solide fixé à chaque bout à la poignée, qui fait un nœud coulant que tu peux refermer sur ce que tu veux couper. Tu allumes, et en quinze secondes, le fil est chauffé à blanc, et tu appuies sur un bouton sur la poignée, et la boucle commence à se resserrer pour tailler à travers le cadavre. Il n’y a aucun mouvement transversal, et donc moins de chances de couper la mère. Et si elle doit l’être malgré tout, il y a deux avantages…

– Tu essaies de nous vendre cet instrument, ou quoi ? demanda Skarre avec un sourire niais, tandis que son regard cherchait celui de Harry pour y trouver une réaction.

– À cause de la température, le fil métallique est tout à fait stérile, poursuivit Holm. Il ne transmet pas de bactéries ni de sang contaminé en provenance du cadavre. Et la chaleur fait que des petits vaisseaux sanguins sont cautérisés, ce qui limite les saignements.

– OK, répondit Harry. Es-tu certain que c’est le genre d’outil qu’il a utilisé ?

– Non. J’aurais pu faire l’essai si j’avais pu en obtenir un, mais le vétérinaire avec qui j’ai parlé a dit que le fer à boucle n’est pas agréé par le ministère norvégien de l’Agriculture. » Il regarda Harry avec une expression aussi sincèrement que profondément désolée.

« Bon. Si ce n’est pas l’arme du crime, ça expliquera en tout cas comment il a pu la décapiter en étant debout dans le ruisseau. Qu’en dites-vous, les autres ?

– La France, répondit Katrine Bratt. La guillotine d’abord, puis ça. »

Skarre pinça les lèvres et secoua la tête.

« Ça a l’air trop bizarre. Où a-t-il pu se procurer ce bidule à boucle, par exemple ? S’il n’est pas agréé, je veux dire.

– On peut commencer par là, proposa Harry. Tu vérifies, Skarre ?

– Je ne crois pas à ce truc, j’ai dit.

– Excuse ma formulation. Je voulais dire : tu vérifies, Skarre ! Autre chose, Holm ?

– Non. Il aurait dû y avoir tout plein de sang sur les lieux, mais le seul qu’on a trouvé, c’était celui des poules abattues, dans l’étable. À propos des poules, la température corporelle et la température de la pièce montraient qu’elles ont été abattues à environ six heures et demie. Pas très sûr, parce que l’une d’elles était plus chaude que les deux autres.

– Elle avait sûrement de la fièvre, rit Skarre.

– Et le bonhomme de neige ? demanda Harry.

– Sur un tas de cristaux de neige qui change de forme d’une heure sur l’autre, tu ne trouves pas d’empreintes digitales, mais des restes de peau de mains, puisque les cristaux sont pointus. Éventuellement des fibres de gants ou de moufles, s’il en portait. Mais on n’a trouvé ni l’un ni l’autre.

– Gants en caoutchouc, intervint Katrine.

– En dehors de ça, peanuts, termina Holm.

– Bon. En tout cas, on a une tête. Vous avez examiné les dents… »

Harry fut interrompu par Holm, dont l’expression s’était faite réprobatrice : « À la recherche de choses qu’elle aurait pu mordre et qui se seraient fixées ? Ses cheveux ? Traces de doigts dans son cou ? D’autres choses auxquelles les TIC ne pensent pas ? »

Harry émit un « Désolé » et regarda l’heure. « Skarre, même si tu estimes que Rolf Ottersen ne peut pas être le coupable, tu trouves où il était et ce qu’il faisait au moment où Birte Becker a disparu. Je vais discuter un peu avec Filip Becker. Katrine, tu examines toutes les affaires de disparition, y compris ces deux-là, et tu y cherches des ressemblances.

– OK.

– Tu vérifies tout. Les heures des meurtres, les phases de la lune, ce qui passait à la télé, la couleur de cheveux des victimes, si certaines avaient emprunté le même livre à la bibliothèque, participé au même séminaire, la somme des chiffres des numéros de téléphone. Il faut qu’on sache comment il les choisit.

– Attends un peu, intervint Skarre. On a conclu qu’il y avait un lien, maintenant ? On ne devrait pas être ouverts à toutes les possibilités ?

