CHAPITRE 16

Jour 10. Curling

 

 

 

Le matin était glacial sur Bygdøy quand Asta Johannessen arriva au club de curling, à huit heures, comme d’habitude. Cette veuve de près de soixante-dix ans y faisait le ménage deux jours par semaine, ce qui était plus que suffisant puisque le petit hall privé ne servait qu’à une poignée d’hommes et était par ailleurs privé de douches. Elle alluma. Les murs en poutres assemblées par emboîtement étaient ornés de trophées, diplômes, banderoles portant des inscriptions latines et de vieilles photos en noir et blanc d’hommes affublés de moustaches, vêtements en tweed et airs dignes. Asta les trouvait comiques, comme ces chasseurs de renard dans les séries télévisées anglaises. Elle passa la porte du hall et sentit au froid qui régnait à l’intérieur qu’ils avaient oublié de remonter le thermostat pour la glace, comme ils en avaient l’habitude afin de faire des économies d’électricité. Asta Johannessen actionna l’interrupteur, et tandis que les tubes fluorescents clignotaient et se tâtaient pour savoir s’ils devaient daigner s’allumer ou non, elle mit ses lunettes et vit qu’effectivement, le thermostat des câbles réfrigérants était trop bas ; elle le remonta.

La lumière se reflétait sur la surface grise de la glace. À travers ses lunettes, elle distingua quelque chose à l’autre extrémité du hall, et retira ses lunettes. La mise au point se fit lentement. Une personne ? Elle faillit partir sur la glace, mais hésita. Asta Johannessen était tout sauf peureuse, mais elle craignait de se briser le col du fémur, un jour, sur la glace, et de rester étendue là jusqu’à ce que les chasseurs de renard la retrouvent. Elle saisit l’un des balais de curling appuyés contre un mur, et s’en servant comme d’une canne, elle partit en équilibre, à tout petits pas, sur la glace.

L’homme sans vie gisait au bout de la piste, la tête au centre des cercles. La lueur blanc bleuté des néons tombait sur son visage, figé en une grimace. Ce visage lui était légèrement familier. Était-ce une célébrité ? Le regard terni paraissait chercher derrière elle quelque chose qui ne s’y trouvait pas. Sa main droite étreignait nerveusement une seringue vide dans laquelle demeuraient des dépôts rouges de la substance qui s’était trouvée à l’intérieur du plastique.

Asta Johannessen conclut tranquillement qu’elle ne pouvait rien faire pour lui. Elle se concentra sur le trajet retour sur la glace, vers le téléphone le plus proche.

Après son coup de téléphone et l’arrivée de la police, elle rentra chez elle et but son café du matin.

Elle ne comprit qui elle avait découvert qu’en parcourant Aftenposten.

 

Harry s’était accroupi et regardait les bottines d’Idar Vetlesen.

« Que dit notre légiste quant à l’heure du décès ? » demanda-t-il à Bjørn Holm, debout à côté de lui dans un blouson de jean à doublure teddy blanche. Ses santiags en peau de serpent n’avaient presque pas fait de bruit quand il était arrivé à pas pesants sur la glace artificielle. Une heure à peine s’était écoulée depuis qu’Asta Johannessen avait appelé, mais les reporters étaient déjà en place de l’autre côté des tresses rouges de la police, autour de la salle de curling.

« Il dit que c’est difficile, répondit Holm. Il peut juste conjecturer sur la vitesse à laquelle la température baisse dans un corps qui est resté étendu sur la glace dans une pièce où règne une température bien supérieure.

– Mais qu’a-t-il conjecturé ?

– Quelque part entre cinq et sept heures hier après-midi.

– Mmm. Avant les nouvelles disant qu’il était recherché, donc. Tu as vu la serrure ? »

Holm hocha la tête.

« Serrure automatique ordinaire. Elle était fermée quand la femme de ménage est arrivée. Je vois que tu regardes ses bottines. J’ai contrôlé les empreintes. Je suis presque sûr qu’elles sont identiques à celles que l’on a de Sollihøgda. »

Harry étudia les dessins sur la face inférieure.

« Alors tu veux dire que c’est notre homme, ça ?

– Je dirais, oui. »

Harry hocha pensivement la tête.

« Tu sais si Vetlesen était gaucher ?

– Pense pas. Comme tu vois, il tient la seringue dans la main droite.

