13
Aymeric tourna en rond dans la maison toute la soirée. Les paroles de Mélissa continuaient à résonner dans sa tête, entrecoupées d'images provenant de son enfance. Il était sorti dans la cour pour trouver son père et avait vu un arbre s'emparer de lui. Il avait eu si peur… Son père avait-il vraiment été mêlé à cette histoire abracadabrante de jeu entre un sorcier et un magicien ? Terra Wilder était l'homme le plus sensé qu'il connaissait !
Pour en avoir le cœur net, il grimpa au grenier, où sa mère avait entreposé tous les albums de photos de la famille. Il y avait quatre lucarnes, mais aucune ampoule au plafond. Ses parents ne devaient y aller qu'en plein jour. Il redescendit l'escalier suspendu et alla chercher sa lampe d'étude et une torche électrique. Il poussa les malles alignées contre les murs et finit par trouver une prise. Il y brancha la lampe et la déposa sur un petit guéridon. Assis sur le sol, il se mit à fureter dans les boîtes étiquetées par année en commençant par les plus vieilles. Il eut un grand choc en ouvrant la première, car elle contenait les photos de l'accident de Terra, ainsi que celles des étapes de son rétablissement. Sa mère lui avait raconté ce pénible épisode de la vie du savant, mais à cette époque, Aymeric était encore trop jeune pour comprendre ce que signifiaient les mots « accident » et « souffrance ». Maintenant âgé de quinze ans, il était capable de reconnaître la douleur sur le visage des gens. Ce que son père avait enduré pendant cinq ans était inconcevable.
— C'est peut-être parce qu'il a connu tous ces tourments qu'aujourd'hui il est si important pour lui de soigner les gens, pensa-t-il tout haut.
Il ouvrit ensuite une boîte remplie à craquer de cartes de remerciements de la part de personnes que Terra avait guéries. Il fut surtout touché par celle que le docteur Penny avait adressée à son père après qu'il eut sauvé Mélissa, alors à peine âgée de quelques heures. Aymeric se rendit compte que même s'il avait vécu quinze ans auprès de Terra Wilder, il ne l'avait jamais vraiment connu. Son père n'était pas uniquement un Hollandais ayant émigré en Amérique pour mettre son cerveau au service du Programme Spatial, comme on le lui avait si souvent raconté. C'était aussi un homme extraordinaire qui aimait profondément son prochain et qui sauvait des vies sans jamais s'en vanter…
— Quand je serai grand, je serai exactement comme toi, se jura-t-il.
Il feuilleta ensuite les albums de photos, dont la moitié avaient été prises à Disneyland. Il faisait de plus en plus sombre, mais Aymeric était si absorbé par son retour dans le passé qu'il ne s'en aperçut même pas. Puis, n'ayant rien trouvé au sujet du jeu, il se mit à ouvrir les grosses malles. Dans la troisième, il trouva les quelques souvenirs que Terra avait conservés de l’ordre de Galveston, soit un magnifique costume médiéval, une ceinture avec un fourreau et une longue épée à la garde sertie de pierres précieuses. Il la souleva, étonné qu'elle soit aussi lourde.
— C'est donc vrai qu'il a été chevalier.
Il entendit alors du bruit en bas. Il déposa l'épée sur la malle et s'approcha du trou dans le plancher, persuadé que Mélissa était revenue pour lui faire des excuses. Ce qu'il perçut plus clairement, une fois dans l'ouverture, ne correspondait pas à des pas, mais au choc de puissantes griffes sur le plancher en bois. Il vit le loup passer sous lui et étouffa aussitôt un cri de surprise. L'adolescent n'avait pour toute arme que l'épée de son père, mais il n'avait jamais appris à s'en servir comme Béthanie. En fait, la seule aptitude qu'il avait vraiment développée, c'était l'agilité de ses doigts sur un clavier ! « Ça ne tuera pas un loup », déplora-t-il.
En retenant son souffle, dès que la bête eut pris la direction du corridor des chambres, Aymeric saisit la corde et remonta tout doucement l'escalier. Il était prisonnier dans sa maison, mais au moins, il ne serait pas stupidement dévoré chez lui par un prédateur. « Moi qui pensais avoir vécu mes plus fortes sensations dans des jeux vidéo… », songea-t-il. Il n'avait aucune façon de communiquer avec l'extérieur, ayant laissé le téléphone dans le salon. « Je pourrais sortir sur le toit par l'une des lucarnes », réfléchit-il.
