14
Après avoir quitté le château de Galahad, Alissandre réintégra sa caverne. Il avait appris beaucoup de choses depuis qu'il avait hérité du titre de magicien, grâce aux milliers de livres que lui avait légués son prédécesseur. Toutefois, croyant que la prochaine partie n'aurait lieu que dans cent ans, il ne s'était pas suffisamment informé de ses modalités. Il se tourna donc vers sa bibliothèque, les mains sur les hanches.
— J'ai besoin de consulter le livre des règles du jeu, déclara-t-il.
Le grand cahier, qui n'avait pas eu le temps de reprendre complètement sa place entre les autres ouvrages, vola jusqu'à lui et se posa sur la table en pierre.
— Instruisez-moi comme si j'étais un néophyte, ordonna Alissandre.
— Mais n'avez-vous pas gagné la dernière partie, maître ?
— J'étais là quand l'ancien magicien s'est mesuré au sorcier, mais mon rôle s'est limité à permettre au roi de fuir les lieux. Je ne qualifierais certes pas mon geste de victoire.
Le livre poussa un soupir de découragement et lui récita tous les articles un à un. Chaque joueur devait choisir treize pions et tenter d'abattre ceux de l'autre par tous les moyens possibles. Le roi était la pièce essentielle, et le match ne pouvait pas débuter avant que le magicien et le sorcier n'aient choisi le leur. Même si on comparait souvent ce jeu aux échecs, les pions n'avaient cependant pas de rôles particuliers. Ils pouvaient se déplacer de toutes les façons possibles sur le terrain délimité par l'opposant, qui faisait le premier geste.
— Comment puis-je les reconnaître ? demanda Alissandre en pensant aux loups qu'il avait vus chez Terra.
— Ils ne s'attaqueront qu'à vos propres pions, évidemment.
Mais les carnassiers s'en étaient pris à Aymeric, qui ne faisait pourtant pas partie de ses soldats. En fait, Alissandre n'en avait choisi aucun, ignorant que le jeu reprendrait si tôt. Les loups, même s'ils étaient nombreux, n'étaient peut-être qu'un message de la part du sorcier pour le forcer à recruter ses propres pièces du jeu.
— Si je saisis bien, le jeu ne pourra vraiment commencer que lorsque je serai prêt, c'est cela ?
— En principe, mais le sorcier ne respecte pas toujours les règles.
— Comment pourrait-il jouer contre un adversaire qui n'a pas de pions ?
— Il vous reste un roi.
Alissandre comprit alors ce que tentait de faire son déloyal adversaire. En abattant le roi, il gagnait instantanément la partie !
— Existe-t-il une règle me permettant de stopper son initiative ?
— Nous n'avons prévu aucune de ses manœuvres malhonnêtes.
— Évidemment… Mon prédécesseur m'avait laissé entendre que les matchs ne se disputaient qu'une fois par cent ans et que le sorcier les gagnait presque tous, ce qui revient à dire que notre côté respectait ce délai. Je sais aussi que nous n'avons gagné que deux fois. Le sorcier s'est-il comporté de la même manière lors de la première victoire du magicien ?
— Peu de temps après ce triomphe, il a fait ouvrir toutes les cages des fauves le matin où votre roi s'est présenté trop tôt dans l'arène. Je tiens à vous faire remarquer que s'il n'avait pas eu la présence d'esprit de se réfugier lui-même dans l'une d'entre elles, il aurait certainement été mis en pièces. Alertés par les grondements des fauves, les gladiateurs se sont précipités à son secours.
— Mathrotus déteste donc perdre à ce point ?
— C'est le moins qu'on puisse dire.
— Que me conseillent les règles, maintenant que le sorcier a manifesté sa présence quatre-vingt-cinq ans avant la date prévue ?
— Vous devez protéger votre roi jusqu'à ce que vous ayez choisi vos pions.
— Sauf que j'ignore sur quel plateau le sorcier a choisi de jouer. Les loups n'étaient qu'une diversion. Je ne connais même pas le thème de cet affrontement.
— Généralement, le sorcier ne fait jamais attendre son adversaire bien longtemps. Vous devriez être bientôt fixé.
