7

Après avoir perdu une dixième partie contre Aymeric à leur jeu vidéo préféré, Mélissa décida de mettre fin à la soirée et l'entraîna en direction du vestibule de la maison de ses parents, sans cacher son déplaisir de le voir se gonfler de fierté.

— Si tu étais un chevalier comme ton père, tu me laisserais gagner plus souvent, gémit-elle en ouvrant la porte d'entrée.

— Si tu t'appliquais davantage, tu pourrais me battre plus souvent.

— Bonne nuit, Aym.

Elle le poussa dehors et referma sèchement la porte. Ce n'était pas la première fois que les deux amis se chamaillaient pour si peu de choses. Habituellement, quelques heures après la dispute, l'un des deux appelait l'autre pour s'excuser. Aymeric quitta donc la propriété des Penny sans se sentir offensé par la conduite de Mélissa. Il grimpa sur son scooter et respira l'air de la nuit à pleins poumons. Il quitta Caer Mageia et retourna chez lui. Il alluma quelques lampes dans la maison plongée dans l'obscurité et, tenaillé pair la faim, alla chercher un gros morceau de pizza froide dans le réfrigérateur.

Il posa ensuite le casque d'écoute de son baladeur numérique sur ses oreilles et se laissa tomber sur son lit. Il mangea en écoutant la musique de son groupe préféré et s'assoupit sans s'en rendre compte. Aymeric ne se souvenait presque jamais de ses rêves et, lorsqu'il s'en rappelait, ces derniers portaient surtout sur des activités banales de son existence, comme sa vie de famille ou d'étudiant. Jamais il ne voyait des monstres ou des trucs impossibles comme sa jumelle. Mais cette nuit-là débuta une série de cauchemars qui allait le marquer à tout jamais.

Aymeric rêva qu'il portait une longue cape blanche et qu'il suivait un groupe d'hommes attifés de la même façon. Des effluves de bois brûlé et d'huile d'olive l'assaillaient, donnant à cette escapade nocturne une allure de réalisme. Le sol sous ses pieds était couvert de petites pierres arrondies dont la surface était glissante. Le groupe marchait dans ce qui semblait être une ruelle étroite entre deux pâtés de maisons. Il faisait sombre comme à la tombée du jour, mais pas suffisamment pour ne pas distinguer les portes creuses, les barils d'eau ou les seaux à l'extérieur des habitations. Au-dessus de l'allée flottait une fumée bleuâtre qui, au fil du temps, avait noirci la façade des immeubles.

« Mais où suis-je ? » se demanda Aymeric. Il se rappelait s'être allongé sur son lit, dans sa chambre. Alors comment s'était-il rendu dans la cité ? Ignorant pourquoi il avait emboîté le pas à ces étrangers et la raison pour laquelle il avait revêtu cet étrange vêtement, il décida de s'arrêter. Les hommes devant lui ne se rendirent même pas compte qu'il ne les accompagnait plus. Ils obliquèrent à droite au carrefour suivant et leurs pas finirent par s'estomper.

Aymeric connaissait toutes les rues de Nouvelle-Camelot pour y avoir si souvent joué avec Béthanie et Mélissa. Il tourna donc lentement sur lui-même, à la recherche d'un indice familier. « Je ne suis pas dans la cité », conclut-il finalement. Il ne comprenait pas ce qui se passait. Au moment où il se décidait enfin à avancer pour enquêter sur ces lieux, un corps tomba du ciel juste devant lui. Sa surprise se transforma aussitôt en effroi lorsqu'il vit qu'il s'agissait d'un homme dont la cape immaculée était tachée de sang. Aymeric leva les yeux vers les toits, s'attendant à voir le balcon duquel le malheureux était tombé. Il se mit alors à pleuvoir d'autres cadavres partout autour de lui.

Paniqué, l'adolescent tenta de fuir cette ruelle maudite, mais les corps s'empilaient les uns par-dessus les autres à une vitesse effarante.

— Assez ! hurla-t-il, au bord des larmes.

L'une des dépouilles releva subitement la tête et se tourna vers Aymeric. Elle portait un horrible masque rouge qui la faisait ressembler à un démon.

— Nous sommes tous morts à cause de toi, l'accusa le zombie.

Aymeric poussa un tel cri de terreur qu'il parvint à se réveiller. Assis sur son lit, il était entièrement trempé de sueur.

— Je ne mangerai plus jamais de pizza avant de m'endormir, balbutia-t-il, encore sous le choc.

