CHAPITRE 32
Jour 21. Les cuves
Skarre piétinait devant Harry en suivant les traces de pas dans la neige qui traçaient le chemin entre les arbres. Une obscurité arrivée tôt dans l’après-midi prévenait d’un hiver au coin de la rue. La tour de Tryvann clignotait au-dessus d’eux, Oslo en dessous. Harry était venu tout droit de Sollihøgda et s’était garé sur le grand parking vide, où les bacheliers à venir s’amassaient chaque printemps comme un troupeau de lemmings pour l’accomplissement obligatoire du rituel de passage à l’âge adulte propre à l’espèce : danse autour du feu, anesthésie à l’alcool, circoncision et baise. À cette époque, Harry n’avait pas de voiture. Seulement deux copains braillards, Bruce Springsteen et Independence Day sur la radiocassette au sommet du bunker allemand de Nordstrand.
« C’est un marcheur qui l’a découvert, expliqua Skarre.
– Et qui a trouvé incontournable de faire savoir à la police qu’il y avait un Bonhomme de neige dans les bois ?
– Il avait son clebs avec lui. C’est la bestiole qui… oui… tu vas voir. »
Ils sortirent à terrain découvert. Un jeune homme se redressa en voyant Skarre et Harry, et vint vers eux.
« Thomas Helle, groupe des disparitions, se présenta-t-il. Nous sommes heureux que vous soyez là, Hole. »
Harry posa un œil surpris sur le jeune policier, mais vit que l’autre le pensait réellement.
Harry vit les TIC au sommet de la colline devant lui. Skarre se plia pour passer sous la tresse orange, Harry passa par-dessus. Un sentier indiquait où ils devaient passer pour ne pas détruire des indices techniques qui avaient résisté. Les TIC s’aperçurent de la présence de Harry et Skarre, et s’écartèrent en silence tout en observant attentivement les nouveaux arrivants. Comme s’ils s’y étaient attendus : dévoiler. Obtenir des réactions.
« Bordel de merde ! » grogna Skarre en faisant un pas en arrière.
Harry sentit le froid envahir sa tête, comme si tout le sang abandonnait le cerveau en laissant une sensation engourdie et morte de néant.
Ce n’étaient pas les détails, car au premier coup d’œil, la femme nue ne paraissait pas avoir été trop endommagée. Pas comme Sylvia Ottersen ou Gert Rafto. Ce qui le terrifia, ce fut ce qu’il y avait de construit, disposé, prémédité, froid dans la mise en scène elle-même. Le cadavre était posé sur deux grosses boules de neige roulées tout contre un arbre et empilées, comme un début de bonhomme de neige. Le cadavre basculait vers le tronc, mais s’il tombait en crabe, il serait rattrapé par un fil d’acier attaché à la grosse branche juste au-dessus. Le câble d’acier se terminait par un nœud coulant rigide autour du cou du macchabée, comme un lasso figé par le froid au moment de s’abattre avec précision sur la proie. Les bras étaient ligotés dans le dos. Les yeux et la bouche de la femme étaient clos, donnant au visage une expression paisible, comme si elle dormait.
On pouvait presque penser que le cadavre avait été bien arrangé. Jusqu’à ce que l’on découvre les points de suture sur la peau pâle et nue. Les bords de la peau sous le fil de couture presque invisible n’étaient séparés que par un fin et régulier joint de sang noir. Une série de points barraient le ventre, juste sous la poitrine. L’autre entourait le cou. Travail parfait, songea Harry. Pas un seul trou de clou vide, pas une baguette de travers.
« Ça ressemble à ces trucs d’art abstrait, apprécia Skarre. Comment ils appellent ça ?
– Installations », répondit une voix derrière eux. Harry pencha la tête de côté. Ils avaient raison.
Mais un élément rompait l’impression de chirurgie parfaite.
« Il l’a découpée en morceaux, énonça-t-il de la même voix que si on l’avait tenu en étranglement. Avant de la reconstituer.
