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Terra trouva la porte de sa maison déverrouillée, ce qui l'inquiéta aussitôt. Il mit ses bonnes manières de côté et entra avant les femmes, transportant son fils dans ses bras. Tendant l'oreille, il avança prudemment dans le couloir des chambres et poussa la porte de celle d'Aymeric avec son pied. Il le déposa sur son lit et jeta un coup d'œil dans sa penderie et sous son lit pour s'assurer qu'il ne s'y cachait pas un ennemi.
— C'est son ordinateur que tu devrais condamner, lui conseilla Hélène, immobile sur le seuil de la pièce. C'est de cette manière que Jacob a été enlevé.
Terra avait jadis appris à faire confiance à cette femme extraordinaire à l'esprit aussi cartésien que le sien. Il débrancha tous les fils de l'appareil électronique et sortit de la chambre pour laisser dormir le pauvre enfant.
— Nous n'avons qu’une seule chambre d'invités, indiqua-t-il à Hélène.
— Ça ira.
Il l'y conduisit pour qu'elle puisse s'y isoler si elle en avait envie, mais il faisait encore jour. Amy s'affairait déjà dans la cuisine, car ils n'avaient pas mangé depuis longtemps.
— Où est Jacob ?
— Il a suivi Béthanie dans sa chambre. Il est important qu'ils apprennent à se connaître.
— Hélène, je…
Elle appuya le bout de ses doigts sur ses lèvres pour le faire taire.
— Après ton départ, lorsque je me suis aperçue que j'étais enceinte, j'ai maudit tous mes ancêtres, mais au bout du compte, Jacob est la plus belle chose qui me soit arrivée dans la vie. Il est mon soleil, ma raison de vivre, mon univers.
— Pourquoi ne m'as-tu rien dit ?
— Je ne suis pas le genre de femme à mettre en péril un ménage heureux.
— J'aurais fort bien pu m'occuper de lui tout en conservant mon bonheur.
— Mais tu m'aurais brisé le cœur chaque fois que je t'aurais revu. J'avais assez souffert, Terra. Essaie au moins de comprendre ma situation. Cela fait quinze ans que tu as quitté la réserve pour aller vivre avec ta famille, et je pleure chaque fois que je pense au bonheur que nous aurions pu connaître avec Jacob.
Des larmes se mirent à couler sur les joues de l'Amérindienne.
— Je ne veux pas te faire de mal, Hélène. Tu as été si bonne pour moi.
— Ce n'est pas ta faute si la vie est si cruelle.
Elle essuya maladroitement ses yeux.
— Je vais aller me rafraîchir un peu avant de manger, hoqueta-t-elle.
Avant qu'il puisse ajouter une parole pour la réconforter, elle s'enferma dans la salle de bain. Songeur, Terra alla s'asseoir dans le salon. Lui qui savait comment dépanner les astronautes et les habitants des stations spatiales de toutes les difficultés qu'ils pouvaient éprouver, il n'avait pas la moindre idée de la façon de consoler Hélène. Il ne voulait pas lui causer plus de souffrances, mais Jacob était son fils. Il avait le droit de s'immiscer dans sa vie…
Amy le fit sursauter lorsqu'elle arriva derrière lui et appuya ses mains sur ses épaules.
— Ce n'est que moi, le rassura-t-elle aussitôt.
— Je suis désolé, Amy. Je voguais dans les contrées les plus lointaines de mon esprit.
— Lorsque tu t'absentes ainsi, c'est que quelque chose te tourmente. Et je crois savoir de quoi il s'agit.
Elle contourna le fauteuil et vint s'asseoir devant lui.
— Avant que tu ne me le demandes, la réponse est oui.
— Comment fais-tu pour lire aussi facilement en moi ?
— Parce que je te connais mieux que toi-même, évidemment. Tu as un sens du devoir exemplaire, Terra. En ce moment, tu es en train de planifier l'avenir de ton nouveau fils.
— Il est certain que je ne veux que le meilleur pour mes enfants…
— Tu aimerais passer du temps avec lui, mais c'est à nous que tu consacres toujours tes vacances.
— Et la réponse est oui ?
— Je ne suis pas prête à te laisser partir avec sa mère et lui, mais si tu voulais aller quelque part avec Jacob pendant quelques jours, je ne m'y opposerais pas.
— Il faudra d'abord que j'élimine le roi noir.
