37

Malgré les avertissements des adultes, Béthanie continuait à croire que l'œil omniscient avait une importance capitale dans ce jeu cruel que se livraient le sorcier et le magicien. Évidemment, elle n'en reparla plus et accepta même de jouer aux cartes avec Nicole, Amy et Mélissa, tandis que Donald tentait d'expliquer aux livres dAlissandre ce qu'était un téléviseur.

— L'un d'entre vous est une encyclopédie, non ? s'impatienta le médecin. Les encyclopédies sont censées contenir toute la connaissance du monde.

— Le vôtre ou le nôtre ?

— Ne jouez pas au plus fin avec moi.

Hélène, qui avait réussi à obtenir un cahier de mots croisés, observait Donald sans pouvoir s'empêcher de sourire.

— Si vous savez ce qu'est le golf, alors quelque part dans vos entrailles se trouvent certainement la définition d'un téléviseur ou d'un ordinateur.

— Je crains de n'avoir reçu aucun amendement depuis fort longtemps et, pour votre gouverne, le golf se pratiquait déjà aux Pays-Bas au XIIIe siècle.

— Les fers que vous m'avez fournis ne proviennent certainement pas de cette époque.

— Donald, il y a sûrement autre chose que tu pourrais faire pour passer le temps, tenta de l'amadouer Nicole.

— Je veux juste savoir ce qui se passe chez nous.

— Le maître se fera un plaisir de vous renseigner à son retour, affirma l'encyclopédie.

Le médecin poussa un cri de frustration et alla s'asseoir sur le sofa, à quelques pas d'Hélène. Elle déchira une page de son cahier et la lui tendit.

— Je n'ai pas envie de faire des mots croisés, grommela-t-il. Je veux regarder la télévision.

— Ne fais pas l'enfant, Donald, l'avertit son épouse.

— Moi aussi, j'aimerais avoir un ordinateur en ce moment, avoua Mélissa, mais ils ne savent pas ce que c'est. Il n'y a rien que nous puissions y faire.

— Tu prends plutôt bien cette captivité, on dirait, remarqua soudain Donald.

— Je préfère être ici plutôt que dans une autocaravane que le sorcier pourrait faire glisser à tout moment dans un précipice, répliqua l'adolescente.

— Ne commencez pas à vous quereller tous les deux, les avertit Nicole. Viens plutôt jouer aux cartes avec nous, Donald.

Le médecin fit la sourde oreille.

— Y a-t-il une façon d'aller marcher dans ces montagnes ? demanda-t-il au mur couvert de livres.

— Ce ne sont pas de véritables montagnes…, commença l'encyclopédie.

— J'ai besoin de bouger, de faire de l'exercice !

Une corde à sauter apparut dans sa main. Les filles s'esclaffèrent en apercevant la surprise sur son visage. Elles lui offrirent de lui montrer comment s'en servir, mais il la lança plutôt sur la bibliothèque et alla se planter devant la grande fenêtre, qui offrait un paysage artificiel.

Béthanie alla se coucher après avoir embrassé tout le monde. Elle n'avait pas réussi à se faire apparaître un baladeur, mais elle était tout de même parvenue à convaincre les livres de faire jouer de la musique dans son oreiller pour qu'elle puisse relaxer. Une fois de plus, elle attendit patiemment que tous les autres soient endormis et quitta son lit. Sur la pointe des pieds, elle retourna dans le grand salon et tira une chaise près des étagères, afin d'atteindre la tablette où Donald avait rangé le petit coffre.

— Mademoiselle Béthanie, que faites-vous ? demanda un portulan qui veillait toujours.

— Rien du tout. Je vous en prie, ne vous occupez pas de moi.

Le pauvre livre ne connaissait rien aux humains, hormis leur comportement singulier qu'il observait depuis quelques jours. Il ne vit donc pas la nécessité d'avertir les autres ouvrages de l'initiative de l'adolescente.

Béthanie apporta son trésor sur la table à café, tournant le dos à la bibliothèque. Galahad lui avait enseigné que lors d'un duel, il fallait bien souvent arrêter de penser et s'en remettre à son instinct, mais que lorsque l'ennemi tardait à agir, il était préférable de formuler un bon plan. Elle savait de quelle façon utiliser la boule de cristal, mais comment faire pour ne pas attirer l'attention du sorcier ?