Il s'approcha de l'une d'entre elles avec l'intention de l'ouvrir lorsqu'il vit la meute de loups qui rôdait sur la pelouse. Aymeric ne savait pas grand-chose sur ces grands carnassiers. Toutefois, il décida de ne pas courir le risque de quitter le grenier, au cas où les loups auraient été capables de sauter sur le toit. Il s'empressa de placer la lampe de façon à ce que la lumière ne se reflète pas par les fenêtres et s'assit sur le sol, l'épée sur les genoux.
— Comment diable sont-ils entrés dans la maison ? murmura-t-il, découragé.
Il avait pourtant bien fermé toutes les portes et toutes les fenêtres, comme sa mère le lui avait recommandé. Ces loups savaient-ils les ouvrir ? Reprenaient-ils leur apparence de sorcier le temps de s'infiltrer chez les gens ? Aymeric ne s'était jamais intéressé à l'ésotérisme, car il ne croyait qu'à ce qu'il était capable de voir, de toucher ou d'expérimenter. Maintenant, il ne savait plus ce qu'il devait croire.
Effrayé et affamé, il n'en demeura pas moins immobile. Il ne devait surtout pas signaler sa présence à l'envahisseur autant sous ses pieds qu'à l'extérieur. Puis il se rappela que Galahad avait promis à son père de veiller sur lui. Puisque ce dernier ne s'était pas encore présenté à la maison ce jour-là, il allait sûrement arriver d'une minute à l'autre et faire fuir les loups. En l'attendant, Aymeric tenta d'imaginer l'allure de son père dans son surcot noir et blanc, avec cette magnifique épée contre sa hanche. Avait-elle déjà servi au combat ? Il y avait tant de choses qu'il ignorait au sujet de Terra. Pourquoi Mélissa ne lui avait-elle pas parlé de cette histoire de magicien et de sorcier avant aujourd'hui ? Ils n'avaient pourtant jamais eu de secrets l'un pour l'autre !
« Mon père faisait partie d'un ordre de chevalerie avec Galahad », se répéta intérieurement l'adolescent. Mais aux dires de Mélissa, les deux hommes s'étaient retrouvés coincés sur un plateau de jeu où ils n'avaient été que des pions. « Je joue à des centaines de jeux vidéo et j'ai du mal à croire que mon père, lui, en a directement fait l'expérience », s'étonna-t-il. Béthanie était-elle au courant de cette vieille histoire ? Était-ce pour cette raison qu'elle avait appris à se battre dès qu'elle avait été capable de tenir une arme ? « N'y a-t-il que moi qui suis incapable de me défendre sans ma manette de jeu ? »
Il commençait à faire froid dans le grenier, alors Aymeric se couvrit du surcot épais de Terra en se répétant que Galahad allait bientôt arriver. Mais une heure s'écoula sans que personne ne vienne à son aide. Sans s'en rendre compte, il ferma les yeux et sombra dans le sommeil. Lorsqu'il les ouvrit, il marchait dans un jardin de roses, au pied d'une haute muraille. « J'en ai assez ! » bougonna silencieusement l'adolescent. Il baissa le regard sur sa tenue et vit qu'il portait un vêtement semblable à celui de son père, sauf qu'il était tout blanc avec une petite croix rouge sur son cœur. Une soudaine crampe à l'estomac lui fit relever la tête juste à temps pour apercevoir un homme sortant des buissons et se précipitant sur lui, une arme au poing. « Cette crampe m'a averti du danger », comprit Aymeric. Son premier geste fut de reculer, mais sa main, elle, se posa instinctivement sur la poignée de l'épée qu'il portait dans un fourreau.
— Traître ! s'écria l'assaillant.
