CHAPITRE XIII
Ils étaient à peine une demi-douzaine. Un garçonnet d’une dizaine d’années pleurait dans les bras d’un autre, à peine plus âgé. Deux femmes et un vieillard s’accrochaient désespérément aux bras du seul homme robuste de la troupe, pour l’empêcher de se jeter dans les flammes qui dévoraient ce qui avait dû être sa maison.
— Laissez-moi ! Laissez-moi ! Ma femme. Mes petits ! Laissez-moi !
— Ils les ont tués, l’homme, ou ils les ont emmenés. Les dieux ont épargné ta vie, pourquoi la gaspiller ?
Ensemble, ils se retournèrent. Ensemble, ils levèrent leurs armes. Des bâtons. Une fourche. L’homme brandissait une faux. Une communauté d’agriculteurs paisibles. Tish imaginait le peu de résistance qu’ils avaient pu offrir à des soldats de métier. Il resta rigoureusement immobile, les deux mains sur le pommeau de sa selle. Ne pas leur donner de raison de frapper avant d’avoir pu parler…
— Je ne suis pas votre ennemi. J’ai vécu ce que vous vivez en ce moment, et par la faute des mêmes gens. Et je viens parler de vengeance. De justice. Et de délivrance, pour vos frères comme pour les miens. Pour tous ceux qu’ils ont emmenés.
Il descendit de cheval, les mains ouvertes. Il avait laissé toutes ses armes accrochées à sa selle. Yriel et Cheg surveillaient de loin, du haut d’une colline, avec le deuxième cheval. La blonde sauvageonne avait refusé tout net d’approcher des hommes autrement que pour tuer et se battre. Elle avait ajouté qu’elle préférait ne pas se montrer de trop près, nue comme elle l’était. Tish avait eu beaucoup de mal à ne pas extérioriser la joie que lui causait le réveil de cette pudeur de civilisée. Même si, il pouvait l’imaginer, Yriel pensait plus en l’occurrence à sa propre sécurité qu’à autre chose.
C’est la colonne de fumée noire montant des ruines calcinées qui leur avait finalement indiqué où les pillards avaient frappé. À Tish, qui ne voyait pas l’intérêt d’aller chercher des alliés là où il ne devait rester que des décombres, Yriel avait répliqué qu’il ne fallait pas gâcher la chance de trouver là d’autres haines égales à la sienne, pour peu qu’il y ait une poignée de survivants.
Une fois encore, elle avait raisonné plus juste que lui.
Les deux femmes et les gamins avaient pu se cacher dans les bois, au moment de l’attaque. La plus jeune venait d’aller chercher un nourrisson, qu’elle avait dissimulé dans une cache sous les arbres et qui, pour l’heure, tétait goulûment. L’homme, lui, rentrait de la chasse. Et ne se pardonnait pas de n’être pas mort avec les siens.
— Tu parles de vengeance. Tu sais combien ils sont ? Tu vois combien nous sommes ? Es-tu sorcier ou faiseur de miracles ? As-tu le secret de ces armes d’Avant, qui tuaient des mille et des mille d’un coup ?
Et Tish parla, devant ces gens accablés de douleur. Il dit l’idée d’Yriel. En regrettant qu’elle ne soit pas là, elle qui trouvait si bien les mots pour la défendre.
— Réunir tous les clans… C’est un beau rêve. Mais ça ne s’est jamais fait…
L’homme paraissait avoir du mal à surmonter son abattement. Tish s’emporta :
— Un gamin qui leur tue dix et dix et dix hommes à lui seul, ça ne s’était jamais vu non plus. Et je l’ai fait. Veux-tu pleurer avec les femmes ou essayer de te battre ? De te battre avec les mots, en allant de ton côté pour convaincre, pendant que j’irai du mien ? Nous parlons, et eux, ils marchent. Je n’ai pas de temps à perdre avec toi. Alors, tu dis oui ou non. Mais tu le dis maintenant.
L’aîné des garçons mit fin aux tergiversations, en déclarant tout net que son frère et pas moins de quatre de ses sœurs avaient été emmenés. Et qu’il voulait tout tenter pour les sauver, même ce qui semblait impossible.
Cette détermination tira l’homme de son chagrin. Il expliqua qu’à la saison des grandes migrations des troupeaux de rhinicornes, les siens unissaient leurs forces aux chasseurs de deux autres villages sur la rivière. Et aussi que son peuple avait coutume d’acheter ses outils de fer, ses pointes de lances et ses lames de faux à un gros bourg commerçant du nord-est.
— Chez ces trois-là, ni toi ni nous ne serons reçus en ennemis. Thyam ira au village du vieux Garl par la rivière, en descendant le courant. J’irai voir le chef Mong, en amont. Je le connais. J’ai tué un rhinicorne qui avait éventré son cheval, une fois. Je te laisse le village des marchands de fer. Eux sont forts et puissants. Mais ce ne sont pas des guerriers. Tu auras du mal à les convaincre. Mais tu es plus habile que moi à tourner les discours. Et puis eux commercent avec beaucoup d’autres peuples, qui viennent parfois de très loin pour acheter le fer. Ils te diront où te rendre ensuite. Peux-tu nous donner un de tes chevaux ? Les nôtres ont été emmenés ou se sont sauvés. Il faudrait peut-être des jours pour les reprendre.