– Il ? s’étonna Skarre.
– Sans doute pour faciliter le transport, suggéra Helle. Je crois savoir qui elle est. Son mari a déclaré sa disparition hier. Il arrive.
– Pourquoi penses-tu que c’est elle ?
– Son mari a retrouvé une robe portant des traces de brûlure. » Helle tendit un doigt vers le cadavre. « À peu près là où sont les points. »
Harry se concentra sur sa respiration. Il voyait ce qui jurait, à présent. C’était le bonhomme de neige inachevé. Ainsi que les nœuds irréguliers et angles imprécis sur le câble d’acier tordu. Ils avaient l’air bruts, hasardeux, tâtonnants. Comme si c’était une esquisse, un exercice. Le premier jet d’une œuvre encore inachevée. Et pourquoi lui avait-il ligoté les bras dans le dos, elle avait dû mourir bien avant d’arriver ici ? Était-ce un élément de l’esquisse ? Il se racla la gorge.
« Pourquoi ne me l’a-t-on pas dit plus tôt ?
– J’ai transmis à mon supérieur, qui a transmis au chef de la Crim, répondit Helle. La seule consigne que nous avons reçue, c’était de la boucler là-dessus jusqu’à nouvel ordre. Je suppose que ça a un rapport avec… (il jeta un rapide coup d’œil aux TIC)… cette personne recherchée, anonyme.
– Katrine Bratt ? demanda Skarre.
– Je n’ai pas entendu ce nom », fit observer une voix.
Ils se retournèrent. Le chef de la Crim se tenait derrière eux, dans la neige, les jambes assez écartées et les mains dans les poches d’un trench-coat. Ses yeux bleus et froids observaient le cadavre.
« Ç’aurait dû figurer au Salon d’automne. »
Les jeunes inspecteurs ouvrirent de grands yeux, tandis que le chef de la Crim se tournait vers Harry, imperturbable.
« Quelques mots, inspecteur principal ? »
Ils se dirigèrent vers les tresses.
« Une chienlit de première bourre », estima le chef de la Crim. Il était tourné vers Harry, mais son regard errait vers le tapis lumineux en contrebas. « Nous nous sommes réunis. C’est pour cela que je devais vous voir en tête à tête.
– Qui s’est réuni ?
– Ce n’est pas très important, Harry. Plus important est que nous ayons pris une décision.
– Ah oui ? »
Le chef de la Crim piétina dans la neige, et Harry se demanda un instant s’il allait lui faire remarquer qu’il polluait un lieu de crime.
« J’avais pensé voir ça avec toi ce soir, Harry. Dans le calme. Mais avec cette nouvelle découverte de cadavre, les choses s’emballent. La presse sera sur l’affaire dans quelques heures. Et à ce moment-là nous n’aurons pas le temps que nous espérions, il faudra dire qui est le Bonhomme de neige. Comment Katrine Bratt a réussi à venir occuper un poste chez nous, et à opérer de là sans que nous le remarquions. La direction doit assumer, évidemment. C’est cela diriger, ça va de soi.
– De quoi s’agit-il exactement, chef ?
– La crédibilité de la police d’Oslo. La merde dégouline, Harry. Plus elle part de haut, plus elle salit toute la maison. Que des individus à un niveau assez bas fassent des boulettes, c’est pardonnable. Mais si nous perdons la confiance des gens sur l’idée que la boutique est dirigée avec un soupçon de compétence, qu’il y a un certain contrôle, nous avons perdu. Je suppose que tu comprends ce qui est en jeu, Harry.
– Je n’ai pas beaucoup de temps, chef. »
Le regard du chef revint de ses errances citadines et se planta sur l’inspecteur principal. « Tu sais ce que “kamikaze” veut dire ? » Harry changea de pied d’appui. « Être japonais, avoir subi un lavage de cerveau et précipiter son avion sur un porte-avions ?