« Cet œil remplace en quelque sorte le téléviseur dont rêve oncle Don », songea-t-elle en posant doucement les mains sur le couvercle. Elle l'ouvrit prudemment. La sphère était enveloppée dans son carré de soie.

— Que fais-tu là ? demanda Mélissa.

Béthanie referma sèchement le coffre en sursautant.

— Je veux savoir si mon père et ses amis ont fait des progrès, chuchota-t-elle.

— Cette chose est dangereuse, Béthanie.

— Seulement quand le sorcier se trouve à l'autre extrémité.

Mélissa prit place à côté d'elle, très inquiète.

— Et s'il te jetait un sort à travers cette boule de cristal ?

— C'est un risque que je suis prête à courir, affirma la jeune guerrière.

— As-tu au moins pensé à nous ? Que nous arriverait-il si le sorcier faisait de toi l'instrument de sa vengeance ? Il pourrait mettre un poignard dans ta main et t'ordonner de tous nous tuer.

— Je n'avais pas pensé à ça…

— Il faut que tu fasses confiance à ton père et à ton frère. Ils vaincront le sorcier et ils nous sortiront d'ici.

— Je pensais que tu te plaisais chez le magicien.

— Pas du tout, mais mon niveau d'acceptation est apparemment plus élevé que celui de mon père, se moqua-t-elle.

Elles continuèrent à bavarder de tout et de rien. Béthanie ne put s'empêcher de remarquer que, de temps en temps, le petit cristal en forme de bouclier que son amie portait au cou se mettait à briller. Peut-être était-ce le reflet des flammes qui brûlaient encore dans l'âtre…

Puis arriva enfin le moment que Béthanie attendait : Mélissa s'endormit au milieu d'une phrase. La jeune Wilder la recouvrit d'une chaude douillette et retourna dans sa chambre avec le coffre. Cette fois, personne ne l'empêcherait d'utiliser l'œil omniscient. Elle sortit la boule de verre de son enveloppe et la déposa sur ses couvertures. Après avoir pris une profonde inspiration, elle posa sa première question en plaçant sa main sur la sphère.

— Je veux savoir où est mon père.

L'œil se remplit de fumée blanche. « C'est déjà bon signe », songea Béthanie. Toute autre couleur indiquerait l'intervention du sorcier. Une image se forma petit à petit. Terra se tenait debout avec plusieurs hommes dans une cour illuminée par des flambeaux. Il portait un costume médiéval tout blanc avec une croix rouge. Dans ses mains brillait la plus belle des épées. « Est-ce mon père tel que j'aimerais le voir, ou est-ce la réalité ? » se demanda-t-elle.

— Que fait-il ?

— Il défend sa vie, bien sûr, répondit la voix tremblante d'un vieil homme.

— Qui êtes-vous ? s'alarma aussitôt Béthanie.

— Permettez-moi de me présenter. Je me nomme Fredegar Markvart.

— Êtes-vous le sorcier ?

— Ciel, non ! Toutefois, je ne prononcerai pas son nom ici, de crainte de l'attirer. J'ai été l'un de ses plus coriaces rivaux au cours des derniers siècles.

— Comme Alissandre ?

— Qui a d'ailleurs pris ma place. Comment se débrouille-t-il ?

— Ce serait plutôt à vous de me le dire.

— Je ne peux qu'interpréter les images que vous invoquez.

— Donc, si je demande à l'œil de me dire où est Alissandre et ce qu'il fait, vous m'aiderez à mieux comprendre ce que je vois ?

— C'est le but de ma présence dans votre conscience, jeune dame.

— Vous êtes dans ma tête !

— Dans vos pensées, plutôt.

L'image d'Alissandre debout sur une plate-forme toute blanche se dessina dans la fumée. Les étoiles au creux de ses mains étincelaient comme des joyaux.

— Il est en mode de combat, commenta Markvart. Je suis heureux de constater que sa concentration est excellente. Il ne quitte pas son adversaire des yeux.

— Pouvez-vous me dire s'il est en train de gagner ce combat ?

— Il faudrait pour cela que vous changiez le point de vue de l'œil.