Aymeric constata qu'il était habillé comme lui. Les hommes qui portaient le même uniforme n'étaient-ils pas censés se battre dans le même camp ? L'adolescent dégaina et para la charge avec succès. « Mais où ai-je appris à faire ça ? » s'affola-t-il. Il esquiva les coups suivants avec une agilité qui lui était totalement étrangère. C'est alors qu'un groupe d'hommes arriva en courant le long du mur. Ceux-là étaient vêtus en bleu. Constatant qu'il ne ferait pas le poids contre tous ces attaquants, l'agresseur prit la fuite.
— Thibaud, es-tu blessé ? s'empressa de demander l'un des sauveteurs.
— Pourquoi m'appelez-vous ainsi ? se fâcha Aymeric.
— Si tu as changé ton nom, personne ne nous en a informés.
— Je m'appelle Aymeric.
— Cela n'a plus tellement d'importance, puisque tu quittes le pays ce soir. Le pape nous a demandé de t'escorter jusqu'au bateau.
Le chef des soldats le saisit alors par le bras.
— Je n'irai nulle part avant de comprendre ce qui m'arrive ! hurla Aymeric.
Il se réveilla en sursaut et vit qu'il était toujours assis dans le grenier de la maison de ses parents.
— C'en est assez ! ragea-t-il. Je vais aller me faire hypnotiser !
— Aymeric ! l'appela alors une voix.
Jamais l'adolescent ne fut aussi content d'entendre la voix du meilleur ami de son père. Il déposa l'épée sur le plancher et courut à la fenêtre. Il faisait sombre dehors, mais il parvint tout de même à discerner la silhouette du cheval immaculé du chevalier.
En quittant la maison de la mairesse, Galahad avait piqué vers celle de Terra pour voir comment se débrouillait son fils. En arrivant au bout de l'allée, il avait failli faire demi-tour, voyant qu'il n'y avait aucune lumière dans les fenêtres. Mais son cheval avait eu une réaction inhabituelle. L'animal, qui ne craignait pas l'obscurité lorsque son maître était sur son dos, s'était mis à renâcler en reculant. Le chevalier s'était tout de suite servi de ses mains pour évaluer le potentiel maléfique de la menace.
— Aymeric ! cria-t-il de tous ses poumons.
Il entendit la course de plusieurs loups sur la pelouse et comprit qu'il s'agissait de bêtes malfaisantes. Il exigea de son destrier qu'il continue à avancer, ce que celui-ci fit avec beaucoup de réticence.
— Alissandre, si vous m'entendez, venez à mon aide, pria Galahad.
Un chevalier ne devait jamais reculer devant un affrontement, mais contre une dizaine de chiens de chasse du sorcier, il avait le droit de demander des secours. Heureusement pour lui, le nouveau magicien était proactif. Il n'attendait pas que les pots soient cassés pour intervenir.
Alissandre apparut devant la maison dans un éclair éblouissant, ce qui mit quelques-unes des bêtes en déroute. D'autres, plus téméraires, s'approchèrent du mage en grondant. De la lumière se mit alors à irradier du corps d'Alissandre, formant autour de lui un halo éclatant qui continua à s'étendre.
— Va chercher l'enfant ! ordonna le magicien.
Galahad talonna son cheval et fonça vers la porte. Lorsqu'il arriva sur le perron, elle s'ouvrit. Le teint blafard et les membres tremblants de peur, Aymeric se précipita vers son sauveteur. Le chevalier le saisit par le bras et l'aida à grimper derrière lui sur la selle.
— Accroche-toi !
L'adolescent lui obéit sans discuter. Ne perdant pas de temps, Galahad revint au galop dans le cercle de lumière blanche, où ils seraient en sûreté.
— Sont-ils les nouveaux pions du sorcier ? demanda le chevalier.
— Ce sont ses nervis, cela ne fait aucun doute, mais pas des pièces du jeu, expliqua le magicien.
— Est-ce Terra qu'ils cherchent ?
— C'est fort possible. En prenant le roi tout de suite, le sordide personnage n'aurait pas à se salir les mains. Je vais vous faire rentrer chez vous grâce à la magie, pour qu'ils ne tentent pas de vous suivre.
Galahad accepta d'un hochement de la tête. La seconde suivante, il était dans la cour de son château. Il fit descendre Aymeric du cheval, mit lui-même pied à terre, et tira la bête et l'adolescent vers l'écurie. Il se dépêcha de desseller l'animal, de le faire entrer dans sa stalle, puis entraîna Aymeric dans la maison. Ce ne fut qu'à ce moment-là que le chevalier constata la détresse de l'enfant.