– C’est aussi ce que je croyais. Mais Gunnar Hagen m’a raconté que les Japonais n’utilisaient jamais ce mot, eux, que c’était une chose que les craqueurs de codes américains avaient mal interprétée. Kamikaze, c’est le nom d’un typhon qui a sauvé les Japonais lors d’une bataille contre les Mongols au cours du XIIIe siècle. En traduction littérale, ça donne “vent divin”. C’est assez pittoresque, non ? »
Harry ne répondit pas.
« Nous avons besoin d’un vent de ce genre, aujourd’hui. »
Harry hocha lentement la tête. Il comprenait.
« Vous voulez que quelqu’un endosse la faute qu’a représentée l’embauche de Katrine Bratt ? Et qu’elle n’ait pas été découverte ? Toute la merde, en somme ?
– Ce n’est pas agréable de demander à quelqu’un de se sacrifier de cette façon. En particulier quand le sacrifice en question signifie qu’on sauve sa peau. Il faut alors se rappeler qu’il est question de quelque chose de plus grand que l’individu. » Le regard du chef de la Crim balaya de nouveau la ville. « La fourmilière, Harry. Il s’agit toujours de la fourmilière. Le labeur, la loyauté, le renoncement insensé, de temps à autre, c’est la fourmilière qui leur donne leur valeur. »
Harry se passa une main sur le visage. Trahison. Coups de poignard. Lâcheté. Il essaya de ravaler sa fureur. Se dire que le chef de la Crim avait raison. Il fallait sacrifier quelqu’un, et placer la faute aussi bas que possible dans la hiérarchie. Passe encore. Il aurait dû démasquer Katrine Bratt plus tôt.
Harry se redressa. Bizarrement, c’était un soulagement. Depuis longtemps, il avait la sensation que les choses se termineraient ainsi pour lui, si longtemps que, dans le fond, il avait fini par l’accepter. Tel que les collègues de la Dead Policemen’s Society avaient fait leur sortie : sans fanfare ni honneurs, sans rien d’autre que le respect d’eux-mêmes et des initiés, le peu de gens qui savaient de quoi il était question. La fourmilière.
« Je comprends, répondit Harry. Et je l’accepte. Vous allez m’expliquer la façon dont vous voulez l’avoir. Mais je pense que nous devrions malgré tout remettre la conférence de presse de quelques heures, le temps que nous en sachions un peu plus. »
Le chef de la Crim secoua la tête. « Tu ne comprend pas, Harry.
– Il y a peut-être des rebondissements dans l’affaire.
– Ce n’est pas toi qui va encaisser.
– Nous vérifions si… » Harry se tut. « Qu’avez-vous dit, chef ?
– Ç’a été la première proposition, mais Gunnar Hagen n’a pas voulu l’accepter. Alors c’est lui qui endosse la faute. Il rédige sa lettre de démission en ce moment même. Je voulais simplement t’en informer pour que tu saches quand commencera la conférence de presse.
– Hagen ? répéta Harry.
– Un bon soldat, répondit le chef de la Crim en donnant une tape sur l’épaule de Harry. Je me sauve. La conférence de presse aura lieu à huit heures dans la grande salle, OK ? »
Harry vit le dos du chef de la Crim s’éloigner, et sentit vibrer son mobile dans sa poche de blouson. Il regarda l’écran avant de décider de répondre.
« Love me tender, déclama Bjørn Holm. Je suis à l’institut médico-légal.
– Qu’est-ce que tu as ?
– Il y avait du sang humain dans le bois. La nana du labo dit que malheureusement, le sang est foutrement surestimé comme source d’ADN, et elle doute que nous trouvions assez de cellules pour un profil ADN. Mais elle a vérifié le groupe sanguin, et devine ce que nous avons trouvé. »
Bjørn Holm marqua un temps d’arrêt, avant de sembler comprendre que Harry n’avait pas prévu de jouer à Qui veut gagner des millions ? et de poursuivre.