— Il me suffit donc de veiller sur Terra.
* *
*
Au même moment, Galahad venait de réintégrer sa chambre à coucher. Chance l’entendit entrer et alluma la petite lampe sur la table de chevet.
— Tu as l'air soucieux, remarqua-t-elle.
— Des loups ont encerclé la maison de Terra.
— Quoi ? Où est Aymeric ?
Il décrocha le combiné du téléphone.
— Qui appelles-tu à une heure pareille ? lui reprocha-t-elle.
— Je ne crois pas que Terra sera fâché si je le réveille aux petites heures du matin pour lui dire ce qui se passe ici. Il le serait davantage s'il ne l'apprenait qu'à son retour. De toute façon, je dois l'avertir parce que c'est lui qui est le plus en danger.
Il sortit de la petite bourse en cuir pendue à sa ceinture un morceau de papier sur lequel il avait retranscrit le numéro de téléphone de son ami et le composa.
— Allô…, fit la voix endormie d'Amy Wilder.
— Je suis vraiment désolé de vous réveiller, milady, s'excusa Galahad en arpentant la chambre, le téléphone collé à l'oreille.
— Galahad ? s'exclama Amy en ouvrant tout grand les yeux. Est-ce que tu appelles au sujet d'Aymeric ?
— Seulement en partie. Je dois absolument parler à Terra.
— Je vais essayer de le réveiller, mais le saut à l'élastique l'a vraiment épuisé.
— Le quoi ?
— Chaque année, Donald et lui essaient quelque chose d'insensé. J'ai eu beau lui rappeler que ses jambes étaient fragiles, Terra n'a rien voulu entendre. Attends, je vais aller le secouer.
Galahad se tourna vers Chance, l'air surpris.
— Quoi ? s'impatienta-t-elle.
— Terra et Donald ont fait un saut à l'élastique…
— Notre Terra Wilder ?
— Bonjour, Galahad, le salua le Hollandais d'une voix enrouée.
— Avant de te révéler la raison pour laquelle je t'appelle, sache que je partage l'inquiétude de ta femme. À quoi avez-vous pensé en sautant au bout d'un élastique qui risque de se déchirer ? C'est de la pure folie de courir de tels risques avec votre vie !
— Malgré le risque, c'était une expérience sensationnelle que je n'oublierai jamais. J'ai eu l'impression d'être un aigle qui plongeait sur un lièvre.
Découragé, Galahad se cacha les yeux avec sa main libre.
— L'année prochaine, je t'emmènerai avec nous, ajouta Terra.
— Il faudra d'abord se rendre jusqu'à l'année prochaine, fit observer le chevalier en libérant ses yeux.
— Que se passe-t-il, Galahad ? se troubla le Hollandais.
— J'avais raison au sujet du sorcier. Il te cherche.
— Explique-toi.
— Des loups géants se sont infiltrés chez toi.
— Aymeric était-il là ?
— Il a eu la présence d'esprit de s'enfermer dans le grenier. Je l'ai ramené chez moi.
— Ne le quitte plus d'une semelle.
— Tu sais bien que c'était déjà mon intention.
— Nous allons rentrer demain et ça va chauffer. Merci, Galahad.
Le Hollandais raccrocha.
— À leur âge, ils devraient faire plus attention à leur santé, grommela Chance.
— Tu connais Terra. Il veut toujours tout essayer.
— Mais Donald est censé veiller sur lui !
— Peux-tu t'imaginer ce qui se serait passé si l'un des sbires du sorcier était passé par là ?
— Il se serait assuré que Terra s'écrase au sol, murmura Chance, livide.
— Dès qu'il sera de retour, il nous faudra le sensibiliser davantage aux dangers qui le guettent.
— J'imagine que tu ne dormiras pas de la nuit…
Galahad secoua la tête à la négative.
— J'ai besoin de réfléchir aux erreurs que nous avons commises autrefois et à tous les moyens à notre disposition pour écraser ce sorcier de malheur.
— Le seul conseil que je puisse vous donner, c'est de ne pas remettre votre sort entre les mains de Lancelot et des autres chevaliers de la Table ronde.