– Tu as raison, acquiesça Harry. Vérifie malgré tout. »

 

Harry n’était jamais parvenu à éprouver de joie véritable quand des affaires sur lesquelles il travaillait étaient soudain élucidées, entières, closes. Tant que l’affaire faisait l’objet d’une enquête, c’était cela, son but, mais en y arrivant, il savait simplement qu’il n’était pas arrivé. Ou que ce n’était pas là qu’il avait compté arriver. Ou que la cible s’était déplacée modifiée ou allez savoir quoi. Le truc, c’était qu’il se sentait vide, que le succès n’avait pas le goût promis, qu’attraper le coupable irait toujours de pair avec la question : « Et alors ? »

Il était maintenant sept heures du soir, les témoins avaient été entendus, les pistes techniques sécurisées, une conférence de presse organisée et une ambiance de fête couvait dans les couloirs de la Criminelle. Hagen avait commandé des gâteaux et de la bière, en convoquant aussi bien l’équipe de Lepsvik que celle de Harry à une séance d’autocongratulations en K1.

Assis sur une chaise, Harry regardait la part de gâteau beaucoup trop imposante dans l’assiette que l’on avait déposée sur ses genoux. Il entendit Hagen faire son discours, des rires, des applaudissements. Quelqu’un lui donna une bourrade dans le dos, au passage, mais la plupart des gens le laissèrent tranquille. Les discussions bourdonnaient autour de lui :

« Cet enfoiré était un mauvais perdant. Il a flippé quand il a su qu’on le tenait.

– Il nous a roulés dans la farine.

– Nous ? Tu veux dire que vous, dans le groupe Lepsvik, vous avez un peu…

– Si on l’avait chopé vivant, la justice l’aurait déclaré dément et…

– … pas à s’en plaindre, on n’a pas la moindre putain de pièce à conviction, rien que des indices. »

La voix d’Espen Lepsvik résonna depuis l’autre bout de la pièce.

« Vos gueules, les gars ! La proposition a été soumise, puis adoptée, de se retrouver au Fenris Bar à huit heures pour se bourrer dans les grandes largeurs. Considérez ça comme un ordre. OK ? »

Hourras sans réserve.

Harry posa le plat de gâteau et se leva, quand il sentit une main légère sur son épaule. C’était Holm.

« J’ai vérifié. C’était ce que je pensais, Vetlesen était droitier. »

Le gaz d’une canette de bière que l’on ouvrait crépita, et un Skarre déjà éméché entoura d’un bras les épaules de Holm ; « On dit que les droitiers ont une espérance de vie supérieure aux gauchers. Ça n’a pas marché pour Vetlesen. Ha, ha ! »

Skarre disparut pour faire partager sa trouvaille aux autres, et Holm leva un regard interrogateur sur Harry :

« Tu te tailles ?

– Je vais faire un tour. On se verra peut-être au Fenris. »

Harry était presque arrivé à la porte quand Hagen le saisit par le bras.

« Ce serait bien que personne n’y aille encore. Le directeur de la police a prévenu qu’il descendrait nous dire quelques mots. »

Harry regarda Hagen, et comprit qu’il avait dû avoir quelque chose dans le regard, car l’autre lui lâcha le bras comme s’il s’était brûlé.

« Juste un tour aux chiottes », répondit Harry.

Hagen fit un sourire rapide et hocha la tête.

Harry alla dans son bureau, récupéra son blouson et descendit lentement l’escalier, sortit de l’hôtel de police et poursuivit vers Grønlandsleiret. Quelques flocons de neige voltigeaient dans l’air, les lumières scintillaient sur Ekebergåsen, une sirène montait puis s’affaiblissait à la manière d’un chant de baleine dans le lointain. Deux Pakistanais étaient engagés dans une querelle aimable devant leurs magasins, pendant que la neige se déposait sur leurs oranges et qu’un ivrogne chancelant poussait un shanty sur Grønlandstorg. Harry sentit les créatures de la nuit flairer l’air et se demander s’il était sans danger de sortir. Seigneur, ce qu’il aimait cette ville…

 

« Tiens, tu es là ? »

Eli Kvale regarda avec surprise son fils Trygve, qui lisait un magazine, assis à côté du plan de travail de la cuisine. La radio ronronnait en bruit de fond.

Elle faillit lui demander pourquoi il n’était pas dans le salon avec son père, mais elle se dit que ce devait être aussi naturel qu’il soit là et veuille lui parler à elle. Sauf que ça ne l’était pas. Elle se versa une tasse de thé, s’assit et le regarda sans rien dire. Il était très beau. Elle avait pensé le trouver hideux, mais elle s’était trompée.

