Mémoires pour un avocat

 

I

 

                Mon cher Maître,

Vous m’avez demandé de vous fournir ce que vous appelez « des éléments » pour la plaidoirie que vous devez prononcer dans mon instance en divorce.

Les voici.

Je vous les envoie tels quels, un peu pêle-mêle, il me semble. Mais avec la grande habitude que vous avez de déchiffrer les dossiers les plus compliqués, vous aurez vite fait de rétablir l’ordre qui manque à ces notes hâtives.

Je vous l’ai dit, et je vous le répète ici, ne vous attendez pas à des récits dramatiques ou croustilleux, ainsi qu’en comportent d’ordinaire ces procès. Je n’ai rien à reprocher à ma femme, du moins rien de ce que la loi et les bienséances mondaines peuvent considérer comme délictueux ou attentatoire à l’honneur d’un homme. Sa conduite fut toujours parfaite, et je crois bien – c’est là qu’est le côté défectueux de l’affaire – que jamais une mauvaise pensée, jamais un désir impur n’entra dans son âme. Elle se montrait, même avec moi, très réservée – très indifférente, devrais-je dire – sur cette sorte de choses. J’ajoute que, souvent, j’eus à souffrir de sa naturelle froideur, car elle est très jolie, et j’étais plein de passion.

Ce que je reproche à ma femme, c’est de comprendre la vie d’une façon autre que moi, d’aimer ce que je n’aime pas, de ne pas aimer ce que j’aime ; au point que notre union, loin d’être un resserrement de sensations pareilles et de communes aspirations, ne fut qu’une cause de luttes perpétuelles. Je dis « luttes », et j’ai tort. Ce mot définit très mal notre situation réciproque. Pour lutter, il faut être deux, au moins. Et nous n’étions qu’un seul, car j’abdiquai, tout de suite, entre les mains de ma femme, ma part de légitime et nécessaire autorité. Ce fut une faiblesse, je le sais. Mais que voulez-vous ? J’aimais ma femme, et je préférai l’effacement momentané de ma personnalité maritale à la possibilité de conflits immédiats que tout, dans le caractère de ma femme, me faisait prévoir dangereux et violents, irréparables peut-être. Cela remonte au jour même de notre mariage.

Il avait été décidé que nous ferions un voyage dans le Midi de la France. Ma femme s’enthousiasmait à cette idée.

– Oh ! le Midi ! disait-elle... Le ciel bleu, la mer bleue, les montagnes bleues... Et tous ces paysages de lumière que je ne connais pas, et qui doivent être si beaux ! Comme je serai heureuse, là-bas !...

Et elle battait des mains, la chère âme, et elle rayonnait de joie, comme un petit enfant à qui l’on a promis de merveilleuses poupées.

Je me félicitais, et tout le monde autour de nous, dans nos deux familles, se félicitait, que j’eusse élu une âme si parfaitement concordante à la mienne, car nous aimions les mêmes poètes, les mêmes paysages, la même musique, les mêmes pauvres. Nous partîmes, comme il est d’usage, après la cérémonie.

À peine installée dans le wagon que j’avais retenu à l’avance et décoré de ses fleurs préférées, ma femme tira de son nécessaire de voyage un livre et se mit à lire.

– Ma chère Jeanne, insinuai-je tendrement, ne trouvez-vous pas que ce n’est guère le moment de lire ?

– Et pourquoi ne serait-ce pas le moment ? fit-elle d’un ton et avec des regards que je ne lui connaissais pas, et qui donnèrent à son visage une expression de dureté imprévue...

Je répondis, troublé :

– Mais, chère petite femme, parce que nous avons, ne vous semble-t-il pas, bien des choses à nous dire... maintenant que nous sommes seuls, tout à fait !...

– Eh bien ! mon ami, je ne vous empêche pas de les dire...

J’éprouvai un froid au cœur, un froid douloureux. Ce livre m’était, réellement, comme une personne qui se fût maladroitement interposée entre ma femme et moi. Et cette voix qui me parlait, une voix brève et coupante, je l’entendais pour la première fois. Et elle me rendait, pour ainsi dire, cruellement étrangers ce visage charmant, cette bouche, ces yeux, ces cheveux, toute cette fraîcheur de jeunesse, toute cette beauté d’amour, autour de quoi mes rêves avaient si follement, si gravement, si infiniment vagabondé. Je demandai, en tremblant, car j’avais alors la sensation de je ne sais quoi de lointain, entre ma femme et moi :

– Et quel est donc, cher petit cœur, ce livre que vous lisez avec tant attention ?...