« C’est un type sanguin qui exclut la plupart des gens, si on peut dire. Deux pour cent de la population, et aux archives criminelles, on n’a que cent vingt-trois personnes. Si Katrine Bratt correspond à ce groupe sanguin, c’est un putain de bon indice indiquant qu’elle a saigné dans la grange des Ottersen.
– Vérifie avec le Central d’opérations, ils ont la liste des groupes sanguins de tous les policiers de Grønland.
– Ah oui ? Merde, alors je vais vérifier tout de suite.
– Mais ne sois pas trop déçu en découvrant qu’elle n’est pas B moins. »
Harry attendit pendant qu’il écoutait la muette surprise de son collègue. Puis vint la question :
« Comment t’es-tu démerdé pour savoir que c’était du B moins ?
– Combien de temps te faudra-t-il pour me rejoindre à l’Institut d’anatomie ? »
Il était six heures, et les employés qui avaient des horaires fixes à l’hôpital de Sandviken étaient partis depuis longtemps. Mais dans le bureau de Kjersti Rødsmoen, la lumière était allumée. La psychiatre vit que Knut Müller-Nilsen et Espen Lepsvik étaient prêts à noter. Elle jeta un coup d’œil à son propre bloc-notes et commença.
« Katrine Rafto raconte qu’elle aimait très fort son père. » Elle leva les yeux sur les deux autres. « Elle était encore gamine quand les journaux en ont fait un agresseur. Katrine a été blessée, effrayée et très troublée. À l’école, on se moquait d’elle à cause de ce que les journaux écrivaient. Peu de temps après, les parents ont divorcé. Quand Katrine avait dix-neuf ans, son père a disparu en même temps que deux femmes étaient tuées à Bergen. L’enquête a été suspendue, mais au sein de la police comme en dehors, on disait que son père avait assassiné les deux femmes avant de se suicider en comprenant qu’il ne s’en tirerait pas. À ce moment-là, Katrine a décidé d’entrer dans la police élucider ces meurtres et disculper son père. »
Kjersti Rødsmoen leva les yeux. Aucun des deux hommes ne notait, ils ne faisaient que la regarder.
« Alors elle a tenté l’École supérieure de police poursuivit Rødsmoen. Et après ses études, elle a été engagée à la Brigade criminelle de Bergen. Où elle a très vite commencé à explorer l’affaire de son père sur son temps libre. Jusqu’à ce que ce soit révélé et interrompu, et Katrine a demandé un transfert aux Mœurs. C’est exact ?
– Confirmé, répondit Müller-Nilsen.
– On a veillé à ce qu’elle ne s’approche plus de l’affaire de son père, alors au lieu de ça, elle s’est mise à potasser des affaires connexes. Elle a fait une découverte intéressante en passant en revue les rapports de disparition pour tout le pays. Justement qu’au cours des années suivant la disparition de son père, des femmes avaient été portées disparues dans des circonstances présentant des similitudes avec les disparitions d’Onny Hetland et de son père. » Kjersti Rødsmoen tourna quelques pages. « Mais pour pouvoir continuer, Katrine avait besoin d’aide, et elle savait qu’elle n’obtiendrait pas cette aide à Bergen. C’est pourquoi elle a décidé de mettre sur l’affaire quelqu’un ayant une expérience des tueurs en série. Mais évidemment, ça devait se passer sans que personne ne sache que c’était elle, la propre fille de Rafto, qui était derrière. »
L’homme du KRIPOS, Espen Lepsvik, secoua lentement la tête tandis que Kjersti poursuivait :
« Après un travail préliminaire approfondi, le choix s’est porté sur l’inspecteur principal Harry Hole, de la Brigade criminelle d’Oslo. Elle lui a écrit une lettre en la signant du titre mystérieux de Bonhomme de neige. Pour éveiller sa curiosité et parce que des bonshommes de neige avaient été mentionnés dans plusieurs auditions de témoins en lien avec les disparitions. Il en était aussi question dans les notes de son père concernant le meurtre au sommet d’Ulriken. Quand la Brigade criminelle d’Oslo a fait paraître une offre d’emploi en demandant tout particulièrement une femme, elle a postulé et a été convoquée pour un entretien. Elle raconte qu’ils lui ont offert le poste avant qu’elle ait eu le temps de s’asseoir. »
Rødsmoen leva les yeux, mais voyant qu’aucun des deux autres ne parlait, elle continua :
« Dès le premier jour, Katrine a veillé à entrer en contact avec Harry Hole, et à pouvoir l’assister sur l’enquête. Avec tout ce qu’elle savait déjà aussi bien sur Harry Hole que sur l’affaire, ça n’a pas été très compliqué pour elle de le manipuler et de le guider vers Bergen et la disparition de Gert Rafto. Et avec l’aide de Hole, elle a donc enfin retrouvé son père. Dans un congélateur sur Finnøy. »
Kjersti ôta ses lunettes.
