LA TABLE DE PIERRE
Quatre maisons au coin d'un bois. Le chemin ne va pas plus loin. La voiture du lieutenant John Fryer de Scotland Yard est obligée de stopper. Le brouillard est si dense que le policier est arrivé jusqu'aux premiers arbres sans les voir. Il se trouve à environ un kilomètre d'un village du Comté de Warwick où un aubergiste complaisant lui a indiqué la route. Ce hameau est le bout du monde. Frileusement le lieutenant Fryer parcourt les quelques mètres de terre gelée qui conduisent à la première maison. C'est une ruine. L'autre maison est inhabitée, volets et portes barrés de planches, pourries depuis longtemps. La troisième n'est qu'une grange, et la quatrième enfin révèle une présence. Après un long moment une vieille femme vient ouvrir la porte, et une odeur épouvantable saisit le lieutenant à la gorge. Avant même de s'être annoncé, il ne peut s'empêcher de dire :
— Bon sang... Mais qu'est-ce que vous faites cuire ici ?
L'énorme marmite pendue dans la cheminée, exhale des vapeurs étranges. La vieille femme ne répond pas. Elle tient la porte entrouverte, ses petits yeux sombres enfouis sous d'épais sourcils dévisagent l'inconnu avec méfiance. Il se présente :
— Lieutenant Fryer madame, j'avais rendez-vous ici avec le commissaire Saunders de Birmingham. Vous êtes madame Hill ?
La vieille femme grogne une confirmation, puis voyant que le visiteur ne bouge pas, se décide à le renseigner. Sa voix est éraillée, déplaisante.
— Le policier est là-bas.
Elle désigne un endroit invisible dans le brouillard. Le lieutenant Fryer recule, tant l'odeur est insupportable.
— Où ça, là-bas ?
— À la table de pierre, à l'entrée du champ.
Mieux vaut chercher seul cette fameuse table de pierre. Tout plutôt que de subir cette horreur. Décidément l'endroit est tel que l'a décrit au téléphone le commissaire Saunders. Sinistre, voire effrayant, nauséabond, et cette vieille femme a véritablement l'air d'une sorcière. Si l'on admet qu'une sorcière est vieille au point de ne plus avoir d'âge apparent, qu'elle a les cheveux hérissés sur la tête en touffes grises ou jaunâtres, que son nez est crochu, son menton de même, et qu'une marmite mystérieuse bout dans sa cheminée. C'est à n'y pas croire, tant le tableau ressemble aux contes pour enfants. Et le lieutenant John Fryer recule dans le brouillard avec soulagement. John Fryer de Scotland Yard, et le commissaire Saunders de la police locale, se sont retrouvés à une croisée de chemins. Ils ne distinguent plus les maisons du hameau et les arbres de la forêt sont des fantômes lointains. Après avoir échangé quelques banalités, les deux hommes en viennent à leur affaire. Le commissaire Saunders explique son problème :
— Voilà, c'est là qu'on a découvert le corps.
— Qui, on ? La vieille femme là-bas ?
— Non. C'est un chien. Il a rapporté une chaussure à son maître, un paysan qui cherchait du bois de noisetier dans le coin. La vieille prétend qu'elle n'a rien vu et qu'elle ne sort jamais de chez elle. C'est possible. Mais le corps était là depuis trois jours.
— Vous soupçonnez cette espèce de sorcière ?
— Sorcière ! Vous ne croyez pas si bien dire. Tout le village a peur d'elle, et pourtant on vient la voir en cachette, j'en suis sûr. D'abord elle ne pourrait pas vivre autrement.
— Pourquoi ?
— Elle se déplace avec peine, elle n'a qu'une jambe. L'autre n'a jamais grandi parait-il. Les gens lui apportent de la nourriture en échange de soi-disant médicaments. Elle est sans ressources, elle ne cultive rien, et j'ai appris que sa réputation était aussi vieille qu'elle. Sa mère faisait le même métier.
— Quel métier ?
— Sorcière !
— Ce n'est pas un métier voyons !
— À Londres peut-être, mais ici, c'en est un.
— Quel rapport avec la mort de cette jeune fille ?