– Le dernier roman de M. de Tinseau ! fit-elle.

– Oh !

– Comme vous avez dit : « Oh ! »

– Comme vous avez dit : « Oh ! ». Il ne vous plaît pas, M. de Tinseau ?

– Pas beaucoup... je l’avoue...

– Moi, je l’adore... Je trouve qu’il écrit divinement...

Puis, tout à coup :

– Que ces fleurs entêtent, mon ami !...

Et les détaillant, un peu étonnée, comme si elle ne les eût pas encore remarquées, elle ajouta, d’une voix de reproche contenu :

– Tant de fleurs, mon ami !... Mais c’est de la folie !

– Ce n’est pas de la folie, Jeanne, puisque vous les aimez !

Elle répliqua :

– Je n’aime pas les prodigalités.

Durant le voyage, jusqu’au soir, je tentai vainement d’intéresser son esprit aux paysages que nous traversions... Elle levait, un instant, les yeux vers la portière, et les rabaissait ensuite sur son livre en disant :

– C’est très joli... Des arbres, des champs, des maisons, comme partout !

– Jeanne, Jeanne, ma chère petite Jeanne, m’écriai-je, je voudrais que vous aimiez la nature... Je voudrais voir votre âme s’exalter aux beautés de la nature...

– Mais certainement, mon ami, j’aime la nature... Comme vous êtes drôle ! Et pourquoi me dites-vous cela avec une voix si déchirante ?... Je ne peux pourtant pas me passionner à des choses que je vois tous les jours !

La nuit vint... Ce fut un désenchantement pour moi... Je ne trouvai rien des ivresses que je m’étais promises.

Le lendemain se passa à Nice, en promenades délicieuses, dans les rues, au bord de la mer, à travers les montagnes. La nouveauté de ces horizons lumineux, la douceur changeante de la mer qu’une petite brise agitait légèrement, l’inhabitude de ces spectacles urbains qui font, de cette curieuse ville, une sorte de gare immense ou de gigantesque paquebot en route vers on ne sait quelle folie, tout cela dissipa un peu ce que, la veille, j’avais entrevu de menaçantes nuées sur le front de ma femme, et dans le ciel profond de ses yeux. Elle fut gaie, d’une gaieté méthodique, il est vrai, et qui craint de se dépenser toute en une seule fois, d’une gaieté sans émotion, sans une de ces émotions qui vous révèlent tout à coup, par l’entremise d’un visage heureux, ce qui s’allume de flammes de joie cachée, de trésors de bonté enfouis dans le cœur d’une femme. Mais je ne m’attardai pas à des réflexions inquiétantes sur cette réserve que je m’efforçai de prendre pour de l’élégance d’esprit. Nous rentrâmes à l’hôtel le soir, tard, un peu fatigués, un peu grisés par cette chaleur, par cette lumière.

Son manteau et son chapeau enlevés, ma femme s’installa devant une table, tira de son nécessaire une foule de petits carnets, un encrier, une plume et me dit :

– Maintenant, soyons sérieux... Qu’avez-vous dépensé, aujourd’hui, mon cher trésor ?

Je fus abasourdi par cette question.

– Je n’en sais rien, mon amour... répondis-je... Comment voulez-vous que je le sache ?... Et puis, vraiment, est-ce bien l’heure ?

– C’est toujours l’heure d’avoir de l’ordre ! formula-t-elle... Voyons, rappelez-vous.

Ce fut une longue et fastidieuse besogne.

Les comptes terminés et la balance établie, il arriva qu’il manquait dix francs, dix francs dont on ne pouvait retrouver l’emploi ! Ma femme fit et refit les comptes, la bouche soucieuse et le front obstiné, un front où, dans la pureté radieuse d’un épiderme nacré, se creusaient deux plis horribles, comme en ont les vieux comptables.

– Parbleu ! je me souviens, m’écriai-je pour en finir avec une situation qui m’était douloureuse, ce sont les dix francs de pourboire que j’ai donnés au garçon du restaurant.

– Dix francs de pourboire ! s’exclama ma femme. Est-ce possible !... Mais je pense que vous êtes fou...