La voix radiodiffusée disait que le problème pour que les femmes puissent accéder aux commandes en Norvège, ce n’était plus les hommes, mais le fait que les entreprises avaient du mal à atteindre les quotas fixés par la loi, la majorité des femmes semblant afficher un refus chronique des positions pouvant les exposer à la critique, mettre leurs compétence à l’épreuve là où il n’y a personne derrière qui se dissimuler.

« C’est comme les enfants qui ont obtenu la pistache verte à force de pleurs, mais qui la recrachent quand ils ont fini par l’avoir, poursuivit la voix. C’est foutrement agaçant. Il est temps que les femmes prennent leurs responsabilités et montrent qu’elles ont un peu de tripes. » Oui, songea Eli. Il est temps. « Quelqu’un est venu me voir chez ICA, aujourd’hui, annonça Trygve.

– Ah oui ? s’enquit Eli, qui sentit son cœur bondir jusque dans sa gorge.

– M’a demandé si j’étais votre fils, à toi et à papa.

– Ah oui ? répondit Eli sur un ton léger, trop léger, tandis que le vertige arrivait. Et qu’as-tu répondu ?

– Ce que j’ai répondu ? » Trygve leva les yeux de son magazine. « J’ai répondu oui, évidemment.

– Et qui était le type qui a posé la question ?

– Qu’est-ce que tu as, maman ?

– Qu’est-ce que tu veux dire ?

– Tu es pâle comme un linge.

– Rien, très cher. Qui c’était, ce type ? »

Trygve se concentra de nouveau sur le magazine.

« Je n’ai pas dit que c’était un homme, si ? »

Eli se leva, éteignit la radio à travers laquelle une voix de femme remerciait le ministre de l’Économie et Arve Støp pour leur participation au débat. Elle regarda à l’extérieur, où quelques flocons de neige maigrichons voletaient çà et là, sans but et en apparence sujets ni à la pesanteur ni à une volonté propre. Ils voulaient juste atterrir quelque part, au gré du hasard. Et puis ils fondraient et disparaîtraient. C’était réconfortant.

Elle toussota.

« Quoi ? demanda Trygve.

– Rien. Je suis sûrement en train de m’enrhumer. »

 

Harry allait apparemment sans but et sans volonté propre par les rues de la ville. Il ne comprit pas avant de se retrouver devant l’hôtel Leon que c’était là qu’il allait. Les putes et les dealers avaient déjà pris position dans les rues alentour. C’était l’heure de pointe. Les clients préféraient acheter leur dose de sexe et de came avant minuit.

Harry entra et vit au visage terrifié de Børre Hansen que celui-ci le reconnaissait.

« On avait conclu un marché ! » couina le propriétaire de l’hôtel avec un accent suédois, en s’essuyant le front.

Harry se demanda pourquoi les gens qui vivaient de la détresse des autres semblaient toujours parés de ce film luisant de transpiration, comme un vernis de honte factice sur la conscience qu’ils n’avaient pas.

« Donne-moi la clé de la chambre du docteur, demanda Harry. Il ne viendra pas ce soir. »

Trois des murs de la chambre, qui n’avaient pas été retapissés depuis des années, étaient recouverts de papier peint à motifs psychédéliques bruns et orange, tandis que la cloison de la salle de bains était peinte en noir, parcourue de fissures grises et de taches d’enduit. Le lit double avait le dos cambré. Le couvre-lit était dur. À l’épreuve de l’eau et du sperme, supposa Harry. Il ôta une serviette usée jusqu’à la corde de la chaise au pied du lit, et s’assit. Écouta le grondement plein d’espoir de la ville en sentant que les clébards étaient de retour. Ils jappaient et aboyaient, tiraient sur leurs liens de fer, criaient : juste un seul verre, juste un coup et on te fiche la paix, on va se coucher bien sagement. Harry n’avait pas envie de rire, mais il rit malgré tout. Les démons doivent être exorcisés, et la douleur apaisée. Il alluma une cigarette. La fumée s’éleva lentement vers la boule japonaise.

Contre quels démons Idar Vetlesen s’était-il battu ? Les avait-il amenés pour se battre avec eux ici, ou était-ce son refuge, son échappatoire ? Ils avaient peut-être eu quelques réponses, mais pas toutes. Jamais toutes. Comme celle visant à déterminer si la folie et la méchanceté sont deux choses distinctes, ou si c’est seulement nous qui avons décidé qu’à partir du moment où nous ne comprenons plus les motifs de la destruction, nous appelons cela de la folie. Nous sommes capables de comprendre que des gens doivent lâcher une bombe atomique sur une ville peuplée de civils innocents, mais pas que d’autres doivent éventrer des prostituées qui répandent la maladie et la décadence morale dans les bas-quartiers de Londres. En conséquence de quoi nous donnons au premier cas le nom de réalisme, et au second celui de folie.

