CHAPITRE 19

Jour 16. TV

 

 

 

Quand le groupe d’investigation fut réuni le lendemain matin, ils avaient vérifié six des sept personnes sur la liste de Katrine concernant les gens avec qui Idar Vetlesen avait discuté avant sa mort. Il ne restait qu’un nom.

« Arve Støp ? » s’exclamèrent en chœur Bjørn Holm et Magnus Skarre.

Katrine Bratt resta muette. « Eh bien, répondit Harry, j’ai eu l’avocat Krohn au téléphone. Il m’a dit clairement que Støp ne répondrait pas à la question concernant son alibi. Ou à d’autres. Nous pouvons arrêter Støp, mais il est pleinement dans son droit de ne donner aucune explication. Tout ce à quoi nous voulons arriver, c’est à faire savoir au monde entier que le Bonhomme de neige court toujours. Reste à déterminer si Støp dit la vérité ou si ce n’est que de la comédie.

– Un meurtrier, une célébrité comme lui ? objecta Skarre avec une grimace. Vous avez déjà entendu ça ?

– O. J. Simpson, répondit Holm. Robert “Baretta” Blake. Phil Spector. Le père de Marvin Gaye.

– Et qui est Phil Spector ?

– Racontez-moi plutôt à quoi vous pensez. Comme ça, sans réfléchir. Est-ce que Støp a quelque chose à cacher ? Holm ? »

Bjørn Holm frotta ses larges favoris.

« Suspect qu’il ne veuille pas répondre à un truc aussi concret que l’endroit où il était quand Vetlesen est mort.

– Bratt ?

– Je crois juste que ça l’amuse d’être suspecté, c’est tout. Et pour son magazine, ça ne lui nuit pas, au contraire, ça renforce cette image d’outsider. Le grand martyr de la nage à contre-courant, si on veut.

– D’accord, acquiesça Holm. Je change mon fusil d’épaule. Il n’aurait pas pris ce risque s’il avait été coupable. Il veut le scoop.

– Skarre ? demanda Harry.

– Il bluffe. Ce ne sont que des conneries. Est-ce que l’un d’entre vous a compris cette histoire de presse et de principes, au moins ? »

Aucun des trois autres ne répondit.

« OK, reprit Harry. Supposons que la majorité ait raison et qu’il soit sincère. Alors autant essayer de le rayer de cette affaire aussi vite que possible, pour pouvoir avancer. Peut-on imaginer que quelqu’un ait pu être avec lui au moment du meurtre ?

– Peu de chances, répondit Katrine. J’ai passé un coup de fil à une fille que je connais à Liberal. Elle dit qu’en dehors des horaires de bureau, Støp voit peu de monde, qu’il reste le plus souvent seul dans son appartement d’Aker Brygge. Exception faite des visites féminines. »

Harry regarda Katrine. Elle lui faisait penser à ces étudiants super-zélés qui cavalent toujours un semestre devant le professeur. « Des nanas, au pluriel, donc ? demanda Skarre.

– Pour reprendre les termes employés par mon amie, Støp est un chasseur de foufounes bien connu. Juste après qu’elle a eu rejeté ses avances, il lui a fait comprendre qu’en fin de compte, elle ne satisfaisait pas ses attentes comme journaliste, et qu’il fallait qu’elle change de crémerie.

– Tu parles d’un faux-cul, observa Skarre avec dégoût.

– Une conclusion qu’elle et toi partagez, répondit Katrine. Il n’empêche que c’est une journaliste lamentable. »

Holm et Harry éclatèrent de rire.

« Demande à ta copine si elle a les noms de quelques maîtresses, pria Harry en se levant. Et ensuite, tu appelles d’autres personnes à la rédaction pour leur poser la même question. Je veux qu’il sente notre souffle dans la nuque. On s’y met.

– Et toi ? voulut savoir Katrine, toujours assise.

– Moi ?

– Tu ne nous as pas dit si tu pensais que Støp bluffe.

– Eh bien…, sourit Harry. En tout cas, il ne dit pas que la vérité. »

Les trois autres le regardèrent.

« Il a dit ne pas se rappeler ce dont lui et Vetlesen avaient parlé au cours de leur dernière communication téléphonique.

– Et alors ?

– Si tu apprenais qu’un type avec qui tu as discuté la veille est un meurtrier en série recherché, qui vient tout juste de se suicider, tu ne te remémorerais pas ladite conversation, en tournant et retournant tout ce qu’il a dit ? »

Katrine hocha lentement la tête.

