CHAPITRE 18

Jour 15. Vue

 

 

 

À deux heures, Camilla Lossius rentra en voiture de sa séance de sport. Comme à l’accoutumée, elle avait traversé la ville de part en part, jusqu’au Vestkant et au club de gymnastique de Colosseum Park. Pas parce qu’ils y possédaient d’autres appareils qu’au centre situé juste en dessous de chez eux à Tveita, mais parce que les gens au Colosseum lui ressemblaient davantage. C’étaient des gens du Vestkant. Déménager pour Tveita avait fait partie du mariage avec Erik. Et il avait fallu qu’elle voie les choses dans leur totalité. Elle tourna dans la rue où ils habitaient Vit les fenêtres allumées chez les voisins, à qui elle disait bonjour, mais avec qui elle n’avait jamais discuté. C’étaient des gens d’Erik. Elle freina. Ils n’étaient pas les seuls à disposer d’un garage double dans cette rue de Tveita, mais aucun autre n’avait de porte électrique. Erik s’attachait à ce genre de chose, elle s’en fichait. Elle pressa la commande d’ouverture, la porte bascula vers le haut et elle débraya pour entrer tout doucement. Comme prévu, la voiture d’Erik n’était pas là, il était au boulot. Elle s’appuya contre le siège passager, saisit son sac de sport et celui contenant les commissions de chez ICA, et se regarda rapidement dans le rétroviseur, par vieille habitude, avant de descendre. C’était une belle femme, disaient ses amies. Pas encore trente ans, une villa, une voiture à elle et une maison de campagne non loin de Nice, disaient-elles encore. En lui demandant comment c’était de vivre dans l’Østkant. Et comment allaient ses parents après la faillite. Curieux, la façon dont leurs cerveaux reliaient automatiquement les deux questions.

Camilla regarda dans le rétroviseur. Elles avaient raison. C’était une belle femme. Il lui sembla voir autre chose, un mouvement en bordure du rétroviseur. Non, c’était seulement la porte du garage qui se refermait. Elle descendit de son véhicule et chercha sur le porte-clés la clé de la porte qui ouvrait directement la maison du garage, mais se souvint que son téléphone mobile était resté dans le vide-poche de la voiture. Camilla se retourna et poussa un cri bref. L’homme se tenait juste derrière elle. Elle recula, terrifiée, en levant une main devant sa bouche. Faillit demander en riant qu’on l’excusât, non pas parce que des excuses s’imposaient, mais parce qu’il n’avait pas du tout l’air dangereux. C’est alors qu’elle vit le pistolet. Braqué sur elle. Sa première idée fut que l’objet ressemblait à un jouet.

« Je m’appelle Filip Becker, se présenta-t-il. J’ai sonné. Il n’y avait personne.

– Que voulez-vous ? demanda-t-elle en essayant de maîtriser le tremblement dans sa voix, puisque son instinct lui recommandait de ne pas dévoiler sa peur. C’est à quel sujet ? »

Il sourit brièvement.

« Fornication. »

 

Sans rien dire, Harry observait Hagen, qui avait interrompu la réunion de groupe dans le bureau de Harry pour répéter la requête du chef de la Crim : la « théorie » sur le meurtre de Vetlesen ne devait filtrer nulle part, pas même auprès des conjoints et assimilés. Hagen découvrit enfin le regard de Harry.

« Bon, c’est tout, conclut-il rapidement avant de les quitter.

– Continue », demanda Harry à Bjørn Holm, qui était en plein compte rendu sur les traces de pas sur le lieu du crime, au club de curling. Ou plus exactement : le manque de traces.

« Nous avions à peine démarré là-bas quand il a été affirmé qu’il s’agissait d’un suicide. On n’a sécurisé aucun indice technique à ce moment-là, et les lieux sont pollués, maintenant que l’endroit a recommencé à fonctionner. J’ai jeté un coup d’œil ce matin, et il n’y a pas grand-chose à glaner, je le crains.

– Mmm. Katrine ? »

Katrine baissa les yeux sur ses notes.