— Cette table de pierre que vous voyez, servait au Moyen-Âge de borne de repère. Elle marquait tout simplement les limites d'un domaine. Mais les gens d'ici lui ont attribué un pouvoir maléfique. On y trouvait régulièrement paraît-il des animaux morts. L'explication, à mon sens, est que les chasseurs avaient pris l'habitude de dépecer leur gibier sur cette pierre. Elle est pratique pour cela. Et il est exact qu'on y a relevé des traces de sang animal, en plus de sang humain.
— Celui de la jeune fille ?
— Le sien et un autre, peut-être plusieurs autres. Il est difficile d'être affirmatif. Il s'agit de traces très anciennes. En tout cas, elle a été tuée ici, ou non loin d'ici et déposée sur la pierre. Le commissaire Saunders désigne une sorte de roche plate, ancrée dans le sol, ronde comme une table, lisse et moussue.
— Le corps était sur le dos, bras en croix, jambes liées. La poitrine portait une blessure profonde en forme de croix et un pieu était planté dans l'abdomen. Si je pense que le crime a eu lieu ailleurs que sur la pierre, c'est à cause de ce pieu. Il a transpercé tout le corps L'assassin n'a pu faire ça que sur un terrain meuble. Nous avons fouillé les environs, rien. D'autre part, il est certain que la pauvre fille était morte avant de subir ce rite épouvantable. Le médecin légiste est formel à ce sujet, l'ennui c'est qu'il ne sait pas de quoi elle est morte.
— Comment cela ? Elle n'a pas été assassinée ?
— Il ne peut pas définir la cause de la mort. Ni poison, ni blessure mortelle. Ce qui a été pratiqué sur elle, à la poitrine, le pieu... tout cela a été fait après. Enfin, la jeune fille n'a été aperçue par personne dans la région, elle est inconnue, et si Londres n'avait pas diffusé son signalement depuis plusieurs mois, on ne saurait même pas son nom par ici. Voilà lieutenant.
— Et vous pensez que la vieille folle qui habite à côté a pu faire ça ?
— Je ne vois pas pourquoi cette fille se serait trouvée chez elle, pourquoi elle l'aurait tuée et comment elle aurait pu traîner le corps. Mais il faut bien admettre qu'il n'y a personne d'autre à trois kilomètres à la ronde, que la pierre est à cent mètres à peine de sa maison et qu'en trois jours, elle a eu toutes les chances d'apercevoir le corps, or elle ne l'a pas signalé.
— Et si le brouillard était aussi épais qu'aujourd'hui ?
— D'accord, mais d'après les paysans que j'ai interrogés, la vieille a une manie, si on peut appeler ça une manie. Elle vient sur cette pierre pour y fabriquer ses espèces d'onguents ou de poudre de perlimpinpin.
— Comment ça ? Vous me disiez qu'elle se déplace difficilement ?
— Elle a des béquilles tout de même, et cette pierre est magique...
— Vous l'avez interrogée cette vieille ?
— J'ai voulu le faire, mais je n'ai pas pu. Impossible de tenir plus de deux minutes dans cette baraque tellement l'odeur est pestilentielle !
— Je sais. Convoquez-la !
— À Birmingham ?
— Eh oui. C'est le témoin principal sur le plan géographique. Je ne vois qu'elle et le chercheur de bois avec son chien.
— Il est hors de cause.
— Alors il faut la convoquer.
— Mais elle refuse de sortir de chez elle !
— Où avez-vous vu qu'un témoin convoqué par Scotland Yard refuserait de se déplacer ? J'enverrai des hommes la chercher s'il le faut !
— Je vous souhaite bien du plaisir, lieutenant Fryer...
Pour le lieutenant Fryer, l'affaire était et devait rester simple. Pas question de sorcière, de crime rituel, et de mort mystérieuse. Il y avait d'un côté une jeune fille vendeuse chez un fleuriste depuis la fin de la guerre, disparue de Londres depuis des mois. Sa mère, une pauvre femme, ne l'avait pas vue rentrer un soir de juin 1945, et était restée sans nouvelles jusqu'à la découverte du corps, transpercé d'un pieu, dans la campagne du côté de Birmingham, en février 1946.