Et, après m’avoir longtemps examiné d’un regard aigu, d’un regard inexprimable, où il y avait plus encore d’étonnement que de blâme, elle ajouta :

– Voilà ce que je craignais... Vous n’avez pas d’ordre, mon ami... Vous ne savez pas ce que c’est que l’argent, mon cher trésor... Eh bien ! dorénavant, c’est moi qui aurai les clés de la caisse... Ah ! nous serions vite ruinés, avec vous... Dix francs de pourboire !...

Se levant, après avoir remis méthodiquement carnets, encrier et plume à leur place respective dans le nécessaire, elle me tapota les joues, et moitié tendre, moitié grognonne, elle dit :

– Oh ! vilain petit mari qui ne sait pas ce que c’est que l’argent !

Cette nuit-là – la seconde de notre mariage –, nous nous endormîmes comme un vieux ménage.

 

II

 

Je ne vous ferai pas le récit de ces quelques semaines passées dans le Midi pour célébrer notre mariage. Les mille détails de mon asservissement conjugal, tous ces menus faits quotidiens, par quoi s’acheva l’abandon de mon autorité – non seulement de mon autorité, mais de ma personnalité morale – entre les mains d’un autre, encombreraient ces notes de redites inutiles et fatigantes. Ce que je puis vous dire, c’est que je revins de ce voyage, que j’avais rêvé si plein de bonheur, de fantaisies généreuses, de voluptés violentes, complètement annihilé. J’étais parti avec quelque chose de moi, un esprit à moi, des sensations à moi, une façon à moi de comprendre et de pratiquer la vie domestique, l’amour, l’altruisme ; je rentrai avec rien de tout cela. La transformation de mon individu agissant et pensant s’était accomplie avec une si grande rapidité qu’il ne m’avait plus été possible de lutter, de me défendre contre ce dépouillement continu de mon être. D’ailleurs, l’eussé-je pu que je ne l’aurais pas tenté. J’ai horreur de la lutte. Et puis, ma femme avait un tel regard de volonté, que, lorsque ce regard tombait sur moi, je me sentais tout à coup comme paralysé. Il y avait, dans toute sa personne, sous le rayonnement de sa chair et l’éclat de sa jeunesse en fleur, une telle expression de décision irrésistible que, tout de suite, j’avais compris que la lutte équivalait à la rupture. Or, cela, je ne le voulais pas, je ne le voulais à aucun prix.

N’allez pas croire qu’elle ne m’aimait pas. Je suis convaincu, au contraire, qu’elle m’aimait beaucoup, mais à sa manière. Elle ne m’aimait ni comme un amant, ni comme un époux, ni comme un ami ; elle ne m’aimait même pas comme on aime une bête. Elle m’aimait comme une chose à elle, inerte et passive, comme un meuble, une boîte d’argenterie, un titre de rentes. Je lui appartenais ; j’étais sa propriété, cela dit tout. Dans le sentiment qu’elle éprouvait pour moi, nulle émotion, nulle tendresse ; jamais l’idée d’un sacrifice, si insignifiant fût-il. Elle disposait de moi, sans mon assentiment, de mes goûts, de mon intelligence, de ma conscience, selon la direction de son humeur, mais, le plus souvent, selon les calculs de sa vie domestique. Je faisais partie de sa maison, et rien de plus ; j’occupais une place – importante, il est vrai, – dans la liste de ses biens, meubles ou immeubles, et c’était tout !... Et c’était beaucoup, car ma femme était une propriétaire soigneuse et brave. Si elle avait été menacée dans la possession, dans la propriété de son mari, avec quelle énergie, avec quelle vaillance elle l’eût défendu contre les attaques, contre les dangers, contre tout, jusqu’à l’oubli total d’elle-même.

Et dire que durant les longs mois, les mois bénis, les mois d’impatience sacrée, où je fus admis à lui faire ma cour, je n’ai rien vu de tout cela ! Aveuglé par l’amour, je n’ai vu que sa beauté. Je n’ai rien compris à son regard, si étrangement, si implacablement dominateur ; je n’ai rien compris à sa bouche si admirablement tentatrice, et où je surprends maintenant des plis terribles, qui me glacent l’âme, et qui ne parviennent à s’effacer que sous l’humilité de ma soumission, que sous la lâcheté de mon obéissance !

 

* * *

 

Il avait été convenu que nous habiterions une jolie propriété que je tiens de ma mère, et que j’avais aménagée avec passion et selon mes goûts. J’étais fier de ce petit coin de terre, pour ainsi dire créé par moi, et où j’avais mis ce que je pense avoir en moi de sensibilité artiste, et de conception de poète. Je l’avais encore embellie pour la venue de ma femme, voulant un décor de jardin et de maison digne de sa beauté.