« Oui, ta théorie, c’est donc que Vetlesen et l’assassin se sont rencontrés au club de curling. Donc, ils devaient s’être donné rendez-vous à l’avance. L’hypothèse qui vient le plus spontanément à l’esprit, c’est qu’ils se soient joints par téléphone. Tu m’as demandé de contrôler la liste des appels.

– Oui », répondit Harry dans un bâillement étouffé.

Elle tourna quelques pages.

« Telenor m’a donné les listes aussi bien pour le téléphone mobile de Vetlesen que pour sa ligne de bureau. Je les ai portées chez Borghild.

– Chez elle ? s’étonna Skarre.

– Bien sûr, elle n’a plus de boulot où se rendre. Elle m’a expliqué qu’Idar Vetlesen n’avait reçu que des patients, ces deux derniers jours. En voici la liste. »

Elle sortit une feuille d’un dossier et la posa sur la table entre eux.

« Comme je le supposais, Borghild a une assez bonne vue d’ensemble des contacts privés et professionnels de Vetlesen. Elle m’a aidée à identifier pour ainsi dire toutes les personnes figurant sur la liste des appels. En voici deux, une des contacts professionnels, une des privés. Y figurent le numéro de téléphone, la date et l’heure de la conversation, si l’appel était entrant ou sortant, et combien de temps a duré la communication. »

Les trois autres joignirent leurs têtes au-dessus des listes pour les examiner. La main de Katrine s’approcha de celle de Harry. Il n’avait vu aucun signe de gêne chez elle. C’était peut-être seulement quelque chose qu’il avait rêvé, la proposition faite au Fenris Bar. À cela près que Harry ne rêvait pas quand il buvait. C’était cela, l’intérêt de boire. Il ne s’en était pas moins réveillé le lendemain matin avec une idée qui devait avoir été enfantée quelque part entre le vidage systématique de la bouteille de whisky et l’impitoyable réveil. L’idée de Cochenille et de la seringue pleine qu’avait tenue Vetlesen. Et c’était cette idée qui lui avait évité de filer au Vinmonopol de Thereses gate, en le précipitant de nouveau tout droit dans le travail. Drogue contre drogue.

« À qui est ce numéro ? voulut savoir Harry.

– Lequel ? » demanda Katrine en se penchant.

Harry désigna un numéro dans la liste des contacts privés.

« Pourquoi te poses-tu la question pour ce numéro en particulier ? s’enquit Katrine avec un regard curieux.

– Parce que c’est le contact privé qui a appelé Vetlesen, et non l’inverse. Il faut croire que c’est l’assassin qui a les commandes, ici ; c’est lui qui a pris contact. »

Katrine contrôla le numéro sur sa liste de noms.

« Sorry, mais ce correspondant-là est sur les deux listes, il était aussi patient.

– D’accord, mais on doit bien commencer quelque part. Qui est-ce ? Un homme ou une femme ? »

Katrine fit un sourire en coin.

« Un homme, sans aucun doute.

– Que veux-tu dire ?

– Mâle. Macho de chez macho. Arve Støp.

– Arve Støp ? s’exclama Holm. Le Arve Støp ?

– Inscris-le sur la liste des gens à aller voir », décida Harry.

Lorsqu’ils eurent terminé, ils possédaient une liste comptant sept noms. Sept noms correspondant aux sept numéros, excepté un ; une cabine téléphonique du Storosenter, le jour où Idar Vetlesen avait été tué, dans la matinée.

« On a l’heure exacte, reprit Harry. Est-ce qu’il y a une caméra de surveillance qui enregistre à proximité de la cabine ?

– Je ne crois pas, répondit Skarre. Mais je sais qu’il y a une caméra à chaque entrée. Je peux voir avec la société de surveillance s’ils ont les enregistrements.

– Vérifiez tous les visages une demi-heure avant, et une après.

– C’est un boulot colossal, fit observer Skarre.

– Devine à qui tu dois t’adresser.

– Beate Lønn, répondit Holm.