« Ce que je me demande, poursuivit Harry, c’est pourquoi le Bonhomme de neige me contacte pour que j’essaie de le trouver. Et quand je me rapproche, ainsi qu’il aurait dû le prévoir, pourquoi il cède au désespoir et essaie de donner l’illusion que c’était Vetlesen…

– C’était peut-être le but depuis le début, répondit Katrine. Il avait un mobile pour désigner Vetlesen et personne d’autre, de vieux comptes à régler. Il t’a guidé tout le temps, depuis le début.

– Ou c’est peut-être simplement qu’il devait te battre, proposa Holm. Te pousser à te tromper. Pour ensuite jouir tranquillement de sa victoire.

– Allez, pouffa Skarre avec dédain. À vous entendre, on croirait à une affaire personnelle entre le Bonhomme de neige et Harry Hole. »

Les trois autres regardèrent l’inspecteur, sans rien dire.

« C’est le cas ? » demanda Skarre en fronçant les sourcils.

Harry dépendit son blouson du perroquet.

« Katrine, je veux que tu retournes voir Borghild. Dis que nous avons les pleins pouvoirs pour consulter les dossiers des patients. J’endosse la responsabilité s’il le faut. Et tu vois ce que tu trouves sur Arve Støp. Autre chose avant que je me casse ?

– Cette bonne femme de Tveita, répondit Holm. Camilla Lossius. Elle est toujours portée disparue.

– Jettes-y un coup d’œil, Holm.

– Qu’est-ce que tu vas faire ? » s’enquit Skarre.

Harry fit un petit sourire.

« Apprendre à jouer au poker. »

 

Devant la porte de l’appartement de Tresko, au sixième étage de l’unique immeuble d’habitation de Frogner plass, Harry avait eu la même impression que quand il était petit, pendant les vacances à Oppsal.

Que c’était la dernière possibilité, l’ultime geste désespéré après avoir sonné chez tous les autres. Tresko – ou Asbjørn Treschow de son nom de baptême – ouvrit et posa sur Harry un regard maussade. Car il savait ce jour-là comme à l’époque. Dernière possibilité.

La porte d’entrée donnait directement sur un logement de trente mètres carrés, comprenant ce que l’on pouvait appeler avec une certaine bonne volonté un salon avec coin-cuisine, et sinon un studio dans lequel on pouvait éventuellement faire du thé. La puanteur était effroyable. C’était l’odeur de bactéries prospérant sur des pieds humides et dans une atmosphère confinée, d’où l’expression populaire, mais bien vue, de « pets de pieds ». Tresko avait hérité cette sudation localisée de son père. Tout comme il avait hérité du surnom dont avait été affublé son père, parce qu’il portait toujours ces chaussures douteuses, en croyant dur comme fer que le bois capturerait l’odeur.

Tout ce que l’on pouvait dire de positif concernant l’odeur des pieds de Tresko junior, c’était qu’elle réussissait à masquer celle provenant de la vaisselle sale empilée dans l’évier, des cendriers pleins à ras bord ou des T-shirts trempés de sueur mis à sécher sur les dossiers de chaise. Harry se demanda si ce n’était pas la transpiration qui avait rendu fous les adversaires de Tresko lorsque celui-ci était parvenu en demi-finale du championnat du monde de poker, à Las Vegas.

« Ça fait longtemps, lâcha Tresko.

– Oui. Super que tu aies eu le temps de me recevoir. »

Tresko émit un petit rire, comme si Harry avait raconté une histoire drôle. Et Harry, qui ne comptait pas passer plus de temps que nécessaire dans l’appartement, en vint immédiatement à l’essentiel :

« Alors pourquoi le poker ne consiste qu’à savoir déceler quand l’adversaire bluffe ? »

Tresko ne parut voir aucune objection à sauter l’étape causette :