— Oui, tu as raison. Je l'avais oublié, celui-là.
— Nous ne devons pas devenir trop confiants, Amy. Notre vie en dépend.
— Donc, si je lis bien entre les lignes, la famille Deux Lunes ne pourra pas retourner en Californie avant que tu aies vraiment terminé le jeu, n'est-ce pas ?
— Cela te met-il en colère ?
— Pas du tout. Je vais même me comporter en hôtesse parfaite. Mais tu es à moi, Terra Wilder, ne l'oublie jamais.
Le mince sourire qui se dessina sur les lèvres de son mari lui fit comprendre qu'il appréciait cette petite pointe de jalousie. Amy avait depuis longtemps accepté que Terra ne soit pas un homme démonstratif.
— Il me restait deux grosses lasagnes au congélateur, annonça-t-elle. Dès qu'elles seront prêtes, je sonnerai le rassemblement.
Elle l'embrassa sur le nez et retourna dans la cuisine. Au lieu d'imaginer une façon de se débarrasser du roi noir avant que le sorcier ne puisse s'emparer de lui, Terra se mit à penser à des activités qui pourraient plaire à son benjamin. Puis, l'avertissement d'Hélène au sujet des ordinateurs lui revint en tête.
— Béthanie…
Il fonça vers la chambre de sa fille et en trouva la porte entrebâillée. Il n'était pas dans ses habitudes d'espionner ses enfants, mais la conversation qu'il surprit le toucha profondément.
— Tu aurais adoré grandir en Colombie-Britannique, lui disait Béthanie, surtout dans cette famille. Nous avons le droit d'avoir nos propres opinions, de les exprimer, de tenter des choses nouvelles même si elles ne sont pas nécessairement bonnes pour nous. Mon père tient à ce que nous apprenions par essais et erreurs. C'est vraiment extraordinaire de jouir d'autant de liberté lorsqu'on est adolescent.
— Ma mère ne me lâche pas d'une semelle, soupira Jacob.
— Eh bien, sache que tu as un père plutôt libéral. Quand tu auras appris à le connaître, tu ne pourras plus t'en passer.
Terra frappa quelques coups sur le chambranle de la porte pour annoncer sa présence.
— Est-ce que tout va bien, Béthanie ?
— Entre, voyons.
Le Hollandais poussa la porte. Ses deux enfants étaient assis sur le lit, le dos appuyé contre le mur. Côte à côte, leur ressemblance était encore plus frappante.
— Je sais bien que cette trêve n'est que temporaire, soupira Béthanie, mais je suis contente d'être de retour à la maison.
— Nous devons demeurer vigilants, en effet.
— Je sais que tu gagneras ce jeu.
— Nous allons manger dans quelques minutes. Je ne voudrais surtout pas donner l'impression à Jacob que je suis un père surprotecteur, mais je préférerais que vous n'utilisiez pas l'ordinateur.
— Je l'ai débranché en entrant dans ma chambre, comme me l'a suggéré Jacob. On ne peut jamais être trop prudents.
Rassuré, Terra alla prendre une douche et s'habiller de façon plus moderne. Lorsqu'il se présenta à la salle à manger, toute sa marmaille y était, sauf Aymeric, qui dormait toujours. Béthanie avait fait asseoir Jacob à la place de son frère et le couvait des yeux. Elle prenait vraiment son rôle de grande sœur au sérieux.
Le père écouta les conversations de tous les membres de la famille sans s'en mêler. Il pensa plutôt à Galahad, qui partirait sans doute à la chasse au roi dès qu'il le pourrait. Ses sens aiguisés lui permettraient certainement de le localiser, mais aurait-il le temps de le désarmer avant que le cœur de ce dernier ne soit noirci par le sorcier ? Lors de la dernière partie, il avait été obligé d'enfoncer son épée dans le corps d'un homme qui était son ami…
— Nous allons jouer à des jeux vidéo, à moins que vous ne réquisitionniez tout de suite la télévision, annonça Béthanie.
— Elle est à vous, répondit Amy.
Terra revint de sa rêverie au moment où les deux adolescents quittaient la pièce en courant. « L'insouciance de la jeunesse », songea-t-il.
— Je vais prendre l'air, annonça-t-il.
Amy et Hélène, qui desservaient la table, se tournèrent vers lui en même temps.
— Je ne sortirai pas du jardin, les apaisa-t-il. De toute façon, ce n'est pas vous que cherchera à atteindre le roi, mais moi.