– Gagné. Donne-lui le bonjour. »

Holm hocha la tête, et Harry ressentit un aiguillon de mauvaise conscience.

Le téléphone de Skarre signala un appel entrant aux notes de There She Goes, de The Las.

« Groupe des disparitions », annonça Skarre en prenant l’appel. Ils regardèrent tandis que Skarre écoutait. À présent, Harry songea qu’il avait évité d’appeler Beate Lønn pendant un certain temps. Et il n’était pas allé la voir après son unique visite de l’été passé, après l’accouchement. Il savait qu’elle ne l’accablait pas pour la mort de Halvorsen en service. Mais ç’avait quand même été éprouvant : voir l’enfant de Halvorsen, l’enfant que le jeune inspecteur n’avait pas eu le temps de connaître lui-même, et savoir en son for intérieur que Beate se trompait. Il aurait pu – il aurait dû – sauver Halvorsen. Skarre raccrocha.

« Une femme de Tveita a été signalée comme disparue par son mari. Camilla Lossius, vingt-neuf ans, mariée, sans enfant. Ça ne fait que quelques heures, mais il y a deux ou trois trucs qui les tracassent. Il y a un sac de commissions sur le plan de travail de la cuisine, il n’y avait rien dans le frigo. Le téléphone mobile est resté dans la voiture, et à en croire le mari, elle ne va nulle part sans. L’une des voisines a raconté au mari qu’elle avait vu un homme rôder autour de la maison et du garage, comme s’il attendait quelqu’un. Le mari n’arrive pas à déterminer si quelque chose a disparu, pas même des affaires de toilette ou une valise. Ce doit être le genre de gens à avoir une baraque près de Nice, des gens qui ont tellement de pognon qu’ils ne remarquent même pas quand quelque chose disparaît, tu vois ?

– Mmm. Qu’en pensent-ils ? voulut savoir Harry.

– Qu’elle va refaire surface. Ils voulaient simplement nous tenir au courant.

– OK, répondit Harry. Alors on continue. »

Jusqu’à la fin de la réunion, personne ne fit de commentaire sur ce signalement de disparition. Mais Harry le sentait planer dans l’air, comme un orage menaçant. Après avoir réparti les personnes de la liste à contacter, le groupe quitta son bureau.

Harry retourna à la fenêtre et jeta un coup d’œil dans le parc. L’obscurité arrivait de plus en plus tôt, on le remarquait presque d’un jour sur l’autre. Il pensa à la mère d’Idar Vetlesen quand il lui avait révélé que son fils avait donné des consultations gratuites à des prostituées africaines, en soirée. Elle avait laissé tomber le masque pour la première fois – pas de chagrin, mais de fureur – et avait hurlé que c’étaient des mensonges, que son fils ne s’occupait pas de putes noires. Il valait sans doute mieux mentir. Harry songea à ce qu’il avait dit la veille au chef de la Crim, que le bain de sang était terminé pour cette fois. Dans les ténèbres en dessous, il ne distinguait que celui qui se trouvait juste sous sa fenêtre. Les enfants des écoles maternelles venaient souvent jouer dans ce parc, surtout s’il avait neigé, comme la nuit précédente. C’est en tout cas ce qu’il avait pensé en le voyant à son arrivée au boulot ce matin-là. C’était un grand bonhomme de neige gris-blanc.

 

Au-dessus des locaux de la rédaction de Liberal, sur Aker Brygge, au dernier étage et donnant sur le fjord d’Oslo, la forteresse d’Akershus et Nesoddtangen, se trouvaient les deux cent trente mètres carrés les plus chers de la capitale. Ils appartenaient au propriétaire et rédacteur en chef de Liberal, Arve Støp. Ou simplement Arve, comme inscrit sur la porte à laquelle Harry sonna. Les parties communes présentaient un style fonctionnaliste et minimaliste, mais la porte de chêne était flanquée de deux cruches peintes à la main. Harry se demanda soudain combien il pourrait en tirer s’il filait avec l’une des deux.