Le lendemain du jour où nous nous installâmes, ma femme me dit, après une promenade rapide :

– Vous avez fait, mon ami, dans ce jardin et dans cette maison, des folies que ne comporte pas notre situation de fortune. Tout cela est beaucoup trop lourd pour nous, et je ne saurais prendre la responsabilité d’une telle administration. Certes, je loue votre goût : il est parfait. Ce que je vous reproche, c’est de ne pas le proportionner à nos ressources. Vous allez... vous allez... sans vous préoccuper de savoir comment vous pourrez faire face à de telles exigences. Oh ! les âmes d’artistes !... Cela n’entend rien à la vie pratique.

Elle eut un sourire amer. Mais sa voix restait douce, quoique un peu brève ; et son front se barrait de ces plis, signes de calculs profonds et de ténébreuses arithmétiques.

Elle continua :

– Je suis d’avis que nous devons simplifier notre état de maison, et supprimer beaucoup, beaucoup de choses qui me paraissent inutiles... D’abord, qu’avez-vous besoin d’un jardinier ?... Le fumier, les semences, l’entretien et les gages de deux hommes... ce qu’ils gâchent, ce qu’ils volent, font que les légumes nous reviennent à des prix excessifs, fous... invraisemblables... Avez-vous seulement calculé ce que vous coûte un navet ou une tomate ?... Je parie que non... Nous planterons des pommes de terre dans le potager, et nous vendrons le surplus de notre provision... Quant aux fleurs !... une pelouse devant la maison, avec une corbeille de géraniums, et quelques rosiers çà et là... Cela doit suffire à vos besoins d’esthétique florale... Nous ferons du foin, du bon foin avec le reste. Notre cheval aimera cette combinaison... Et comme en ces sortes d’exécutions je pense qu’une décision prompte est tout ce qu’il y a de meilleur, je vous prierai de signifier, aujourd’hui même, son congé à votre jardinier...

J’étais atterré.

– Mais, ma chère Jeanne, répondis-je en balbutiant, vous n’y songez pas... Mon jardinier est un vieux jardinier... Il a servi ma mère pendant quinze ans ; voilà cinq ans qu’il est avec moi... C’est le meilleur, le plus honnête, le plus dévoué des hommes... Il est en quelque sorte de la famille...

Elle répliqua :

– Eh bien !... votre mère ne l’a-t-elle pas payé ?... Vous-même ne l’avez-vous pas payé ?... On ne lui doit rien, j’imagine... Que demande-t-il ? Aujourd’hui même, vous entendez, mon ami... Je ne veux plus le revoir demain...

C’est en tremblant, comme si j’allais commettre une mauvaise action, un crime, que j’abordai, dans le jardin, le pauvre vieux jardinier... Juché sur une échelle, je me souviens, il taillait ses espaliers... Et brusquement, avec une voix dure, avec une voix forte, pour ne pas entendre les voix de reproche qui montaient du fond de mon âme, en grondant :

– Il faut vous en aller, père Valentin, criai-je... Je ne vous garde pas... je ne puis plus vous...

Le père Valentin chancela sur son échelle... Je crus qu’il allait tomber...

– Vous ne me gardez plus... monsieur Paul ? bégaya-t-il... Vous n’êtes plus content de moi ?... Je vous ai peut-être fait du tort ?...

– Non, père Valentin... mais il faut vous en aller, il faut vous en aller tout de suite !... tout de suite !

Jamais je ne reverrai, sur une figure humaine, l’expression de douloureuse tristesse dont se martyrisa la figure du vieil homme.

– Bien... bien !... monsieur Paul, fit-il le corps secoué d’un frisson... Je serai parti demain... Ah ! pauv’ monsieur Paul !

Je sentais les larmes me venir aux yeux :

– Pourquoi dites-vous ce : « Pauv’ monsieur Paul ! », père Valentin ?...

Mais le bonhomme ne répondit pas. Il descendit de son échelle, ramassa son sécateur, et partit.

 

* * *

 

Le soir même de ce triste jour, ma femme avait pris possession de la maison, de l’écurie, du bûcher, du poulailler, de la remise, des greniers. Et, partout, son regard avait dit aux choses, soumises et domptées, comme je l’avais été moi-même :

– Il n’y a plus qu’un maître, ici, et ce maître, c’est moi !... Fini de rire, mes amis !

