CHAPITRE 36.
Jour 21. La tour
Il fallut trois minutes de voiture pour aller de la maison de Rakel au tremplin de Holmenkollen. Ils traversèrent le tunnel sous le tremplin et se garèrent sur le parking du point de vue, entre les magasins de souvenirs. La piste de saut ressemblait à une cascade de glace blanche coulant entre les tribunes et s’élargissant en prairie cent mètres sous eux.
« Comment sais-tu qu’il est ici ? voulut savoir Hagen.
– Parce qu’il me l’a dit sans détour, répondit Harry. Nous étions à la patinoire, et il a dit que le jour où son chef-d’œuvre serait achevé et où il serait si malade qu’il attendrait la mort, il plongerait de la tour de saut, là-haut. En hommage à la vie. » Harry tendit un doigt vers la tour illuminée et la piste d’élan qui s’élevaient vers le ciel noir au-dessus d’eux. « Et il savait que je ne l’oublierais pas.
– Dément », murmura Hagen en plissant les yeux vers la cabine de verre fumé qui surplombait le sommet de la tour.
« Je peux t’emprunter tes menottes ? demanda Harry au chauffeur.
– Mais tu en as déjà, répondit Hagen avec un signe de tête vers le poignet droit de Harry, qu’entourait l’une des menottes. L’autre était à demi ouverte.
– J’aimerais en avoir deux, insista Harry en recevant l’étui de cuir que lui tendait le conducteur. Vous pouvez m’aider ? Il me manque quelques doigts ici… »
Hagen secoua la tête au moment de refermer un côté des menottes du chauffeur autour de l’autre poignet de Harry.
« Je n’aime pas l’idée que tu y ailles tout seul. Ça me fait peur.
– On est un peu à l’étroit, là-haut, et je pourrai lui parler. Et j’ai ceci, ajouta Harry en sortant le revolver de Katrine.
– C’est ça qui me fait peur, Harry. »
L’inspecteur principal Hole lança un rapide coup d’œil à son supérieur, avant de se tortiller pour ouvrir la portière avec sa main gauche, intacte.
L’agent accompagna Harry jusqu’à l’entrée du musée du Ski, qu’il devait traverser pour accéder à l’ascenseur de la tour. Ils avaient emporté un pied-de-biche pour briser la vitre de la porte. Mais alors qu’ils approchaient, le faisceau de leur lampe de poche captura des tessons de verre qui brillaient sur le sol vers le guichet. Une alarme lointaine ululait ses inspirations et expirations à un endroit reculé du musée.
« OK, nous savons donc que notre homme est arrivé, conclut Harry en tâtant la ceinture de son pantalon à l’arrière pour vérifier que le revolver était bien à sa place. Postez deux hommes à l’entrée derrière le bâtiment dès qu’une autre voiture arrivera. »
Harry prit la lampe de poche, entra dans les locaux obscurs et passa rapidement devant les photos et affiches des héros du ski norvégien, des drapeaux, du fart norvégien, des rois de Norvège et des princesses héritières norvégiennes, et des textes proclamant succinctement que la Norvège était une sacrée nation ; Harry se souvint pourquoi il n’avait jamais supporté ce musée.
L’ascenseur était tout au fond. Une cabine étroite, totalement fermée. Harry regarda la porte de l’ascenseur. Sentit monter la sueur froide. Un escalier d’acier partait à côté de l’appareil.
Huit volées de marches plus haut, il eut des regrets. Le vertige et la nausée étaient revenus, et provoquèrent un haut-le-cœur. Le bruit de ses pas sur le métal se répercutait vers le haut et le bas des escaliers, et les menottes qui pendaient de ses poignets jouaient du xylophone sur la rampe. Le cœur aurait dû injecter de l’adrénaline et mettre le corps en état d’alerte. Sans doute était-il trop fatigué, trop épuisé. Ou peut-être savait-il seulement que tout était terminé. La transaction terminée, l’issue certaine.
Harry poursuivit. Posait les pieds sur les marches, n’essayait même pas de ne pas faire de bruit, savait que l’autre l’entendait depuis longtemps.
L’escalier débouchait en plein sur la cabine de verre fumé. Harry éteignit sa lampe et sentit un souffle froid dès que sa tête passa le bord. Il ne neigeait plus, et un pâle clair de lime tombait dans la pièce. Celle-ci mesurait à peu près quatre mètres sur quatre, était complètement entourée de verre et d’une rambarde en acier à laquelle les touristes se cramponnaient probablement à deux mains en jouissant avec un bonheur mêlé de peur de la vue sur Oslo et ses environs, ou imaginaient ce que ça devait faire d’être assis en haut de la piste d’élan, des skis aux pieds. Ou de tomber de la tour, osciller verticalement vers les maisons en contrebas et s’écraser entre les arbres loin sous eux.
Harry termina son ascension, tourné vers la silhouette qui se découpait sur le tapis de lumière de la ville, en bas. La personne était assise à l’extérieur de la rambarde, dans l’encadrement de la grande fenêtre ouverte d’où venait le courant d’air.
« C’est beau, n’est-ce pas ? » La voix de Mathias était légère, presque gaie.