Trop effrayé pour se recoucher, l'adolescent se réfugia au salon, sur le sofa, où il s'enroula en boule dans une couverture en flanelle. Il alluma le téléviseur pour se tenir compagnie tandis qu'il tentait de saisir ce qui venait de se passer. Le seul mauvais rêve qu'il avait fait durant sa courte vie remontait à son enfance, après qu'il ait vu un arbre s'emparer de son père. Trop petit pour comprendre que Terra reprenait son énergie de cette façon, il avait longtemps eu peur de s'approcher de la forêt.

Il ne s'endormit que quelques heures plus tard, à bout de forces, mais sans rêver. C'est dans cette position que Mélissa le trouva le lendemain matin. Après avoir frappé quelques coups sur la porte sans recevoir de réponse, elle était entrée et avait tout de suite aperçu son ami pelotonné dans le salon, devant le téléviseur encore allumé.

— Ne me dis pas que tu as joué toute la nuit ! s'exclama la jeune fille en le secouant.

Il battit des paupières, complètement désorienté.

— Pas étonnant que tu sois un champion !

— Un champion de quoi ? Qu'est-ce que tu fais ici ?

— Il est onze heures, et j'ai une surprise pour toi. Allez, réveille-toi.

Aymeric se frotta les yeux en bâillant.

— J'ai fait un détour par le magasin avant d'arriver ici, continua Mélissa. Devine ce que j'y ai trouvé ?

— Le nouveau jeu !

Cette nouvelle ramena l'adolescent à la vie. Il aurait évidemment aimé être le premier à l'acheter à Nouvelle-Camelot, mais puisque Mélissa n'avait pas encore déchiré l'emballage, c'était tout comme.

— Mets-le dans la machine, l'implora-t-il.

— Tu ne veux pas manger d'abord ?

— J'attends ce jeu depuis des mois ! Je mangerai quand je t'aurai battue.

— Tu peux toujours rêver, Aym Wilder. Tu ne gagnes contre moi qu'aux jeux que tu connais déjà par cœur. Cette fois, ce sera différent.

Elle ouvrit le contenant en plastique, en sortit une petite carte et la fit glisser dans le lecteur. Ils jetèrent tour à tour un coup d'œil rapide aux règles de base. Puisqu'ils connaissaient déjà la plupart des logiciels, ils savaient instinctivement où regarder pour comprendre en quelques minutes à peine leur fonctionnement.

— À vos marques ! s'exclama Mélissa. Qui veux-tu être : l'assassin ou le chasseur de primes ?

— Cela m'est égal, je t'aurai.

— Dans ce cas, je serai l'assassin. Essaie donc de m'attraper.

Ils mirent le jeu en marche. Dès les premières images, Aymeric commença à blêmir. Il s'agissait de la même ruelle étroite qu'il avait vue en rêve ! Les portes creuses, les barils et les seaux étaient tous au même endroit…

Sans s'occuper de lui, Mélissa avait tout de suite manœuvré son personnage pour qu'il échappe à la vue des passants sur la grande place en le faisant entrer dans une allée, derrière les maisons. Lorsqu'elle vit que son ami ne réagissait pas, elle se retourna vers lui.

— Aym, est-ce que ça va ? s'inquiéta-t-elle.

— Cette ruelle…, réussit-il à articuler.

— C'est une reproduction de l'architecture du XIIIe siècle.

Constatant qu'Aymeric fixait toujours l'écran du téléviseur avec stupeur, Mélissa éteignit l'appareil. L'adolescent se mit aussitôt à trembler de tous ses membres.

— Es-tu souffrant ? s'alarma-t-elle.

— J'ai fait un cauchemar…

— Il devait être terrifiant, si j'en juge par ta mine en ce moment.

— J'étais dans cette ruelle, Méli.

— Donc, tu as déjà joué à ce jeu, soupira-t-elle, découragée.

— Pas du tout. C'est la première fois que je vois cet environnement en état d'éveil, alors comment est-il possible que j'en ai rêvé hier dans les moindres détails ?

— As-tu fait des recherches sur Internet au sujet du jeu ? Peut-être est-ce là que tu as vu ce décor.

— Il n'y avait que la photo du boîtier et la date de sortie, avec de très vagues explications.

— Je suis certaine que tu t'énerves pour rien. À mon avis, ce n'est qu'une très étrange coïncidence.

Il se leva, encore chancelant sur ses jambes, et se dirigea vers la porte.

— Où vas-tu ? s'étonna Mélissa.

— J'ai vraiment, vraiment besoin de prendre l'air.

Il sortit pieds nus dans l’entrée, uniquement vêtu de son slip.

— Aym, attends !