 

III

 

J’avais des amis, de chers, de fidèles, de merveilleux amis.

C’étaient des poètes, des artistes, des contemplateurs de la vie.

Ils réjouissaient mon cœur et surexcitaient mon esprit. C’est par eux, c’est en eux que je me sentais vivre réellement. Ils avaient le pouvoir généreux de réveiller mon intelligence, qui sommeille un peu dans la solitude, et de me révéler à moi-même. J’aimais à les réunir souvent, à leur livrer ma maison, et je n’étais jamais si heureux que lorsque je les avais là, autour de moi. C’était comme une belle, comme une ardente flambée dont s’embellissait mon foyer, qui éclairait mon âme, réchauffait mes membres engourdis de froid.

Peut-être dans le bonheur que j’éprouvais de leur présence, cordiale aussi comme un bon vin, se mêlait un sentiment de pur égoïsme. J’avais nettement conscience de leur influence protectrice, de leur utilité morale, et « du coup de fouet », dirai-je, qu’ils donnaient à l’activité de mon esprit. Mais si mon amitié n’était pas absolument désintéressée, si elle n’allait pas jusqu’à l’oubli total de moi-même, elle n’avait rien de bas, de calculateur et de parasitaire. Je leur étais reconnaissant de la bonne chaleur qu’ils savaient communiquer à tout mon être.

Parmi eux, il en était un que je préférais à tous, dans le fond de mon cœur. Il s’appelait Pierre Lucet. Je le connaissais depuis l’enfance. Ensemble, nous avions passé bien des défilés dangereux de la vie. Jamais le moindre nuage n’obscurcit le calme ciel de notre intimité. Je ne crois pas que j’eusse aimé un frère comme je l’aimais. Doué de magnifiques dons de peintre, mais toujours arrêté dans ses élans créateurs par une perpétuelle inquiétude, une constante défiance de soi-même, et aussi par les objections sans cesse multipliées et lancinantes d’un esprit critique suraiguisé jusqu’à l’absurde, il avait fini par ne plus peindre. Il me disait, sous l’amertume qu’on entend trembler dans la voix des ratés et des impuissants :

– Que veux-tu que je fasse, en présence de cette écrasante beauté de la vie ?... Copier la nature ? Triste métier, auquel ne peuvent s’assouplir ni mon cerveau, ni ma main... L’interpréter ?... Mais que peut être mon interprétation, fatalement restreinte, à la faiblesse de mes organes, à la pauvreté de mes sens, devant le mystère de ces inaccessibles, de ces incompréhensibles merveilles ? Ma foi, non !... Je n’ai pas tant de sot orgueil, ni d’imbécile foi !... Crois-tu donc que l’homme a été créé pour faire de l’art ?... L’art est une corruption... une déchéance... C’est le salissement de la vie... la profanation de la nature... Il faut jouir de la beauté qui nous entoure, sans essayer de la comprendre, car elle ne se comprend pas elle-même... sans essayer de la reproduire... car nous ne reproduisons rien... que notre impuissance, et notre infimité d’atome perdu dans l’espace...

– Pourtant, répondais-je... il est nécessaire de fixer un but à ses activités, à ses énergies... à ce dynamisme obscur par quoi nous sommes menés...

– Il est nécessaire de vivre... voilà tout !... La vie n’a pas de but, ou plutôt, elle n’a pas d’autre but que de vivre... Elle est sans plus... C’est pourquoi elle est belle... Quant aux poètes, aux philosophes, aux savants qui se torturent l’esprit pour chercher la raison, le pourquoi de la vie, qui l’enferment en formules contradictoires, qui la débitent en préceptes opposés..., ce sont des farceurs ou bien des fous... Il n’y a pas de pourquoi !...

Et c’était un étonnement que de constater la profusion de ses idées, la nouveauté toujours neuve de ses images, l’habileté dialectique de ses arguments, pour arriver à ceci, toujours : « Il n’y a rien que de la beauté inconsciente et divine ».

Par un reste d’habitudes anciennes, quand il allait dans la campagne, il emportait toujours son chevalet, sa boîte à couleurs, une toile et un pliant. Il choisissait « un motif », s’asseyait sur le pliant, bourrait sa pipe, se gardait, comme d’un crime, d’ouvrir sa boîte ou de piquer son chevalet dans la terre, et là, durant des heures, il regardait... Il regardait les choses, non de cet œil bridé et clignotant qu’ont les peintres, mais de l’œil panthéiste des bêtes, au repos, dans les prairies.