« Si c’est de la vue que tu parles, je suis d’accord.
– Ce n’était pas de la vue, Harry. »
Un pied de Mathias se balançait dans le vide, et Harry resta près de l’escalier.
« C’est toi ou le Bonhomme de neige qui l’a tuée, Harry ?
– À ton avis ?
– Je crois que c’est toi. Tu es un mec intelligent. Je pensais que ce serait toi. C’est vraiment dégueulasse, hein ? Évidemment, ce n’est pas facile de voir le beau, à présent. Quand on vient de tuer la personne qu’on aimait par-dessus tout.
– Eh bien, commença Harry en avançant d’un pas, tu n’en sais finalement pas grand-chose ?
– Non ? » Mathias renversa la tête en arrière vers le bord de l’encadrement et rit. « J’aimais plus que tout au monde la première femme que j’ai tuée.
– Alors pourquoi l’as-tu fait ? » Harry sentit les douleurs attaquer quand il posa la main droite derrière son dos, puis sur le revolver.
« Parce que ma mère était une menteuse et une pute. »
Harry ramena sa main en avant et leva le revolver.
« Descends de là, Mathias. Les mains en l’air. »
Mathias posa sur Harry un regard intrigué.
« Tu sais qu’il y a presque vingt pour cent de chances que ta mère aussi l’ait été, Harry. Vingt pour cent de chances que tu sois le môme d’une traînée. Qu’en dis-tu ?
– Tu m’as entendu, Mathias.
– Laisse-moi te faciliter les choses, Harry. Pour commencer, je refuse d’obéir. En second lieu, tu peux dire que tu n’as pas vu mes mains, alors je pourrais être armé. Là. Tire, Harry.
– Descends.
– Oleg est un fils de pute, Harry. Et Rakel était une catin. Tu devrais me remercier pour t’avoir laissé la tuer. »
Harry prit son pistolet dans la main gauche. Les extrémités libres des menottes s’entrechoquèrent.
« Réfléchis, Harry. Si tu m’arrêtes, je serai déclaré dément, dorloté pendant quelques années dans un service de psychiatrie avant d’être déclaré rétabli. Descends-moi maintenant.
– Tu veux mourir, répondit Harry. Parce que, de toute façon, tu es en train de mourir de la sclérodermie. »
Mathias rit et fit un large geste de la main vers la fenêtre.
« Bien joué, Harry. Tu as vérifié ce que je t’ai dit sur les anticorps dans mon sang.
– J’ai demandé à Idar. Et ensuite, j’ai été voir ce qu’est la sclérodermie. Quand on a cette maladie, il est aisé de choisir une autre mort. Une mort spectaculaire qui couronnera ton prétendu chef-d’œuvre, par exemple.
– J’entends ton mépris, Harry. Mais un jour, tu comprendras toi aussi.
– Comprendre quoi ?
– Que nous étions dans la même branche, Harry. Qu’il s’agit de combattre la maladie. Et que celles que toi et moi combattons ne se laissent pas éradiquer, que toute victoire est temporaire. Alors c’est seulement le combat, notre mission dans la vie. Et le mien s’arrête ici. Tu ne veux pas m’abattre, Harry ? »
Harry croisa le regard de Mathias. Il retourna alors le revolver dans sa main. Le tendit vers Mathias, crosse en avant.
« Fais-le toi-même, enfoiré. »
Mathias haussa un sourcil. Harry vit l’hésitation, la suspicion. Qui céda petit à petit la place à un sourire.
« Comme tu veux. » Mathias tendit la main par-dessus la rambarde et prit l’arme. Caressa l’acier laqué noir. « Grave erreur de ta part, cher ami, déclara-t-il en braquant le revolver sur Harry. Tu es un chouette sommet, Harry. La garantie que l’on n’oubliera pas mon œuvre. »
Le regard planté dans le canon, Harry vit le percuteur lever sa vilaine petite tête. Ce fut comme si tout ralentissait et que la pièce s’était mise à tourner. Mathias visa. Harry visa. Et lança le bras droit. La menotte produisit un sifflement bas dans l’air tandis que Mathias faisait feu. Le déclic sec fut suivi d’un claquement doux quand le bracelet métallique s’abattit sur son poignet.
« Rakel a survécu, annonça Harry. Tu as échoué, salaud.
– Tu… tu as retiré les cartouches, bégaya Mathias.
– Katrine Bratt n’a jamais eu de cartouches dans son revolver », répondit Harry en secouant la tête.
Mathias leva les yeux sur Harry, et se pencha en arrière : « Viens. »
Puis il sauta.
Harry fut brusquement tiré vers l’avant et perdit l’équilibre. Il tenta de rester debout, mais Mathias était trop lourd et Harry un géant rabougri, vidé de chair et de sang. Le policier poussa un rugissement au moment où il passait la balustrade, aspiré vers la fenêtre et le précipice. Et ce qu’il imagina en faisant un moulinet avec son bras gauche, ce fut un pied de chaise à un instant où il était tout seul dans un meublé miteux sans fenêtre, à Cabrini Green, Chicago. Harry entendit le son du métal contre le métal, puis tomba en chute libre dans la nuit. La transaction était achevée.
