11
Pour la rassurer, Aymeric avait affirmé à sa meilleure amie qu'il était parfaitement remis des angoisses que le cauchemar avait fait naître en lui. Il avait recommencé à jouer à des jeux qui lui étaient plus familiers et à fureter sur Internet à la recherche de nouveaux défis. Les images obsédantes du mauvais rêve s'étaient complètement estompées dans son esprit. Il se jura de ne plus jamais manger avant d'aller au lit et se prépara plutôt un repas congelé en début de soirée. Il s'installa avec la boîte en carton fumante sur le sofa du salon en regardant une émission à la télévision.
Le téléphone le fit sursauter. Il déposa son souper sur la table à café et s'empara du combiné, espérant presque que ce soient ses parents.
— Salut, Aym ! fit la voix enjouée de Mélissa. Est-ce que ça va ?
— Mais oui.
— Il y a une petite fête chez Deborah ce soir. Tu viens ?
— Non. J'ai loué un film que je veux voir depuis longtemps, et ensuite je vais continuer à travailler sur le logiciel de jeu que j'ai commencé à créer le printemps dernier.
— Ça te ferait du bien de te détacher un peu de l'informatique, tu sais.
— Je ne suis pas à l’aise dans une foule, tu le sais, pourtant.
— Une foule ? Nous ne serons qu'une vingtaine !
— C'est trop pour moi. Je suis désolé, mais je préfère rester chez moi, en ce moment.
— Bon, je respecte ta décision, mais si jamais tu changeais d'idée, je serai à Caer Harmonia jusqu'à minuit. J'ai mon cellulaire sur moi. Tu peux m'appeler quand tu veux.
— Merci, Méli.
Il raccrocha et termina son repas, Amy avait habitué ses enfants à ne pas laisser de vaisselle sale ou de nourriture sur les meubles ou sur les comptoirs à cause des ours qui rôdaient dans la forêt, derrière la maison. Aymeric rapporta donc la boîte dans la cuisine, la lava et la déposa dans le bac de récupération. En se relevant, il crut voir une ombre passer devant la fenêtre située au-dessus de l'évier.
— Pas encore des ours, déplora-t-il.
Suivant les recommandations de ses parents, il alluma les lampes de la cour. Cela suffisait généralement à effrayer les animaux qui s'approchaient un peu trop de la demeure. C'est alors qu'il remarqua le léger brouillard qui recouvrait le sol.
— C'est bizarre à cette période de l’année, pensa-t-il tout haut.
Il s'enferma dans sa chambre et alluma son ordinateur. Pendant une partie de la soirée, il révisa ses codes et en ajouta plusieurs, se concentrant uniquement sur son travail. Vers minuit, les yeux rougis par la fatigue, il fit reculer sa chaise et décida d'aller dormir. Il sombra presque aussitôt dans le sommeil et recommença à rêver. Cette fois, au lieu de se retrouver dans une ruelle, il fut transporté dans un lieu saint qui ressemblait à un monastère.
Aymeric marchait dans un couloir éclairé par de petites torches. « Oh non, ça recommence », songea-t-il. Pourquoi était-il aussi conscient dans ce qui était censé être un rêve ? Habituellement, on n'était que spectateur de sa vie onirique. Mais depuis qu'il avait visité la boutique de l’alchimiste, tout avait changé. C'était certainement sa faute.
Il aboutit finalement dans une pièce plutôt étroite, mais au plafond démesurément haut. Les murs semblaient recouverts d'un curieux papier peint de couleur sombre. Des fenêtres étaient percées tout en haut, ne procurant qu'une faible luminosité. Devant lui se trouvaient un large secrétaire et une chaise à haut dossier. Il ne vit pas tout de suite l'homme qui y était assis.
— Leur sang est sur vos mains, Thibaud, déclara l'inconnu sans même se retourner. À votre place, j'irais vivre ailleurs.
Aymeric s'approcha prudemment du meuble, de façon à voir le visage de son interlocuteur.
— Je ne m'appelle pas Thibaud, lui dit-il.
— Continuez à vous le répéter. Cela vous sera fort utile.
— Je ne comprends pas ce qui se passe ou de quelle façon je me retrouve de plus en plus souvent dans des endroits que je ne connais pas.
— Êtes-vous en train de me dire que vous avez perdu la raison ? J'ai ouï dire qu'il y a beaucoup de survivants et qu'ils vous cherchent.
— Des survivants de quoi ?
L'homme se tourna finalement vers l'adolescent. Il était vêtu d'une tunique marine très serrée et portait un curieux bonnet de la même couleur.