« Les gens croient que le poker est une question de statistiques, de hasard et de vraisemblance. Mais lorsque tu joues à un haut niveau, tous les joueurs connaissent les probabilités par cœur, ce n’est plus sur ce terrain que se dispute la bataille. Ce qui distingue les meilleurs, c’est la capacité à percer à jour ses adversaires. Avant de partir pour Vegas, je savais que j’allais jouer contre les meilleurs. Et ceux-là, je pouvais les voir jouer sur Gambler’s Channel, que je recevais par le satellite. Je l’enregistrais sur cassette, pour étudier chacun de ces gars-là quand ils bluffaient. En passant l’enregistrement au ralenti, en notant les moindres détails sur les visages, ce qu’ils disaient et faisaient, ce qui se répétait. Et quand j’ai eu bossé assez longtemps, il est apparu qu’ils avaient toujours quelque chose, un truc qui revenait. L’un se grattait l’aile droite du nez, un autre caressait l’envers des cartes. Et là j’ai fait le voyage avec la certitude que j’allais gagner. Malheureusement, il est apparu que davantage de choses encore me trahissaient moi. »

Le rire amer de Tresko sonna comme une espèce de sanglot, secouant ce grand corps informe.

« Dis-moi si je convoque un mec pour une audition, tu pourras voir s’il ment ? »

Tresko secoua la tête.

« Ce n’est pas si simple. Pour commencer, il faut que j’aie ça en vidéo. Ensuite, je dois avoir vu les cartes, pour savoir quand il a bluffé. À ce moment-là, je peux revenir en arrière et analyser ce qu’il fait différemment. C’est comme quand on étalonne un détecteur de mensonges, non ? Avant le test, on fait dire au gazier une vérité évidente, comme son nom, par exemple. Puis un mensonge évident. Ensuite, on lit dans les relevés, pour avoir une carte à suivre.

– Une vérité évidente, murmura Harry. Et un mensonge évident. Sur un bout de vidéo.

– Mais comme je te l’ai dit au téléphone, je ne te promets rien. »

 

Harry trouva Beate Lønn à la « House of Pain », la pièce où elle avait passé presque tout son temps quand elle travaillait à l’OCRB. La « House of Pain » était un bureau privé de fenêtre, rempli de lecteurs et d’enregistreurs servant à visionner et modifier des vidéos de braquages, agrandir les images, identifier des gens sur des photos à gros grain et des voix sur des répondeurs téléphoniques peu nets. Mais elle dirigeait à présent la Brigade technique, à Bryn, et était de surcroît en congé parental.

Les machines bourdonnaient, et la chaleur sèche avait fait apparaître des taches roses sur ses joues pâles, presque transparentes.

« Salut. » Harry laissa la porte de fer se refermer derrière lui.

La petite femme menue se leva et ils se prirent dans les bras l’un de l’autre, un peu gênés.

« Tu es drôlement maigre », constata-t-elle.

Harry haussa les épaules. « Comment ça va… tout ?

– Greger dort quand il le doit, mange ce qu’il doit et ne pleure presque pas. » Elle sourit. « Et en ce qui me concerne, c’est tout pour l’instant. »

Il songea qu’il devait dire quelques mots sur Halvorsen. Montrant qu’il n’avait pas oublié. Mais les mots justes ne venaient pas. Et comme si elle comprenait, elle demanda à la place comment il allait.

« Bien, répondit-il en se laissant tomber dans un fauteuil. Pas trop mal. Lamentablement. Ça dépend de quand tu poses la question.

– Et aujourd’hui ? »

Elle se tourna vers un moniteur, pressa un bouton, et les gens sur l’écran se mirent à courir à reculons en direction d’une entrée marquée STOROSENTERET, en majuscules.

« Je suis paranoïaque. J’ai la sensation de pourchasser quelqu’un qui me manipule, que tout est sens dessus dessous, et que c’est lui qui me fait faire exactement ce qu’il veut. Tu connais cette sensation ?

– Oui. Je l’appelle Greger. » Beate arrêta le rembobinage. « Tu veux voir ce que j’ai trouvé ? »

Harry approcha son fauteuil. Les talents tout particuliers de Beate ne tenaient pas du mythe : son gyrus fusiforme, cette partie du cerveau qui enregistre et identifie les visages humains, était si développé et sensible qu’elle était à elle toute seule une véritable cartothèque de criminels.

« J’ai passé en revue les photos que vous possédez des gens impliqués dans cette affaire. Époux, enfants, témoins et j’en passe. Je sais bien à quoi ressemblent nos vieilles connaissances. »

Elle fit avancer le film image par image. « Là », précisa-t-elle en s’arrêtant.

L’image s’immobilisa en tremblant, montrant quelques personnes en noir et blanc, gros grain, avec une mise au point douteuse.

