18
Malgré la révision éclair à laquelle l'avaient soumis tous ses livres de magie, Alissandre ne se sentait pas de taille à affronter son cauteleux adversaire. Il ne comprenait toujours pas ce que le vieux maître avait vu en lui. Le sergent qu'il avait été jadis ne s'était jamais intéressé aux sciences occultes. Il avait même été sidéré lorsque Terra Wilder s'était adressé à lui par télépathie. Était-ce ce lien privilégié avec le roi blanc qui lui avait valu d'accéder au monde des immortels ? Il n'avait pas eu le temps d'en parler avec son prédécesseur. Tout s'était produit si rapidement après sa première rencontre avec Galahad…
Alissandre ferma les yeux et quitta son antre à la vitesse de la lumière. Même s'il avait conservé l'apparence du sergent Ben Keaton, son corps n'était plus matériel et il pouvait se déplacer instantanément partout où il le désirait. C'était, à son avis, le seul bon côté de son nouvel état. Il se retrouva au-dessus de la Terre, flottant comme un oiseau lumineux. « Ce que les gens prennent pour des objets volants non identifiés sont peut-être des immortels en transit », songea-t-il.
Il survola l'Amérique du Sud à la recherche du point de rendez-vous. Au-dessus de lui, la pleine lune veillait. D'anciennes civilisations avaient érigé des pyramides un peu partout sur la planète. Certaines avaient servi de tombeaux, d'autres de lieux de culte sacrés. Elles étaient toutes construites sur des sites particulièrement chargés d'énergie. Ce fut finalement au Yucatán qu'il trouva le monument qui ressemblait à celui que lui avait indiqué le sorcier.
Alissandre tourna au-dessus du temple de Kukulkan, d'où il captait une très curieuse puissance. Ce site maya abandonné depuis longtemps fourmillait habituellement de touristes. Mais, cette nuit-là, il était désert, probablement en raison d'un envoûtement quelconque lancé par son opposant. Le magicien se posa en douceur sur la partie la plus élevée de la pyramide. À quelques pas de lui, le sorcier était immobile comme une statue. « Ne lui fais pas confiance », se répéta intérieurement Alissandre. La vile créature immortelle empruntait généralement une apparence asiatique par admiration pour la sagesse orientale, mais elle aurait pu ressembler à n'importe qui. Ses longs cheveux noirs flottaient dans le vent. Il faisait une chaleur presque insupportable dans cette région du Mexique, mais les deux mages ne la ressentaient pas.
— Vous êtes à l'heure, nota le sorcier.
Il portait une longue tunique rouge de mandarin. Le faible éclairage de l'astre du soir ne permettait toutefois pas de distinguer les motifs qui la décoraient.
— Fredegar ne l'était jamais, ajouta-t-il.
— Ce n'est malheureusement pas un trait qu'il m'a légué.
— Il y a longtemps que je n'ai affronté un louveteau. Ce sera rafraîchissant.
— C'est ce que nous verrons.
— Vous me semblez plus sémillant que votre vieux mentor. Voyons tout de suite qui de nous deux décidera du plateau de jeu.
— Dites-moi d'abord où est l'enfant que vous avez enlevé.
— Il est chez moi et il y restera jusqu'à ce que je sois bien certain que vous n'avez pas l'intention de vous défiler.
— Je ne serais pas ici en ce moment s'il en était autrement, affirma Alissandre en s'efforçant de conserver son calme.
Un gros pot en terre cuite apparut alors entre les deux immortels. Il était percé de trous d'une quinzaine de centimètres de diamètre, à travers lesquels brillait une intense lumière.
— Que le meilleur l'emporte ! s'exclama le sorcier en plongeant la main dans l'un des orifices.
Alissandre l'imita aussitôt en cherchant ce dont ses livres lui avaient parlé, soit un animal qui le représenterait. Il n'eut pas le temps de se rendre au fond du récipient que le sorcier retirait sa main en poussant un cri de victoire. Ses doigts pourvus de longs ongles retenaient fermement un serpent tout noir qui se débattait furieusement.
— La partie se déroulera au XIIIe siècle, au bord de la mer, entre l'Égypte et la Judée ! annonça-t-il avant de disparaître dans une pluie d'étincelles écarlates.
— Quoi ? s'exclama Alissandre.
Son adversaire ne l'entendit évidemment pas et il ne fit aucun effort pour revenir l'éclairer. Le jeune magicien ignorait que le jeu pouvait se jouer autant au présent que dans le passé. Furieux, il lança un éclair brillant sur la poterie, qui vola en mille morceaux, et constata qu'elle était vide.
