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Lorsqu'il ouvrit enfin les yeux, Aymeric ne reconnut pas l'endroit où on l'avait enfermé. Comme si ce dépaysement n'était pas suffisant, un marteau frappait à intervalles réguliers dans son crâne, ce qui augmentait son inconfort. Il était allongé sur une couchette dont le matelas était si mince qu'il pouvait sentir les fils de fer entrelacés qui le retenaient. Le plafond et les murs semblaient faits de gros blocs en pierre noircis. Combattant son mal de tête, il parvint à se redresser sur ses coudes et constata qu'il était enfermé dans un cachot pas plus grand que la salle de bain de la maison de ses parents. En fait, le décor ressemblait étrangement à celui d'un de ses jeux vidéo.
Il fit un effort supplémentaire et réussit à s'asseoir. La lumière entrait dans la petite pièce par une fenêtre haute percée dans le mur. Même en sautant, ce qu'il n'avait vraiment pas envie de faire de toute façon, Aymeric n'aurait jamais pu l'atteindre. Il rassembla plutôt ses forces pour se mettre debout et marcha en chancelant jusqu'à la porte en fer rouillée.
— Il y a quelqu'un ? appela-t-il.
Sa propre voix résonna dans ses oreilles et lui donna le vertige. « J'ai déjà emprisonné des adversaires dans ce genre d'oubliettes dans mes jeux », songea alors l'adolescent. La réalité était vraiment plus effrayante.
— À l'aide ! cria Aymeric.
Le marteau redoubla de puissance sur ses tempes, le forçant à regagner le lit. Il s'efforça de se calmer et de se remémorer ce qui lui était arrivé. « J'étais dans la chambre d'amis chez Galahad… » Il se rappelait clairement avoir effectué une recherche sur les Templiers lorsqu'un étranger s'était glissé derrière lui. Il portait la même cape et le même surcot blancs arborant la croix rouge que les personnages qui apparaissaient à l'écran.
« Lui aussi m'a appelé Thibaud », se souvint Aymeric.
Le templier l'avait saisi par ses vêtements et tiré jusqu'au mur, dans lequel ils avaient pénétré tous les deux comme s'ils avaient été liquides. Une chaleur étouffante avait alors assailli le pauvre garçon, brûlant ses poumons et l'empêchant de respirer. En l'espace de quelques secondes, il s'était retrouvé dans le désert alors qu'il n'y en avait pas en Colombie-Britannique !
Il s'était débattu, mais les bras de son assaillant étaient remarquablement puissants. Ce dernier lui avait aussitôt attaché les mains dans le dos et l'avait balancé sur la selle de son cheval. Aymeric avait été plutôt malmené pendant la galopade qui les avait menés jusqu'au bord d'une vaste étendue d'eau. Puisqu'il ne s'y connaissait pas très bien en géographie, l'adolescent avait été incapable de déterminer s'il s'agissait d'un océan ou d'un grand lac. Un bateau ressemblant à ceux qu'on exposait dans les musées semblait les attendre.
Le templier avait remis son butin au capitaine du navire, un homme au teint basané à qui il manquait la moitié des dents. Ne désirant absolument pas être emmené à l'autre bout du monde, où personne ne pourrait lui venir en aide, Aymeric avait tenté de s'enfuir. Quelqu'un l'avait alors violemment frappé sur la nuque, et il avait perdu conscience. Il ignorait ce qui s'était passé par la suite, mais il pouvait fort bien l'imaginer. Le bateau l’avait certainement conduit sur une île où se dressait une prison. C'était un scénario utilisé dans beaucoup de jeux.
« Je suis peut-être en train de rêver ? » se réjouit soudainement l'adolescent. Il se pinça sur le bras et étouffa un cri, car la douleur était bien trop réelle. Il dut en venir à l'évidence : il avait été enlevé chez Galahad par une créature maléfique qui l'avait expédié chez le fameux sorcier dont lui avaient parlé le chevalier et Mélissa. À la seule pensée qu'il ne reverrait sans doute plus jamais sa meilleure amie ni sa famille, Aymeric se mit à pleurer.
