CHAPITRE 33
Mercredi 5 novembre 1980. Le bonhomme de neige
C’était le jour où la neige arriva. Il était onze heures du matin lorsque d’énormes flocons sortirent sans prévenir d’un ciel incolore pour soumettre les champs, les jardins et les pelouses du Romerike.
Mathias était seul dans la Toyota Corolla de sa mère, devant une villa de Kolloveien. Il n’avait aucune idée de ce que sa mère faisait dans cette maison. Elle avait dit que ce ne serait pas long. Mais ça l’était déjà. Elle avait laissé la clé de contact, et l’autoradio diffusait Under Snø, du nouveau groupe de filles Dollie. Il ouvrit la portière d’un coup de pied et sortit. À cause de la neige, un silence compact, presque surnaturel, flottait entre les villas. Il se baissa, ramassa une poignée de la substance blanche et mouillée, qu’il façonna en boule de neige.
Aujourd’hui, ils lui avaient lancé des boules de neige, dans la cour de l’école, en l’appelant « Mathias Tétasses », ces soi-disant camarades de la classe 7A. Il avait en horreur ce début de collège, d’avoir treize ans. Ça avait commencé dès la fin du premier cours de gym, quand ils avaient découvert qu’il n’avait pas de mamelons. D’après le médecin, ce pouvait être génétique, et il avait subi des tests de dépistage pour plusieurs autres maladies. Sa mère lui avait raconté ainsi qu’à papa, que le grand-père maternel, mort quand maman était petite, n’avait pas eu de mamelons lui non plus. Mais dans un des albums photos de sa grand-mère, Mathias avait trouvé une photo de son grand-père travaillant à la fenaison, en pantalon tenu par des bretelles, mais torse nu. Et là, en tout cas il avait des mamelons.
Mathias compacta encore la boule de neige en la tapant dans ses mains. Il voulait la lancer sur quelqu’un. Fort. Si fort que ça ferait mal. Mais il n’y avait personne sur qui la jeter. Il pouvait fabriquer quelqu’un sur qui tirer. Il posa la dure boule de neige sur le sol, à côté du garage. Commença à la rouler. Les cristaux de neige s’accrochaient les uns aux autres. Quand il eut fait le tour de la pelouse en poussant la balle, celle-ci lui arrivait déjà à la hauteur du ventre, et avait laissé une trace qui laissait voir l’herbe brune sous la neige. Il continua à pousser. Quand il n’arriva plus à la pousser, il en fit une autre. Qui grossit bien, elle aussi. Il arriva tout juste à la monter sur la première. Puis il fit une tête, grimpa sur le bonhomme de neige et la déposa au sommet. Le bonhomme de neige était tout près d’une des fenêtres de la maison. Des sons parvenaient de l’intérieur. Il cassa deux branches dans un pommier et les planta sur les côtés du bonhomme de neige. Déterra des graviers devant les marches, grimpa de nouveau sur le bonhomme de neige et planta des yeux et un sourire dans la tête. Il referma les cuisses autour de la tête du bonhomme de neige, en s’asseyant sur ses épaules, et regarda à travers la fenêtre.
Dans cette pièce où la lumière était allumée, il vit un homme torse nu faisant avancer et reculer ses hanches, les yeux fermés, comme s’il dansait. Une paire de jambes écartées montaient du lit devant lui. Mathias ne le voyait pas, mais il savait que c’était Sara. Que c’était maman. Qu’ils baisaient.
Mathias resserra durement les cuisses autour de la tête en neige, sentant le froid sur son entrejambe. Il n’arrivait pas à respirer, c’était comme si un câble d’acier s’était refermé autour de sa gorge.
Les hanches du type battaient, encore et encore, contre sa mère. Les yeux écarquillés, Mathias regardait la poitrine de l’homme, tandis que le froid engourdissement se propageait de son entrecuisses au ventre, puis continuait jusqu’à atteindre la tête. L’homme glissa sa quéquette en elle. Comme ils faisaient dans les magazines. Le type allait bientôt éjaculer son sperme dans la mère de Mathias. Et n’avait pas de mamelons.
L’homme cessa subitement. Ses yeux étaient ouverts, à présent. Et ils regardaient Mathias bien en face.
Mathias desserra les cuisses, se laissa glisser à l’arrière du bonhomme de neige et se recroquevilla, silencieux, pour attendre. Les idées se bousculaient dans sa tête. C’était un garçon futé, intelligent, il l’avait toujours entendu dire. Particulier, mais doté de bonnes capacités intellectuelles, avaient dit les enseignants. C’est pourquoi toutes les idées trouvaient leur place, à présent, comme les morceaux d’un puzzle sur lequel il aurait longtemps gambergé. Mais l’image qui apparaissait était malgré tout incompréhensible, insupportable. Il ne pouvait pas en être ainsi. Il devait en être ainsi.
Mathias entendait sa propre respiration staccato.
C’était ainsi. Il le savait, point. Tout concordait. La froideur de sa mère vis-à-vis de papa. Les conversations dont ils pensaient qu’il ne les entendait pas, faites des prières et menaces troublées de papa disant qu’elle devait rester, pas seulement pour lui, mais aussi pour Mathias, seigneur, ils avaient quand même eu un enfant ensemble ! Et le rire amer de maman. Son grand-père dans l’album photos et les mensonges de sa mère. Bien sûr, Mathias n’avait pas cru Stian, dans la même classe, quand celui-ci avait dit que la mère de Mathias Tétasses avait un copain qui habitait sur le plateau, que sa tante l’avait dit. Car Stian était aussi idiot que les autres enquiquineurs, et il ne comprenait rien. Comme deux jours plus tard, quand il découvrit son chat pendu au sommet du mât à drapeau dans la cour de l’école.
Papa ne le savait pas. Mathias sentait de tout son corps que papa pensait que Mathias était… était à lui. Et il ne devait pas apprendre que ce n’était pas vrai. Jamais. Il en mourrait. Mathias préférait mourir. Oui, c’était exactement ce qu’il voulait. Il voulait mourir, partir, loin de sa mère, de l’école, de Stian et… de tout. Il se leva, envoya un coup de pied au bonhomme de neige et courut vers la voiture. Il allait l’emporter avec lui. Elle aussi allait mourir. Quand sa mère revint et qu’il lui ferma la portière, il s’était écoulé, presque quarante minutes depuis son entrée dans la maison. « Quelque chose ne va pas ? voulut-elle savoir.