Possédant de quoi ne pas absolument mourir de misère, mal tenu de corps, négligé en ses vêtements, la barbe inculte et les cheveux impeignés, il avait réduit ses besoins au seul nécessaire de la vie. Et comme un buisson qu’éclabousse la boue du chemin, et que salit la tombée des feuilles mortes, son âme était pleine de chansons.

D’abord, Jeanne consentit à recevoir mes amis. Elle les accueillit avec politesse, mais sans enthousiasme. Eux-mêmes, comprenant que « ce n’était plus la même chose », ne retrouvant plus les mêmes habitudes cordiales, la même liberté, un peu débraillée, je dois le dire, de nos réunions, espacèrent leurs visites. Ils se sentaient, d’ailleurs, gênés par le regard froid de ma femme, par sa bouche impérieuse d’où ne leur venait jamais une bonne parole. Je n’essayai pas de les retenir, quoi qu’il m’en coûtât. Et puis, j’avais fini par douter d’eux, du désintéressement de leur amitié.

Sans brusqueries, avec un art merveilleux d’observation mesurée et profonde, Jeanne, lorsqu’ils étaient partis, me faisait descendre jusque dans le fond de leur âme. Elle avait tout de suite deviné leurs défauts, leurs vices, qu’elle grossissait, qu’elle exagérait, mais avec une telle habileté, une telle vraisemblance, que ça avait été, au bout de peu de temps, un retournement presque complet de mes sentiments envers ces amis si aimés. Elle se servait d’un mot échappé dans la conversation pour me montrer des côtés inattendus de leur caractère, de plausibles infamies, de vraisemblables hontes. Je me défendais, je les défendais, mais de plus en plus mollement, car le doute était en moi, salissant ce que j’avais aimé, dévorant un à un mes plus chers souvenirs d’autrefois...

– C’est curieux ! me disait-elle... On dirait que vous ne connaissez pas la vie... Et c’est moi, moi, presque une jeune fille encore... qui dois vous l’apprendre !... Ah ! mon cher Paul, votre bon cœur vous fait voir les gens comme vous-même... Votre sensibilité vous aveugle à un point que je ne saurais dire !... Mais ils ne vous aiment que parce que vous êtes riche !

C’est sur mon ami, Pierre Lucet, que s’exerçait de préférence son esprit de démolition...

– Un paresseux, et voilà tout !... Il veut donner à son inexcusable paresse des excuses transcendantes et philosophiques, dont vous ne devriez pas être la dupe... C’est vraiment trop de naïveté !... Et puis, croyez-vous qu’il soit flatteur pour une femme délicate de recevoir chez elle, d’avoir à sa table un tel goret !... Sa saleté me répugne, me soulève le cœur, me rend malade... S’il avait de l’amitié pour vous, il aurait du respect pour moi... il décrasserait ses guenilles, se laverait les mains, et ne se tiendrait pas devant moi, comme devant une fille de brasserie... Il viendrait, de temps en temps... tous les crois ou quatre mois... déjeuner avec nous... Soit !... Mais, s’installer ici, lui et sa hotte d’ordures, pendant des semaines... je vous assure que cela m’est pénible !...

Un jour que Pierre était parti seul dans la campagne, Jeanne me dit :

– Il faut en finir, mon cher Paul. Je ne veux pas que ma maison se désorganise à cause de votre ami... Voilà encore une femme de chambre qui me quitte, parce qu’elle ne veut pas – et je comprends sa répugnance – faire le ménage de M. Lucet... C’est un vrai fumier, sa chambre. Et son linge... on ne le prendrait pas même avec un crochet !... De quoi avons-nous l’air, je vous le demande, vis-à-vis de nos gens ?... Je vous prie de vous arranger de façon à ce que M. Lucet soit parti ce soir... ce soir !... Vous inventerez, vous prétexterez ce que vous voudrez... Mais, pour Dieu ! qu’il parte !...

Et comme soudain ma figure s’était attristée, Jeanne ajouta :

– Cela vous gêne ?... Eh bien ! c’est moi qui lui ferai comprendre... à ce goujat !

En effet, comme ce pauvre Pierre rentrait, les souliers pleins de boue, le chapeau tout dégouttant de pluie, ma femme, qui guettait son retour, l’apostropha :

– Vraiment, monsieur Lucet, vous auriez pu essuyer vos chaussures... et penser que mes tapis ne sont pas des garde-crotte !... Les domestiques n’ont affaire qu’après vous, ici !... Ma maison n’est pas une étable !...