« Pas besoin d’être exceptionnellement imaginatif pour comprendre qu’une expérience comme celle-là pose les bases d’une réaction mentale. Le stress n’a bien sûr pu que s’aggraver par le fait qu’elle ait cru trois fois que le meurtrier avait été découvert. D’abord Idar Vetlesen, puis un… (elle plissa des yeux myopes vers ses notes) Filip Becker. Et Arve Støp, pour finir. Seulement, pour comprendre que chaque fois c’était la mauvaise personne. Elle a même essayé d’extorquer des aveux à Støp, mais a renoncé en comprenant que lui non plus n’était pas l’homme qu’elle cherchait. Elle a fui en entendant la police arriver. Elle dit qu’elle ne pouvait pas être arrêtée avant que son travail soit terminé. Qui consiste donc à trouver le coupable. Au stade où en sont les choses, je crois que nous pouvons affirmer de façon sûre qu’elle était déjà dans un état avancé de psychose. Elle est retournée à Finnøy, où, dit-elle, elle pensait bien que Hole la rechercherait. Et il allait donc apparaître qu’elle avait raison. Quand il est arrivé, elle l’a désarmé pour l’obliger à écouter pendant qu’elle lui donnait les instructions relatives à la suite de son enquête.
– Désarmé ? répéta Müller-Nilsen. Nous savons bien qu’elle s’est rendue sans drame.
– Elle dit que sa blessure à la bouche a été causée par Harry Hole quand il l’a surprise, répliqua Kjersti Rødsmoen.
– Doit-on croire une personne psychotique ? demanda Lepsvik.
– Elle n’est plus psychotique, assena Rødsmoen. Nous devrions la garder en observation encore quelques jours, mais après cela, vous devrez être préparés à la prendre en charge. Si vous la considérez toujours comme une suspecte, bien sûr. »
Ces derniers mots planèrent un instant dans la pièce avant qu’Espen Lepsvik se penche par-dessus la table.
« Ça veut dire que vous pensez que Katrine Bratt ne ment pas ?
– Il n’est pas dans mon domaine de compétence d’avoir un quelconque avis là-dessus, répondit Rødsmoen en refermant ses notes.
– Et si je vous pose la question hors du contexte professionnel ? »
Rødsmoen fit un petit sourire : « Alors je crois que vous devez continuer à croire ce que vous croyez déjà, inspecteur principal. »
Bjørn Holm avait parcouru à pied la courte distance entre l’institut médico-légal et l’Institut d’anatomie voisin, et attendait au garage lorsque Harry arriva en voiture de Tryvann. Holm était en compagnie du taxidermiste en vert aux oreilles chargées d’anneaux, celui qui poussait un cadavre lors de la dernière visite de Harry.
« Lund-Helgesen n’est pas là aujourd’hui, l’informa Holm.
– Mais vous pouvez sans doute nous faire un peu visiter les lieux, demanda Harry au taricheute.