– Oui, répondit Mathias en se déplaçant sur le siège arrière, de sorte qu’elle ne puisse pas le voir dans son rétroviseur. Je l’ai vu.
– Qu’est-ce que tu veux dire ? demanda-t-elle en introduisant la clé de contact dans le démarreur, avant de donner un tour.
– Le bonhomme de neige…
– Et à quoi ressemblait le bonhomme de neige ? » La voiture démarra dans un rugissement, et elle lâcha la pédale d’embrayage si brusquement qu’il faillit presque perdre le cric qu’il étreignait.
« Papa nous attend, expliqua-t-elle. Il va falloir nous dépêcher. »
Elle alluma la radio. Seulement un présentateur qui psalmodiait sans relâche des détails concernant l’élection de Ronald Reagan. Malgré tout, elle monta le son. Ils passèrent le sommet de la butte, redescendirent vers la nationale et la rivière. Devant eux, dans le champ, des brins de paille jeunes et raides pointaient à travers la neige.
« Nous allons mourir, annonça Mathias.
– Qu’as-tu dit ? »
Elle baissa le son de la voix radiodiffusée. Il se prépara. Se pencha entre les sièges, leva le bras.
« Nous allons mourir », murmura-t-il.
Puis il frappa.
Le coup atteignit la conductrice à l’arrière du crâne avec un craquement. Elle ne réagit pas beaucoup, elle se raidit juste sur son siège. Il frappa alors une seconde fois. La voiture sauta légèrement quand le pied glissa de l’embrayage, mais il ne venait toujours aucun son de la femme. Le truc à parler dans le cerveau était peut-être détruit, songea Mathias. Au quatrième coup, il sentit que ça cédait, que la tête était devenue comme molle. La voiture ne déviait pas de sa course et la vitesse était constante, mais il comprit que sa mère avait perdu connaissance. La Toyota Corolla traversa bien gentiment la nationale et poursuivit sa course en descendant un champ, de l’autre côté. La neige fit diminuer la vitesse, mais pas assez pour arrêter la voiture. Qui atteignit l’eau et partit à la dérive dans la large rivière noire. Resta un instant en travers avant que le courant la saisisse et la retourne. L’eau jaillit par les portières et la carrosserie, à travers les poignées et le long des vitres pendant qu’ils avançaient lentement sur l’eau. Mathias regarda par la fenêtre, fit signe à une voiture sur la nationale, mais ils semblèrent ne pas le voir. L’eau montait dans la voiture. Et soudain, il entendit sa mère murmurer. Il la regarda l’arrière du crâne qui présentait des creux profonds sous les cheveux ensanglantés. Elle bougea sous sa ceinture de sécurité. L’eau montait vite, à présent, et atteignait déjà les genoux de Mathias. Il sentit la panique arriver. Il ne voulait pas mourir. Pas maintenant pas comme cela. Il donna un coup de cric sur la vitre latérale. Le verre se brisa et l’eau déferla. Il sauta sur le siège et se glissa entre la partie supérieure de la fenêtre et les masses d’eau qui entraient. Une de ses bottes se coinça dans le cadre de la vitre, il tendit le cou-de-pied et sentit la botte glisser. Puis il fut libre et commença à nager vers la rive. Il vit qu’une voiture s’était arrêtée sur la nationale, que deux personnes en étaient sorties et descendaient vers la rivière, dans la neige.
Mathias savait bien nager. Il faisait bien plein de choses. Alors pourquoi ne pouvaient-ils pas l’aimer ? Un homme entra dans l’eau et le tira à terre quand il fut près de la rive. Mathias s’écroula dans la neige. Pas parce qu’il n’arrivait pas à rester debout, mais parce qu’il sut instinctivement que c’était la chose la plus intelligente à faire. Il ferma les yeux et entendit une voix excitée demander tout près de son oreille s’il y avait quelqu’un d’autre dans la voiture, dire qu’ils pouvaient peut-être toujours secourir les éventuels autres passagers. Mathias secoua lentement la tête. La voix demanda s’il était certain.
Par la suite, la police expliquerait l’accident par la chaussée glissante, et les blessures que la femme avait à la tête par la sortie de route et le choc avec l’eau. Certes, la voiture n’avait pas subi de dégâts importants, mais en fin de compte, c’était la seule explication plausible. Tout comme le choc constituait la seule explication aux réponses du gamin quand les premiers arrivés sur les lieux avaient demandé à plusieurs reprises s’il y avait quelqu’un d’autre dans la voiture, et qu’il avait fini par répondre : « Il n’y a que moi. Je suis seul. »
« Il n’y a que moi, répéta Mathias six ans plus tard. Je suis seul.
– Merci », répondit le garçon devant lui en déposant son plateau-repas sur la table de cantine que Mathias avait jusqu’alors occupée seul. De l’autre côté de la fenêtre, la pluie tambourinait son immuable marche de bienvenue aux étudiants de médecine à Bergen, une marche rythmée censée se poursuivre jusqu’au printemps.
« Nouveau en médecine, toi aussi ? » s’enquit le garçon, et Mathias vit le couteau de l’autre entailler la Wiener Schnitzel grasse.
Il hocha la tête.
« Tu parles le dialecte de l’Østland, observa le garçon. Ils ne t’ont pas pris, à Oslo ?
– Je ne voulais pas entrer à Oslo, répondit Mathias.
– Pourquoi ?
– Je n’y connais personne.
– Et qui connais-tu ici, alors ?
– Personne.
– Moi non plus, je ne connais personne ici. Comment t’appelles-tu ?
– Mathias. Lund-Helgesen. Et toi ?
– Idar Vetlesen. Tu es monté sur Ulriken ?