– C’est peut-être le tort qu’elle a, répondit Pierre, de sa voix douce... Elle serait plus heureuse, mais j’ai compris... Paul est-il là ?

– Non, Paul est à la ville...

– C’est bien !... vous lui direz que je l’aime toujours, ce pauvre Paul !... Et quand il aura envie de pleurer, qu’il vienne chez moi !... Ça lui fera du bien...

J’étais derrière la porte du salon, quand se passait cette scène cruelle... Je n’avais qu’un mot à dire, qu’un geste à faire, mais je ne le prononçai point, et je ne fis point le geste !

Je tombai sur un siège, anéanti, la tête dans les mains, avec un poids si lourd sur mes épaules que j’eus la sensation que quelque chose de maudit venait de descendre sur moi !...

Et lui aussi, Pierre Lucet, il avait dit : « Pauvre Paul ! » quand on l’avait chassé, comme j’avais chassé le vieux jardinier !

 

IV

 

Bientôt, notre maison devint silencieuse, et presque farouche. De même qu’elle avait chassé les amis, elle chassa les pauvres, ces amis inconnus, ces amis éternels de nos révoltes et de nos rêves. Aux misérables qui passent, elle ne souriait plus, comme une espérance, une promesse de joie et de réconfort. Par les routes, par les sentes, sur les talus, derrière les murs, ils s’étaient dit, sans doute, la mauvaise nouvelle. Aucun ne s’arrêtait plus devant sa claire façade, autrefois si hospitalière, si inviteuse, maintenant protégée contre l’imploration des sans-pain et des sans-gîte, par l’effroi de deux dogues, gardiens de nos richesses, et aussi par l’insolence des domestiques qui aiment à se venger sur les faibles des duretés de leur asservissement.

Jadis, quand je rentrais de la promenade, le soir, et que j’apercevais sur le coteau notre maison, surgissant de son bouquet d’arbres verts, notre maison avec ses fenêtres pareilles à de bons regards, je sentais descendre, couler en moi, quelque chose d’infiniment doux : une paix délicieuse, la conscience d’avoir accompli un devoir d’amour et de solidarité humaine. Aujourd’hui, rien que sa vue m’était comme un remords, et je détournais les yeux de ce toit, qui n’arbitrait plus qu’un égoïsme implacable et glaçant... J’avais honte d’elle, et il me semblait qu’en me voyant passer, les gens disaient : « C’est celui qui habite la maison où ne s’arrêtent plus les pauvres ! »

Ma mère, âme tendre, cœur de pitié, avait fait de sa maison une sorte de refuge. Elle en avait ouvert les portes toutes grandes aux misères errantes, aux désespoirs qui cheminent vers le crime ou vers la mort. Pour ceux qui ont faim et qui ont froid, il y avait toujours chez nous une table prête, un foyer allumé. Elle visitait les pauvres du pays et soignait les malades. Des malheureux, elle n’exigeait pas qu’ils eussent des vertus héroïques : il lui suffisait pour les secourir, qu’ils eussent du malheur.

– Il n’y a pas de hiérarchie dans la douleur, me disait-elle souvent. Toutes les douleurs, d’où qu’elles viennent, sont également respectables, et elles ont droit à notre émotion !

Je me souviens qu’elle avait – avec son habituelle et discrète bonté, et au grand scandale des honnêtes gens – accueilli, recueilli, devrais-je dire, une fille de la ville, chargée du mépris universel, même du mépris des pauvres. Cette fille rôdait, le soir, dans les ruelles obscures, se livrait pour un sou, pour un verre d’alcool, pour rien, à qui voulait la prendre. Le jour, quand elles passait sur les trottoirs, sale, dépeignée, couverte de guenilles puantes, ramassées dans les ruisseaux, volées aux gadoues des maraîchers, on la chassait à coups de pierres, on lui jetait des ordures, à cette ordure. Ceux-là même à qui, la veille, elle s’était prostituée sur un banc d’avenue ou une borne du quai, l’insultaient. Elle ne répondait jamais, ne se plaignait jamais ; elle fuyait, plus vite, devant les pierres, les coups, les outrages, et, baugée dans quelque trou fétide, elle attendait, en dormant, que la nuit vint, pour recommencer son inexorable métier. Elle eut, un jour, un enfant, graine de hasard qui germa dans cette terre pourtant si infertile de la ribote et de la débauche. Et ce petit être, conçu sur la borne du chemin dans les baisers d’ivrognes qui meurtrissaient comme des coups, elle l’aima avec une frénésie d’indicible passion. Par quel prodige cette femelle inconsciente qui n’avait gardé des sentiments humains que les obscurs et sauvages instincts de la brute originelle, devint-elle une mère admirable ? C’est dans la pourriture, dans la décomposition organique que la vie s’élabore, pullule et bouillonne ; c’est dans le fumier qu’éclosent les plus splendides fleurs et les plantes les plus généreuses.