Il avait jusqu'à présent vécu une vie d'insouciance, partagée entre ses cours de sciences et ses interminables sessions de jeu devant l'écran de l'ordinateur ou de la télévision. Jamais il ne s'était intéressé au passé de ses parents, à ce qu'ils avaient été avant la naissance de leurs jumeaux. « Je ne leur ai pas dit assez souvent que je les aimais », s'affligea-t-il.
Il entendit des pas dans le corridor, à l'extérieur de sa cellule. Au lieu de sentir l'espérance renaître dans son cœur, il éprouva une indicible frayeur. Il eut beau regarder autour de lui, il ne pouvait se cacher nulle part. La porte du cachot grinça sur ses gonds, s'effaçant devant un personnage sorti tout droit d'une bande dessinée. Mince, mais pas très grand, l'homme avait de longs cheveux noirs et souples qu'il avait attachés en queue de cheval. Il portait une tunique dorée confectionnée dans un tissu très brillant qui rappelait la soie. Ses yeux étaient bridés comme ceux du blanchisseur qui s'était récemment installé à Nouvelle-Camelot. Était-il lui aussi originaire de Chine ?
— Enfin réveillé, laissa tomber le sorcier.
En temps normal, Aymeric aurait usé de sarcasme pour répondre au curieux individu, mais une petite voix dans sa tête lui recommanda la prudence.
— Ne me dis pas qu'ils t'ont aussi coupé la langue.
Le sorcier s'approcha davantage de son prisonnier. Instinctivement, l'adolescent recula sur le matelas jusqu'à ce que son dos heurte le mur.
— Tu n'as aucune raison d'avoir peur de moi, voyons.
— Vous me jetez dans un cachot et vous pensez que je vais vous faire confiance ? s'exclama Aymeric, incrédule.
— Ils t'ont laissé ta langue. C'est très bien. Comment t'appelles-tu ?
— Thibaud, murmura-t-il, bien décidé à ne pas mettre son père en danger.
— C'est un beau nom, presque aussi ancien que le mien. Je suggère que nous repartions du bon pied, mon jeune ami. La raison pour laquelle tu as été conduit directement ici, c'est parce que j'étais absent. Nous allons tout de suite corriger la situation.
Le sorcier lui indiqua la sortie d'un geste de la main.
— Je t'offre mon hospitalité, Thibaud.
— Je préférerais rentrer chez moi, si vous n'y voyez pas d'inconvénient.
— Malheureusement, le bateau qui me ravitaille ne reviendra pas avant un mois. Suis-moi.
Aymeric ignorait les plans du démon, mais il ne voulait certainement pas passer le reste de sa vie dans cette cellule humide. Il accompagna donc son geôlier dans d'interminables et somptueux corridors décorés comme ceux des châteaux européens.
— Comme tu peux le voir, je suis un avide collectionneur de belles choses, expliqua Mathrotus.
Évidemment, l'adolescent ne possédait pas une assez vaste expérience de la vie pour reconnaître des tableaux de grands maîtres et des poteries dynastiques. En fait, ses yeux cherchaient surtout une issue. Toutes les portes qu'ils croisaient étaient cependant fermées.
— Je suis un vieil ami de ton père, tu sais.
— Les amis de mon père ne me font pas enlever, rétorqua Aymeric, mécontent.
— Mais je n'ai rien fait de tel. C'est ton père qui m'a demandé de t'emmener ici.
— Je ne vous crois pas.
— Nous avons échangé une impressionnante correspondance, lui et moi. Tu auras amplement le temps de la consulter au cours des prochaines semaines.
— Où suis-je exactement ?
— Puisque je suis un être très sensible aux vibrations négatives de ce monde, j'ai dû m'isoler sur une petite île au milieu de la Méditerranée.
— Je ne suis pas aussi naïf que j'en ai l'air, monsieur… ?
— Mathrotus, Ratislav Mathrotus.
— C'est un bien curieux nom.
— Surtout très rare. Il remonte à des siècles, en fait. Je suis très fier de mes origines familiales.
