42
Galahad ouvrit les yeux avant le lever du soleil. Il avait fait d'horribles cauchemars toute la nuit et n'avait pas envie du tout de se rendormir. Il se glissa hors du lit en faisant bien attention de ne pas réveiller Chance, car une femme qui fabriquait un petit bébé dans son ventre avait besoin de tout le repos possible. Il s'habilla et descendit à la cuisine, où il trouva des fruits frais. Il mangea en se dirigeant vers l'écurie. Les chevaux dressèrent les oreilles en le voyant entrer dans le bâtiment à une heure aussi matinale.
Le ciel était gris, mais il ne pleuvait pas encore. Le chevalier guida son cheval dans la cour et se hissa en selle en se disant qu'il préférait le climat de son nouveau pays d'adoption à celui de la Méditerranée. Il suivit le chemin qui menait à la ville et la traversa sans se presser, guidant l'animal d'une seule main. L'autre cherchait la vibration maléfique du roi noir. Dans la cité encore endormie, on n'entendait que le claquement des sabots.
Katy venait tout juste d'arriver dans sa boutique lorsqu'elle vit passer le chevalier par la fenêtre. Elle se précipita dehors.
— Galahad !
Il fit pivoter son cheval pour revenir sur ses pas.
— Marco voulait t'appeler à son réveil, mais je ne crois pas qu'il m'en veuille si je te fais tout de suite le message. C'est au sujet de Medrawt.
— Vous savez où il est ?
— Il est mort.
— Depuis un an. Oui, je suis déjà au courant.
— Non, non, l'autre Medrawt. Celui qui a pris son corps. C'est madame Goldstein qui l'a éliminé.
— Quand ? Comment ?
— Dans le cimetière, il y a quelques jours. Nous l'avions suivi là-bas, mais il a voulu s'en prendre à Fred et à Frank, alors elle a fait quelque chose de magique.
Galahad refusa de se réjouir trop vite. Avant d'annoncer la bonne nouvelle à Terra, il se devait de vérifier les dires de la boulangère.
— Merci, Katy.
Il talonna son cheval et galopa en direction des murailles. La sentinelle le reconnut bien avant qu'il n'atteigne les portes et les lui ouvrit en secouant la tête. Jamais elle ne comprendrait pourquoi certains hommes étaient incapables de respecter les heures d'ouverture de la cité.
Galahad piqua à travers les champs pour atteindre Caer Nobilis, ignorant si Eisa était déjà debout. Si elle était magicienne, alors il était fort possible que ses activités commencent précisément avec le lever du soleil ». Dans le cas contraire, il pousserait l'audace jusqu'à frapper à sa porte et à la tirer du lit. Le cheval, qui n'avait pas été monté depuis quelques jours, apprécia l'exercice. Son maître passa derrière plusieurs caers avant d'arriver à celui de la mairesse. Il arrêta finalement la course de la bête devant la maison, surpris de trouver Eisa sur les marches.
— Milady, la salua le chevalier.
— Je vous attendais, sire Galahad. Vous savez où laisser votre cheval.
Elle tourna les talons et rentra chez elle. Galahad s'empressa de faire entrer l'animal dans le garage et de diriger ses pas vers le salon.
— Parlez-moi de ce qui s'est passé au cimetière, fit-il en prenant place devant la mairesse.
— Il s'y cachait un être sournois.
— Medrawt.
— Un nom qu'il a emprunté à un homme qu'il a probablement tué parce qu'il avait des racines communes avec le sien.
— Mordred…
— C'est exact.
— Vous étiez donc déjà au courant du jeu lorsque je vous l'ai mentionné pour la première fois.
— Puisque vous en faites partie et que les Grands Conseillers ont une bonne opinion de vous, je me sens plus à l'aise d'en parler, maintenant.
— Je suis au courant de presque tout ce qui touche au jeu, mais je n'ai jamais entendu parler d'eux.
— Ce sont les entités invisibles qui règnent sur la bonne marche du monde.
— Dans ce cas, pourquoi ont-ils laissé le sorcier faire autant de victimes ?
— C'est une question d'équilibre, Galahad. La seule façon de contrer le Mal, c'est d'utiliser le Bien. Ils ont donc créé le premier magicien et lui ont demandé de mettre Mathrotus en échec.
— Mais quand ils ont vu que ce dernier détruisait tous leurs magiciens, n'avaient-ils pas le droit d'agir eux-mêmes ?
— Vous êtes un guerrier. Il vous est difficile d'appréhender la résolution d'un conflit autrement que par les armes.
— Vous avez pourtant détruit Medrawt vous-même, à ce qu'on raconte.
— Il ne faut pas toujours se fier à ce que l'on voit. Ce qui a paru être un meurtre aux yeux de ces observateurs était en fait une arrestation. Le corps de Medrawt a été retourné à la terre, mais son esprit est actuellement détenu par les Conseillers.
— Pourquoi ne soumettent-ils pas le sorcier au même traitement ?
— Il est déjà trop tard pour Mathrotus. Il a appris à leur échapper.
— Combien de magiciens a-t-il tués ?