Gunnar Hagen ne quittait pas la tour des yeux, mais les flocons qui avaient recommencé à tomber gênaient la vue.
« Harry ! répéta-t-il dans son talkie-walkie. Tu es là ? »
Il lâcha le bouton « Talk », mais la réponse fut une fois encore un souffle intense de néant.
Quatre voitures de patrouille étaient arrivées sur l’espace ouvert près du tremplin, et un trouble complet était survenu quelques secondes plus tôt, quand ils avaient entendu le cri depuis la tour.
« Ils sont tombés, déclara le policier à côté de lui. Je suis certain d’avoir vu deux silhouettes sortir de la cabine en verre. »
Gunnar Hagen baissa la tête, résigné. Il ne sut pas comment ni pourquoi, mais il avait pensé un instant qu’une logique absurde voulait que les choses se terminent ainsi, que ça établissait une sorte d’équilibre comique.
Conneries, conneries sans nom.
Hagen ne voyait pas les voitures de police dans les chutes de neige, mais il entendait les sirènes plaintives, comme des pleureuses déjà en chemin. Et il sut que le son allait attirer les charognards, les vautours de la presse, les voisins curieux, les supérieurs assoiffés de sang. Ils viendraient chercher leur morceau préféré du cadavre, leur douceur. Et les deux plats du repas du jour – l’immonde Bonhomme de neige et l’immonde policier – seraient à leur goût. Il n’y avait aucune logique, aucun équilibre, rien que de la faim et à manger. Le talkie-walkie de Hagen crépita.
« Nous ne les trouvons pas ! Over.
– Il faut qu’ils soient là, cria Hagen. Vous avez regardé sur les toits des bâtiments ? Over. »
Hagen attendit en se demandant comment il allait raconter à ses supérieurs qu’il avait laissé Harry y aller seul. Comment il allait leur expliquer qu’il était seulement le supérieur de Harry, pas son chef, et qu’il ne l’avait jamais été. Et qu’il y avait une logique là-dedans aussi, et qu’en réalité, il se foutait qu’ils comprennent ou non.
« Qu’est-ce qui se passe ? »
Il se retourna. C’était Magnus Skarre.
« Harry est tombé, répondit Hagen en faisant un signe de tête vers la tour. On cherche les cadavres.
– Cadavres ? De Harry ? Niks.
– Niks ? »
Hagen se tourna vers Skarre, qui avait les yeux rivés sur la tour. « Je croyais que vous connaissiez le zigue, maintenant, Hagen. »
Hagen sentit qu’il enviait malgré tout la conviction du jeune inspecteur.
Le talkie-walkie crachota de nouveau. « Ils ne sont pas ici ! »
Skarre se tourna vers lui, leurs regards se croisèrent et il haussa les épaules en un qu’est-ce-j’avais-dit ?
« Hé, toi ! cria Hagen au conducteur de la Land Rover en tendant un doigt vers le projecteur sur le toit Eclaire la cage de verre. Et trouve-moi des jumelles. »
Quelques secondes plus tard, un rayon lumineux déchira la nuit.
« Vous voyez quelque chose ? s’enquit Skarre.
– De la neige, répondit Hagen en appuyant les jumelles sur ses yeux. Plus haut, la lumière. Stop ! Attendez… Bon sang de bonsoir !
– Quoi ?
– Ce n’est pas vrai, nom de Dieu ! »
Au même instant, la neige fut balayée à la manière d’un rideau de théâtre qui s’ouvre. Hagen entendit les exclamations de plusieurs policiers. On aurait dit deux personnages enchaînés se balançant sous un rétroviseur, celui du bas tenant un bras levé comme en geste de triomphe au-dessus de la tête, l’autre les deux bras étendus sur le côté, comme crucifié de travers. Tous les deux sans vie tandis qu’ils tournaient lentement en l’air.
À travers ses jumelles, Hagen vit la paire de menottes qui ancrait la main gauche de Harry à la rambarde, à l’intérieur de la cabine.
« Ce n’est pas vrai, nom de Dieu », répéta Hagen.
Il se trouva par hasard que ce fut le jeune officier du groupe des disparitions, Thomas Helle, qui était accroupi à côté de Harry Hole lorsque celui-ci reprit connaissance. Quatre policiers l’avaient remonté dans la cage vitrée ainsi que Mathias Lund-Helgesen. Et durant les années suivantes, Helle relaterait sans relâche l’étrange première réaction du célèbre inspecteur principal :
« Il avait les yeux fous, il a demandé si Lund-Helgesen était vivant ! Exactement comme s’il était terrorisé à l’idée que le mec ait pu passer l’arme à gauche, comme si c’était le pire qui puisse arriver. Et quand je lui ai dit oui et qu’il était dans l’ambulance qui descendait, il a gueulé que nous devions enlever ses lacets et sa ceinture à Mathias Lund-Helgesen pour qu’il ne puisse pas se suicider. Tu as déjà entendu parler d’une sollicitude pareille pour un gars qui vient d’essayer de buter ton ex ? »