Le sorcier poussa une porte. Aymeric remarqua avec étonnement que ses ongles étaient encore plus longs que ceux de sa mère.
— Je pense que tu préféreras cette chambre à ta petite cellule.
Aymeric risqua un œil à l'intérieur. La pièce en question faisait trois fois la taille du salon de sa maison et, tout comme les couloirs, elle était richement parée. Sans qu'il ne fasse un seul pas, l'adolescent se retrouva au milieu de la chambre. Troublé, il pivota vers son hôte qui, lui, était resté à l'entrée !
— Mais comment…
— Tu trouveras la correspondance dont je t'ai parlé dans le coffre, sur le secrétaire.
— Ne perdez pas votre temps, je ne vous crois pas.
— Après avoir parcouru toutes ces lettres, tu changeras d'avis.
— Mon père ne m'aurait jamais envoyé ici. Rien de ce que vous pourrez dire ou faire me fera croire le contraire.
Les traits du sorcier se durcirent d'un seul coup lorsqu'il vit que sa stratégie de douceur ne fonctionnait pas.
— Ou bien tu coopères, jeune fanfaron, ou bien je te briserai.
— Qu'attendez-vous de moi ?
— Ta présence ici obligera le magicien encore inexpérimenté à jouer sur mon terrain. Et puisqu'il n'a pas choisi d'apprenti, lorsque je le détruirai, je deviendrai le maître du monde.
— Je ne connais pas grand-chose aux trucs spirituels, mais je sais au moins cela : l'obscurité n'existe que pour nous faire apprécier la lumière. Les éléments sont en équilibre dans le monde, tout comme dans la science. Vous ne l'emporterez donc jamais.
— Écoute-moi bien, petit imbécile. Non seulement ma victoire sera éclatante, mais tu en seras aussi témoin. Et lorsque l'univers s'inclinera à mes pieds, tu deviendras mon élève.
En guise de réponse, Aymeric se contenta de hausser les épaules avec scepticisme. Furieux, le sorcier quitta la pièce en faisant durement claquer la porte derrière lui. L'adolescent demeura immobile pendant de longues minutes, puis pivota lentement sur lui-même pour étudier sa nouvelle prison.
— Il faut que je sorte d'ici et que je prévienne mon père, décida-t-il.
Aymeric marcha vers la large fenêtre où se balançaient des rideaux de velours, poussés par le vent. Elle s'ouvrait sur un grand balcon qui surplombait l'océan, qui s'étendait à perte de vue. Le cerbère avait raison : aucun bateau n'était visible. « Il y a des requins dans la mer, et je déteste les requins », songea l'adolescent. Il se pencha lentement au-dessus de la balustrade et eut un haut-le-cœur. Le château était juché sur une montagne aussi haute que l'Everest !
— Si je m'échappe, ce ne sera sûrement pas par là, comprit-il.
Il lui faudrait forcer la porte et tenter de retrouver ses pas. Mais le sorcier lui avait fait emprunter tellement de corridors…
— C'est exactement comme un jeu vidéo, se rassura-t-il. Il faut seulement que je réfléchisse aux moyens de défense et d'attaque dont je dispose.
Il commença par la porte. Elle était verrouillée. Il se mit donc à la recherche d'objets qui lui serviraient d'armes. En cassant les pieds et les bras de la patère, il pourrait se fabriquer une lance. Les nombreuses toiles sur les murs ne lui seraient cependant d'aucun secours. Il s'arrêta devant l'âtre et avisa le tisonnier en fer forgé.
— Magnifique ! s'égaya-t-il.
S'il pensait que le magicien ne lui donnerait pas de fil à retordre, la vile créature ne savait pas ce dont son nouveau prisonnier était capable.
— Je n'ai peut-être pas suivi de cours avec Galahad, mais j'ai joué au baseball. Lorsqu'il reviendra ici, Mathrotus Truc Machin passera un mauvais quart d'heure.
Aymeric alla s'asseoir sur le lit, curieusement confortable, et continua à analyser son environnement.