— Est-ce le remord qui vous fait agir de manière aussi étrange ?
— Je ne sais même pas de quoi vous parlez.
— Mais de votre trahison, évidemment. Nous avons tenté de garder votre identité secrète, comme vous l'aviez exigé, mais je crains que certaines personnes fort débrouillardes n'aient mis la main sur des documents qu'elles n'auraient pas dû voir.
— Je m'appelle Aymeric Wilder et je ne comprends vraiment rien à votre charabia.
— Que Dieu vous prenne en pitié, Thibaud.
Il se mit alors à pleuvoir dans la petite pièce. Pourtant, elle avait bel et bien un plafond ! Aymeric l'avait remarqué dès son arrivée. Au lieu de lever les yeux pour tenter de savoir d'où provenait la pluie, il les baissa sur ses mains. Des gouttes de sang s'y écrasaient de plus en plus rapidement. Horrifié, l'adolescent voulut prendre la fuite, mais des hommes se tenaient maintenant à l'entrée du couloir. Ils portaient de longs manteaux blancs.
— Papa ! hurla Aymeric.
Son cri le réveilla et il se redressa d'un seul coup dans son lit. Ses cheveux blonds étaient collés sur son crâne par la sueur.
— J'aurais dû les suivre à Disneyland, hoqueta-t-il.
Il se tourna vers son réveille-matin qui indiquait deux heures vingt minutes. Ses parents et sa sœur dormaient depuis longtemps à cette heure de la nuit. Aymeric se demanda toutefois si la fête chez Deborah était terminée. Il sauta sur le téléphone de sa table de chevet et appela Mélissa.
— Allô…, fit-elle d'une voix endormie.
— Méli, c'est moi.
— Y a-t-il un problème, Aym ?
— Es-tu encore chez ton amie ?
— Non. Je suis rentrée il y a une heure, environ. Dis-moi ce qui t'arrive.
— J'ai fait un autre rêve de fou.
— Encore relié à un jeu vidéo ?
— Pas à ce que je sache. Je n'ai jamais vu cet environnement où que ce soit.
— On pourrait se mettre à sa recherche, pour voir s'il y a vraiment un lien entre les jeux et tes cauchemars.
— En ce moment, j'ai davantage besoin de réconfort que de réponses à mes questions.
— Saute sur ta moto et viens dormir chez moi.
— J'arrive tout de suite.
Aymeric raccrocha et fonça dans le corridor des chambres, mais lorsqu'il ouvrit la porte de l'entrée, il s'arrêta net. Le brouillard était devenu si dense qu'il lui sembla être debout devant un mur grisâtre. D'une main, il tenta de balayer l'air, sans succès. Découragé, il referma la porte et se rendit au salon d'où il rappela son amie.
— C'est inutile, Méli. Je ne vois même pas mes pieds dehors. Je ne pourrais pas suivre la route.
— C'est curieux tout de même que ce phénomène atmosphérique ne se produise que chez toi.
Un grondement sourd fit tressaillir l'adolescent.
— Si tu allais me suggérer de traverser le brouillard parce qu'il se limite probablement à la forêt autour de chez moi, oublie ça. Je viens d'entendre un ours et je suis incapable de déterminer s'il s'agit d'un grizzly.
— Dans ce cas, je vais rester au téléphone avec toi jusqu'à ce que tu t'endormes.
— Parce que tu crois que j'ai envie de faire d'autres mauvais rêves ?
— Rien ne prouve que tu en feras d'autres, Aym.
— Je préfère rester éveillé.
Ils bavardèrent donc pendant un long moment, bien que ce fût Mélissa qui fit surtout la conversation, mais vers quatre heures du matin, elle se mit à bâiller.
— Es-tu suffisamment apaisé pour que je puisse aller me coucher, maintenant ?
— Oui, ça va aller. Je n'entends plus d'animaux et j'ai du mal à garder les yeux ouverts. Merci, Méli.
— À demain, Aym.
Il raccrocha, mais ne retourna pas dans sa chambre. Il alluma plutôt le téléviseur, sans vraiment choisir de chaîne, et s'enroula dans la douce couverture que sa mère gardait au salon. Il se coucha sur le côté et se remit à penser à sa famille. « Combien coûte un billet d'avion pour la Californie ? » se demanda-t-il. Peu importe le prix, son père accepterait sûrement de le lui payer. Tandis qu'il fermait de plus en plus souvent les paupières, Aymeric s'inquiéta aussi de ne pas avoir vu Galahad de la journée. Pourtant, lorsqu'un chevalier donnait sa parole, il respectait ses engagements.