June Aldrige, vingt-trois ans, un mètre cinquante-huit, brune, signe particulier : l'œil gauche, bleu, et l'œil droit, vert. Comment une petite fleuriste s'était-elle retrouvée 1à ? Sur cette pierre « magique » ? Pour le lieutenant Fryer, il n'existe qu'une explication à la disparition d'une jeune fille, un homme. Escroquerie, chantage, ou histoire d'amour, il y a toujours un homme. L'ennui pour cette brillante théorie, est que June est vierge, et qu'aucune trace de violence sexuelle n'a été relevée sur elle. Tout est mystère autour de ce corps mince, vêtu d'une robe de lainage noir, et de bas reprisés, qui attend à la morgue de Birmingham de révéler le secret de sa mort. Mort naturelle a dit le légiste. Et profanation du corps ensuite ! Quel genre de mort naturelle peut-on avoir à vingt-trois ? Le lieutenant Fryer a l'intention de mettre tous les spécialistes de Scotland Yard sur ce mystère.
Reste le témoin : la sorcière Cornelia Hill. Comme prévu, elle a refusé de se déplacer. Deux hommes sont donc allés la chercher dans une voiture de service, et le commissariat empeste depuis qu'elle est là. Le lieutenant Fryer estime la chose intolérable, et interpelle le commissaire Saunders.
— Rien ne vous empêche de la traiter comme une clocharde et de la faire passer à l'épouillage et à la douche ?
— Elle a un domicile fixe depuis quatre-vingt-quatorze ans, ce n'est pas une clocharde, et elle prétend que si on la lave, elle en mourra !
— Comment ça ? Personne n'est jamais mort d'être propre !
— Le médecin dit qu'il ne faut pas prendre le risque. Elle semble avoir une phobie de l'eau, et à son âge...
— Alors faites au moins désinfecter !
— C'est fait. Et on l'a inondée de citronnelle. Elle est furieuse je vous préviens !
— Voilà qui m'est bien égal. Faites-la entrer.
— Je vous conseillerais plutôt de l'interroger dans la pièce où elle est, pour limiter les dégâts, vous comprenez.
Jamais le lieutenant Fryer n'oubliera cet interrogatoire ! Après l'avoir menacé de lui faire manger des crapauds, et autres délicatesses, Cornelia Hill a catégoriquement refusé de coopérer. Elle ne savait rien, n'avait rien vu et pour preuve de son incapacité, ne craignait pas d'exhiber devant le lieutenant l'affreuse vision d'une jambe atrophiée sous des jupons qu'il vaut mieux ne pas qualifier. Furieux, le lieutenant décide une perquisition au domicile de la vieille. Ce qui provoque un flot de malédictions diverses, le vouant, lui, ses ancêtres et ses futurs descendants à d'épouvantables supplices dans l'au-delà !
Mais le lieutenant tient tête au monstre qui le menace de ses béquilles. Et la perquisition a lieu : des crapauds accrochés, des souris écartelées, crucifiées, des insectes grouillant dans des boîtes, des peaux de serpents, de lézards, des touffes de poil d'écureuil, des plumes, des plantes, des poudres, et des araignées surveillant le tout à chaque coin de mur. Voilà pour l'essentiel de la perquisition. L'odeur pestilentielle émanant de la marmite, et imprégnant toute cette maison d'une saleté repoussante, vient surtout des peaux et des cuirs que la vieille femme tanne elle-même. Quelques dépouilles d'animaux, mal empaillées, n'arrangent pas les choses. Mais rien de concluant, pouvant relier la vieille sorcière à la mort de la jeune fille. Pourtant, dans les petits yeux noirs qui le fusillent, le lieutenant Fryer a deviné une lueur de défi. Cette vieille folle semble dire :
— Prouvez-moi que j'ai tué cette fille Trois jours après son arrivée au pays, le lieutenant Fryer n'a guère avancé. Il a renvoyé la vieille sorcière à ses crapauds, arpenté dix fois la campagne autour de la table de pierre, et il attend le résultat des spécialistes de Scotland Yard. Le voici avec tous les points d'interrogation utiles : il est possible que la mort soit due à une piqûre extrêmement profonde, faite par une aiguille minuscule introduite jusqu'au cœur. Les dégâts provoqués sur la poitrine, par une large plaie en croix, ayant servi à dissimuler cet indice. Cette étrange piqûre aurait pu être pratiquée alors que la victime dormait sous l'effet d'un soporifique léger, qui n'a pas laissé de trace, ou plus vraisemblablement sous hypnose. Le pieu est destiné rituellement à empêcher que l'âme de la morte ne revive dans l'au-delà. Dans ce cas il devrait être à la place du cœur, d'après les spécialistes, et non dans l'abdomen.