– Tu peux être aussi ouvert que tu veux, répliqua Harry en se levant et en vérifiant qu’il avait bien ses clés de voiture dans sa poche. Tant que tu fais ce que ton chef te demande. Le dernier éteint la lumière. »

Harry attendait l’ascenseur quand il entendit quelqu’un arriver. Les pas s’arrêtèrent juste derrière lui.

« J’ai discuté avec l’une des jumelles pendant la récréation, à l’école, ce matin.

– Oui ? » Harry se retourna et regarda Katrine Bratt.

« Je lui ai demandé ce qu’elles avaient fait avant-hier.

– Avant-hier ?

– Le jour où Birte Becker a disparu.

– C’est ça.

– Elle, sa sœur et sa mère ont passé la journée en ville. Elle s’en souvenait parce qu’elles sont allées au musée du Kon-Tiki après une visite chez le médecin. Et qu’elles ont dormi chez une tante pendant que leur mère allait rendre visite à une amie. Le père gardait la maison. Seul. »

Elle était si près que Harry pouvait sentir son parfum. Il ne ressemblait à aucun autre. Fort, épicé, et sans aucune suavité.

« Mmm. Avec laquelle des jumelles as-tu discuté ? »

Katrine Bratt soutint son regard.

« Aucune idée. C’est important ? »

Un pling informa Harry que l’ascenseur était arrivé.

 

Jonas dessinait un bonhomme de neige. L’idée était qu’il sourie et chante, que ce soit un bonhomme de neige heureux. Mais il n’y arrivait pas, son dessin le regardait simplement sans rien exprimer depuis la grande page blanche. Le silence était presque complet autour de lui, dans le grand amphithéâtre. On n’entendait que le son de la craie de son père qui grattait, et, de temps en temps, tapait contre le tableau devant, ainsi que les stylos des étudiants qui murmuraient sur les copies. Il n’aimait pas les stylos. Quand on en utilisait un, on ne pouvait plus effacer, modifier, ce qui était dessiné restait tel quel, pour toujours. Il s’était réveillé aujourd’hui en pensant que maman était revenue, que tout allait bien, et il avait déboulé dans sa chambre en courant. Mais il n’y avait trouvé que son père, en train de s’habiller, qui avait dit que Jonas aussi devait se vêtir, qu’il allait l’accompagner à l’université. Stylo.

La pièce descendait vers l’endroit où était son père et ressemblait à une salle de théâtre. Filip Becker n’avait pas prononcé un seul mot à l’adresse des étudiants, pas même quand lui et Jonas étaient entrés, Seulement un signe de tête, un geste vers l’endroit où Jonas devait s’asseoir, avant d’aller droit au tableau et de commencer à écrire. Les étudiants devaient avoir l’habitude, car ils étaient prêts et s’étaient mis à noter sur-le-champ. Les tableaux se couvraient de chiffres et de petites lettres, et de quelques drôles de fioritures dont Jonas ignorait la signification. Un jour, son père lui avait expliqué que c’était un langage à part entière qui s’appelait physique, qu’il l’utilisait pour écrire des histoires. Quand Jonas lui avait demandé si c’étaient des contes de fées, son père avait ri et répondu que la physique ne pouvait servir qu’à raconter des choses vraies, que c’était un langage incapable de plaisanter, même si on essayait.

Certaines fioritures étaient amusantes. Et assez jolies.