Il avait sonné une fois, et il entendait enfin des voix à l’intérieur. Une voix claire, gazouillante, et une autre profonde, calme. La porte s’ouvrit et un rire féminin s’en échappa. La femme portait un béret de fourrure blanche – synthétique, supposa Harry – de sous lequel ondoyaient des cheveux blonds.

« Je me réjouis ! » déclara-t-elle, et ce n’est qu’après s’être retournée qu’elle vit Harry.

« Non », poursuivit-elle d’une voix neutre avant que sa mémoire des visages lui revienne et qu’elle lance un enthousiaste : « Hé, mais salut !

– Salut, répondit Harry.

– Comment allez-vous ? » s’enquit-elle, et Harry vit qu’elle venait de se souvenir de leur dernière conversation. Celle qui s’était terminée au mur du Leon.

« Vous et Oda vous connaissez, alors ? » Arve Støp se tenait dans l’entrée, les bras croisés. Il était pieds nus, et portait un T-shirt orné d’un logo Louis Vuitton presque invisible et un pantalon de lin vert qui aurait donné un côté féminin à n’importe quel autre homme. Car Arve Støp était presque aussi grand et large que Harry, et il était doté d’un visage pour lequel un candidat à l’élection présidentielle américaine aurait tué père et mère : menton volontaire, regard bleu d’enfant entouré de pattes-d’oie et épais cheveux gris.

« Nous n’avons fait que nous saluer, répondit Harry. J’ai participé à leur talk-show, une fois.

– Dites, il faut que je me sauve », intervint Oda avant d’envoyer un baiser à la ronde et de s’en aller. Ses pas tambourinèrent sur les marches comme si ce vers quoi elle se dirigeait était une question de vie ou de mort.

« Oui, là aussi c’était à propos de leur infect talk-show, expliqua Støp en faisant signe à Harry d’entrer et en lui saisissant la main. Mon exhibitionnisme confine au pathétique, j’en ai bien peur. Cette fois, je n’ai même pas demandé quel était le thème avant d’accepter. Oda était venue pour faire des recherches. Vous y avez participé, alors vous savez comment ils travaillent.

– Avec moi, ils se sont contentés du téléphone, répondit Harry, qui sentait toujours la chaleur de la main d’Arve Støp sur sa peau.

– Vous aviez l’air très sérieux, au téléphone, Hole. En quoi une fripouille de journaliste peut-elle vous aider ?

– Il s’agit de votre médecin et partenaire de curling. Idar Vetlesen.

– Ha, ha ! Vetlesen ! Bien sûr. On entre ? »

Harry se débarrassa à la hâte de ses bottillons et suivit Støp dans le couloir, jusqu’à un salon dont le sol était plus bas de deux marches que le reste de l’appartement. Un regard suffisait pour comprendre où Idar avait puisé l’inspiration pour sa salle d’attente. Le clair de lune scintillait dans le fjord, de l’autre côté des vitres.

« Vous vous livrez à une espèce d’enquête a priori, donc ? demanda Støp en se laissant tomber dans le meuble le plus petit, une chaise moulée toute simple.

– Plaît-il ? répondit Harry en s’asseyant dans le canapé.

– Vous commencez par la conclusion, et vous travaillez à l’envers pour découvrir comment on a pu en arriver là.

– C’est cela qu’a priori veut dire ?

– On s’en tape, j’aime juste la sonorité du latin.

– Mmm. Et que pensez-vous de notre conclusion ? Vous y croyez ?

– Moi ? » Støp rit. « Je ne crois à rien. Mais ça, c’est ma profession. Aussitôt que quelque chose commence à ressembler à des vérités bien établies, mon boulot, c’est de trouver des arguments qui vont contre. C’est ça, le libéralisme.

– Et dans le cas présent ?

– Mouais… Par exemple, je ne vois pas quels mobiles rationnels Vetlesen aurait pu avoir. Je ne crois pas non plus qu’il ait été maboul – du moins pas davantage que la moyenne des gens.

– Vous ne pensez donc pas que Vetlesen était l’assassin ?