— Six. Heureusement, le septième, au lieu d'utiliser ses propres pouvoirs pour le neutraliser, s'est plutôt servi de l'énergie de son adversaire contre lui.
— Alissandre est un homme très intelligent, acquiesça Galahad. Mais a-t-il vraiment éradiqué le Mal sur Terre ?
— Je crains que non. Mathrotus était le plus fort de tous les êtres maléfiques qui cherchent à s'en emparer, mais d'autres attendent, tapis dans l'ombre.
— Le jeu n'est donc pas fini…
— Celui de Mathrotus s'achèvera lorsque vous aurez mis son roi en échec. Quant aux autres démons, ils trouveront sans doute leur propre façon de tourmenter l'humanité. Nous espérons seulement que d'autres braves guerriers tels que vous s'élèveront pour les combattre.
— Je croyais que Medrawt était le roi noir.
— En fait, il était officiellement l'un des vôtres, mais il servait deux maîtres, ce qui n'est pas permis par le Grand Conseil. Tous ceux qui se rendent coupables de pareille perfidie devront un jour ou l'autre en payer le prix.
— Qui êtes-vous, en réalité, lady Goldstein ?
— Je suis une oréade.
— Une nymphe ? s'étonna Galahad.
— Je préfère dire que je suis une représentante du Grand Conseil sur Terre.
— Y a-t-il une raison pour laquelle vous avez choisi de vous présenter à la mairie de Nouvelle-Camelot ?
— C'est une ville dont la lumière brille intensément dans les autres mondes. Il est important que nous la protégions des esprits malins qui chercheront à l'éteindre. Vous avez fait du bon travail, chevalier parfait. On me dit même que vous avez réussi à mettre la main sur l'épée de Salomon. Pourquoi ne la portez-vous pas ?
— Je l'ai mise en sûreté chez moi.
— Ce symbole de justice et d'honnêteté a été forgé pour resplendir aux yeux de tous les humains.
— Alors, elle ne me quittera plus jamais.
Galahad détacha le cordon d'une petite bourse qu'il portait attachée à sa ceinture et en retira une bague, qu'il déposa dans la main d'Eisa.
— Merci de me la rendre.
— Aurait-elle vraiment pu renseigner mon ami magicien si j'avais pu la lui remettre ?
— Pas entièrement…
— Lorsque j'ai touché votre main, j'ai vu des vagues se briser sur des rochers.
— Votre perception s'étend donc au-delà des champs énergétiques.
— Je ne saurais vous le dire. C'était la première fois que cela m'arrivait.
— Vous avez entrevu mes origines, pour ainsi dire, car jadis, je sauvegardais aussi les rivages.
— Vos pouvoirs remontent donc à une très ancienne époque. Sont-ils suffisamment puissants pour m'aider à retrouver le roi noir ?
Malheureusement, je ne reconnais mes ennemis que lorsqu'ils menacent la forêt ou les gens de la cité. En tant que mairesse, je rencontre forcément tous les habitants de la cité. Cela m'aide beaucoup à les passer au tamis. Jusqu'à présent, je n'ai flairé la puissance du roi noir nulle part.
— Il s'agit peut-être d'une possession récente.
— Je pourrais organiser une grande fête sur la place centrale au cours de laquelle je serrerais la main de tout le monde.
— Cela prendrait trop de temps à préparer. Je dois aider le magicien à neutraliser ce dernier pion dans les plus brefs délais.
— Alors, il faudra vous fier à vos seules capacités, chevalier.
Galahad remercia la mairesse d'avoir débarrassé Nouvelle-Camelot de Mordred et quitta sa demeure. Il retourna au centre de la ville, qui commençait à s'éveiller, le traversa en entier et s'arrêta à la porte du cimetière. Ses mains ne percevaient pourtant rien de surnaturel. Il dépassa les grilles, gardant sa monture au pas, et trouva finalement l'endroit où Medrawt avait été rapatrié par le Conseil, car ses paumes se mirent à brûler comme s'il les avait plongées dans de l'eau chaude. « Il y a dans l'énergie de ce traître une étincelle qui ne lui appartient pas », déduisit le chevalier. C'était exactement cette force qu'il devait maintenant s'efforcer de découvrir.
Galahad se promena à travers toutes les rues de Nouvelle-Camelot jusqu'à ce que Chance finisse par le rattraper, montée sur sa belle pouliche rousse.
— Mais qu'est-ce que tu fais à cheval ? s'alarma-t-il.
— Puisque tu ne rentrais pas, j'ai décidé de t’accompagner.
— Non seulement je suis à la recherche d'un homme dangereux, mais tu es aussi enceinte.
— Oui, mais pas infirme.
— Chance, rappelle-toi ce qui est arrivé la dernière fois.
Le sorcier avait enfermé la jeune femme dans une cage pour l'obliger à assister à la torture de son futur mari.
— Sois sans crainte, Galahad. Je ne suis plus sans défense comme jadis.
— Je ne me le pardonnerais jamais s'il t'arrivait malheur.
— Eh bien, figure-toi que c'est la même chose pour moi.
— Chance…
— Arrête d'insister, je reste avec toi.