De la craie atterrissait sur les épaules de son père. Une jolie couche blanche qui se déposait comme de la neige sur le tissu de sa veste. Jonas regarda son dos et essaya de le dessiner. Mais là non plus, cela ne fit pas un bonhomme de neige heureux. Et tout à coup, un silence total s’abattit sur la pièce. Tous les stylos avaient cessé de murmurer. Parce que le morceau de craie s’était arrêté. Il était immobile tout en haut du tableau, si haut que le professeur devait tendre le bras au-dessus de la tête pour y arriver. Et on avait maintenant l’impression que le morceau de craie s’était coincé, et que le père était suspendu au tableau, comme Pierre le Loup quand il était suspendu à une petite branche à la montagne et que le sol en dessous est très, très loin. Les épaules du père se mirent alors à trembler, et Jonas pensa qu’il tentait de débloquer la craie, de la faire redémarrer, mais que celle-ci ne voulait pas. Un murmure parcourut la pièce, comme si tout le monde ouvrait la bouche en même temps pour prendre sa respiration. Le père parvint enfin à décoincer la craie, gagna la porte sans se retourner et disparut. Il va chercher une autre craie, songea Jonas. Un bourdonnement sans cesse croissant de voix s’éleva parmi les étudiants autour de lui. Il distingua deux mots. « Femme » et « disparue ». Il regarda le tableau presque entièrement couvert de caractères. Papa avait essayé d’écrire qu’elle était morte, mais la craie ne pouvait écrire que des choses vraies, alors elle s’était coincée. Jonas se servit de sa gomme sur le bonhomme de neige. Autour de lui, on rangeait ses affaires, et des assises de strapontins claquèrent lorsque les étudiants se levèrent pour s’en aller.

Une ombre recouvrit le bonhomme de neige raté sur la page, et Jonas leva les yeux.

C’était le policier, le grand avec le visage laid et les gentils yeux.

« Tu veux venir avec moi, pour voir si on trouve ton père ? » demanda-t-il.

 

Harry frappa doucement à la porte du bureau portant le panonceau qui indiquait Pr Filip Becker.

N’obtenant pas de réponse, il ouvrit.

L’homme assis derrière le bureau leva la tête de ses mains.

« Ai-je dit d’entrer… »

Il se tut en voyant Harry. Et en baissant les yeux sur le garçonnet à côté de lui.

« Jonas ! » s’exclama Filip Becker, mi-désorienté mi-réprobateur. Ses yeux étaient cernés de rouge. « Je ne t’avais pas dit de rester assis bien sagement ?

– C’est moi qui lui ai demandé de m’accompagner, intervint Harry.

– Ah ? » Becker regarda l’heure et se leva.

« Vos étudiants sont partis.

– Ah bon ? » Becker retomba dans son fauteuil. « Je… je voulais simplement leur accorder une pause.

– J’y étais, l’informa Harry.

– Ah oui ? Pourquoi…

– On a tous besoin d’une pause, de temps en temps. On peut discuter un moment ? »

« Je ne veux pas qu’il aille à l’école, expliqua Becker après avoir envoyé Jonas à la cafétéria, avec pour consigne d’attendre là-bas. Toutes les questions, spéculations, je ne veux tout simplement pas. Oui, vous comprenez certainement.

– Eh bien… » Harry sortit un paquet de cigarettes de sa poche, leva un regard interrogateur sur Becker et rangea son paquet quand le professeur secoua la tête avec détermination. « En tout cas, c’est plus facile à comprendre que ce qui était écrit sur le tableau.

– C’est de la physique quantique.

– Ça a l’air sordide.

– Le monde des atomes est sordide.

– De quelle manière ?

– Ils violent nos lois les plus élémentaires. Comme celle qui stipule qu’une chose ne peut pas se trouver à deux endroits en même temps. Niels Bohr a dit un jour que si la physique quantique ne vous fait pas peut » c’est que vous n’y avez rien compris.

– Mais vous y comprenez quelque chose ?

– Non, vous êtes fou, ce n’est que le chaos. Mais je préfère ce chaos-là à ce chaos-ci.

– Lequel ? »

Becker poussa un soupir.

« Notre génération d’adultes s’est rabaissée au rang de serviteurs et de secrétaires de leurs enfants. Birte compris, malheureusement. Il y a tellement de rendez-vous et d’anniversaires, de garnitures préférées et d’entraînements de football que je deviens fou. Aujourd’hui, je ne sais quel cabinet de médecin de Bygdøy a appelé parce que Jonas n’était pas allé à son rendez-vous. Et cet après-midi, il va à un entraînement de foot quelque part, et sa génération n’a jamais entendu dire qu’il est possible de prendre le bus.

– Quel est le problème de Jonas ? » Harry sortit un bloc-notes sur lequel il n’écrivait jamais, mais il avait remarqué que ça avait le pouvoir d’aider les gens à se souvenir.