Elle le poursuivit dehors. Son ami était désorienté comme un homme qui a trop bu. Heureusement, les Wilder n'avaient pas de voisins immédiats, sinon c'en aurait été fait de sa réputation. Mélissa lui saisit les bras et le dirigea plutôt vers la cour. Il la suivit sans faire d'histoires et accepta même de s'asseoir sur la balançoire.

— Dans un cauchemar, il y a forcément des éléments qui inspirent de l'horreur, commença-t-elle. Qu'as-tu vu dans cette ruelle ?

— Des centaines de morts…

— Des gens que tu connaissais ?

— Non. Mais eux semblaient savoir qui j'étais. Ils m'ont dit que j'étais responsable de ce qui leur était arrivé.

— Ce n'est qu'un mauvais rêve, Aym. Rien de ce que tu as vu n'était réel. Je te connais depuis assez longtemps pour te jurer que tu n'as tué personne.

Il se tourna vers elle, les larmes aux yeux.

— Je ne sais pas comment t'expliquer ce que j'éprouve, balbutia-t-il. Une partie de moi sait parfaitement que c'était un cauchemar, mais une autre me dit que cette accusation n'était pas sans fondement.

— Là, tu divagues, mon pauvre Aym.

— Je me sens coupable de leur mort…

— Eh bien, moi, je pense que tu réagis tout simplement au départ de ta famille. Tu n'es jamais resté ici tout seul. Si tu te sens coupable de quelque chose, c'est de ne pas les avoir accompagnés à Disneyland.

— Il y a quelqu'un ? fit alors une voix qu'ils reconnurent en même temps.

— Nous sommes dans la cour ! répondit Mélissa, heureuse de voir arriver la cavalerie.

Galahad contourna la maison sur son destrier et l'arrêta devant les adolescents.

— Aymeric, que fais-tu dehors dans une tenue pareille ? s'étonna-t-il.

— Il a fait un horrible rêve dont il n'arrive pas à se débarrasser.

Le chevalier voulut évidemment en apprendre tous les détails. Il mit pied à terre et Mélissa lui raconta ce qu'elle savait, espérant qu'Aymeric complète les blancs de son récit, mais celui-ci demeura ébranlé et muet. Galahad plaça alors ses mains sur les tempes de l'adolescent, à la recherche d'une énergie qui aurait pu appartenir à un être démoniaque. Il ne décela rien d'anormal dans la force vitale d'Aymeric.

— Les cauchemars expriment parfois des craintes qu'on est incapable d'affronter dans sa vie éveillée, expliqua-t-il en reculant de quelques pas et en mettant un genou en terre.

— J'ai peur d'être un assassin, au fond de moi, avoua Aymeric.

— Tu n'as pas une seule once de méchanceté ! protesta Mélissa.

— Elle a raison, renchérit Galahad. Dès que tu auras pris une douche et que tu auras commencé ta journée, ces impressions vont commencer à se dissiper. Je t'assure qu'il est normal de se sentir déboussolé après une telle expérience.

Aymeric hocha doucement la tête pour signifier qu'il comprenait ses paroles.

— Te sentirais-tu plus rassuré si tu venais passer la journée chez moi ? offrit le chevalier.

— Non, je veux rester ici.

— Je m'occupe de lui, assura Mélissa.

L'adolescent se leva et marcha en direction de la maison.

— Si tu as besoin de moi, tu sais comment me joindre, lui rappela Galahad.

Mélissa lui promit de l'appeler si son ami ne se remettait pas bientôt, puis le regarda partir vers son domaine. Elle retourna au salon, rassurée d'entendre couler l'eau de la douche. Bien souvent, lorsqu'elle était toute petite, elle avait aussi fait des cauchemars. Seul son père était alors arrivé à la consoler. C'était peut-être la même chose pour Aymeric. Devait-elle appeler Terra pour lui raconter ce qui venait de se passer ?

Pendant qu'elle réfléchissait à la meilleure façon de traiter la situation, Aymeric eut le temps de sortir de la douche et de s'habiller. Lorsqu'il revint enfin au salon, il avait repris des couleurs.

— On dirait que tu vas mieux, se réjouit Mélissa.

— Galahad avait raison. Les images sont de plus en plus floues dans ma mémoire.

— Que dirais-tu de mettre ce jeu de côté pendant un petit moment ?

— Je crois que c'est une bonne idée.

Mélissa l'obligea alors à manger des céréales, puis l'invita à passer la journée chez elle pour lui changer les idées. Aymeric trouvait la grand-mère de son amie bien gentille, mais il ne voulait pour rien au monde qu'elle le questionne sur son air égaré. Il choisit plutôt d'aller marcher dans la forêt avant qu'il ne recommence à pleuvoir sur leur petit coin de pays.

Capitaine Wilder
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