Il existe plusieurs catégories de jongleurs de feu : celle de Christina s’appelait le swinging. Cela consiste à jongler avec des torches que l’on tient à l’aide de ficelles nommées bolas – les mêmes bolas que l’on lance autour des pattes des veaux pour les immobiliser lors de certaines épreuves de rodéo.

D’autres jonglent en manipulant directement les torches, ou encore en en fixant deux à chaque extrémité d’un bâton. Chacune de ces techniques est spectaculaire, mais aucune ne convoque tant de grâce que le swinging, comme l’indique son nom. C’est pourquoi ceux qui pratiquent cette discipline sont qualifiés de fire dancers.

L’une des causes de frustration de Joe était de n’avoir jamais vu Christina s’adonner à son art.

– Ce n’est pas un spectacle anodin, expliqua-t-elle. Il y a toujours une part de danger, tant pour le spectateur que pour le jongleur. Il suffit d’une torche mal accrochée qui tombe dans le public sur une personne vêtue de nylon ou sur une chevelure et imagine la catastrophe.

– Promets-moi qu’un jour je te verrai le faire pour de vrai, insista-t-il.

– Bien sûr. Un peu de patience. Entre-temps, tu me vois m’entraîner, ce qui n’est pas si mal.

Cet argument énervait Joe car Christina ne s’exerçait pas avec de véritables torches enflammées ; elle les remplaçait par d’inoffensives quilles en plastique qui pesaient le même poids au bout des bolas. Il avait un mal fou à se convaincre que c’était déjà magnifique de voir la jeune femme danser ainsi pour lui seul. Ce qu’il sentait, c’est que la somptueuse jonglerie était privée de son danger barbare dans le but de le ménager. Et il trouvait que ce procédé le renvoyait brutalement à son adolescence.

C’était la traduction exacte de ce qu’il éprouvait sexuellement : il n’avait droit qu’aux joujoux, alors qu’il se sentait prêt pour l’immense réalité.

 

Un jour, Joe demanda à Christina, le plus simplement du monde, comment s’y prendre pour faire l’amour.

Elle sourit et répondit :

– Tu devrais plutôt poser cette question à Norman. Son point de vue t’apportera davantage que le mien.

Plus tard, elle demanda à Norman si Joe lui avait posé cette fameuse question.

– Laquelle ?

– Comment s’y prendre pour faire l’amour.

– Non, dit-il en riant. Il n’a pas eu ce courage.

– Il l’a eu avec moi.

Norman resta songeur.

– Il doit être un peu amoureux de toi. Ça me rassure.

– Pourquoi ?

– Ça prouve qu’il est normal.

– Tu en doutais ?

– Oui. Quand je lui enseigne la magie, il est tellement bizarre, presque effrayant. Il boit mes paroles et, en même temps, je sens qu’il veut me sauter à la gorge et me déchiqueter de toutes ses dents.

– Il t’adore !

– Oui. Il m’adore comme un gamin de quinze ans adore son père. Donc, il a envie de me tuer.

– Et toi, tu le considères comme ton fils ?

– Il y a de ça. J’ai beaucoup d’admiration et d’affection pour lui. Quand je pars, il me manque. Quand je reviens, il m’énerve et il m’exaspère.

– Tu as peur de lui.

– Non. J’ai peur pour lui.

– Alors, il est ton fils.