– Vouloir prouver que la terre n’est pas ronde, ce n’est pas la même chose que croire qu’elle est plate. Je suppose que vous avez des preuves. Un verre ? Café ?

– Café, volontiers.

– Je bluffais, sourit Støp. Je n’ai que de l’eau et du vin. Non, d’ailleurs, j’ai du cidre qui vient de la ferme d’Abbediengen. Et vous allez le goûter, que vous le vouliez ou non. »

Støp disparut dans une cuisine, et Harry se leva pour regarder autour de lui. « Sacré appartement que vous avez, Støp.

– En fait, c’étaient trois appartements, lui cria Støp depuis la cuisine. L’un appartenait à un armateur qui avait réussi, et qui s’est pendu d’ennui à peu près à l’endroit où vous êtes. L’autre appartement, dans lequel je suis, était celui d’un courtier en bourse coffré pour délit d’initié. Il a connu la rédemption en prison, m’a vendu l’appartement et a donné tout l’argent à un prédicateur de l’Indremisjon [18]. Mais c’est une espèce de délit d’initié, ça aussi, si vous voyez ce que je veux dire. Et j’ai appris que ce type était beaucoup plus heureux à présent, alors pourquoi pas ? »

Støp revint au salon avec dans les mains deux verres au contenu jaune pâle. Il en tendit un à Harry. « Le troisième appartement appartenait à un plombier d’Østensjø, qui a décidé, quand on a fait Aker Brygge, que c’était là qu’il voulait vivre. Une espèce d’élévation sociale, j’imagine. Après avoir rogné et économisé – ou bossé au noir pour des prix abusifs – pendant dix années, il a acheté. Mais cela coûtait si cher qu’il n’a pas eu les moyens de payer les déménageurs, et il s’est débrouillé tout seul avec quelques potes. Il avait un coffre-fort qui pesait quatre cents kilos. Il en avait sûrement besoin pour tout cet argent gagné au noir. Ils étaient arrivés à la dernière volée de marches, il ne leur en restait plus que dix-huit, quand ce putain de coffre a glissé. Le plombier est passé dessous, s’est brisé les reins et est resté paralysé. Il vit maintenant dans un établissement de soins à l’endroit d’où il venait, avec vue sur l’Østensjøvann. » Støp alla se poster près de la fenêtre et but en laissant courir un regard pensif sur le fjord. « C’est seulement un lac, d’accord, mais avec une jolie vue.

– Mmm. Nous nous posions des questions sur la nature de vos liens avec Idar Vetlesen. »

Støp fit une volte-face théâtrale, avec des gestes aussi doux que ceux d’un jeune homme de vingt ans.

« Liens ? C’est un mot foutrement fort. C’était mon médecin. Et il nous arrivait de jouer au curling ensemble. C’est-à-dire : nous autres jouions au curling. Ce qu’Idar faisait peut tout juste être qualifié de poussage de pierre et de nettoyage de glace. » Il leva une main en geste de défense. « Oui, oui, je sais qu’il est mort, mais c’était comme ça. »

Harry reposa son verre de cidre, intact, sur la table.

« De quoi parliez-vous ?

– Essentiellement de mon corps.

– Oui ?

– C’était mon médecin, bon Dieu !

– Et vous auriez aimé changer des choses concernant votre corps ? »

Arve Støp éclata d’un rire sincère. « Non, ça, je n’en ai jamais éprouvé le besoin, tiens. Je sais bien qu’Idar s’occupait de ces ridicules opérations de chirurgie esthétique, liposuccions et autres, mais je conseille la prévention plutôt que des réparations par-ci, par-là. Je fais du sport, inspecteur. Vous avez aimé le cidre ?

– Alcoolisé.

– Vraiment ? s’étonna Støp en examinant son propre verre. Je n’aurais jamais cru.

– Alors de quelle partie du corps parliez-vous ?