Bon sang, ce qu’il avait besoin de ce verre. Rien qu’un, qui puisse limer les angles de la douleur, de ce jour et de cette nuit.

On frappa à la porte.

« Oui ! » gueula Harry, en sursautant au son de sa propre voix furibarde.

La porte s’ouvrit, et un visage noir apparut. Harry la regarda. Le beau visage fort surplombait un blouson court, si court que les bourrelets de graisse qui saillaient au-dessus de la ceinture de son pantalon étroit étaient visibles.

« Doctor ? » s’enquit-elle. L’accent tonique sur la dernière syllabe donna au mot une consonance française.

Il secoua la tête. Elle le regarda. Puis la porte fut refermée, et elle disparut.

Il s’écoula quelques secondes avant que Harry ne se lève de sa chaise et aille à la porte.

« Please ! cria Harry. Please, come back. »

Elle s’arrêta et le regarda, hésitante.

« Deux cents couronnes [17] », répondit-elle. Accent sur la dernière syllabe.

Harry hocha la tête.

Assise sur le lit, elle écoutait avec étonnement ses questions. Sur Doctor, cette personne méchante. Sur les orgies avec plusieurs femmes. Sur les enfants qu’il leur demandait d’amener. Et à chaque nouvelle question, elle secouait la tête sans comprendre. Elle finit par demander s’il était police. Harry hocha la tête.

Les sourcils de la femme se réunirent sur son front. « Pourquoi tu poses ces questions ? Où est Doctor ?

– Doctor tuait des gens », répondit Harry.

Elle l’observa, sceptique. « Pas vrai, déclara-t-elle enfin.

– Pourquoi ça ?

– Parce que Doctor est un homme gentil. Il nous aide. »

Harry demanda comment Doctor les aidait. Et ce fut à lui d’écouter avec étonnement la Noire lui raconter que tous les mardis et jeudis, Doctor était dans cette chambre avec sa serviette, leur parlait, les envoyait aux toilettes pour avoir des échantillons d’urine, faisait des prises de sang, recherchait chez elles toutes les maladies vénériennes qu’elles étaient susceptibles d’avoir. Leur donnait des médicaments et des remèdes si elles avaient certaines maladies sexuellement transmissibles classiques. Et leur donnait l’adresse de l’hôpital si elles avaient l’autre, la peste. Si le problème était ailleurs, il lui arrivait de leur prescrire des cachets pour cela aussi. Il ne se faisait jamais payer, et tout ce qu’elles devaient faire, c’était promettre de ne rien raconter sur ce qu’il faisait, hormis à leurs collègues dans la rue. Certaines filles avaient amené leurs enfants quand ceux-ci étaient malades, mais le propriétaire de l’hôtel les avait interceptés.

Harry fumait sa cigarette en écoutant. Était-ce l’indulgence de Vetlesen ? La contrepartie de la méchanceté, l’équilibre nécessaire. Ou seulement ce qui accentuait la méchanceté, en la mettant en relief ? On disait que le Dr Mengele adorait les enfants.

Sa langue enflait sans cesse dans sa bouche, elle ne tarderait pas à l’étouffer s’il ne s’en jetait pas un.

La femme avait fini de parler. Elle réclama d’un geste le billet de deux cents couronnes.

« Est-ce que Doctor va revenir ? » voulut-elle savoir.

Harry ouvrit la bouche pour lui répondre, mais sa langue s’y opposa. Son téléphone mobile sonna, et il prit l’appel.

« Hole.

– Harry ? Ici Oda Paulsen. Vous vous souvenez de moi ? »

Il ne se souvenait pas d’elle, et de plus, elle avait l’air bien trop jeune.

« De la NRK, expliqua-t-elle. C’est moi qui vous ai invité à Bosse dernièrement. »

La fille des recherches. La rusée.

« On se demande si vous voudriez revenir, vendredi prochain. Nous aimerions beaucoup vous entendre sur le succès que vous avez remporté dans l’affaire du Bonhomme de neige. Oui, bon, il est mort, mais à part ça, si on veut. Sur ce qui se passe réellement dans la tête d’une personne comme ça. Si on peut en parler comme ça…

– Non, répondit Harry.