Sentant qu'il perdait l'équilibre, l'adolescent ouvrit subitement les yeux. Il constata alors avec affolement qu'il n'était plus chez lui. Devant lui se tenaient un grand nombre de personnes portant des habits d'une autre époque. Ils semblaient assister à un spectacle quelconque. Aymeric regarda autour de lui. Il lui était impossible de fuir, car il se trouvait au fond de la pièce, et il n'y avait aucune sortie. Il regarda par la fenêtre et constata qu'il était au deuxième étage d'un vieil immeuble, aux abords d'un square. « Il faut que je sorte d'ici avant que quelqu'un ne me parle », paniqua-t-il.
Il se faufila entre les spectateurs et arriva devant une balustrade. Il se trouvait sur le balcon d'une grande salle. En bas, des hommes étaient assis à une longue table en bois. Devant eux, un chevalier portant un manteau blanc se tenait fièrement debout, les mains liées dans le dos. « C'est un procès », comprit l'adolescent.
— Tu as bien fait de les dénoncer, Thibaud, lui dit alors son voisin. Ils étaient devenus beaucoup trop puissants.
L'homme lui donna dans le dos une claque qui le réveilla. Aymeric ne ressentit cependant aucun soulagement de se retrouver une fois de plus chez lui. Il se roula en boule sur le sofa et éclata en sanglots. Il ne comprenait pas pourquoi tous ces gens l'appelaient Thibaud ni pourquoi d'autres l'accusaient de trahison. Il n'avait que quinze ans et n'avait jamais fait de mal à personne. Tout ce qu'il voulait dans la vie, c'était devenir un grand savant comme son père et faire profiter le monde de son génie.
Il fit un effort de mémoire, afin d'analyser ce qui s'était passé chez l'alchimiste quelques jours auparavant. Cet homme étrange vendait des talismans et des livres de magie. Il n'avait pourtant rien acheté dans sa boutique. C'était Mélissa qui avait reçu un pendentif en cadeau. Medrawt ne s'était même pas approché de lui. Lui avait-il jeté un sort à distance parce qu'il s'était montré sceptique ? Il se rappela alors que Galahad était féru d'ésotérisme et de trucs anciens. Sans doute pourrait-il l'aider à comprendre ce qui lui arrivait.
Il allait s'assoupir une fois de plus lorsque la porte claqua dans l'entrée. Aymeric eut à peine le temps de se redresser que Mélissa le serrait dans ses bras.
— Qu'est-ce que tu fais ici ? bredouilla-t-il, somnolent. Quelle heure est-il ?
— Il est huit heures. Je ne pouvais pas rester couchée chez moi en sachant ce que tu vis. Je veux t'aider, Aym.
— Il doit exister quelque chose qui empêche quelqu'un de rêver.
— Allons voir ce que nous pouvons trouver sur Internet.
L'adolescent la suivit sur-le-champ, désireux de mettre fin à ses souffrances. Ils trouvèrent d'abord des sites qui expliquaient en quoi consistait le rêve.
— C'est l'expression de notre inconscient, lut Mélissa à voix haute. L'inconscient est le siège des pulsions, des désirs et des souvenirs refoulés. C'est un extraordinaire travail de mise en scène dans notre théâtre, dans lequel prédominent les représentations visuelles. Le rêve exprime aussi notre désir de résoudre nos conflits intérieurs.
— Mais je n'ai aucun conflit, protesta Aymeric.
— Il s'agit peut-être de souvenirs refoulés, alors.
— La seule fois où j'ai mis les pieds en Europe, j'avais sept ans. Je ne m'appelais pas Thibaud et je n'avais pas trahi qui que ce soit.
— Et si c'était une nouvelle maladie que l’on contracte quand on joue à trop de jeux vidéo ?
— Arrête de dire des bêtises.
— Cette hypothèse en vaut bien d'autres, Aym.
— Je vais aller prendre une douche et me changer.
Mélissa comprenait son désarroi, mais elle ne savait pas très bien quoi faire pour le rassurer. Une fois qu'il fut présentable, elle décida de l'emmener déjeuner dans la cité. Ils sortirent de la maison. Les scooters étaient garés dans l'allée.
— Le brouillard a complètement disparu, remarqua l'adolescent.
— Moi, je pense que tu l’as rêvé, Aym, parce que j'ai vérifié la météo, et il n'en était fait mention nulle part.
— C'est possible…
Ils filèrent vers la ville fortifiée. Après avoir laissé leurs motos à l'entrée, ils longèrent la rue principale en direction de La Bombance, qui servait des repas copieux, mais surtout délicieux. Afin de pouvoir bavarder en paix loin des oreilles indiscrètes, les adolescents allèrent s'asseoir tout au fond de l’établissement. Mélissa commanda la spécialité de la maison, soit des crêpes aux fruits. Elle laissa Aymeric en avaler la moitié avant de recommencer à lui parler de ses cauchemars.