– Le coude. J’ai un tennis-elbow qui me fait souffrir quand nous jouons au curling. Il m’a prescrit des antalgiques avant les séances, cet imbécile. Parce que ça a aussi l’air d’anesthésier les inflammations. Ce qui fait que j’ai forcé sur mes muscles à chaque fois. Bon, je n’ai pas besoin de mettre en garde les utilisateurs, puisque nous parlons d’un médecin mort, mais on ne doit pas prendre des cachets contre la douleur. La douleur est une bonne chose, on n’aurait pas survécu sans. Nous devrions nous estimer heureux que la douleur existe.

– Oui ? »

Støp donna des petits coups de l’index sur la vitre si épaisse qu’elle ne laissait pas filtrer un seul son du dehors.

« Si vous voulez mon avis, la vue sur de l’eau douce, ce n’est pas la même chose. Pas vrai, Hole ?

– Je n’ai vue sur rien.

– Ah non ? Vous devriez. Une vue, ça donne une vision d’ensemble.

– À propos de vision d’ensemble, Telenor nous a donné un aperçu des communications passées et reçues par Vetlesen les derniers jours avant sa mort. De quoi avez vous discuté, au téléphone, la veille de sa mort ? »

Støp planta un œil interrogateur sur Harry, puis renversa la tête en arrière et vida son verre de cidre. Il inspira alors profondément, avec satisfaction.

« J’avais presque oublié que nous avions discuté, mais je suppose qu’il était question de coudes. »

Un jour, Tresko avait expliqué que le joueur de poker qui se fie à sa seule intuition pour détecter un bluff court au fiasco. Bien sûr, le mensonge se devine pour chacun de nous à un certain nombre de signes, mais pour démasquer un bon bluffeur, il faut savoir se livrer à un recensement froid et méthodique de ces signes, à en croire Tresko. Harry était enclin à penser que Tresko était dans le vrai. Et la raison pour laquelle il était persuadé que Støp mentait, ce n’était ni l’expression du visage, ni la voix, ni les gestes de son interlocuteur.

« Où étiez-vous entre quatre et huit heures le jour où Vetlesen est mort ? voulut savoir Harry.

– Oh, hé ! répondit Støp en haussant un sourcil. Hé là. Y a-t-il quelque chose dans cette affaire que moi ou mes lecteurs devrions savoir ?

– Où étiez-vous ?

– On croirait que vous n’avez pas chopé le Bonhomme de neige ! C’est exact ?

– Ce serait bien si je pouvais poser mes questions, Støp.

– Bon, je me trouvais avec… »

Arve se tut. Et son visage s’éclaira soudain en un sourire enfantin.

« Non, attendez voir. Vous êtes en train d’insinuer que je pourrais être impliqué dans la mort de Vetlesen. Répondre, ce serait admettre les prémisses de la question.

– Je peux parfaitement noter que vous refusez de répondre, Støp. »

Støp leva son verre, comme pour trinquer. « Tactique bien connue, Hole. Dont nous autres gens de presse, usons chaque jour que Dieu fait. D’où le nom de la profession. Presse. Sur les gens. Mais n’oubliez pas que je ne refuse pas de répondre, Hole, je diffère juste ma réponse. Ce qui veut dire que je vais y réfléchir d’abord. »

Støp retourna à la fenêtre et s’y arrêta, en continuant à parler pour lui-même :

« Je ne refuse pas, je n’ai tout simplement pas décidé de ce que je vais répondre. Et dans l’intervalle, vous devrez attendre.

– J’ai tout mon temps. »

Støp lui fit face.

« Je ne compte pas abuser de votre temps, Hole, mais j’ai déjà dit que le seul capital et l’unique moyen de production de Liberal, c’est mon intégrité personnelle. J’espère que vous comprendrez qu’en tant qu’homme de presse, il est de mon devoir de profiter de cette situation.

– En profiter ?

– Bordel, j’ai bien compris que je détenais une petite bombe atomique en matière de scoop. Je suppose qu’aucun journal ne sait encore rien des incertitudes autour de la mort de Vetlesen. Si je devais vous donner une réponse qui me raye de cette affaire, j’aurais déjà joué ma carte. Et à ce moment-là, il serait trop tard pour que je demande des informations pertinentes avant de répondre. Je me trompe, Hole ? »

Harry voyait où cela menait. Et il se doutait que Støp était un démon plus rusé que prévu.