– Quoi ?

– Je ne veux pas venir.

– C’est Bosse, répéta Oda Paulsen d’une voix empreinte d’un trouble non feint. Sur NRK TV.

– Non.

– Mais écoutez, Harry, ça ne serait pas intéressant de parl… »

Harry lança son mobile sur le mur de brique noir. Un fragment d’enduit se détacha.

Harry posa la tête dans ses mains, essaya de la tenir en un seul morceau afin qu’elle n’explose pas. Il lui fallait quelque chose. N’importe quoi. Lorsqu’il releva la tête, il était seul dans la pièce.

 

Cela aurait sans doute pu être évité si le Fenris Bar n’avait pas servi d’alcool. Si Jim Beam ne s’était pas trouvé sur l’étagère derrière le barman, criant de sa voix rauque de whisky son message d’anesthésie et d’amnistie : « Harry ! Viens ici, évoquons les vieux jours. Les vilains fantômes que toi et moi avons chassés, durant les nuits pendant lesquelles nous ne pouvions dormir. » D’un autre côté : peut-être pas. Harry ignorait presque totalement ses collègues, et ils l’ignoraient presque totalement. Lorsqu’il était entré dans ce bar tapageur à intérieur en peluche rouge de ferry danois, les autres avaient déjà commencé depuis longtemps. Ils étaient pendus aux épaules les uns des autres, criaient et se soufflaient leur haleine chargée d’alcool au visage les uns des autres, et chantaient avec Stevie Wonder qui prétendait appeler simplement pour dire qu’il t’aimait. En bref, à les voir et à les entendre, on aurait pu croire à une équipe de football qui avait gagné la finale de la coupe. Et tandis que Stevie Wonder terminait en assurant que sa déclaration d’amour venait du fond de son cœur, le troisième verre de Harry fut placé devant lui sur le bar.

Le premier verre avait tout paralysé, il n’avait pas pu respirer, et pensé que ce devait être ce que l’on ressentait en s’injectant du carnadrioxyde. Le second avait pratiquement fait se retourner son ventre. Mais son corps s’était déjà remis après le premier choc, et avait compris qu’il avait eu ce après quoi il avait supplié si longtemps. Et il répondait à présent avec un bien-être ronflant. La chaleur faisait des vagues en lui. Ça, c’était de la musique pour l’âme.

« Tu bois ? »

C’était Katrine, qui se trouvait tout à coup à côté de lui.

« C’est le dernier », répondit Harry en sentant que sa langue n’était plus grosse, mais fine et agile. L’alcool ne faisait qu’améliorer son articulation. Et jusqu’à un certain point, les gens qui le voyaient remarquaient à peine qu’il était soûl. C’était pour cette raison qu’il avait toujours du boulot.

« Ce n’est pas le dernier, rétorqua Katrine. C’est le premier.

– Ça, c’est un des dogmes des AA. » Harry leva les yeux sur elle. Les intenses yeux bleus, les fines ailes du nez, les lèvres vermillon. Seigneur, ce qu’elle était exquise. « Es-tu alcoolique, Katrine Bratt ?

– J’avais un père qui l’était.

– Mmm. C’est pour cela que tu ne voulais pas aller les voir à Bergen ?

– On n’irait pas voir les gens parce qu’ils ont une maladie ?

– Je ne sais pas. Il t’a peut-être donné une enfance malheureuse, ou quelque chose comme ça.

– Il est arrivé en retard pour me rendre malheureuse. Je suis née comme ça.

– Malheureuse ?

– Peut-être. Et toi ? »

Harry haussa les épaules. « Bien sûr. »

Katrine but une gorgée de son propre verre, un truc sans couleur. Incolore comme la vodka. Pas gris comme le gin, conclut-il.

« Et ton malheur à toi, Harry, à quoi était-il dû ? »

Les mots arrivèrent avant qu’il ait le temps de réfléchir : « Au fait que j’aime quelqu’un qui m’aime. »

Katrine rit. « Mon pauvre. Es-tu né équilibré avec un esprit léger qui a été détruit ? Ou la voie était-elle déjà toute tracée ? »

Harry regarda fixement le liquide brun doré dans son propre verre. « Il m’arrive de me poser la question. Mais pas souvent. J’essaie de penser à d’autres choses.

– À quoi ?

– À d’autres choses.

– T’arrive-t-il de penser à moi ? »

Quelqu’un lui donna une bourrade, et elle s’approcha de lui. Il sentit le parfum du Jim Beam et celui de la femme se mêler.