— Dans ce cas, il n'est pas question que tu sortes de la maison, l'avertit son épouse.
— Je suis d'accord avec elle, renchérit l'Amérindienne.
— Vous n'allez pas vous mettre à deux contre moi.
— Seulement si tu continues d'être déraisonnable, poursuivit Amy.
Devant leur insistance, il baissa pavillon et dirigea plutôt ses pas vers le salon, où les jeunes avaient déjà commencé une partie d'un jeu à saveur médiévale. Il les observa pendant un moment, puis se remit à penser à l'épreuve qui l'attendait. Comment pourrait-il la traverser sans y mêler sa famille ? La sonnerie du téléphone retentit, le faisant sursauter. Il décrocha aussitôt.
— Oui, allô.
— Terra, c'est moi, fit Galahad. J'ai parcouru toutes les notes de l’ordre et j'ai découvert qu'au fil des siècles, les rois noirs ont toujours été des hommes reliés d'une façon ou d'une autre à la loi.
— Devons-nous nous méfier encore une fois du chef de la police ?
— Il pourrait aussi s'agir d'avocats ou de juges, comme ce fut le cas lors d'un jeu à Londres au XVIIe siècle.
— Nous avons au moins une piste. Je me mettrai à la recherche de tous les juristes de Nouvelle-Camelot dès demain.
— Je t'appelais justement pour te demander de ne pas le faire. Laisse-moi d'abord le trouver, puis nous choisirons le terrain sur lequel tu l'affronteras.
— Le temps presse, mon ami. C'est le roi que je veux combattre, pas le sorcier.
— Je suis un homme expéditif.
— Appelle-moi dès que tu trouves quelque chose.
— Promis.
Terra raccrocha, satisfait de constater que les adolescents n'avaient pas épié sa conversation. Ils étaient bien trop concentrés sur leur propre personnage, qui évoluait sur l'écran géant. Il finit par s'assoupir et ne se réveilla que lorsque Béthanie, ayant finalement perdu la partie aux mains de son petit frère, décida de lui montrer les albums de famille qui étaient rangés dans l'armoire, derrière le fauteuil sur lequel il était assis. Terra accepta volontiers d'aller s'asseoir plus loin.
Les adolescents s'installèrent sur la table à café, devant leur mère respective, et épluchèrent absolument tous les recueils de photos, de la naissance des jumeaux jusqu'à la fin des classes cette année-là. Amy et Hélène semblaient bien s'entendre, mais Terra savait qu'il ne s'agissait que d'une façade.
Le repas du soir fut plus animé que celui du midi, car ils commençaient tous à bien se connaître. Aymeric dormait toujours, et Terra empêcha son épouse d'aller le réveiller. À son avis, le pauvre garçon venait de vivre une terrible aventure et il avait besoin de récupérer. Une fois la vaisselle desservie, lavée et rangée, Béthanie plaça un jeu de société sur la table et implora les adultes de jouer avec Jacob et elle. Ils s'amusèrent pendant quelques heures, puis allèrent regarder un film à la télévision.
Il était tard lorsqu’ils se mirent tous au lit. Ayant fait une sieste durant l'après-midi, Terra n'avait pas sommeil. Il jura à Amy qu'il la rejoindrait dès que ses paupières deviendraient lourdes et alla s'installer au salon avec un livre sur les mœurs des dauphins, qu'il avait commencé avant les vacances.
Vers une heure du matin, Béthanie vint le rejoindre, en pyjama, ses longs cheveux noirs tressés dans le dos. Terra eut à peine le temps de déposer son livre qu'elle sautait dans ses bras.
— Je ne m'en serais jamais remise si tu avais péri durant ce sauvetage, chuchota-t-elle.
— Tu es la plus forte d'entre nous, Béthanie. S'il m'était arrivé malheur, je serais mort l'esprit en paix, en sachant que tu t'occuperais de ta mère et de ton frère.
— Si tu avais été tué par le sorcier, Aymeric ne serait pas revenu à la maison.
— Juste de ta mère, alors.
— Je ne m'en serais jamais remise, d'une façon ou d'une autre.
— Toi, quand tu fais la mauvaise tête comme ça, c'est que quelque chose te ronge.
— Est-ce que Aym aura changé quand il se réveillera ?
— J'ose espérer qu'il sera moins insouciant.