« Ce n’est pas d’informations que vous avez besoin, répondit Harry. Ce que vous devez savoir, c’est qu’on peut être poursuivi pour entrave à une enquête policière.

– Touché [19], répliqua Støp en riant franchement, à présent. Mais en tant qu’homme de presse et libéral, j’ai des principes que je dois prendre en compte. La question, ici, est de savoir si, en tant qu’opposant au système, je vais me mettre sans condition à la disposition des représentants de l’ordre. »

Il cracha ses mots sans chercher à en dissimuler l’ironie.

« Et quelles seraient les conditions pour obtenir une réponse ?

– L’exclusivité sur des informations dont j’aurais besoin, naturellement.

– Je peux vous donner l’exclusivité, répondit Harry. En même temps que l’ordre de ne pas transmettre ces informations à qui que ce soit.

– Allons, allons, on n’avance pas. Dommage. » Støp plongea les mains dans les poches de son pantalon en lin. « Mais j’ai déjà suffisamment de choses pour ne pas douter que la police ait attrapé le bon gars.

– Je vous préviens.

– Merci, vous l’avez déjà fait, soupira Støp. Mais songez à qui vous avez affaire, Hole. Samedi, nous organisons une réception d’enfer au Plaza. Six cents invités vont célébrer les vingt-cinq ans de Liberal. Ce n’est pas mal pour un magazine qui a toujours repoussé les limites de la liberté de parole, qui a navigué chaque jour sans exception dans les eaux polluées de la justice. Vingt-cinq ans, Hole, et nous n’avons pas encore perdu une seule affaire devant les tribunaux. Je vais voir ça avec notre avocat, Johan Krohn. Je suppose que vous le connaissez, Hole ? »

Harry hocha tristement la tête. D’un discret mouvement de main en direction de la porte, Støp indiqua qu’il considérait l’entretien comme clos.

« Je promets de vous aider autant que je le pourrai, déclara Støp lorsqu’ils furent à la porte. Si vous nous aidez.

– Vous savez bien qu’il est impossible pour nous de conclure un accord pareil.

– Vous n’avez pas idée de l’accord que nous avons conclu, Hole, sourit Støp en ouvrant. Vraiment, vous n’en avez pas idée. Je compte vous revoir très prochainement. »

 

« Je n’espérais pas te revoir aussi rapidement », confessa Harry en tenant la porte ouverte.

Rakel gravit les dernières marches jusqu’à l’appartement.

« Oh, si », répondit-elle en se blottissant dans ses bras. Elle le repoussa alors dans l’entrée, referma la porte d’un coup de talon, saisit à deux mains la tête de Harry et l’embrassa goulûment.

« Je te déteste, souffla-t-elle tout en défaisant la ceinture de Harry. Tu sais que je n’avais pas besoin de ça dans ma vie, aujourd’hui.

– Alors va-t’en », répondit Harry en déboutonnant d’abord le manteau de Rakel, puis son chemisier. Son pantalon s’ouvrait par une fermeture Éclair sur le côté. Il le lui baissa et laissa glisser une main à l’intérieur, sur le tissu soyeux, lisse et frais de la culotte. Le silence s’abattit sur l’entrée, on n’entendait que leurs respirations, et un unique claquement de talon sur le sol lorsqu’elle éloigna un pied pour le laisser venir.

Ensuite, dans le lit, tandis qu’ils partageaient une cigarette, Rakel l’accusa d’être un dealer.

« Ce n’est pas comme cela qu’ils font ? interrogea-t-elle. Les premières doses sont gratuites. Jusqu’à la dépendance.

– Et à ce moment-là, on doit payer, compléta Harry en soufflant un gros cercle et un plus petit, qui s’envolèrent vers le plafond.

– Cher.

– Tu n’es ici que pour le sexe, fit remarquer Harry. Ce n’est pas vrai ? Comme ça, je le saurai. »

Rakel lui passa une main sur la poitrine.