– Non. »
Mais Mathias était monté sur Ulriken. Et sur Fleyen ainsi que sur Sandviksfiellet. Il avait parcouru les ruelles, était allé sur le marché aux poissons et Torvalmenningen, avait vu les pingouins et les lions de mer de l’Aquarium, bu de la bière à Wesselstuen, entendu un nouveau groupe surfait au Garage et vu Brann perdre au Brann Stadion. Tout ce que l’on doit faire avec ses condisciples, Mathias avait eu le temps de le faire. Seul.
En compagnie d’Idar, il refît la tournée, en faisant comme si c’était la première fois.
Mathias découvrit rapidement qu’Idar était un poisson-pilote social, et en se laissant guider par lui, il arrivait où ça se passait.
« Pourquoi étudies-tu la médecine ? » s’enquit Idar lors d’un after chez un condisciple dont le nom était typiquement berguénois. C’était après le bal annuel d’automne des étudiants de médecine, et Idar avait invité deux gentilles Berguénoises, pour l’heure vêtues de robes noires, permanentées, et penchées en avant pour écouter de quoi ils parlaient.
« Faire du monde un endroit un peu meilleur, répondit Mathias en vidant le reste de sa bière Hansa tiède. Et toi ?
– Gagner de l’argent, évidemment », déclara Idar avec un clin d’œil à l’attention des deux filles.
L’une d’elles vint s’asseoir à côté de Mathias. « Tu portes l’insigne des donneurs de sang, observa-t-elle. Quel groupe es-tu ?
– B moins. Qu’est-ce que tu fais dans la vie ?
– On n’a pas besoin d’en parler. B moins, ce n’est pas super-rare ?
– Si. Comment le sais-tu ?
– Je fais l’école d’infirmières.
– D’accord, acquiesça Mathias. Quelle année ?
– Troisième.
– Tu penses te spéciali…
– On n’a pas besoin d’en parler », l’interrompit-elle en posant une petite main chaude sur sa cuisse.
Cinq heures plus tard, nue sous lui dans le lit, elle répéta la même phrase.
« C’est la première fois que ça m’arrive », avoua-t-il.
Elle lui sourit et lui passa une main sur la joue.
« Ce n’est pas avec moi qu’il y a un problème, alors ?
– Quoi ? bégaya-t-il. Non.
– Je te trouve mignon, rit-elle. Tu es gentil et attentionné. Qu’est-ce qui s’est passé pour eux, d’ailleurs ? » demanda-t-elle en le pinçant légèrement sur la poitrine.
Mathias sentit quelque chose de noir. De laid, noir et exquis.
« Je suis né comme ça, répondit-il.
– C’est une maladie ?
– Ça apparaît avec les phénomènes de Raynaud et la sclérodermie.
– Qu’est-ce que c’est ?
– Un syndrome congénital qui transforme les tissus du corps en tissus conjonctifs.
– C’est grave ? »
Elle passa doucement les doigts sur la poitrine de Mathias.
Il sourit et sentit une érection naissante.
« Les phénomènes de Raynaud sont juste synonymes d’orteils et de doigts qui blanchissent et refroidissent. La sclérodermie, c’est pire.
– Ah ?
– Tous les tissus conjonctifs font que la peau se tend. Tout s’aplanit, les rides disparaissent.
– Ce n’est pas bien, ça ? »
Il sentit la main de la fille chercher plus bas.
« La peau tendue commence à empêcher les expressions faciales, qui sont de moins en moins nombreuses, c’est comme si le visage se figeait en masque. »
La petite main fine se referma autour de sa bite.
« Les mains, puis les bras, se replient, et on n’arrive plus à les redresser. Pour finir, on est littéralement étranglé par sa propre peau, sans plus pouvoir bouger. »
Elle respirait lourdement. « Ça a vraiment l’air d’être une mort atroce.
– Le meilleur conseil, c’est de se suicider avant que les douleurs t’aient rendu dingue. Tu vois un inconvénient à t’allonger au pied du lit ? J’aimerais bien le faire debout.
– C’est pour ça que tu étudies la médecine, n’est-ce pas ? Pour le comprendre. Trouver un moyen de vivre avec.
– La seule chose que je souhaite, répondit-il en se levant et en allant se placer au pied du lit, son sexe dressé battant dans le vide, c’est découvrir quand il sera temps de mourir. »
Le médecin fraîchement diplômé Mathias Lund-Helgesen était populaire au service de neurologie de l’hôpital de Haukeland, à Bergen. Les collègues comme les patients le présentaient comme une personne compétente, attentionnée, et surtout à l’écoute des autres. Ce dernier point tombait bien puisqu’il recevait souvent des patients souffrant de maladies diverses, généralement congénitales et souvent sans espoir de guérison, seulement de soulagement. Et quand, à de rares occasions, le service recevait des patients souffrant de cette affreuse maladie qu’était la sclérodermie, on les dirigeait toujours vers ce jeune et aimable docteur qui avait petit à petit commencé à envisager un doctorat le domaine de l’immunobiologie. C’est au début de l’automne que Laila Aasen et son mari étaient venus le voir avec leur fille. Cette dernière avait les membres très raides et souffrait, et Mathias avait tout d’abord pensé que ce pouvait être le syndrome de Bekhterev. Laila Aasen comme son mari confirmèrent la présence de maladies rhumatoïdes dans leurs familles respectives, en conséquence de quoi Mathias leur fit une prise de sang à chacun en plus de leur fille.
À l’arrivée du résultat des examens, Mathias dut les lire trois fois, installé à son bureau. Et sentit cette chose laide, noire et exquise monter de nouveau en lui. Les réponses étaient négatives. Aussi bien au sens médical selon lequel on pouvait exclure que le syndrome de Bekhterev fut à la source des souffrances, qu’au sens familial selon lequel on pouvait exclure que M. Aasen fut le père biologique de la petite fille. Et Mathias savait qu’il ne savait pas. Mais qu’elle savait, que Laila Aasen savait. Une petite crispation avait parcouru son visage lorsqu’il avait demandé des analyses de sang sur tous les trois. Baisait-elle toujours avec l’autre ? À quoi ressemblait-il ? Habitait-il dans une villa avec une pelouse devant ? De quelles infirmités secrètes souffrait-il ? Et comment – et quand – leur fille découvrirait-elle qu’elle avait été trompée toute sa vie par cette putain menteuse ?