— Il m'a dupé, s'étrangla Alissandre, furieux.
Il retourna aussitôt dans sa grotte. En voyant qu'il était d'humeur massacrante, les livres se serrèrent tous les uns contre les autres.
— Le jeu peut-il se dérouler dans le passé ?
— Ce n'est pas impossible, puisque le temps n'existe pas pour les immortels, balbutia un des grimoires.
— Vous m'avez dit que je n'aurais qu'une semaine pour choisir mes pions.
— C'est exact.
— Où recruterai-je des hommes qui accepteront d'aller se battre à l'époque des Croisades ?
L'encyclopédie s'avança timidement.
— Il serait dangereux d'emmener avec vous des hommes qui ne savent pas manier les armes anciennes. Le mieux serait de vous rendre là-bas et de voir ce que vous y trouverez.
— Je suis malheureusement le premier à ne rien savoir de cette période de l'histoire.
— Dans ce cas, laissez-moi vous en faire un bref résumé.
Alissandre soupira de découragement, car ce recueil de toutes les connaissances ne se pressait jamais.
— Sachez tout d'abord que malgré ses débuts difficiles, l'Ordre des Pauvres Chevaliers du Christ a assuré la sécurité des pèlerins se rendant à Jérusalem pendant très longtemps. Ces moines soldats avaient prononcé les vœux de pauvreté, de chasteté et d'obéissance. Pour les aider à subvenir à leurs besoins, le roi et plusieurs nobles leur donnèrent de l'argent et des propriétés.
Le magicien, alors qu'il n'était encore qu'un jeune Keaton à l'école, avait évidemment entendu parler des Templiers, mais comme la majorité des adolescents, il n'avait pas prêté suffisamment attention à ce que disaient ses professeurs. Ses souvenirs de cette période historique étaient donc très vagues.
— Les Templiers furent les maîtres de l'Europe pendant deux cents ans. Cet ordre de chevalerie religieux et militaire possédait une hiérarchie très structurée. Ses membres étaient également d'excellents gestionnaires.
— Je vois mal comment ces renseignements m'aideront à triompher du sorcier.
— Vous ne pouvez pas vous précipiter dans une époque dont vous ne savez rien, maître.
— Mon adversaire a choisi le XIIIe siècle, quelque part entre l'Égypte et la Judée. Pourriez-vous vous en tenir à ce temps et ce lieu précis ? Le temps presse.
Les pages de l'encyclopédie se mirent à tourner avec fracas, puis s'arrêtèrent brusquement.
— Cela complique davantage les choses, annonça le vieux traité.
— Je me doutais déjà que le sorcier n'avait pas désigné cette période au hasard. Dites-moi ce à quoi je dois m'attendre.
— Vous vous retrouverez au milieu des dernières croisades, qui ont été fort désastreuses pour les Templiers. Les villes qu'ils avaient établies au Moyen-Orient furent pillées, leurs habitants massacrés. Des régiments entiers de braves soldats périrent sous les sabres des infidèles.
Alissandre se mit à faire les cent pas autour de la table en pierre en réfléchissant.
— Perdrai-je mes pouvoirs dans le passé ? demanda-t-il en s'arrêtant brusquement.
— Non, maître, assura un livre de magie. Les immortels peuvent circuler à leur guise d'une époque à une autre sans que leurs facultés n'en soient affectées.
— Enfin une bonne nouvelle. Il ne me reste qu'à trouver mes pions.
— Au risque de me répéter, intervint l'encyclopédie, je vous suggère de le faire sur place et parmi les Templiers, si cela vous est possible. Vous auriez ainsi à votre service les meilleurs combattants au monde.
— Avez-vous d'autres conseils à me donner avant que je ne me projette dans le passé ?
— Ne laissez pas le roi blanc ici, recommanda le livre des règles du jeu. Sans votre protection, il serait facilement abattu, et la partie prendrait fin avant que vous n'ayez levé le petit doigt.
— Et Aymeric serait perdu à tout jamais, soupira Alissandre.
— Gardez votre pièce maîtresse à vue tout en cherchant celle de votre adversaire.
— J'avais déjà compris le but du jeu lors du dernier match.
— Alors, il ne nous reste plus qu'à vous souhaiter bonne chance.
Alissandre prit une profonde inspiration, joignit ses mains et s'évapora.