– Nous n’avons pas le droit de…, commença le type en vert, mais il fut interrompu par Harry.
– Comment vous appelez-vous ?
– Kai Robøle.
– OK, Robøle, répondit Harry en sortant sa carte de police. Je vous donne le droit. »
Robøle haussa les épaules et les fit entrer.
« Vous avez de la chance de trouver quelqu’un. C’est toujours vide après cinq heures.
– J’avais plutôt l’impression que vous faisiez pas mal d’heures supplémentaires », répliqua Harry.
Robøle secoua la tête.
« Pas au sous-sol, avec les macchabées, tiens. Ici, on se sent mieux à la lumière du jour. » Il sourit sans que ça paraisse l’amuser. « Que voulez-vous voir ?
– Les cadavres récents. »
Le taricheute ouvrit et leur fit passer deux portes pour accéder à une pièce carrelée meublée de huit bassins surbaissés, quatre de chaque côté d’un couloir étroit. Le fond des bassins était équipé d’un couvercle métallique.
« Ils sont là-dessous, expliqua Robøle. Quatre dans chaque bassin. Ceux-ci sont remplis d’alcool.
– Très fort », murmura Bjørn Holm.
Il fut impossible de dire si le taricheute avait volontairement compris de travers, mais il répondit :
« Quarante pour cent.
– Trente-deux cadavres, donc, résuma Harry. C’est tout ?
– Nous avons environ quarante cadavres, mais ceux-là sont les plus récents. Ils les gardent souvent un an ici avant que nous commencions à les utiliser.
– Comment entrent-ils ?
– En corbillard. On va en chercher certains nous-mêmes.
– Et vous les faites entrer par le garage ?
– Oui.
– Qu’est-ce qui se passe à ce moment-là ?
– Ce qui se passe ? On les fixe, on fait un trou en haut de la cuisse et on injecte le mélange de fixation. Qui les fait se conserver comme il faut. Et on fait des petits lingots métalliques marqués du numéro inscrit sur les papiers.
– Quels papiers ?
– Ceux qui vont avec le cadavre. Ils sont archivés au bureau. On fixe un lingot à l’orteil, un au doigt et un à l’oreille. Nous essayons de garder aussi un aperçu des morceaux de cadavres au fur et à mesure qu’ils sont débités, de sorte que le corps puisse être incinéré le plus complet possible, le moment venu.
– Vous contrôlez régulièrement les cadavres avec les papiers ?
– Contrôler ? répéta-t-il en se grattant le crâne. Seulement quand nous devons expédier le cadavre. C’est ici, à Oslo, que la plupart des corps arrivent quand c’était la volonté du défunt, alors nous approvisionnons les universités de Tromsø, Trondheim et Bergen quand ils n’en ont pas assez de leur côté.
– Alors il est concevable de trouver ici quelqu’un qui ne devrait pas y être ?
– Oh non. Tous ceux qui sont ici ont légué leur corps à l’institut, par testament.
– C’est ce que je me demande, répondit Harry en s’accroupissant près d’un des bassins.
– Quoi ?
– Écoutez bien, Robøle. Je vais vous poser une question hypothétique. Et je veux que vous réfléchissiez bien avant de répondre. D’accord ? »
Le taricheute acquiesça rapidement.
Harry se releva.
« Est-il pensable que quelqu’un qui a accès à ces locaux puisse introduire ici un cadavre, le soir, par le garage, le munir de lingots avec des numéros fictifs, déposer le corps dans un de ces bassins et considère comme assez plausible que ce ne soit jamais découvert ? »
Kai Robøle hésita. Se gratta encore le crâne. Passa un doigt le long de sa rangée d’anneaux.
Harry changea de pied d’appui. La bouche de Holm était à moitié ouverte.
« Si on veut, répondit Robøle. S’il n’y a rien pour l’empêcher.
– Rien pour l’empêcher ? »
Robøle secoua la tête et émit un petit rire.
« Non, bon Dieu. C’est parfaitement possible.