Mathias baissa les yeux et s’aperçut qu’il avait renversé son verre d’eau. Une grande tache mouillée se répandait sur le fond de son pantalon, et il sentit le froid se propager à son ventre, puis continuer vers la tête.
Il appela Laila Aasen et l’informa du résultat. Médical. Elle le remercia, manifestement soulagée, et ils raccrochèrent. Mathias contempla longtemps le téléphone. Seigneur, ce qu’il la détestait. Cette nuit-là il ne parvint pas à dormir dans le lit étroit de son appartement, qu’il avait conservé après la fin de ses études. Il essaya de lire, mais les lettres dansaient devant lui. Il essaya de se masturber, ce qui l’épuisait en tout cas physiquement assez pour qu’il puisse dormir ensuite, mais il ne parvint pas à se concentrer. Il planta une aiguille dans son gros orteil, redevenu tout blanc, rien que pour savoir s’il ressentait quelque chose. Il finit par se recroqueviller sous l’édredon, où il pleura jusqu’à ce que l’aurore colore la nuit en gris.
Mathias s’occupait aussi de cas neurologiques plus généraux, et l’un d’entre eux était un policier du commissariat de Bergen. À l’issue de la consultation, le policier entre deux âges se rhabilla. La combinaison d’odeurs corporelles et d’haleine chargée d’alcool était presque étourdissante.
« Alors ? gronda le policier comme si Mathias était l’un de ses subordonnés.
– Neuropathie à un stade initial, répondit Mathias. Les nerfs sous vos pieds ne sont pas en très bon état. Ils ont une sensibilité réduite.
– Vous voulez dire que c’est pour ça que j’ai commencé à marcher comme un putain de pochetron ?
– Vous êtes un pochetron, Rafto ? »
Le policier cessa de boutonner sa chemise, et le rouge monta au-dessus de sa gorge comme dans un thermomètre.
« Qu’est-ce que vous racontez, espèce de môme ?
– En général, c’est l’abus d’alcool qui provoque une polyneuropathie. Si ça continue, vous risquez des accidents cérébraux. Vous avez déjà entendu parler de Korsakoff, Rafto ? Non ? Espérons que ça continuera comme ça, car quand vous entendez son nom, c’est habituellement en lien avec le terrible syndrome auquel il a donné son nom. Je ne sais pas ce que vous répondrez en vous regardant dans un miroir et en vous demandant si vous êtes un ivrogne, mais je suggère que, la prochaine fois, vous vous posiez cette question subsidiaire : est-ce que je veux mourir maintenant, ou un peu plus tard ? »
Gert Rafto regarda longuement ce mioche en blouse de médecin. Avant de jurer tout bas, de sortir au pas de charge en claquant la porte derrière lui.
Quatre semaines plus tard, Rafto rappela. Il demanda à Mathias si celui-ci pouvait venir l’examiner.
« Venez demain, répondit Mathias.
– Je ne peux pas. C’est urgent.
– Alors allez voir le médecin de garde.
– Écoutez-moi, Lund-Helgesen. Ça fait trois jours que je suis au lit, sans réussir à bouger. Vous êtes le seul à m’avoir demandé carrément si j’étais une arsouille. Oui, j’en suis une. Et non, je ne veux pas mourir. Pas maintenant. »
L’appartement de Gert Rafto empestait les ordures, les canettes de bière vides et son propriétaire. Mais pas les restes alimentaires, car il n’y avait pas de nourriture dans la maison.
« C’est un apport en vitamine B1, déclara Mathias en levant la seringue vers la lumière. Ça va vous remettre sur pied.
– Merci. »
Cinq minutes plus tard, Gert Rafto dormait.
Mathias fit le tour de l’appartement. Sur le bureau, il vit une photo de Rafto en compagnie d’une gamine brune, qu’il portait sur les épaules. Au mur au-dessus, on avait placardé des photos de ce qui devait être des lieux de meurtres. Beaucoup de photos. Mathias les observa. En décrocha quelques-unes et étudia les détails.
Bon sang, ce qu’ils avaient été brouillons, les assassins. L’inefficacité se voyait surtout aux cadavres marqués de coupures et de blessures consécutives à une bataille. Il ouvrit les tiroirs, à la recherche d’autres photos. Il trouva des rapports, des notes, quelques objets de valeur : bagues, montres de femme, tours de cou. Et des coupures de journaux. Il les lut. Le nom de Gert Rafto revenait, souvent accompagné de citations de conférences de presse au cours desquelles il parlait de la stupidité des meurtriers, et de la façon dont il les avait démasqués. Car il les avait manifestement démasqués, tous autant qu’ils étaient.
Six heures plus tard, quand Rafto se réveilla, Mathias était toujours là. Il était assis à côté du lit, avec deux rapports de meurtre sur les genoux.
« Racontez-moi, pria Mathias. Comment auriez-vous commis un meurtre si vous ne vouliez pas être pris ?
– J’aurais évité mon district de police, répondit Rafto en cherchant autour de lui quelque chose à boire. Si l’enquêteur est doué, malgré tout, vous n’avez aucune chance.
– Et si je l’avais fait dans le district d’un bon enquêteur, quand même ?
– Alors je me serais fait l’ami de l’enquêteur avant de commettre le meurtre. Et puis, après le meurtre, je l’aurais tué lui aussi.
– Curieux, répondit Mathias. Je pensais exactement la même chose. »
Les semaines qui suivirent, Mathias vint voir plusieurs fois Gert Rafto chez lui. Il arrivait rapidement et ils parlaient beaucoup, longtemps, de maladie, d’hygiène de vie et de mort, et des deux seules choses que Rafto aimait dans ce bas monde : sa fille Katrine, qui pour des raisons incompréhensibles l’aimait en retour. Et le petit chalet, sur Finnøy, le seul endroit où il pouvait être sûr qu’on le laisserait tranquille. Mais ils parlaient surtout d’affaires criminelles que Gert Rafto avait résolues. Des triomphes. Et Mathias l’encourageait, voyait que le combat contre l’alcoolisme aussi pouvait être gagné, qu’il pourrait célébrer de nouveaux triomphes avec la police si seulement il parvenait à se tenir à distance de la bouteille.