Bref, il s'agit bien d'un assassinat, et non d'une mort inexplicable. Reste à trouver l'arme du crime et l'assassin. Le post-scriptum, si l'on peut dire, du rapport d'autopsie ne manque pas de sel. « Il a été prélevé une quantité infime du muscle cardiaque, environ un demi-centimètre carré, à l'aide d'un objet tranchant, un rasoir par exemple. De même, il a été prélevé, une quantité infime de la muqueuse utérine. Il s'agit sans aucun doute d'un crime à caractère rituel, non répertorié dans nos contrées. »
Courageusement, le lieutenant Fryer est retourné avec deux hommes chez la vieille Cornelia. Ils ont fouillé de nouveau partout, au milieu des crapauds, des souris et des araignées furieuses d'être dérangées à nouveau. Sans résultat. Ni aiguille, ni rien d'autre de suspect. Et la vieille a grogné :
— Je pratique plus depuis longtemps, mais je vais vous dire ce qui s'est passé. Si quelqu'un a amené cette fille sur la table de pierre, c'est pour que naisse de sa mort une nouvelle sorcière !
— Qu'est-ce que vous racontez ? Vous savez qui l'a tuée alors.
— Je ne sais rien. Je vous dis seulement qu'il va naître une sorcière. Parce qu'on a pris dans le corps de cette fille ce qu'il fallait pour ça. Je suis née ainsi il y a longtemps et ma mère aussi. Nous n'avons pas besoin d'homme, pas besoin de père, nous naissons du ventre et du cœur des vierges...
Et l'état civil ? pensait le lieutenant Fryer, en haussant les épaules mais Cornelia Hill était née de père inconnu, et coïncidence, June, la victime, n'avait pas de père ! Avant de devenir fou, le lieutenant Fryer a décidé de faire arrêter la vieille Cornelia Hill, sous l'inculpation de dissimulation de preuves. Tant il était certain, maintenant, qu'elle avait pratiqué cet assassinat. Il n'y avait aucune autre explication, même si le mystère demeurait, quant à la manière dont une petite fleuriste de Londres avait pu atterrir dans ce coin perdu pour y mourir.
Mais l'enquête ne prouva rien. Et faute d'éléments, la vieille Cornelia regagna son infâme baraque, non sans avoir subi cette fois, l'épouvantable épreuve de l'épouillage et du bain désinfectant, au moment de son séjour en prison préventive... Ce qui, paraît-il, provoqua son décès quelques semaines plus tard. Sa mort fit courir des bruits et des légendes, on lui attribua des disparitions d'enfants dans la région, les langues se délièrent enfin, et l'on se rendit compte que les consultants de Cornelia Hill devaient être nombreux et discrets de son vivant. Elle était renommée semble-t-il pour les philtres d'amour, à utilisation bien précise.
June Aldrige était-elle venue la consulter pour un amour malheureux ? Et la vieille sentant sa fin prochaine, avait-elle décidé de sacrifier la jeune vierge, afin que renaisse une sorcière ? Pour être honnête, il n'existe nulle part dans les mémoires ou les livres, de précisions sur cette pratique, et selon le lieutenant Fryer, Cornelia Hill relevait de l'asile plus que de la sorcellerie.
Il est vrai qu'à l'issue de sa dernière visite dans l'antre de la vieille femme, il avait retrouvé un crapaud mort dans la poche de son pardessus...