— Je n'y songeais même pas.
Galahad embrassa son épouse et la quitta pour faire le guet dans son château.
* *
*
Tout comme son ami, Terra n'arriva pas à trouver le sommeil. Il se mit donc à faire les valises de la famille pour qu'elle soit prête à partir après le déjeuner, puis alla frapper à la porte de la chambre des Penny. En boxer fleuri, Donald lui ouvrit, les yeux mi-clos.
— Ce n'est pourtant pas déjà le matin, grogna le médecin.
— Je suis venu te dire que je repars pour Nouvelle-Camelot dans quelques heures.
La nouvelle acheva de réveiller Donald.
— Tu ne t'amuses plus ?
— Galahad vient de m'informer que le sorcier est à ma recherche.
— Si tu retournes en Colombie-Britannique, cela n'équivaut-il pas à te jeter dans la gueule du loup ?
— Mon fils est seul là-bas, Donald. J'ai peur qu'il lui arrive quelque chose.
— Mais il n'a rien à voir avec le jeu.
— Qu'est-ce qu'on en sait ? Il faut que je rentre, mais je ne veux pas que tu te sentes obligé de faire la même chose. Tu as besoin de vacances.
— Disneyland sans toi, ce n'est plus pareil, tu le sais bien. Et puis, j'ai une bien meilleure idée. Pourquoi ne pas laisser Nicole, Amy et Béthanie ici, en Californie, où elles seront davantage en sécurité pendant que toi et moi réglons nos comptes avec le sorcier ? Je leur laisserai suffisamment d'argent pour qu'elles visitent Hollywood, les plages et tout le tralala jusqu'à la fin de l’été.
— Je serais surpris que ma fille accepte de reporter aussi longtemps ses leçons d'escrime, mais je suis d'accord avec toi. Je me sentirais plus libre de mes actions ainsi.
— Je fais le nécessaire.
— Merci, Donald.
Terra retourna dans sa chambre d'hôtel et prit place sur l’unique fauteuil libre. Il regarda dormir sa femme et sa fille pendant un long moment, puis fila sous la douche avant leur réveil. Lorsqu'il en sortit enfin, Amy et Béthanie était assises sur leur lit et l'observaient avec inquiétude.
— Est-ce que tu m'as dit cette nuit que nous partions aujourd'hui, ou est-ce que je l'ai rêvé ? le questionna son épouse.
— En fait, c'est moi qui pars tout à l'heure avec Donald. Vous resterez en Californie aussi longtemps que vous le voudrez.
— Quoi ? firent en chœur la mère et la fille.
— Le sorcier est de retour, et je ne veux pas qu'il vous utilise contre moi.
— C'est quoi, cette histoire ? s'alarma Béthanie.
— Ta mère te la racontera.
— Si tu t'en vas affronter un sorcier, il n'est pas question que je reste ici ! Je sais mieux me battre que toi !
— Ce n'est pas moi qui choisirai mes défenseurs et, de toute façon, je t'en écarterais.
— Pourquoi ?
— Parce que je t'aime trop pour te voir mourir par ma faute.
— Maman, fais quelque chose !
— Ton père a raison, ma chérie.
Amy n'avait jamais oublié les déchirants événements qui avaient entouré la dernière partie entre les deux immortels et elle ne voulait certainement pas y exposer ses enfants.
— La dernière fois, tu as failli y laisser ta peau, Terra.
— La dernière fois, je marchais sur des jambes en plastique dans lesquelles l'armée avait installé des puces électroniques qui me tourmentaient et, si tu t'en souviens bien, j'ai participé au jeu bien malgré moi. Cette fois-ci, c'est un véritable roi qui dirigera les pions du magicien.
— J'ai peur pour toi, mais je sais que tu n'écouteras pas un seul mot de ce que je pourrais te dire, s'affligea Amy.
— Tu sais que je dois y aller, même si ce n'est que pour mettre Aymeric en sûreté.
— Envoie-le-moi ici.
— C'est exactement ce que je compte faire.
— Laisse-moi t'aider à ramener Aym en Californie, insista Béthanie.