Et quand la fin de l’automne arriva à Bergen, avec des journées encore plus courtes et des averses encore plus longues, le plan de Mathias était prêt.
Il appela Laila Aasen chez elle, au milieu de la matinée.
Il se présenta, et elle l’écouta sans l’interrompre exposer son message. Que d’autres découvertes avaient été faites sur les prélèvements sanguins de sa fille, et qu’il n’ignorait pas que Bastian Aasen n’était pas le père biologique de l’enfant. Il était important qu’il puisse obtenir un échantillon de sang du véritable père aussi. Ce qui impliquerait que sa fille et son mari soient avisés du lien. Était-elle d’accord ?
Mathias attendit, laissa les informations s’imprimer en elle.
Puis il précisa que si elle jugeait important que cela soit tenu secret, il voulait bien aider, malgré tout, mais qu’ils devraient faire ça off record.
« Off record ? répéta-t-elle avec l’apathie d’un traumatisé.
– En tant que médecin, je suis lié par des règles éthiques et la transparence vis-à-vis du patient, c’est-à-dire votre fille. Mais je fais des recherches sur des syndromes, et je suis par conséquent très intéressé pour suivre son évolution. Si vous pouvez me rencontrer cet après-midi, en toute discrétion…
– Oui, murmura-t-elle d’une voix tremblante. Oui s’il vous plaît.
– Bien. Prenez le dernier départ de télécabines pour le sommet d’Ulriken. On y sera tranquilles, et on redescendra à pied ensuite. J’espère que vous comprenez ce que je risque, et que vous ne parlerez de ce rendez-vous à absolument personne.
– Bien sûr que non ! Comptez sur moi. »
Il ne lâcha pas le combiné après qu’elle eut raccroché. Il approcha les lèvres tout contre le plastique gris : « Et pourquoi quelqu’un compterait-il sur toi, petite pute ? » chuchota-t-il.
Ce n’est qu’allongée dans la neige, le scalpel sur la gorge, que Laila Aasen avoua avoir parlé à une amie de son rendez-vous avec lui. Car il était prévu qu’elles dînent ensemble. Mais elle n’avait dit que son prénom, et pas où ils devaient se rencontrer.
« Pourquoi avez-vous dit quelque chose, alors ?
– Pour la taquiner, hurla Laila. Elle est très curieuse. »
Il appuya encore un peu l’acier fin sur la peau de Laila, qui hoqueta les nom et adresse de son amie. Après quoi elle se tut.
Deux jours plus tard, en lisant dans le journal un article sur le meurtre de Laila Aasen et la disparition d’Onny Hetland, Mathias était sujet à des sentiments contraires. Pour commencer, il n’était pas satisfait du meurtre de Laila Aasen. Ça ne s’était pas passé tel qu’il l’avait imaginé, il avait perdu le contrôle dans un mélange de fureur et de panique. Il y avait donc eu trop de saletés, trop de ménage à faire, trop d’éléments rappelant les photos vues chez Rafto. Et trop peu de temps pour jouir de la vengeance, de la justice.
Le meurtre d’Onny Hetland avait été encore pire, une quasi-catastrophe. Il avait perdu deux fois courage au moment de sonner à sa porte, et était reparti. La troisième fois, il avait découvert qu’il était en retard. Quelqu’un sonnait déjà. Gert Rafto. Après le départ de Rafto, il avait sonné et s’était présenté comme l’assistant du policier, et avait pu entrer. Mais Onny avait dit ne pas vouloir répéter ce qu’elle avait dit à Rafto, qu’elle lui avait promis que ça resterait entre eux deux. Elle ne parla pas avant qu’il lui entaille la paume de la main avec son scalpel.
À ce qu’elle révéla, Mathias comprit que Gert Rafto avait décidé de résoudre cette affaire seul. Il voulait rétablir sa renommée, ce con !
Sur l’expédition ad patres d’Onny Hetland, il n’y avait pourtant rien eu à dire. Peu de tapage, peu de sang. Et le débitage dans la douche avait été aussi rapide qu’efficace. Il avait emballé tous les morceaux de corps dans du plastique et avait pu tout ranger dans le grand sac de randonnée et le sac apportés en prévision. Pendant ses visites chez Rafto, Mathias avait appris qu’une des premières choses que contrôle la police dans les affaires de meurtre, c’est si des voitures ont été observées dans le voisinage, et les taxis inscrits. Il rentra donc à pied jusqu’à son appartement.
Il restait la dernière partie des instructions de Rafto en vue du meurtre parfait : liquider l’enquêteur.
Étrangement, ce fut le meilleur des trois meurtres. Étrangement parce que Mathias n’éprouvait rien à l’encontre de Rafto, aucune haine comme il en avait éprouvé pour Laila Aasen. Il était plus question de sa nouvelle proximité avec l’esthétique imaginée, l’idée même de la réalisation du meurtre. En premier lieu, l’expérience de l’acte en lui-même fut exactement aussi horrible et crève-cœur qu’il l’avait espéré. Il entendait encore le cri de Rafto retentir sur l’île déserte. Et le plus étrange : en rentrant, il s’était aperçu que ses orteils n’étaient plus blancs et insensibles, c’était comme si le refroidissement graduel s’était interrompu un instant, comme s’il s’était réchauffé.
Quatre ans plus tard, quand Mathias eut assassiné quatre autres femmes et vit que tous les meurtres étaient des tentatives pour reconstruire le meurtre de sa mère il conclut qu’il était fou.
Ou plus précisément : qu’il souffrait de troubles sévères de la personnalité. Toute la littérature qu’il avait lue sur le sujet l’indiquait, en tout état de cause. Le rituel voulant que cela doive se passer le jour où tombait la première neige de l’année. Qu’il fallait construire un bonhomme de neige. Et en particulier le sadisme d’intensité croissante dont il faisait preuve.
Mais cette connaissance ne l’empêchait en rien de poursuivre. Car le temps était compté, les phénomènes de Raynaud se succédaient déjà plus fréquemment, et il lui semblait pouvoir ressentir les premiers symptômes de la sclérodermie : une raideur dans le visage qui lui conférerait à la longue ce nez pointu et repoussant, et la bouche pincée de carpe avec lesquels les plus sévèrement touchés finissaient.