« Où ça ? » voulut savoir Harry, qui se sentait aussi bête que d’habitude quand il regardait des visages avec Beate Lønn.

« Là. C’est la même personne que sur cette photo. » Elle tira l’un des clichés de l’enveloppe. « Est-ce que ce pourrait être cette personne qui te traque, Harry ? »

Harry regarda le tirage avec surprise. Avant de hocher lentement la tête et d’attraper le téléphone. Katrine Bratt répondit en deux secondes.

« Enfile ta veste et retrouve-moi au garage. On va faire un tour en voiture. »

 

Harry suivit Uranienborgveien et Majorstuveien pour éviter les feux de Bogstadveien.

« Elle était vraiment certaine que c’était lui ? demanda Katrine. La qualité des images de ces caméras de surveillance…

– Crois-moi. Si Beate Lønn dit que c’est lui, c’est lui. Appelle les renseignements pour obtenir son numéro personnel.

– Je l’ai enregistré dans mon téléphone mobile, répondit Katrine en sortant l’appareil.

– Enregistré ? s’étonna Harry en lui jetant un coup d’œil. Tu fais ça avec toutes les personnes sur qui tu bosses dans cette affaire ?

– Yep. Je les range dans un groupe à part. Que j’efface quand l’affaire est élucidée. Tu devrais essayer, c’est une sensation réellement exquise quand tu appuies sur “Effacer”. Très… concrète. »

Harry s’arrêta devant la maison jaune de Hoff. Aucune fenêtre n’était éclairée. « Filip Becker, murmura Katrine. Qui l’eût cru.

– N’oublie pas que nous venons juste discuter un peu avec lui. Il a pu avoir des raisons tout à fait naturelles d’appeler Vetlesen.

– Depuis une cabine téléphonique de Storosenteret ? »

Harry regarda Katrine. Le sang battait sous la peau fine de sa gorge. Il détourna les yeux et les braqua sur la fenêtre du salon.

« Viens », murmura-t-il. À l’instant même où il saisissait le levier d’ouverture de la portière, son téléphone mobile sonna. « Oui ? »

La voix à l’autre bout du fil semblait en proie à une certaine excitation, mais fit néanmoins un rapport concis. Harry l’interrompit avec deux « Mmm », un « Quoi ? » surpris et un « Quand ? »

Le silence se fit enfin du côté de l’interlocuteur.

« Appelle le central d’opérations, ordonna Harry. Demande-leur d’envoyer dans Hoffsveien les deux voitures de patrouille les plus proches. Aucune sirène, et demande-leur de s’arrêter chacune à un bout du pâté de maisons. Quoi ? Parce qu’il y a un gamin, à l’intérieur, et que nous ne voulons pas rendre Becker plus nerveux que nécessaire. D’accord ? »

L’autre était manifestement d’accord.

« C’était Holm. » Harry se pencha vers Katrine, ouvrit la boîte à gants, fouilla et sortit une paire de menottes. « Ses gars ont trouvé pas mal d’empreintes digitales sur la voiture, dans le garage de Lossius. Ils les ont comparées avec les autres empreintes digitales dont nous disposons dans l’affaire. »

Harry retira le porte-clés du démarreur, se pencha et tira un coffret en métal de sous le siège. Il introduisit une clé dans la serrure, ouvrit et souleva un Smith & Wesson noir, à canon court.

« L’une sur l’aile avant concordait. »

Katrine plissa la bouche en un o muet, et fit un signe de tête interrogateur vers la maison jaune.

« Yep. Le professeur Filip Becker. »

Il vit les yeux de Katrine Bratt s’agrandir. Mais la voix était toujours aussi calme :

« J’ai le sentiment que je ne vais pas tarder à appuyer sur la touche “Effacer”.

– Peut-être », répondit Harry en faisant basculer le barillet de son revolver pour vérifier s’il y avait des cartouches dans tous les logements.

« Il n’y a pas deux hommes pour enlever une femme de cette façon. » Elle pencha la tête d’un côté puis de l’autre, comme si elle s’échauffait avant un combat de boxe.

« Une supposition sensée.