– Dans ce cas, je veux voir ces cadavres, maintenant. »
Robøle regarda le grand policier.
« Ici ? Maintenant ?
– Vous pouvez commencer dans le coin, à gauche.
– Alors il va falloir que j’appelle quelqu’un qui a l’autorisation.
– Si vous voulez retarder notre enquête sur meurtre, allez-y.
– Meurtre ? demanda Robøle en fermant un œil.
– Entendu parler du Bonhomme de neige ? »
Robøle cligna deux fois des yeux. Puis il se retourna, alla aux chaînes qui pendaient d’un palan motorisé au plafond, les plongea dans le bassin et fixa les deux crochets à la plaque métallique dans le bac. Saisit la commande et appuya. Le palan se mit à ronronner en enroulant les chaînes. Le couvercle se souleva lentement du bassin, sous les regards fixes de Harry et Holm. Le dessous du couvercle portait deux plaques horizontales l’une au-dessus de l’autre, partagées par une plaque verticale. Un cadavre nu et blanc reposait sur les plaques, de chaque côté du séparateur central. Ils faisaient penser à des poupées pâles, impression renforcée par les trous rectangulaires noirs qu’ils avaient sur les cuisses. Quand les cadavres furent arrivés à hauteur de hanche, le taricheute pressa le bouton d’arrêt. Dans le silence qui suivit, ils entendirent les soupirs profonds de l’alcool qui gouttait, renvoyant un écho entre les parois carrelées de blanc de la pièce.
« Alors ? s’enquit Robøle.
– Non, répondit Harry. Suivant. »
Le taxidermiste répéta la manœuvre. Quatre nouveaux cadavres montèrent du bassin suivant.
Harry secoua la tête.
Quand le troisième quartette de cadavres apparut, Harry sursauta. Kai Robøle, qui confondit la réaction du policier avec de l’horreur, exhiba un sourire satisfait.
« Qu’est-ce que c’est ? » demanda Harry en tendant un doigt vers la femme décapitée.
« Vraisemblablement un retour de l’une des autres diversités. Les nôtres sont entiers, en général. »
Harry se pencha et posa une main sur le cadavre. Il était froid, et sa consistance anormalement ferme à cause de la fixation. Il passa un doigt le long de la surface de coupe, au cou. Il était lisse, la chair pâle.
« On utilise un scalpel à l’extérieur, puis une scie fine, expliqua le taricheute.
– Mmm. »
Harry se pencha sur le cadavre, saisit le bras opposé de la femme et tira violemment vers lui, de sorte que le tronc soit tourné vers le côté.
« Qu’est-ce que vous faites ? s’écria Robøle.
– Tu vois quelque chose dans son dos ? demanda Harry à Holm, de l’autre côté du cadavre.
– Un tatouage, répondit Holm avec un hochement de tête. Qui ressemble à un drapeau.
– Lequel ?
– Aucune idée. Vert, jaune et rouge. Avec un pentagramme au milieu.
– Éthiopie, déclara Harry en lâchant la femme, qui retomba à sa place. Cette fille n’a pas donné son corps. Il a été donné, pour ainsi dire. C’est Sylvia Ottersen. »
Kai Robøle clignait des yeux, encore et encore, comme dans l’espoir que quelque chose disparaîtrait si seulement il clignait suffisamment des yeux. Harry posa une main sur son épaule.
« Trouvez une personne qui a accès aux papiers des cadavres et passez en revue tous ceux que vous avez. Maintenant. Il faut que je me sauve.
– Qu’est-ce qui se passe ? voulut savoir Holm. Sincèrement, là, je ne suis plus.
– Essaie, répondit Harry. Oublie tout ce que tu croyais savoir et essaie.
– D’accord, mais qu’est-ce qui se passe ?
– Il y a deux réponses à ça. La première nous allons choper le Bonhomme de neige.
– Et la seconde ?
– Que je n’en ai pas la moindre idée. »