« Jamais », répondit-il avant d’attraper son verre et d’en vider le contenu. Il regardait droit devant lui, dans le miroir mural derrière les bouteilles, où il voyait Katrine Bratt et Harry Hole bien trop près l’un de l’autre. Elle se pencha en avant.

« Harry, tu mens. »

Il se tourna vers elle. Son regard paraissait luire d’un éclat jaune flou comme les feux antibrouillards d’une voiture à l’approche. Ses narines étaient dilatées, et elle respirait durement. On aurait dit qu’elle avait mis du citron vert dans sa vodka.

« Raconte-moi précisément, en détail, ce que tu as envie de faire maintenant, Harry. » Sa voix était légèrement rocailleuse. « Tout. Et ne mens pas, cette fois-ci. »

Il se souvint de la rumeur à laquelle Espen Lepsvik avait fait référence, concernant les préférences de Katrine Bratt et de son mari. Connerie, il ne s’en souvint pas, ladite rumeur n’avait jamais quitté une zone bien trop superficielle de son cortex. Il prit une inspiration. « OK, Katrine. Je suis un homme simple, qui a des besoins simples. »

Elle avait renversé la tête en arrière, comme le font certaines espèces animales pour faire montre de soumission. Il leva son verre : « J’ai envie de boire. »

Katrine fut violemment bousculée par un collègue qui ne tenait plus sur ses jambes et vacilla vers Harry. Ce dernier l’empêcha de tomber en l’attrapant par le flanc gauche, de sa main libre. Une expression douloureuse parcourut à toute vitesse le visage de la jeune femme.

« Excuse-moi, murmura-t-il. Une blessure ? » Elle porta une main à son flanc. « Escrime. Ce n’est rien. Excuse-moi. »

Elle lui tourna le dos et se fraya un chemin parmi ses collègues, à force de jurons. Il vit plusieurs des gars se retourner pour la regarder. Elle disparut aux toilettes. Harry passa le local en revue, vit Lepsvik baisser les yeux au moment où leurs regards se croisèrent. Il ne pouvait pas rester ici. Il y avait d’autres endroits où Jim et lui pourraient parler. Il paya et s’apprêta à partir. Il restait une larme dans le verre devant lui. Mais Lepsvik et deux collègues l’observaient depuis l’autre extrémité du bar. Il n’était question de rien d’autre que d’un soupçon de self-control. Harry voulut lever les pieds, mais ils étaient rivés au sol. Il saisit le verre, le plaqua à ses lèvres et en vida le contenu.

 

L’air froid du soir à l’extérieur était un délice sur sa peau brûlante. Il pouvait embrasser cette ville.

Quand Harry rentra chez lui, il essaya de se masturber dans l’évier de la cuisine, mais ne réussit qu’à vomir, et il leva les yeux sur le calendrier suspendu au clou sous le placard mural. C’était Rakel qui lui avait offert ce calendrier, deux ans plus tôt, à Noël. Il était illustré de photos d’eux trois. Une photo pour chacun des douze mois qu’ils avaient passés ensemble. Novembre. Rakel et Oleg le regardaient en riant sur fond de feuilles jaunies par l’automne, et d’un ciel bleu pâle. Aussi bleu que la robe que Rakel portait, celle avec les petites fleurs blanches. La robe qu’elle avait la première fois. Et il décida que cette nuit-là, il rêverait jusqu’au ciel. Alors il ouvrit le placard sous le plan de travail, balaya les bouteilles de Coca vide qui basculèrent avec fracas, et là – tout au fond – il la trouva. La bouteille de Jim Beam intacte. Harry n’avait jamais pris le risque de ne jamais conserver d’alcool chez lui, même pendant ses périodes de dépression les plus poussées. Parce qu’il savait ce qu’il était capable d’inventer pour mettre la main sur ce poison à la moindre faille. Comme pour repousser quelque chose d’inévitable, Harry passa la main sur l’étiquette. Puis il ouvrit la bouteille. Assez, cela correspondait à quelle quantité ? La seringue utilisée par Vetlesen avait présenté un dépôt rouge consécutif au poison, qui avait montré qu’elle avait été pleine. Rouge comme la cochenille. Mon amour, Cochenille.

Il prit une inspiration et leva la bouteille. La posa contre ses lèvres, sentit son corps se tendre, se préparer au choc. Puis il but. Gloutonnement, désespérément, comme pour s’en débarrasser. Le son qui monta de sa gorge entre chaque lampée ressembla à un sanglot.