– Nous aurions dû le comprendre quand nous sommes venus la première fois. »

Harry la regarda et se demanda pourquoi il ne partageait pas l’excitation de la jeune femme ; qu’était devenue la sensation enivrante qu’il connaissait à l’approche de l’arrestation ? Était-ce parce qu’il savait qu’elle serait bientôt remplacée par le sentiment d’être arrivé trop tard malgré tout, d’être un pompier qui nettoie dans des ruines ? Oui, mais ce n’était pas que ça. Il y avait autre chose, il le sentait, à présent. Il doutait. Les empreintes digitales et les photos de Storosenteret suffiraient plus qu’amplement dans une salle d’audience, mais ça avait été trop facile. Ce meurtrier n’était pas ainsi, il ne commettait pas des erreurs aussi banales. Ce n’était pas cette personne qui avait déposé la tête de Sylvia Ottersen au sommet d’un bonhomme de neige, qui avait congelé un policier dans son propre congélateur, qui avait envoyé à Harry une lettre dans laquelle on lisait : Ce que tu devrais te demander, c’est ceci : « Qui a fait le bonhomme de neige ? »

« Que faisons-nous ? voulut savoir Katrine. On l’arrête ? »

Au ton, Harry ne put pas déterminer s’il s’agissait ou non d’une question.

« Pour l’instant, on attend. Jusqu’à ce que la couverture soit en place. Et on sonne.

– Et s’il n’est pas à la maison ?

– Il l’est.

– Ah ? Comment…

– Regarde la fenêtre du salon. Pendant un certain temps. »

Elle vit. Et lorsque la lumière blanche se modifia derrière la grande fenêtre panoramique du salon, il vit qu’elle comprenait. Que c’était la lumière d’un téléviseur allumé.

Ils attendirent en silence. Tout était calme. Une corneille cria. Puis le calme revint. Le téléphone de Harry sonna.

Leur couverture était assurée.

Harry leur dressa un rapide aperçu de la situation. Il ne voulait voir aucun uniforme avant qu’ils n’aient été appelés, sauf, éventuellement, s’ils entendaient des coups de feu ou des cris.

« Règle-le sur muet », conseilla Katrine lorsqu’il eut interrompu la communication.

Il fit un rapide sourire, s’exécuta et lança un coup d’œil à la dérobée dans sa direction. Repensa à son visage quand la porte du congélateur s’était ouverte. Mais pour l’heure ce visage ne trahissait pas la moindre peur ou nervosité, seulement de la concentration. Il fourra le téléphone dans sa poche de blouson, et l’entendit tinter contre le revolver.

Ils descendirent de voiture, traversèrent la rue et ouvrirent le portail. Le gravier mouillé de l’allée mâchait avidement leurs chaussures. Harry gardait un œil sur la fenêtre panoramique, à la recherche d’ombres en mouvement contre le papier peint blanc.

Ils se retrouvèrent sur les marches. Katrine regarda rapidement Harry, qui hocha la tête. Elle sonna. Un pling-plong profond, hésitant, résonna à l’intérieur.

Ils attendirent. Aucun bruit de pas. Pas d’ombre dans le verre dépoli de la vitre tout en longueur à côté de la porte.

Harry avança et posa une oreille contre le verre, un moyen simple et d’une efficacité surprenante d’écouter ce qui se passe à l’intérieur d’une maison. Mais il n’entendit rien, pas même la télévision. Il recula de trois pas, saisit l’extérieur du toit descendant au-dessus de l’escalier, attrapa la gouttière à deux mains et se hissa jusqu’à voir tout le salon par la fenêtre. Dos à lui, sur le sol devant le téléviseur, une personne en manteau gris était assise en tailleur. Deux énormes écouteurs couronnaient le crâne bosselé à l’instar d’une auréole noire. Un cordon partait des écouteurs et courait jusqu’au poste.

« Il n’entend pas à cause de son casque, expliqua Harry en se laissant retomber juste à temps pour voir Katrine poser la main sur la poignée de porte. Les bandes de caoutchouc tendues autour du chambranle laissèrent échapper le battant avec un léger claquement.

« Nous sommes sûrement les bienvenus », constata Katrine à voix basse avant d’entrer.

Désarçonné, jurant en son for intérieur, Harry lui emboîta le pas. Katrine était déjà arrivée à la porte du salon, qu’elle ouvrit. Elle s’y arrêta et attendit que Harry l’ait rejointe. Elle fit un pas de côté, bouscula un piédestal sur lequel un vase se mit à osciller dangereusement avant de décider de conserver une situation verticale.

Six mètres au moins les séparaient de la personne qui leur tournait toujours le dos, assise par terre.