Il avait déménagé pour Oslo afin de rédiger sa thèse de doctorat en immunobiologie et canaux hydriques, étant donné que le centre de cette recherche était l’Institut d’anatomie de Gaustad. En parallèle avec la recherche, il travaillait à la clinique de Marienlyst, où il avait été recommandé par Idar, qui y était déjà employé. Mathias faisait aussi des gardes au centre médical, puisque de toute façon, il n’arrivait pas à dormir.
Les victimes n’étaient pas difficiles à trouver. En premier lieu, il y avait les analyses de sang des patients qui pouvaient dans un certain nombre de cas exclure la paternité, et venaient en plus les tests ADN que le service de paternité utilisait. Idar, qui avait une compétence assez limitée même pour un généraliste, employait en douce Mathias comme conseiller dans toutes les affaires concernant des maladies et syndromes héréditaires. Et s’il s’agissait de jeunes gens, le conseil de Mathias était presque toujours le même :
« Demande aux deux parents de venir à la première consultation, fais des prélèvements buccaux chez tout le monde, dis que c’est juste pour contrôler la flore bactérienne et envoie les prélèvements au service de paternité pour que nous sachions au moins si nous avons le bon point de départ. »
Et Idar, cet abruti, faisait ce qu’on lui demandait. En vertu de quoi Mathias eut bientôt une petite cartothèque de femmes ayant des enfants qui naviguaient d’une certaine façon sous pavillon de complaisance. Et le meilleur : il n’y avait aucun lien entre son nom et ces femmes, puisque tous les prélèvements sans exception étaient envoyés au nom d’Idar.
Sa façon de les attirer dans le piège était la même que celle employée avec succès pour Laila Aasen. Un coup de fil et un rendez-vous dans un lieu secret, sans que personne n’en sache rien. À une seule reprise la victime désignée avait craqué au téléphone avant d’aller voir son mari et de tout lui raconter. Ça s’était terminé avec la dissolution de la famille, un châtiment comme un autre.
Longtemps, Mathias avait ruminé sur la façon la plus efficace de se débarrasser des cadavres. Il était de toute manière flagrant que la méthode employée pour Onny Hetland n’était pas tenable. Il avait procédé morceau par morceau, dans une solution d’acide chlorhydrique, dans la baignoire de son appartement.
C’était une méthode minutieuse, nocive et risquée qui avait pris près de trois semaines. Sa joie fût donc grande lorsqu’il trouva la solution. Les bassins à cadavres de l’Institut d’anatomie. C’était aussi simple que génial. Exactement comme le fil incandescent à boucle.
Il en avait eu connaissance par un magazine spécialisé d’anatomie, dans lequel un anatomiste français conseillait cet appareil vétérinaire pour un usage sur les cadavres pour lesquels le processus de putréfaction avait commencé. Parce que l’instrument coupait aussi efficacement et doucement les tendres tissus pourris que l’os, et parce qu’il pouvait servir sur plusieurs cadavres en même temps sans risque de transmission de bactéries. Il avait immédiatement compris qu’avec un fil incandescent à boucle pour découper les victimes de ses meurtres, le transport pouvait être simplifié de façon radicale. Il prit donc contact avec le bureau du fabricant, prit l’avion pour Rouen et se fit faire une démonstration en anglais bredouillant de l’engin dans une étable chaulée, par un matin brouillardeux du nord de la France. Le fer à fil incandescent était une simple poignée en forme de – et de la taille d’une – banane, équipé d’un capuchon métallique destiné à éviter les brûlures à la main. Le fil incandescent lui-même était fin comme un fil de pêche et pénétrait à chaque extrémité de la banane, où il se resserrait et se relâchait à l’aide d’un interrupteur pivotant sur la poignée. Il y avait également un interrupteur marche/arrêt qui activait les éléments thermiques à piles pour chauffer à blanc, en quelques secondes, le fil métallique aux allures de garrot. Mathias fut rempli d’allégresse, cet instrument pouvait servir à davantage de choses que le découpage de corps. En entendant le prix, il s’était presque mis à rire. Le fil incandescent à boucle coûta à Mathias moins cher que son billet d’avion. Piles incluses.
Une enquête suédoise ayant conclu qu’entre quinze et vingt pour cent des enfants ont un autre père biologique que celui qu’ils croient être le leur, Mathias constata que ses statistiques sur la proportion concordaient. Il n’était pas seul. Et pas le seul non plus à devoir mourir tôt et de manière horrible à cause de la fornication de sa mère avec des gènes gâtés. Mais il devait être seul sur ceci : purification, combat contre la maladie, croisade. Il doutait que quelqu’un le remercie un jour, lui rende hommage. Mais il savait une chose : ils ne l’oublieraient jamais, longtemps après sa mort. Car il avait enfin trouvé ce qui serait son renom posthume, son chef-d’œuvre, sa dernière bataille.
Cela commença comme une coïncidence.
Il le vit à la télévision. Le policier. Harry Hole. Celui-ci était interviewé parce qu’il avait pris un tueur en série, en Australie. Et Mathias se rappela instantanément le conseil de Gert Rafto. « Pas dans mon district policier. » Mais il se rappela aussi à quel point ç’avait été satisfaisant de supprimer le chasseur. La sensation de maîtrise. De pouvoir. Par la suite, rien n’avait complètement égalé le meurtre du policier. Et ce Hole tristement célèbre semblait avoir du Rafto en lui, un rien de même négligence et de même colère.
Il aurait pourtant entièrement oublié Harry Hole si, le lendemain à la cantine, l’un des gynécologues de la clinique de Marienlyst n’avait pas mentionné qu’il avait entendu dire que le policier en apparence solide vu la veille à la télévision était alcoolique et parfaitement timbré. Gabriella, une femme médecin, avait ajouté qu’elle avait eu le fils de la copine de Hole comme patient. Oleg, un garçon sympathique.
« Il deviendra certainement alcoolo lui aussi, alors, affirma le gynécologue. Salement atavique, tu sais.