« Tu as tellement maigri, Harry… »

Il ne répondit pas. Attendit.

« Ça ne marche pas si bien, avec Mathias, poursuivit-elle. C’est-à-dire : lui, il marche bien. Il marche remarquablement. C’est moi qui ne marche pas.

– Où est le problème ?

– Si seulement je le savais… Je regarde Mathias et je me dis : là, c’est le mec de tes rêves. Et je me dis que lui, je vais l’allumer, et j’essaie de l’allumer, mais c’est tout juste si je ne l’agresse pas parce que j’ai envie d’avoir envie, tu comprends ? Ça serait si bien… Mais je n’y arrive pas…

– Mmm. J’ai un peu de mal à l’imaginer, mais j’entends ce que tu dis. »

Elle lui tira rudement le lobe de l’oreille.

« Que nous ayons eu constamment envie l’un de l’autre n’était pas fatalement un gage de qualité quant à notre relation, Harry. »

Harry vit le petit rond de fumée rattraper le gros, et former un huit. Oui, voilà, songea-t-il.

« J’ai commencé à chercher des prétextes, continuat-elle. Prends cette amusante particularité physique dont Mathias a hérité de son père.

– Quoi donc ?

– Ce n’est pas très passionnant, mais ça le gêne un peu.

– Vas-y, raconte.

– Non, non, ça ne regarde personne ; au début je trouvais touchante la gêne qu’il éprouvait pour ce truc. Maintenant, je commence à trouver ça agaçant. Comme si j’essayais de faire de cette bagatelle un défaut chez Mathias, une excuse pour… pour… » Elle se tut.

« Pour être ici », compléta Harry.

Elle le serra fort. Puis se leva.

« Je ne reviendrai pas », déclara-t-elle dans un bâillement.

Il était près de minuit lorsque Rakel quitta l’appartement de Harry. Une bruine fine et silencieuse faisait briller l’asphalte sous les réverbères. Elle tourna dans Stensberggata, où elle avait laissé la voiture. Elle s’installa au volant et allait démarrer lorsqu’elle remarqua une note manuscrite glissée sous un essuie-glace. Elle entrouvrit sa portière, attrapa le papier et tenta de lire les mots que la pluie avait presque effacés : Nous allons mourir, catin.

Rakel s’effondra. Regarda autour d’elle. Mais elle était seule, tout ce qu’elle voyait dans la rue, c’étaient d’autres voitures garées. Est-ce que certaines avaient des papiers ? Elle n’en vit aucun. Ce devait être un hasard, personne ne pouvait savoir que c’était sa voiture à elle qui était garée là. Elle descendit légèrement sa vitre et, tenant la note entre deux doigts, elle la laissa échapper par l’interstice, avant de démarrer et de déboîter.

Juste avant d’arriver au sommet d’Ullevålsveien, elle éprouva la soudaine sensation que quelqu’un l’observait depuis la banquette arrière. Elle jeta un coup d’œil et vit un visage de petit garçon. Pas Oleg, mais un autre visage, inconnu. Elle pila, faisant hurler les pneus sur l’asphalte. Le bruit coléreux d’un avertisseur se fit alors entendre. Trois fois. Elle braqua les yeux sur son rétroviseur, tandis que sa respiration battait en longs halètements. Elle regarda le petit garçon effrayé, dans la voiture juste derrière elle. Elle fit redémarrer le véhicule d’une main tremblante.

 

Eli Kvale était comme clouée au sol de l’entrée. Sa main tenait toujours le combiné du téléphone. Elle n’avait rien imaginé, absolument rien.

Elle ne revint à elle que quand Andreas eut prononcé son nom par deux fois.

« Qui était-ce ? voulut-il savoir.

– Personne. Faux numéro. »

Au moment de se coucher, elle voulut se blottir contre lui. Mais elle ne put pas. Ne put se résoudre à le faire. Elle était impure.

« Nous allons mourir, avait lâché la voix au téléphone. Nous allons mourir, catin. »