— J'ai déjà ratissé toute la cité.
— Dirigeons-nous vers les caers, dans ce cas.
Il arrêta son cheval et présenta une moue contrariée à son épouse.
— Si nous ne retrouvons pas le roi noir bientôt, le sorcier poursuivra son règne de terreur sur la planète, Galahad. Je ne veux pas que notre enfant grandisse là-dedans.
Le village le plus rapproché se situait à quelques minutes des fortifications. Caer Artigian regroupait les artisans de Nouvelle-Camelot qui n'avaient pas trouvé de logement à l'intérieur des murailles. Certains y avaient établi leur commerce, tandis que les autres se rendaient à leur échoppe, situées le long de la rue principale de la cité.
Tout en sondant les alentours avec ses mains, Galahad cherchait une bonne raison de forcer Chance à rentrer au château.
— Mes amis t'ont-ils raconté ce qui s'est passé au cimetière ? lui demanda-t-elle soudain.
— J'ai croisé Katy, ce matin, et elle m'en a parlé.
— Je trouve anormal qu'autant d'événements bizarres se produisent au même endroit. Le monde est pourtant vaste. Pourquoi les forces du Mal s'en prennent-elles continuellement à Nouvelle-Camelot ?
— Probablement parce que Terra a choisi de s'installer ici et qu'il est toujours le roi blanc.
— Il serait étonnant que nous trouvions son rival dans ce hameau. Les artisans ne sont pas des gens malfaisants.
— Tu as sans doute raison, mais je dois regarder sous chaque pierre.
Ils poursuivirent leur route jusqu'à Caer Scribam, où vivaient un grand nombre d'écrivains et de musiciens qui s'étaient retirés de la vie trépidante des grandes métropoles pour pouvoir composer en paix. Là non plus, Galahad ne trouva pas ce qu'il cherchait.
— Tu veux aller jusqu'à Caer Nobilis ? demanda Chance.
— Non. J'y ai été ce matin et je n'ai rien ressenti.
— Caer Mageia, alors ?
— Nous pourrions en profiter pour visiter les Penny.
Lorsqu'ils arrivèrent enfin dans le petit bourg où vivaient la plupart des intervenants de la santé, il était presque l'heure du repas du midi. Galahad se chagrina de ne pas voir le camion de son ami médecin dans l'entrée, mais puisque ce dernier était en vacances, il ne devait pas être allé bien loin. Ils laissèrent les chevaux paître dans la grande cour clôturée et frappèrent à la porte.
— Je pensais que vous nous aviez oubliés ! s'exclama joyeusement Nicole en les poussant à l'intérieur. Je suis justement en train de préparer un goûter.
— Donald n'est pas à la maison ?
— Il est allé faire une course avec Mélissa. Il sera de retour dans quelques minutes. Venez-vous asseoir.
Au lieu de se reposer, Chance suivit Nicole dans la cuisine pour l'aider à terminer les plats. Galahad alla se poster près de la fenêtre du salon et observa les chevaux pour s'assurer qu'ils ne s'attaquaient pas au parterre fleuri. C'est là que Donald le trouva un quart d'heure plus tard.
— Dis-moi que tu n'as pas de mauvaises nouvelles à m'annoncer, s'angoissa tout de suite le médecin.
— Je ne faisais que passer, assura Galahad en pivotant vers lui. Je fouille méthodiquement la région à la recherche de l'ennemi.
— As-tu demandé à Alissandre de t'aider ?
— Je l'ai appelé silencieusement plusieurs fois ce matin, mais il ne répond pas.
— Ce qui ne m'étonne pas, dans l'état où il était la dernière fois que je l'ai vu. Mais n'abandonne pas. Les créatures surnaturelles semblent se remettre bien plus rapidement que nous de leurs blessures. Pendant que j'y pense, on pourrait l'inviter à partager notre repas. Appelle-le.
Galahad s'exécuta, surtout pour faire plaisir à son ami, car il savait que les mages ne consommaient pas la même sorte de nourriture que les humains. Mais encore une fois, ce fut le silence.
— Espérons qu'il a une boîte vocale magique dans laquelle se sont enregistrés tous tes derniers messages, plaisanta Donald. Quand il verra combien tu lui en as laissés, il s'empressera de te retrouver. En attendant, viens te rassasier.
Ils rejoignirent les femmes dans la salle à manger.
— Où est Mélissa ? s'inquiéta Nicole.
— Je l'ai laissée chez son amie Lucie.
— Est-ce prudent ?
— Ce n'est pas elle que le roi noir cherche. On ne peut pas l'enfermer dans cette maison jusqu'à temps que Terra lui règle son compte.
Galahad hocha doucement la tête pour donner raison au médecin. Les seuls enfants qui risquaient quelque chose étaient ceux de Terra.
— Arrêtons de parler de ce jeu insensé pendant au moins une heure, les implora Nicole.
— Parlons plutôt de la nouvelle vie qui nous attend, suggéra Chance, car Galahad et moi allons bientôt être parents.
— Enfin ! s'exclama Donald.
Chance s'élança alors dans un long discours sur l'avenir qu'elle entrevoyait pour son fils.