— Tu auras ce qu’il te faut. Je préfère te voir comme ça, l’homme, les femmes peuvent-elles rester seules ?
Ce fut la plus vieille qui répondit :
— Nous mangerons les glands, les châtaignes et les racines. Nous nous réfugierons dans la forêt. Ici, bientôt, ce ne sera plus qu’un rendez-vous de charognards. Nous n’avons pas peur. Et si nous pouvons réparer une de nos barques, nous rejoindrons le village de Garl à notre tour (Elle fourragea dans la crinière du plus jeune des garçons.) Et puis Ayal veillera sur nous, en attendant.
Tish s’inclina devant l’ancienne, en signe de respect.
— Le courage n’est pas seulement de tenir l’épée ou la lance. C’est de faire ce qu’il faut faire.
Elle lui mit sur les épaules ses longues mains décharnées.
— Que les puissances te gardent, mon fils. Tu emportes avec toi l’espoir de mon peuple et du tien. Ne laisse pas cet espoir se faire tuer. Garde-toi.
Le garçon était ému aux larmes. Depuis le raid sur son village, il avait été seul. Désormais, il avait de nouveau le sentiment de faire partie de quelque chose. Même si ce quelque chose n’était encore que l’embryon de ce qu’il voulait en faire. L’idée d’Yriel aurait au moins servi à ça. Il lui restait cependant une demande à formuler :
— Je voudrais… puis-je emporter une robe, un vêtement pour une fille ? Mon amie, là-haut, n’a plus rien. C’est pour ça qu’elle n’a pas voulu venir plus près.
La femme ne s’étonna même pas. Une fille arrachée aux pillards pouvait fort bien être contrainte de laisser ses hardes aux mains de ses bourreaux. Elle ne demanda pas de détails, et Tish la laissa imaginer ce qu’elle voulait.
— La maison d’Oragde n’a pas brûlé tout à fait. Elle avait plusieurs filles, qui n’ont plus besoin de rien. Tu peux prendre ce que tu veux.
— Que veux-tu que je fasse de ça ?
Yriel fronçait les sourcils en tenant devant elle, à bout de bras, la longue tunique à jupe fendue, quelque peu maculée de terre et de sang. Et mêlait à sa protestation ses rauques bruits de gorge habituels.
— Tu ne peux pas approcher toute nue des habitants des villages. Et j’ai besoin de toi. Il n’était pas difficile de convaincre ceux-là, qui ont déjà tout perdu. Ce sera autre chose avec des gens tranquilles, qui garderont toujours l’espoir frileux de n’avoir pas à se battre du tout, pour peu que l’ennemi veuille bien conduire ses pas ailleurs que chez eux. Tu parles de la cause mieux que moi. Tu m’as convaincu, moi. Je manie mieux l’épieu ou la massue que les mots.
Yriel baissait la tête, une main posée sur sa poitrine, pour étouffer les battements d’un cœur qui s’affolait.
— Je ne sais pas. Approcher des hommes. Leur parler. Je ne sais pas…
Tish fit la moue.
— Oui, je sais. Ce n’est pas des gens, que tu as peur. Tu n’as pas eu peur de cet éclaireur, dans les collines. Ni de l’homme qui me gardait. Tu ne crains que les gens gentils. Ceux qui pourraient t’obliger à penser que le monde des humains n’est pas aussi mauvais que tu le crois. Tu as peur de ton cœur. Des sentiments et des regrets que la vue des hommes ferait renaître. Et c’est pour ça aussi que je te veux avec moi.
Elle frissonna de la tête aux pieds. C’est avec une sorte de maladresse qu’elle enfila le vêtement. Et, tout de suite, elle dut se serrer dans les bras d’un Cheg qui renâclait. Qui grondait. Qui paraissait sentir que ce geste symbolique de se vêtir commençait à l’éloigner un peu de son monde à lui, pour la remettre sur le chemin de l’univers des hommes.
Tish soupira, avec accablement, en la voyant retirer aussitôt la tunique à peine enfilée.
— Cheg ne l’aime pas. Et moi non plus. Ça me tire de partout. Je n’ai plus l’habitude. Je la mettrai pour entrer dans les villages. Et je ne la garderai que le temps qu’il faudra.
Tish se battit les flancs. Il aurait essayé. Et c’était mieux que rien.
D’ailleurs, la façon dont Yriel caressait la boule de tissu entre ses doigts disait assez une émotion qu’elle ne voulait pas montrer, mais dont elle ne pouvait se défendre.
Ils partirent le soir même. Le jeune Thyam dans un canot d’écorce, qui avait par miracle échappé au vandalisme des pillards. Hodd, leur allié adulte, sur leur cheval de rechange, et eux vers ce village des fabricants de fer, qu’il leur avait indiqué. Yriel serrée en croupe derrière Tish, Cheg trottant à côté de leur monture.
— Il faudra changer souvent. Cheg est à peine remis de sa blessure, et il ne pourra pas courir comme ça longtemps.
Yriel poussa un petit cri de satisfaction et récompensa d’un merveilleux sourire le souci que manifestait le jeune chasseur de la santé de cet homme-bête qu’il avait détesté si fort, au début.