— Ce pourrait aussi être du stress, Aym, déclara-t-elle. C'est la première fois que tu es séparé aussi longtemps de tes parents.
— Je ne suis plus un bébé, tout de même.
— Ce n'est pas ce que j'ai dit. Tout le monde peut souffrir d'angoisse lors d'une séparation. Je suis certaine que cela arrive aussi aux adultes. Est-ce que tu as appelé tes parents depuis qu'ils sont en Californie ?
— Non. Je ne veux pas qu'ils pensent que je suis incapable de me débrouiller seul.
— Moi, j'appelle mon père tous les jours.
— Mais tu es une fille.
— Et alors ?
— C'est connu. Les filles sont plus attachées à leur famille que les garçons.
— Je n'ai jamais rien entendu d'aussi ridicule. Ne me dis pas que tu vas devenir un incorrigible macho en vieillissant.
— Je dis juste ce que je remarque !
— Alors, tu te trompes, Aym. Les femmes et les hommes sont différents physiquement, mais à l'intérieur, ils ont le même cœur et les mêmes sentiments. Il n'est pas défendu aux garçons d'aimer leurs parents et de leur manifester leur affection. Ceux qui s'en privent ou qui s'en gardent finissent par souffrir de graves troubles mentaux plus tard dans la vie.
— Mais où vas-tu chercher toutes ces théories hallucinantes ?
— Je lis des livres de psychologie, et ils ne sont pas réservés qu'aux filles, pour ton information. Je te suggère fortement de commencer à appeler ton père ou ta mère à partir de ce soir. On verra bien si tu continues à faire des mauvais rêves après leur avoir parlé.
— Ce n'est pas comme si ma vie était en danger…
— Lorsque tu te réveilleras de ton prochain cauchemar, prends le temps de te regarder dans le miroir. Je pense que tu seras davantage en mesure d'évaluer l'urgence de ta situation.
Ils mangèrent en silence pendant un moment.
— Qu'est-ce qu'on fait aujourd'hui ? demanda finalement Aymeric.
— Veux-tu travailler sur ton logiciel pendant que j'étudie le nouveau jeu vidéo pour mieux te battre ?
— Non… J'ai envie de faire quelque chose de complètement différent.
— Je suis ouverte aux suggestions.
— Allons-nous baigner dans la rivière.
— Mais l'eau est glaciale en juin !
— On le faisait quand on était jeunes et on ne s'en plaignait pas. En plus, c'est censé être bon pour la peau.
— Ce n'est pas très macho, se moqua-t-elle.
— Les Vikings n'étaient pas des femmelettes. Ils se préoccupaient pourtant de leur santé et de leur apparence, si tu veux le savoir. Ils sautaient dans des trous creusés dans de la glace pour fortifier leur cœur.
— Si cela peut t'aider à t'endurcir, alors je suis partante.
Ils allèrent donc chercher leur maillot de bain et pénétrèrent dans la forêt, derrière la maison des Wilder, là où coulait une rivière sur un lit de pierre adouci par l'érosion. Comme Mélissa ne se décidait pas à tremper son gros orteil dans l'eau, Aymeric la souleva dans ses bras et y sauta avec elle. Elle poussa un cri de terreur en se cramponnant à son cou, mais dut admettre, quelques minutes plus tard, que la température de l'eau était supportable.
Les adolescents se laissèrent emporter dans les petites cascades en riant, jusqu'à ce que Mélissa aperçoive un loup sur la rive. Pire encore, la bête les observait. Elle s'empressa de nager à contre-courant pour revenir vers son ami.
— Aym, il faut partir.
— Je l'ai vu, mais je pense qu'il est surtout curieux, lui dit-il pour la rassurer. Ces forêts regorgent de gibier facile à attraper, Méli. Les loups ne sont pas stupides. Celui-ci voit bien que nous n'avons presque pas de viande sur nos os.
— Je préfère m'en aller.
— Quand es-tu devenue froussarde ? la taquina Aymeric.
— Il y a des choses que tu ignores.
Elle sortit de l'eau et jeta sa serviette de plage sur ses épaules. Constatant finalement qu'elle avait vraiment peur, Aymeric l'imita. Ils suivirent le sentier qui conduisait chez les Wilder. Mélissa se retournait régulièrement pour voir s'ils étaient suivis. Ce ne fut qu'une fois enroulée dans une couverture, sur le sofa de la maison de son ami, qu'elle commença à se relaxer.