— Suis-je en danger, ici ? bredouilla Aymeric.
— Aucun lieu n'est totalement sûr, mais il me sera plus facile de défendre mon château que la maison de mon roi.
Galahad le fit asseoir dans l'une des bergères placées devant l'âtre.
— Raconte-moi ce qui s'est passé aujourd'hui, exigea-t-il.
— Je suis allé me baigner à la rivière avec Mélissa, et nous avons vu un loup. Il était énorme et il nous observait. C'est là qu'elle s'est décidée à m'avouer qu'un certain sorcier se servait de loups pour traquer ses victimes. Mais je ne l'ai pas crue, jusqu'à ce qu'il en entre un chez moi. Ces animaux n'ouvrent pourtant pas les portes.
— Ceux du sorcier peuvent passer à travers les murs.
— Comme c'est rassurant.
— Tu n'as rien à craindre dans ma demeure. Je l'ai bâtie en fonction des quatre points cardinaux et à chacun des coins, j'ai incrusté un morceau de cristal qui repousse le Mal. Ils ne pourront jamais entrer ici. Dis-moi plutôt comment tu as échappé à ce loup.
— J'étais dans le grenier, alors j'ai ramené l'escalier vers moi, bloquant la seule porte qui y donnait accès. Mais je n'avais pas de téléphone pour appeler à l'aide. Alors j'ai fait le moins de bruit possible.
— C'était une bonne décision, Aymeric.
— Ces bêtes m'auraient-elles tué ?
— Je n'en sais rien. Ce sont surtout des chiens de chasse. Ils suivent des pistes pour leur sombre maître.
— Pourquoi moi ?
— C'est une question que nous devrons poser au magicien.
— Le type qui brillait comme la lune au milieu de la pelouse ?
— Il s'est simplement servi de lumière pour éloigner les prédateurs.
— Dis-moi que la magie n'existe pas et que ce jeu n'est qu'une quête de Donjons et Dragons comme vous aviez l'habitude d'en jouer, mon père et toi.
Alissandre choisit ce moment précis pour apparaître, arrachant un cri au pauvre adolescent terrorisé.
— Je suis désolé de t'apprendre qu'elle existe, répondit Galahad.
— Comment se porte-t-il ? s'enquit Alissandre.
— Il est effrayé, mais il n'a pas une seule égratignure.
Aymeric dévisageait le nouveau venu, qui venait de se matérialiser sous ses yeux comme dans les films de science-fiction. Le mage s'accroupit devant lui en lui souriant aimablement.
— Bonsoir, Aymeric. Je me nomme Alissandre.
— Comment vous avez fait ça ?
— J'ai appris à maîtriser les forces de la nature, mais il faut dire que ceci m'a beaucoup aidé.
Il lui fit voir ses paumes où étaient incrustées des étoiles nacrées.
— C'est de la magie ?
— Oui, mais pas dans le sens où l'entendent la plupart des humains. En d'autres mots, je ne fais pas de tours de passe-passe ou d'escamotages. Je fais seulement appel à l'énergie qui se trouve déjà autour de moi.
— Il y en a autour de moi aussi ?
— Évidemment. Nous sommes tous composés d'énergie, comme les objets que nous utilisons et même l'air que nous respirons. Le commun des mortels a édicté ses propres règles de conduite envers la matière et l'antimatière. Seuls les magiciens n'ont pas peur de les enfreindre.
Des flammes se mirent à danser dans sa main sans sembler le faire souffrir. Elles se transformèrent ensuite en une petite créature duveteuse qui ressemblait à un oiseau, puis se mit à grandir et se changea en un petit cerisier dont les pétales s'envolèrent dans la pièce, avant de disparaître complètement.
— C'est incroyable…
— Mais vrai.
— Si j'en juge par ce qui vient de se passer chez moi, vous êtes du côté du Bien, n'est-ce pas ?
— C'est exact, Aymeric. Malheureusement, l'obscurité existe pour que nous puissions apprécier la lumière. Il est temps que tu saches qu'il existe un autre personnage magique qui, lui, se nourrit de la peur et de la destruction.