– Ce n’est pas Hole le père, répondit Gabriella. Mais ce qui est intéressant, c’est que le type enregistré comme étant le père, un professeur russe ou un truc du genre à Moscou, est alcoolique lui aussi.
– Hé ! Là, je n’ai rien entendu ! cria Idar Vetlesen par-dessus les rires. N’oubliez pas le secret professionnel, les gars. »
Le repas se poursuivit, mais Mathias ne parvint pas à oublier ce que Gabriella avait dit. Ou plus exactement, la façon dont elle l’avait exprimé : « Le type est enregistré comme étant le père. »
Le repas terminé, Mathias suivit donc la pédiatre jusqu’à son bureau, entra derrière elle avant de fermer la porte.
« Je peux te demander une chose, Gabriella ?
– Oh, salut », répondit-elle tandis qu’une rougeur pleine d’espoir lui montait aux joues. Mathias savait qu’elle l’aimait bien, qu’elle trouvait probablement qu’il était chic, aimable, attentif et drôle. À deux ou trois occasions, elle l’avait même invité indirectement à l’accompagner, mais il avait décliné.
« Comme tu le sais peut-être, j’utilise certains des échantillons de sang de la clinique pour ma thèse. Et il se trouve que j’ai découvert des indications dans les échantillons sanguins du gamin dont tu parlais. Le môme de la copine de Hole.
– J’ai cru comprendre que c’était son ex, aujourd’hui.
– Ah oui ? Ce sont des choses héréditaires, je me posais juste quelques questions sur ce qui entoure les relations familiales… »
Mathias pensa avoir lu une certaine déception sur le visage de la pédiatre.
Pour sa part, il fut loin d’être déçu par ce qu’elle eut à raconter.
« Merci », conclut-il en se levant pour partir. Il sentait son cœur battre volontairement, plein de vie, ses pieds le pousser en avant sans qu’il ait à mobiliser ses muscles, la joie le faire luire tout entier comme un fil incandescent à boucle. Car il savait que c’était le début. Le début de la fin.
Le groupement d’intérêts locaux de Holmenkollen tint sa réception estivale par une journée torride d’août. Sur la pelouse devant le bâtiment du groupement, les adultes buvaient du vin blanc assis sur des sièges de camping, pendant que les enfants couraient entre les tables ou jouaient au football un peu plus bas sur la piste cendrée. Malgré les énormes lunettes de soleil qui dissimulaient presque son visage, Mathias la reconnut pour l’avoir vue sur la photo téléchargée sur le site de son employeur, qui fournissait la liste de ses salariés. Elle était seule, et il alla la voir pour lui demander avec un sourire en coin s’il pouvait s’asseoir à côté d’elle et faire semblant de la connaître. Il savait comment on faisait ce genre de choses, à présent. Il avait énormément appris. Il ne voulait plus jouer les Mathias Tétasses.
Elle ôta ses lunettes, lui lança un regard interrogateur, et il décréta que la photo avait menti. Elle était beaucoup plus belle. Si belle que l’espace d’un instant, il songea que le plan A avait une faiblesse : ce n’était pas acquis qu’elle veuille de lui, qu’une femme comme Rakel – mère célibataire ou non – avait d’autres possibilités. Le plan B avait beau conduire au même résultat que le plan A, il ne serait pas aussi satisfaisant, et de très loin.
« Angoissé social, avait-il avoué en levant son gobelet en plastique pour un salut torturé. J’ai été invité ici par un copain qui habite non loin, et il n’est pas venu. Et tous les autres semblent se connaître, ici. Je promets de m’éloigner s’il se pointe. »
Elle rit. Il aima bien son rire. Et sut que les trois premières secondes critiques avaient joué en sa faveur.
« J’ai vu un gamin qui vient de mettre un super but en bas, déclara Mathias. Je parie que vous devez être une parente assez proche.
– Ah ? C’était peut-être Oleg, mon fils. »
Elle parvint à le cacher, mais l’expérience d’innombrables consultations avait appris à Mathias qu’aucune mère ne peut résister à l’éloge de son fils.
« Chouette réception, apprécia-t-il. Chouettes voisins.
– Vous aimez faire la fête avec les voisins des autres ?
– Je crois que mes amis craignent que je sois un peu seul, en ce moment. Alors ils essaient de m’égayer. Avec leurs voisins qui ont réussi, par exemple. » Il but une gorgée de vin et fit la grimace.
« Et le vin blanc très doux de la maison. Comment vous appelez-vous ?
– Rakel. Fauke.
– Salut, Rakel. Mathias. »
Il prit sa main. Fine, chaude.
« Tu n’as rien à boire, constata-t-il. Laisse-moi… la douceur de la maison ? »
Quand il revint et lui tendit le verre, il sortit son bip et le regarda avec une mine inquiète.
« Tu sais quoi, Rakel ? Je serais bien resté ici à faire plus ample connaissance, mais les gardes médicales ont eu une défection et ont besoin de quelqu’un assez rapidement. Alors je vais passer mon costume de Superman et descendre en ville.
– Dommage.
– Tu trouves ? Ce n’est sans doute que pour quelques heures. Tu prévois de rester longtemps ici ?
– Je ne sais pas. Ça dépend d’Oleg.
– Pigé. On va voir. Quoi qu’il en soit, ç’a été agréable de faire ta connaissance. »
Il prit de nouveau sa main. S’en alla avec la certitude que le premier round était gagné.
Il redescendit à son appartement de Torshov et lut un article intéressant sur les canaux hydriques du cerveau. Quand il revint à huit heures, elle était installée sous l’un des parasols, affublée d’un grand chapeau blanc, et lui sourit quand il s’assit à côté d’elle.
« Sauvé des vies ? s’enquit-elle.
– Surtout des éraflures. Un appendice. Le sommet, ç’a été un gosse qui s’était coincé une bouteille de soda dans une narine. J’ai expliqué à sa mère qu’il était sûrement un peu jeune pour sniffer du Coca. Malheureusement, les gens n’ont pas le sens de l’humour dans ce genre de situation… »
Elle rit. De ce joli rire tout en trilles qui lui fit presque souhaiter que ce fût pour de vrai.