« Aucun. Contrôle de routine, je présume. » Becker chassa l’idée d’un geste plein d’agacement « Et je suppose que votre visite concerne autre chose ?

– Oui. Je veux savoir où vous étiez hier après-midi et hier au soir.

– Quoi ?

– Rien que des choses très banales, Becker.

– Est-ce que ça a un lien avec… avec… » Becker fit un signe de tête en direction de l’exemplaire de Dagbladet, posé au sommet d’une pile de papiers.

« On ne sait pas. Contentez-vous de répondre, s’il vous plaît.

– Dites-moi, vous êtes cinglé ? » Harry regarda l’heure, sans répondre. Becker poussa un gémissement sonore.

« C’est bon, je veux vous aider, moi. Hier au soir, je travaillais ici à un article sur les longueurs d’ondes dans l’hydrogène, que j’espère voir publier.

– Des collègues qui peuvent confirmer que vous étiez ici ?

– La raison pour laquelle la contribution de la recherche norvégienne à la communauté internationale est si marginale, c’est que la suffisance des universitaires norvégiens n’a d’égal que leur paresse. Comme d’habitude, j’étais on ne peut plus seul.

– Et Jonas ?

– Il s’est fait à manger, et il est resté devant la télé jusqu’à mon retour.

– À savoir ?

– Juste après neuf heures.

– Mmm. » Harry fit mine de noter. « Vous avez fait l’inventaire des affaires de Birte ?

– Oui.

– Trouvé quelque chose ? »

Filip Becker se passa un doigt au coin de la bouche et secoua la tête. Harry ne le quitta pas des yeux. Se servit du silence comme d’un levier. Mais Becker s’était refermé.

« Merci de votre aide. » Harry fourra son bloc dans la poche de son blouson et se leva. « Je vais dire à Jonas qu’il peut venir.

– Attendez, s’il vous plaît. »

Harry trouva la cafétéria où Jonas dessinait, le bout de la langue pointant un coin de la bouche. Il se posta à côté du gosse et regarda la feuille, qui ne représentait toujours que deux cercles irréguliers.

« Un bonhomme de neige.

– Oui, répondit Jonas en levant les yeux. Comment tu l’as vu ?

– Pourquoi maman devait-elle t’emmener chez le médecin, Jonas ?

– Sais pas. » Jonas dessina une tête au bonhomme de neige.

« Comment s’appelait ce médecin ?

– Sais pas.

– Où était-ce ?

– Je n’ai pas eu le droit de le dire. À personne, même pas à papa. » Jonas se pencha par-dessus la feuille et dessina des cheveux sur la tête du bonhomme de neige. Des cheveux longs.

« Je suis policier, Jonas. J’essaie de retrouver ta mère. »

Le crayon grattait de plus en plus fort, les cheveux étaient de plus en plus noirs.

« Je ne sais pas comment ça s’appelle, là-bas.

– Tu te rappelles quelque chose qui était dans le coin ?

– Les vaches du roi.

– Les vaches du roi ? »

Jonas fit oui de la tête. « Celle qui est assise derrière la fenêtre s’appelle Borghild. J’ai reçu l’amour parce qu’elle a pu aspirer du sang dans des seringues.

– C’est quelque chose de particulier que tu dessines ? voulut savoir Harry.

– Non », répondit Jonas en se concentrant sur les cils.

 

Depuis sa fenêtre, Filip Becker regardait Harry traverser le parking. Il tapotait pensivement son petit bloc-notes dans une paume. Il se demanda si l’inspecteur principal l’avait cru quand il avait donné l’impression d’ignorer la présence du policier pendant le cours. Où quand il avait dit avoir travaillé sur un article la veille au soir. Ou qu’il n’avait rien trouvé dans les affaires de Birte. Le petit calepin noir était rangé dans le tiroir du bureau de Birte, elle n’avait même pas fait l’effort de le dissimuler. Et ce qui y était…

Il avait du mal à ne pas rire. Cette naïve bonne femme avait pensé pouvoir le rouler dans la farine.