— Vous ne pourriez pas nous en débarrasser une fois pour toutes ?
— Je n'ai pas encore découvert comment, alors pour l'instant je suis forcé de l'affronter à ce terrible jeu qu'il a inventé.
— Pourquoi le sorcier cherche-t-il mon père ?
Alissandre lui raconta en toute honnêteté comment Galahad et Terra avaient été piégés par l’ordre de Galveston et pourquoi le sorcier était si mécontent.
— Il gagne ces matchs depuis des siècles et il est fâché parce qu'il en a perdu un seul ? s'exclama Aymeric.
— C'est le deuxième que nous gagnons, en réalité.
— Alors ce sorcier est un imbécile comme Medrawt.
— Tu l’as rencontré ? s'étonna Alissandre.
— Oui, il y a quelques jours, avec Mélissa Penny. Nous sommes entrés dans sa boutique et, en plus, c'était mon idée.
— T'a-t-il remis un objet quelconque ?
— Pas à moi, mais il a donné un cristal à Méli.
— Il l'aurait donc chargé de son énergie ? s'assombrit Galahad.
— Est-elle en danger ? s'alarma Aymeric.
— J'ai étudié le recueil de toutes les parties qui ont été jouées depuis le début des temps, les informa Alissandre. Il est déjà arrivé que des serviteurs du sorcier offrent des bijoux à des mortels uniquement pour espionner les gens qu'ils fréquentaient.
— Cette amulette ne lui ferait donc pas de mal ?
— J'en doute.
Galahad, mets cet enfant au lit et communique avec Terra, ordonna le magicien en se servant de ses pensées. Il a le droit de savoir ce qui se passe.
— Je suis honoré d'avoir fait ta connaissance, Aymeric, lui dit Alissandre.
Il s'inclina devant lui et s'évapora.
— Où est-il allé ? s'écria l'adolescent, effrayé.
— Tel que je le connais, il est allé chercher des informations supplémentaires afin de riposter à cette attaque non justifiée de son adversaire.
— Comme dans les jeux vidéo…
— À la différence que dans celui du sorcier, on ne peut pas fermer l'écran quand on en a assez. Viens, je vais te trouver une chambre.
Le chevalier incita l'adolescent à se lever et à le suivre vers la porte du hall.
— Tu es bien sûr que les loups ne pourront pas me retrouver ici, n'est-ce pas, Galahad ?
— Absolument sûr.
Le chevalier le fit monter à l'étage et lui ouvrit la porte d'une des chambres d'amis. Aymeric y fit quelques pas, émerveillé par la décoration médiévale.
— J'ai choisi celle-ci pour une raison spéciale, annonça le chevalier.
Il marcha jusqu'à un vieux secrétaire en bois opaque et en ouvrit les panneaux rabattables, découvrant un écran d'ordinateur et un clavier.
— Je ne voulais pas que tu sois trop dépaysé, poursuivit Galahad. Il n'y a aucun jeu sur ce système, mais il est branché sur Internet.
Au lieu de se précipiter sur l'appareil, comme s'y attendait son protecteur, l'adolescent resta cloué sur place, le visage livide.
— Fais comme chez toi, Aymeric. Ma chambre est juste de l'autre côté du corridor. N'hésite surtout pas à me réveiller si tu éprouves des angoisses.
— Même au beau milieu de la nuit ? Car je fais d'horribles cauchemars depuis quelque temps.
— J'ai aussi été la proie de mauvais rêves lors de la dernière partie.
— Est-ce que des hommes t'appelaient par un nom qui n'était pas le tien et t'accusaient d'être un traître ?
— Non. J'étais plutôt poursuivi par un dragon qui tentait de me dévorer.
— Je pense que j'aimerais mieux ça, soupira Aymeric en s'asseyant sur le lit.
— Connais-tu ces hommes ?
— Pas du tout. Je n'ai jamais vu leurs visages auparavant. Mais eux me prennent décidément pour une autre personne. Ils m'appellent tous Thibaud.
— C'est un ancien nom français, tout comme Aymeric.
— Les premiers portaient une longue cape blanche avec une croix rouge brodée du côté gauche.
— Ressemblaient-ils à cela ?