Depuis longtemps déjà, Mathias assistait à un épaississement de certaines zones de sa peau, mais à l’automne 2004, il remarqua les premiers signes indiquant que la maladie entrait dans sa seconde phase. Celle à laquelle il ne voulait pas participer. La rigidité du visage. Il était prévu qu’Eli Kvale soit la victime de l’année, à la suite de ces putes de Birte Becker et Sylvia Ottersen. Il serait intéressant de voir si la police découvrirait le lien entre les deux dernières victimes : ce chaud lapin d’Arve Støp. Mais en l’état actuel des choses, les plans devaient être activés. Il s’était toujours promis de mettre un point final dès que les douleurs apparaîtraient, sans attendre. Et elles étaient là. Il choisit de les choper tous les trois. En plus du grand final : Rakel et le policier.
Jusque-là, il avait travaillé en secret, et il était temps de mettre en scène l’œuvre de toute une vie. Pour ce faire, il devait laisser des pistes évidentes, leur montrer les liens, leur donner la vue d’ensemble.
Il commença avec Birte. Ils convinrent de discuter de la maladie de Jonas après le départ de son mari pour Bergen, le soir. Mathias arriva à l’heure prévue, et elle lui prit son manteau dans le tambour avant de se retourner pour le ranger dans la penderie. Il improvisait rarement, mais une écharpe rose était suspendue à une patère, et il l’attrapa presque instinctivement. L’enroula deux fois avant de s’avancer derrière elle et de lui en entourer le cou. Il souleva la petite femme et la déposa devant le miroir, de façon à pouvoir voir ses yeux. Ils saillaient comme ceux d’un poisson des abysses remonté trop vite.
Après l’avoir laissée dans la voiture, il alla dans le jardin, au bonhomme de neige construit la nuit précédente. Il enfonça le téléphone mobile dans la poitrine du bonhomme, referma le trou et noua l’écharpe sous la tête. Il était plus de minuit quand il arriva dans le garage de l’Institut d’anatomie, traita le cadavre de Birte Becker, imprima et attacha les numéros d’immatriculation avant de la placer dans un casier libre de l’un des bacs.
Puis ce fut le tour de Sylvia. Il l’appela, lui servit le couplet fallacieux, et ils convinrent de se rencontrer dans les bois derrière le tremplin de Holmenkollen, un endroit dont il s’était déjà servi. Mais cette fois, il y avait du monde à proximité et il ne prit aucun risque. Il lui expliqua qu’Idar Vetlesen, contrairement à lui-même, n’était pas exactement un spécialiste du syndrome de Fahr, et qu’ils devaient se revoir. Elle lui proposa de l’appeler le lendemain soir, pendant qu’elle serait seule à la maison.
Le lendemain soir, il prit la voiture pour se rendre sur place, la trouva dans l’étable et régla ses comptes sur place.
Mais ç’avait failli mal tourner.
Cette dingue avait donné un coup de hache, l’atteignant au flanc, ouvrant la veste, la chemise, et touchant une artère, avec pour résultat que le sang avait giclé sur le sol de la grange. Du sang B-. Le sang d’une personne sur cent. Alors après l’avoir tuée dans la forêt et laissé la tête au sommet du bonhomme de neige, il était revenu pour camoufler son propre sang en abattant une poule dont il avait répandu tout le sang par terre.
C’était une journée stressante, mais étrangement, cette nuit-là, il ne remarqua rien de ses douleurs. Et les jours suivants, il suivit l’affaire dans les journaux en éprouvant une joie intérieure tranquille. Le Bonhomme de neige. C’était le nom qu’ils lui avaient donné. Un nom dont on se souviendrait. Il ne s’était pas douté que quelques lettres imprimées sur du papier produit industriellement pouvaient procurer une telle sensation de pouvoir, d’existence. Il s’en fallut de peu qu’il ne regrette d’avoir opéré pendant de si nombreuses années dans l’ombre. Et c’était si facile ! À ce moment-là, il avait cru ce que lui avait dit Rafto, qu’un bon enquêteur trouve toujours le meurtrier. Mais il avait rencontré Harry Hole et lu de la frustration sur le visage las du policier. C’était le visage de quelqu’un qui ne comprenait rien.
Mais alors – pendant que Mathias allait préparer son dernier coup – ça arriva, comme un éclair dans le ciel dégagé. Idar Vetlesen. Il l’appela et l’informa que Hole était venu le voir pour poser des questions sur Arve Støp, avait fait pression sur lui pour établir une relation. Et Idar se demandait ce qui se passait, c’était quand même peu probable que le choix des victimes fût fortuit. Hormis lui-même et Støp, Mathias était le seul à avoir connaissance de ces deux paternités, puisque comme d’habitude, Mathias l’avait aidé pour le diagnostic.
Naturellement, Idar était dans tous ses états, mais Mathias réussit pourtant à garder la tête froide. Il pria Idar de n’en dire mot à quiconque, et de le rencontrer à un endroit où ils étaient sûrs que personne ne les verrait.
Mathias avait failli se mettre à rire en le disant, c’étaient les mots qu’il employait avec ses victimes féminines. Ça devait venir de la tension.
Idar suggéra le club de curling. Mathias raccrocha et se mit à réfléchir.
L’idée lui vint qu’il pouvait donner l’illusion qu’Idar était le Bonhomme de neige et se ménager en même temps une petite pause dans son travail.
Il passa l’heure suivante à penser aux détails de ce à quoi devrait ressembler le suicide d’Idar. Et bien qu’il appréciât par beaucoup d’aspects son ami, le travail d’élaboration fut bizarrement excitant, oui, inspirant. Comme l’avait été la planification du grand travail. Le dernier bonhomme de neige. Comme lui-même l’avait fait le premier jour de neige bien des années auparavant, elle allait pouvoir s’asseoir sur les épaules du bonhomme de neige, sentir le froid entre ses cuisses et regarder par la fenêtre, regarder la trahison, l’homme qui allait être à l’origine de sa mort : Harry Hole. Il ferma les yeux et imagina la boucle au-dessus de la tête de sa victime. Elle rougeoyait et étincelait. Comme une auréole factice.