— Je comprends ce que tu ressens, mon ange, et j'admire la fougue de ta jeunesse, mais ce combat ne regarde que moi. Je vais m'assurer que vous puissiez rester aussi longtemps que vous le voudrez à Disneyland. Si vous avez envie de visiter d'autres régions de la Californie, ce que je vous encourage à faire, utilisez ma carte de crédit.
Il serra sa fille dans ses bras et embrassa longuement Amy, tandis que Béthanie grondait de colère derrière eux.
— Prends bien soin d'elle, murmura Terra à l'oreille de son épouse. Je t'envoie Aymeric d'ici demain.
— Tu peux compter sur moi.
— Ce n'est pas juste, geignit Béthanie.
Terra empoigna sa valise et sortit de la chambre, refusant de se laisser entraîner dans une longue discussion qui ne rimerait à rien. Il entra dans l’ascenseur et descendit au rez-de-chaussée. Donald n'y était pas encore. Il marcha tout droit au comptoir d'enregistrement, devant lequel se tenait un autre client. Le préposé était occupé au téléphone et semblait aux prises avec un interlocuteur plutôt coriace.
— Cela dure depuis au moins dix minutes, expliqua le client à Terra. Il me semble vous avoir déjà vu quelque part.
— Votre visage ne m'est pas familier, mais j'ai beaucoup voyagé, répliqua le Hollandais.
— Je crois que c'était plutôt dans un magazine scientifique, il y a plusieurs armées.
— Vous avez une excellente mémoire, monsieur.
— Medrawt, Timothée Medrawt.
Terra n'eut aucun mal à reconnaître son accent, car il avait lui-même longtemps vécu à Londres.
— Vous êtes Terra Wilder, n'est-ce pas ?
— Oui, c'est bien moi.
— Je me souviens que c'était un article sur l'utilisation de l'antimatière comme source d'énergie dans l'espace. Avez-vous poursuivi vos recherches dans ce domaine ?
— J'ai cédé ma place à plus jeune que moi.
— Un cerveau brillant n'a pas d'âge, voyons.
— N'allez surtout pas croire cela, monsieur Medrawt.
La méfiance voila l'expression joviale de l'alchimiste lorsqu'il regarda par-dessus l'épaule du Hollandais.
— J'ai été honoré de faire votre connaissance, déclara-t-il en reculant.
Il tourna les talons et marcha rapidement vers la sortie, au grand étonnement de Terra. Ce dernier se retourna pour voir ce qui l'avait indisposé. Un homme s'approchait. Il portait un jean, un maillot en coton blanc à manches courtes et des espadrilles. Ses cheveux châtains balayaient ses épaules au rythme de ses pas. Son sourire franc intrigua aussitôt Terra.
— Je ne t'en voudrai pas de ne pas me reconnaître, signifia-t-il.
« Cette voix », se rappela Terra. Plusieurs images défilèrent dans son esprit : la maison de l'armée au Texas, un ordinateur superpuissant, un homme avec lequel il s'entretenait par télépathie…
— Ben Keaton ?
— Je porte maintenant un autre nom, sire.
— Alissandre…
— Dès que tu auras réglé tes affaires avec le commis, j'aimerais te parler en privé.
Terra se tourna vers le jeune homme qui parlait toujours au téléphone. Le magicien fit un léger mouvement de la main.
— Allô ? Allô ?
Le commis raccrocha et leva les yeux sur le Hollandais de l'autre côté du comptoir. Pendant que ce dernier lui expliquait qu'il devait rentrer dans son pays de toute urgence, mais que sa femme et sa fille resteraient à l'hôtel, les portes de l'ascenseur s'ouvrirent. Donald Penny n'eut aucun mal à identifier le beatnik qui se tenait près de Terra.
— Alissandre ?
— Je suis heureux de te revoir, Donald.
— Si tu es ici, c'est que les choses vont vraiment mal.
— Quand suis-je devenu un oiseau de malheur ?
— Depuis que Terra m'a annoncé que tu sais qui est de retour. Ce n'était pas une bonne nouvelle.
— Je te suggère de régler toi aussi tes affaires avec l'hôtel, car nous n'avons plus une seconde à perdre.