Galahad pointa derrière lui la peinture qui dominait le lit. On y voyait quatre templiers à cheval galopant vers les murailles de la Terre sainte.
— Oh, mon Dieu…, s'étrangla Aymeric.
— L'Ordre des Pauvres Chevaliers du Christ et du Temple de Salomon fut créé au XIIe siècle, afin de fournir une protection armée aux pèlerins qui se rendaient à Jérusalem. Ils servaient le roi et Dieu, et ils étaient connus pour leur discipline de fer et leur amour profond pour l'Église.
— Comment se fait-il que je rêve à un groupe de chevaliers dont j'ignore tout ?
Galahad alla s'asseoir sur le lit près d'Aymeric.
— C'est ton père qui a été le premier à me parler de réincarnation, lui avoua-t-il. Cela m'a beaucoup surpris de sa part, car à mon avis, son esprit est bien plus scientifique que le mien.
— Mon père croit qu'il a eu d'autres vies ? se scandalisa l'adolescent.
— Selon lui, nous choisissons le corps et même la personnalité de toutes nos vies, de manière à faire évoluer notre âme. Le corps que nous possédons actuellement n'a jamais eu d'autres existences dans le passé et il n'en vivra pas d'autres dans le futur. C'est l'âme qui le fait.
— Si je comprends bien, j'aurais été ce Thibaud dans une autre vie ?
— C'est une explication possible.
— Alors, s'il est vrai que j'ai été un traître dans une autre vie, que faut-il que je fasse maintenant ?
— Il faut que tu te fasses pardonner.
— Mais tous ces gens sont morts depuis neuf cents ans !
— Peut-être qu'avec un exemple plus concret, tu arriveras à mieux comprendre ce que je dis. Prends le cas de Terra. Dans une autre vie, il a été un général romain, celui-là même qui dirigeait les soldats qui ont crucifié Jésus.
— Mon père ?
— Ce n'est pas lui qui a causé la mort de cet homme, mais c'est lui qui a donné l’ordre aux soldats de planter les clous dans son corps et de disperser la foule à coups de glaive. Il avait donc une énorme dette à payer envers ces Romains et envers tous les gens qu'ils ont blessés.
Aymeric avait la bouche ouverte, mais il n'arrivait plus à formuler ses protestations tellement il était stupéfait.
— La vie lui a fourni l'occasion de liquider cette dette en lui permettant de revoir ces soldats dans cette vie.
— Qui sont-ils ? parvint finalement à articuler l'adolescent.
— Ce sont ses anciens élèves de l'école secondaire de Little Rock. Il leur a ouvert l'esprit et il est demeuré leur conseiller jusqu'à ce jour. Quant aux victimes de ses soldats, il en a déjà soigné plusieurs grâce à ses dons de guérison.
— Et Jésus, lui ? Il lui en doit toute une !
— S'il l'a rencontré, il ne m'en a jamais parlé.
— Pourrait-il être le magicien ? Parce qu'il faut être quelqu'un de très spécial pour apparaître et disparaître comme il le fait.
— Son cas est plus compliqué, soupira Galahad. Que dirais-tu d'en reparler demain ? Il se fait tard.
— C'est que je ne veux pas vraiment dormir.
— Laisse-moi réfléchir… Est-ce que je possède quelque chose contre les cauchemars, à part l'insomnie ? Je ne suis pas en faveur des médicaments, mais j'ai dû en prendre après le jeu, il y a quinze ans, et je renouvelle toujours ma prescription, juste au cas où.
— Je pense que nous allons bientôt être obligés d'en prendre tous les deux.
— Ce n'est pas toi que cherche le sorcier, mais ton père. Quant à moi, je n'ai pas encore été choisi par le magicien, alors je n'ai rien à craindre pour l'instant.
— Mais ce n'est pas exclu, n'est-ce pas ?
— S'il décidait de me remettre dans le jeu, il est certain que je me battrais férocement pour défendre Terra. Je vais aller te chercher un comprimé qui t'aidera à dormir si profondément que tu ne pourras pas rêver.
— Merci, Galahad.
Dès que le chevalier eut quitté la chambre, Aymeric se tourna vers l'ordinateur qui le tentait de plus en plus.