Sur l’écran du téléviseur, un bébé chancelant essayait de conserver son équilibre en se cramponnant aux index d’une femme qui riait. Un voyant bleu était éclairé sur le lecteur de DVD, sous l’appareil. Harry eut une impression de déjà-vu, la sensation d’une tragédie qui allait se reproduire. Exactement ainsi : le silence, l’enregistrement amateur de photos d’une famille heureuse, le contraste entre jadis et maintenant, la tragédie qui s’est déjà déroulée et qui n’a besoin que d’une fin.

Katrine tendit un doigt, mais il avait déjà vu.

Le pistolet était posé juste derrière la personne, entre un puzzle à moitié fait et une Gameboy, et ressemblait à s’y méprendre à un jouet banal. Un Glock 21, paria Harry en sentant la nausée l’envahir lorsque son corps changea subitement de vitesse et que davantage d’adrénaline fut injectée dans le sang.

Ils avaient deux possibilités. Rester près de la porte, crier le nom de Becker et assumer les conséquences de ce qui arrive quand un homme armé est confronté à son arme. Ou bien le désarmer avant qu’il ne les découvre. Harry posa une main sur l’épaule de Katrine et la fit passer derrière lui tout en calculant le temps nécessaire à Becker pour se retourner, ramasser le pistolet, viser et faire feu. Quatre longues enjambées suffiraient, et il n’y avait pas de source lumineuse derrière Harry pour provoquer une ombre, ni assez de lumière sur l’écran pour que Harry s’y reflète.

Il inspira et se mit en mouvement. Posa le pied aussi délicatement que possible sur le parquet. Le dos ne bougea pas. Il était à la moitié de la seconde longue enjambée lorsqu’il entendit le claquement derrière lui. Et sut instinctivement qu’il s’agissait du vase. Il vit la personne se retourner à toute vitesse, puis l’expression tourmentée de Filip Becker. Harry se figea, et ils se regardèrent tandis que l’écran de télévision derrière Becker s’assombrissait. La bouche de Becker s’ouvrit, comme s’il voulait parler. La sclérotique de ses yeux était sillonnée de rouge et ses joues étaient gonflées comme s’il avait pleuré.

« Le pistolet ! »

C’était Katrine qui criait, et Harry leva automatiquement les yeux pour voir le reflet de la jeune femme dans l’écran noir du téléviseur. Elle était à la porte, jambes écartées, bras tendus en avant et les mains serrées autour d’un revolver.

Le temps parut ralentir, se changer en matière informe et visqueuse dans laquelle seuls les sens continuaient à fonctionner dans la réalité.

Un policier chevronné comme Harry se serait naturellement jeté au sol en tirant son propre revolver. Mais il y avait autre chose, plus lent que les instincts mais plus puissant dans son fonctionnement. Par la suite, Harry changerait d’avis, mais il pensa d’abord qu’il avait agi de la sorte à cause d’un autre déjà-vu, la vision d’un homme mort par terre, transpercé par une balle policière, parce qu’il se savait au bout du chemin, convaincu qu’il n’aurait pas la force de combattre d’autres fantômes.

Harry fit un pas sur la droite, dans la ligne de mire de Katrine.

Derrière lui, il entendit un déclic lisse et bien huilé. Le son du percuteur d’un revolver abaissé, d’un doigt qui relâche sa pression sur la gâchette.

La main de Becker était appuyée sur le sol, juste à côté du revolver. Les doigts étaient blancs au niveau des phalanges et de la jointure avec la paume. Ce qui signifiait que Becker s’appuyait dessus de tout son poids. L’autre main, la droite, enserrait une télécommande. Si Becker essayait de saisir le pistolet avec la main droite sans changer de posture, il perdrait l’équilibre.

« Ne bougez pas », ordonna Harry à voix haute.

Le seul mouvement perceptible chez Becker fut un clignement d’yeux, puis un autre, comme s’il désirait voir disparaître la vision de Harry et Katrine. Harry avança en rendant ses gestes calmes mais efficaces. Il se pencha et ramassa le pistolet, étonnamment léger. Assez léger pour lui faire comprendre qu’il ne pouvait pas y avoir de cartouches dans le chargeur. Il fourra l’arme dans sa poche de blouson, à côté de son propre revolver, et s’accroupit. Dans l’écran du téléviseur, il vit Katrine, qui les visait toujours, changer nerveusement de pied d’appui. Il tendit une main en direction de Becker, qui se replia tel un animal farouche, saisit l’un des écouteurs et lui retira le casque.