— Qu'est-ce que j'ignore ? la questionna Aymeric.
— Mon père m'a fait jurer de ne jamais t'en parler, mais je ne peux plus me taire.
— Les histoires qui font peur, j'aimais ça quand j'étais plus jeune. Mais en ce moment, ce n'est peut-être pas idéal.
— Ce n'est pas une histoire. Je m'en voudrais tellement si tu te mettais les pieds dans le plat par pure ignorance.
Aymeric capitula. Serrant sa couverture autour de lui, il fit signe à Mélissa qu'il était prêt à l'écouter.
— Il y a plusieurs années, avant notre naissance, nos parents ont été impliqués dans un sordide jeu entre un sorcier et un magicien.
L'adolescent se contenta d'arquer les sourcils, perplexe.
— Ils se battaient du côté du magicien, évidemment. Mon père m'a dit que le sorcier changeait ses acolytes en loups pour espionner ou s'en prendre aux humains qui servaient son adversaire, sauf qu'ils étaient plus gros et plus intelligents que des loups ordinaires.
— Est-ce que tu as pris de la drogue ?
— Tu me connais mieux que ça, Aymeric Wilder ! se fâcha-t-elle.
— Si mon père avait vraiment vécu une telle aventure, il m'en aurait parlé.
— Il n'en a rien fait en raison de la réaction que tu as eue lorsque tu as vu les arbres se saisir de lui.
Ce souvenir, par contre, était profondément gravé dans la mémoire de l'adolescent. Ses parents n'en avaient jamais plus reparlé, mais cette image revenait encore dans ses pensées lorsqu'il devenait très anxieux.
— Quand ton père t'a-t-il raconté cette histoire ? demanda-t-il, l'air grave.
— L'an passé. Il jugeait que j'étais assez vieille pour l'entendre et il l'a surtout fait pour me mettre en garde contre le sorcier.
— Et s'il l'avait fait uniquement pour que tu ne t'aventures pas toute seule dans les bois ? As-tu pensé à cela ?
— Mon père n'est pas du genre à me faire croire à des fables. Quand il a un avertissement à me donner, il le fait directement. Il est temps que tu saches la vérité, Aym.
— Pour que je commence à craindre les loups ?
— Entre autres.
— Bon, je t'écoute.
Mélissa commença par lui parler des pouvoirs de guérison de Terra, qui l'avaient d'ailleurs ramenée de la mort quelques heures après sa naissance.
— Je sais qu'il a un don, répliqua Aymeric.
— Mais tu ignores que ces guérisons le vident de sa force vitale et que ce sont les arbres qui lui redonnent son énergie.
— Je voudrais bien qu'on m'explique cela scientifiquement.
— Ton père s'en chargera. Pour l'instant, contente-toi de m'écouter.
L'adolescent se renfrogna, mais sa réaction ne découragea pas Mélissa pour autant.
— Sache que l'attirance qu'éprouvent Galahad et ton père pour les légendes arthuriennes ne se limite pas à leur passion pour l'histoire médiévale. Lorsqu'ils habitaient au Texas, ils faisaient tous deux partie d'un ordre de chevalerie qui se prenait très au sérieux. Ces gens ont par contre oublié de leur dire qu'ils étaient tous des pions sur un grand échiquier invisible, sur lequel un sorcier et un magicien se disputent match après match depuis la nuit des temps.
— As-tu une seule preuve concrète de ce que tu me racontes ?
— S'il en existe, je ne sais pas où les trouver, mais j'imagine que ton père ou Galahad pourraient te contenter.
— C'est complètement absurde.
— Et tes cauchemars le sont moins ?
« Le docteur Penny, Galahad et mon père auraient-ils été eux aussi victimes de mauvais rêves collectifs ? » se demanda Aymeric.
— As-tu confiance en ton père ? poursuivit impitoyablement Mélissa. T'a-t-il déjà menti ?
— Jamais.
— Alors demande-lui de te parler du jeu.
Mélissa se leva.
— Où vas-tu ? s'inquiéta Aymeric.
— Je retourne chez moi.
— Es-tu fâchée contre moi, Méli ?
— Je n'aime pas ton air rébarbatif alors que je te raconte une histoire à laquelle je crois.
— Mets-toi à ma place.
— Même si j'essayais de toutes mes forces, je ne crois pas que je pourrais y arriver parce que j'ai l'esprit bien plus ouvert que toi. Je t'appellerai ce soir pour voir comment tu vas.
— Méli…
Elle quitta la maison sans se retourner.