Je crois bien que jamais un enfant de riche ne fut choyé, caressé, pourvu de tout, comme le fut l’enfant de cette pauvresse. Et, à mesure que ce petit corps, soigné, baigné, parfumé, nourri de bonnes choses, vêtu de chauds lainages et de linges bien blancs, s’emplissait de santé radieuse, de joie, et de vie luxuriante, le corps de la mère s’amaigrissait, se décharnait, devenait spectre ambulant, ambulant cadavre, un cadavre qu’animait seulement ce qui lui restait encore de chaleur acquise. Le soir, quand l’enfant gorgé de nourriture et de caresses s’endormait, elle trouvait encore la force de s’en aller offrir du plaisir aux rôdeurs nocturnes, et de râler l’amour, au fond des bouges, avec les passants.

Ma mère s’émut à la profonde tristesse de ce drame. Elle fit venir cette fille avec son enfant, l’habilla, la nourrit, lui donna de l’ouvrage généreusement payé, tenta de l’arracher à l’abjection de sa vie.

– Je ne peux pas... je ne peux pas..., gémissait la malheureuse. C’est plus fort que moi... Il y a quelque chose qui me pousse, qui me brûle...

Alors, ma mère l’attira vers elle, la baisa tendrement au front, et elle lui dit :

– Je n’ai pas à vous juger, ma pauvre enfant... Dieu seul sait ce qu’il a mis de boue dans le cœur de l’homme...

Je me plaisais à raconter cette histoire lamentable à ma femme, qui s’en indignait.

– Une pareille créature !... En vérité, mon ami, je crois que votre mère était un peu folle... Ne voyez-vous pas que de pareilles et incompréhensibles bontés ne sont que des primes données à la paresse, au vice, au crime ?

Et généralisant ses idées, elle professait :

– Moi, j’ai horreur des pauvres !... Les pauvres sont des brutes !... Je ne conçois pas qu’on puisse s’occuper d’eux. Mais vous êtes socialiste... À quoi bon essayer de vous faire comprendre ce qu’il y a de stupide, et d’illusoire, dans ce qu’on est convenu d’appeler : la charité ?... Certes, si je rencontrais un vrai malheur, je serais la première à le soulager... Mais je ne veux pas être la dupe d’un sentimentalisme ridicule, qui vous porte à trouver intéressants et dignes de pitié tous ces affreux ivrognes, toutes ces dégoûtantes prostituées que sont les pauvres... Je pense que la société est parfaite ainsi : les honnêtes gens, d’un côté, c’est-à-dire nous ; les criminels de l’autre... c’est-à-dire les pauvres... Et toute votre poésie ne changera rien...

– Écoutez, ma chère Jeanne, lui répliquai-je timidement... Peut-être avez-vous tort de juger les choses ainsi. Il n’y a rien d’éternel dans les sociétés humaines. Les riches d’aujourd’hui peuvent devenir les pauvres de demain, et réciproquement... Je ne fais pas appel à vos sentiments d’altruisme... Je fais seulement appel aux sentiments que vous devez avoir de votre propre sécurité... Il n’est pas bon d’exaspérer le pauvre... Avez-vous remarqué quelquefois le regard de meurtre que vous jettent, en passant, le charretier, sur la route, et le paysan, dans son champ ?... Et n’en avez-vous jamais frissonné ?...

– Tu tu tu tu ! interrompit ma femme, je me moque des charretiers et de leurs regards... Il y aura toujours des gendarmes, n’est-ce pas ?... Et puis, franchement, quand on donne à un pauvre, il faut donner à tous !... On n’en finirait pas, mon ami...

Et soudain, prenant un air découragé :

– Si vous saviez comme vous me faites de la peine, avec vos idées !... Il ne vous manquait plus que d’être un révolutionnaire !...

Contes III
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