« Où est Jonas ? » demanda Harry.

Becker regarda Harry comme s’il ne comprenait ni la situation ni la langue employée.

« Jonas ? » répéta Harry, puis plus fort : « Jonas ! Jonas, tu es là ?

– Chut, répondit Becker. Il dort. » Sa voix était celle d’un somnambule, comme s’il avait pris un tranquillisant.

Becker tendit un doigt vers les écouteurs. « Il ne faut pas qu’il se réveille. »

Harry déglutit. « Où est-il ?

– Où ? » répéta Becker en penchant de côté son crâne bosselé et en regardant Harry comme s’il venait seulement de le reconnaître. « Dans son lit, évidemment. Tous les petits garçons doivent dormir dans leur lit. » Le ton de sa voix montait et descendait, comme s’il citait une chanson.

Harry plongea la main dans son autre poche et en tira ses menottes.

« Tendez les mains en avant », commanda-t-il.

Becker cligna de nouveau des yeux.

« C’est pour votre propre sécurité », précisa Harry.

C’était une réplique maintes fois répétée, qu’ils martelaient dès l’École supérieure de police, destinée à calmer la personne arrêtée. Mais en s’entendant la prononcer, Harry comprit soudain pourquoi il s’était placé dans la ligne de mire. Et ce n’était pas à cause de fantômes.

Becker leva les mains vers Harry, comme en prière, et l’acier claqua autour de ses poignets fins et velus.

« Restez assis. Elle vous surveille. »

Harry se redressa et alla vers la porte et vers Katrine. Elle avait baissé son arme et lui souriait avec un éclat curieux dans le regard. Comme si des braises y couvaient, très loin.

« Tout va bien ? s’enquit Harry à voix basse. Katrine ?

– Bien sûr », répondit-elle en riant.

Harry hésita. Puis gravit l’escalier. Il se rappelait où était la chambre de Jonas, mais ouvrit les autres portes d’abord. Comme pour le repousser. La lumière était éteinte dans la chambre de Becker, mais il vit le lit double. Les draps avaient disparu d’un côté. Comme s’il savait déjà qu’elle ne reviendrait jamais.

Harry se retrouva alors devant la porte de Jonas. Il se vida la tête d’idées et d’images avant d’ouvrir. Une série de notes bancales lancèrent leur écho fêlé à travers la pièce, et bien qu’il ne vît rien, il sut que le courant d’air avait mis en branle la petite construction de fins tubes métalliques. Parce que Oleg avait un carillon identique pendu au plafond de sa chambre. Harry entra et distingua quelqu’un ou quelque chose sous l’édredon. Il tendit l’oreille, à la recherche d’une respiration. Mais il n’entendait que les notes qui continuaient à vibrer, qui refusaient de mourir. Il posa la main sur l’édredon. Et l’espace d’un instant, la terreur le paralysa. Même si rien dans cette pièce ne représentait un danger physique pour lui, il savait de quoi il avait peur. Parce qu’une autre personne, son ancien chef Bjarne Møller, l’avait un jour formulé pour lui. Il avait peur de son humanité.

Il tira doucement l’édredon du corps étendu là. C’était Jonas. Dans le noir, il paraissait réellement dormir. Exception faite des yeux grands ouverts, rivés au plafond. Harry remarqua un pansement sur le bras du petit garçon. Il se baissa vers la bouche entrouverte de Jonas en même temps qu’il posait une main sur son front. Et sursauta en sentant la peau chaude et un souffle contre son oreille. Ainsi qu’une voix ensommeillée qui murmurait : « Maman ? »

Harry n’était absolument pas préparé à sa propre réaction. Ce fut peut-être parce qu’il songea à Oleg. Ou parce qu’il se vit lui-même à une époque où il avait été un petit garçon se réveillant en pensant qu’elle était encore vivante, et déboulant dans la chambre de ses parents, à Oppsal, pour voir le lit double d’où les draps avaient été retirés sur un côté.

En tout cas, Harry ne parvint pas à retenir les larmes qui jaillirent soudain de ses yeux, les emplissant jusqu’à ce que le visage de Jonas flotte devant lui et qu’elles coulent le long de ses joues en longues raies chaudes, avant de trouver des rides pour les conduire aux commissures de ses lèvres et que Harry sente son propre goût salé.