— Je ne suis pas habituée aux objets magiques. Que dois-je faire ?

— Demandez à l'œil de vous fournir une perspective globale de la scène.

Béthanie suivit sa suggestion. Même si tous les personnages avaient beaucoup rapetissé, elle vit qu'un homme sur un rectangle noir et un autre, sur un rectangle blanc, se faisaient face dans les airs, tandis que des soldats habillés comme son père se trouvaient sur le sol entre eux.

— Ils n'ont pas commencé à utiliser leurs pouvoirs l'un contre l'autre, remarqua Markvart.

— Est-ce une bonne nouvelle ?

— Ils s'étudient. C'est toujours à ce moment-là que le sorcier rassemble son énergie pour frapper sournoisement son opposant.

— Pouvez-vous faire quelque chose ?

— Mon passage dans le monde des mortels est terminé. C'est au tour d'Alissandre de porter le flambeau.

— Qu'arrivera-t-il s'il est vaincu ?

— Tous ses pions disparaîtront et le sorcier régnera à tout jamais sur cette planète. Il a bien failli nous avoir la dernière fois, mais non seulement j'avais un apprenti pour prendre ma relève, je gardais aussi en réserve un quatorzième pion dont il ignorait l'existence. Alors même en tuant mon roi et mes soldats, il ne remportait que la partie, pas le jeu.

— Moi qui croyais que les magiciens avaient mieux à faire que de s'entretuer.

— C'est l'équilibre que nous nous efforçons de conserver entre le Bien et le Mal qui vous permet de continuer votre évolution sur Terre.

— Qu'arriverait-il si vous réussissiez à enrayer complètement le Mal ?

— En théorie, vous connaîtriez la paix en permanence, mais puisque nous n'avons pas encore réussi cet exploit, il est difficile d'évaluer ce qui se passerait dans la réalité.

— Je dois trouver une façon d'aider Alissandre.

— Il faudrait pour cela que vous soyez magicienne.

— Je sais me servir d'une épée.

— Le sorcier aurait tôt fait de la changer en serpent.

— Mais je ne peux pas rester ici à ne rien faire !

Le vieux fantôme poussa un soupir de découragement, car il était tout aussi désarmé qu'elle.

— Je veux savoir où est mon frère, demanda Béthanie.

L'œil lui montra l'adolescent assis sur un vieux balcon de pierres usées, les poignets attachés par des bracelets reliés à des chaînes.

— Il semble plutôt mal en point, remarqua Markvart.

— Mon père le sauvera, tenta de se convaincre la jeune fille. Je veux savoir où est Jacob, le fils d'Hélène.

La boule de cristal le lui montra dans la même position qu'Aymeric.

— Ils sont ensemble ! s'exclama-t-elle.

Béthanie passa en revue tout ce que Markvart lui avait dit.

— Si je comprends bien, la seule chose que je puisse faire, c'est trouver un autre magicien qui joindra ses efforts à ceux d'Alissandre.

— Si ma mémoire est bonne, il n'y a rien dans les règles du jeu qui empêcherait une telle association, d'un côté comme de l'autre.

— À qui dois-je m'adresser ?

— Je sais qu'il reste un magicien au Tibet, deux en Australie et un en Écosse…

— Aucun en Colombie-Britannique ou en Californie ?

— Il y a une jeune oréade quelque part au Canada. Elle s'appelle Thuia.

— C'est son prénom ou son nom de famille ?

— C'est son seul nom.

— J'imagine que si vous n'avez pas de téléviseur ici, vous n'avez certainement pas non plus de téléphone.

— Je ne me suis jamais vraiment intéressé à tous ces appareils modernes. Ma magie servait à peu près aux mêmes fonctions.

— Béthanie, à qui parles-tu ? demanda sa mère.

L'adolescente fit aussitôt disparaître la boule de cristal dans son carré de soie et la flanqua dans le petit coffre. Amy entra dans sa chambre.

— Tu ne croiras jamais tout ce que je viens d'apprendre, maman.

Amy prit place sur le lit près d'elle.

— Tu as toute la nuit pour me le raconter.

Heureuse de trouver une oreille attentive, Béthanie lui récita tout ce que le vieux magicien venait de lui révéler.

Capitaine Wilder
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