— Ce n'est pas ce que je veux dire. Est-ce qu'il deviendra maléfique ?
— Ça m'étonnerait, mon ange. Il n'y a aucune trace de méchanceté dans son cœur.
— Cela serait très embarrassant pour moi d'avoir un frère sorcier.
— Embarrassant comment ?
— Connais-tu beaucoup de magiciennes qui sont liées par le sang à un mage noir ?
— Une magicienne ? Est-ce que j'aurais manqué quelque chose, par hasard ?
— Pendant que nous étions chez Alissandre, j'ai goûté à la magie et j'ai adoré.
— Il y a certainement de bonnes écoles d'illusionnisme à Vancouver.
— Mais je ne parle pas de prestidigitation ! s'offensa-t-elle en se redressant. Je parle de vraie magie !
— Alissandre t'a-t-il raconté comment il était devenu lui-même magicien ?
— Nous avons à peine eu le temps de le voir.
— Alissandre s'appelait Ben Keaton et il travaillait pour l'armée américaine. C'est lui qui s'occupait des écrans de surveillance de la maison où on me retenait prisonnier. Son prédécesseur, un très vieux magicien qui veillait sur mon ordre de chevalerie, cherchait à ce moment-là une façon de m'en faire sortir. Il s'est mis à étudier tous ceux qui entraient de près ou de loin en contact avec moi, pour voir si j'avais des alliés, et il en a trouvé un en la personne de Ben.
— Je suis ton alliée, moi aussi.
— Attends, il y a plus encore. Le soir de mon évasion organisée par l'ordre, un autre militaire désœuvré est arrivé à la maison d'arrêt. Il a ouvert le feu sur tout le monde et il a tué Ben.
— Il faut mourir pour devenir magicien ? s'horrifia-t-elle.
— Le magicien a mis un autre corps dans son cercueil et l'a ramené avec lui pour en faire son apprenti.
— C'est un mort-vivant ?
— C'est un immortel.
— Toutes les procédures connaissent au moins une exception, s'entêta Béthanie. Tu nous le répètes souvent.
— C'est en effet une loi mathématique.
— Me laisseras-tu parler avec Alissandre pour savoir s'il en connaît une ?
— Oui, bien sûr, quand cette affaire sera vraiment terminée, car malheureusement, elle ne l’est pas. Pour que la partie prenne fin, l'un des deux rois doit s'incliner.
— Je suis certaine que tu vas y mettre un terme en un rien de temps.
Je suis flatté par ta confiance en moi. Mais pourquoi voudrais-tu devenir magicienne, alors que tu possèdes un potentiel scientifique énorme ?
— Je trouve ça chouette de faire apparaître des trucs et de converser avec des livres.
Terra arqua un sourcil.
— Alissandre ne t’a jamais invité chez lui ?
— Non, et j'avoue que cela ne fait pas partie non plus de la liste des lieux que je veux absolument visiter durant cette vie.
— Il possède une grosse bibliothèque de livres magiques. Au lieu de les lire, on n'a qu'à leur poser des questions.
— Ce métier comprend aussi de nombreuses obligations, ma chérie. Tout doit demeurer en équilibre dans l'univers. Lorsque tu prends, tu dois aussi donner. Le magicien est toujours aux prises avec des forces sombres qui tentent de briser cet équilibre. Ce n'est pas un travail de tout repos.
— Mais il correspond à mes aspirations de guerrière.
— Béthanie, je suis las. Ne pourrions-nous pas reprendre cette importante conversation demain, à tête reposée ?
— Je ne changerai pas d'avis pour autant, affirma-t-elle en descendant de ses genoux.
— Mais tu vas prendre le temps de bien considérer les deux aspects de la question en t'endormant, ce que je vous ai aussi répété très souvent.
— L'autre aspect comporte-t-il les dangers ?
— Les dangers, les esprits, les démons et toutes les créatures sans nom qui évoluent secrètement dans les basses couches de l'astral.
Béthanie lui décocha un regard incrédule.
— Si tu crois que j'exagère, alors parles-en à Alissandre. Il connaît sûrement un plus grand nombre d'êtres surnaturels que moi.
— Tu essaies juste de me pousser vers une carrière en sciences !
— Je tente simplement de te faire comprendre que c'est un sujet qui mérite plus de réflexion. Maintenant, au lit, jeune fille.
Il se leva et la poussa devant lui dans le couloir.