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Terra était assis à la table de la cuisine, en train d'écrire dans son journal intime. C'était un cadeau que Béthanie lui avait offert pour son anniversaire, au mois de janvier. Il avait souri sans vraiment en comprendre l'utilité, puis quelques mois plus tard, ressentant le besoin de faire le point sur sa vie, il avait extirpé le joli recueil en cuir de sa bibliothèque privée pour y écrire quelques lignes. Depuis ce jour, il ne pouvait plus s'en passer.
De temps en temps, il jetait un coup d'œil par la grande porte-fenêtre, car sa famille avait éprouvé le besoin de prendre l'air malgré le temps menaçant. Hélène et Amy se prélassaient dans les chaises à bascule, tandis que Béthanie enseignait les rudiments de l'escrime à Jacob. Dès que le jeu serait terminé, Terra irait reconduire ses invités jusqu'en Californie. Il était justement en train d'écrire que Marie et Max Aigle Blanc lui manquaient.
Il entendit alors du bruit derrière lui et fit volte-face. Aymeric s'avançait dans la cuisine, enroulé dans son drap de lit, pâle et les cheveux défaits. Le père se précipita pour le maintenir en équilibre.
— Comment te sens-tu ?
— J'ai la tête qui tourne.
Terra l’aida à s'asseoir.
— J'ai aussi du mal à me rappeler ce qui s'est passé, avoua l'adolescent.
— Ne t'en fais pas. Tes souvenirs reviendront en temps voulu. Le plus important, pour l'instant, c'est que tu reprennes des forces.
— Si j'ai faim, est-ce que c'est bon signe ?
Le père s'empressa de lui faire chauffer du potage, puis le regarda manger, heureux de le revoir sain et sauf.
— Il y a quelque chose dont je veux te parler, fit Aymeric en repoussant le bol vide. Avant cette histoire de jeu et de sorcier, j'avais commencé à faire des cauchemars et je me demande s'ils pourraient être reliés à cette affaire.
— Je t'écoute.
— Habituellement, quand je rêve, je vois des choses se produire devant mes yeux sans que je puisse faire quoi que ce soit. Plus souvent qu'autrement, ce sont des situations absurdes qui ne pourraient jamais se produire dans la vraie vie. Mais ces rêves-là sont différents. Je me retrouve réellement ailleurs. Les gens me parlent et je leur réponds, mais les conversations ont lieu dans une autre époque et tout le monde m'appelle Thibaud.
— S'agit-il toujours du même rêve ?
— Non. Je ne suis jamais au même endroit et je ne vois jamais les mêmes personnes, mais je porte presque toujours une espèce de tunique blanche avec une croix rouge. Je rencontre même des hommes habillés comme moi.
Sans dire un mot, Terra alla chercher son surcot, qu'Amy avait lavé, et le déposa sur le dossier d'une chaise.
— Mais où l’as-tu eu ?
— Je le portais lorsque je me suis porté à ton secours avec Galahad, Marco et Alissandre. C'est l'uniforme des Templiers, que nous avons rencontrés sur le champ de bataille choisi par le sorcier.
— Mais mes rêves ont commencé bien avant ce jour-là.
— Tu vois, Aymeric, il y a plusieurs sortes de rêves. Certains servent à satisfaire des désirs refoulés, d'autres n'ont pour but que de laisser notre esprit voguer librement. Il y a aussi des rêves prémonitoires, qui nous annoncent des événements heureux ou des catastrophes qui ne se sont pas encore produites, ainsi que des rêves qui rejouent dans notre conscience des épisodes du passé.
— Mais je ne connais même pas les lieux où ils m'emmènent.
— Ils pourraient faire partie d'une autre vie.
Aymeric garda le silence pendant un moment. Terra ne le pressa pas.
— Si la magie existe, j'imagine que l'idée d'avoir eu des vies antérieures n'est pas si farfelue qu'on le dit, raisonna l'adolescent.
— Avant d'arriver en Colombie-Britannique, je ne croyais qu'à ce que je pouvais calculer. La vie m'a donné bien des leçons depuis. Notre naissance n'est apparemment pas le fruit du hasard. Nous arrivons sur Terre exactement là où nous sommes censés être, avec une mission à accomplir. Mais en raison du choc entre la mort et la naissance, nous oublions beaucoup de choses.
— Où as-tu entendu parler des vies antérieures ?
— Lors d'une séance d'hypnose pour mettre fin à des cauchemars récurrents.
— Ça se lègue de père en fils, les mauvais rêves ?
— Je pense qu'ils servent à identifier les âmes qui appartiennent à un même groupe.
— Ça aussi c'est nouveau pour moi.
— Nous ne sommes pas tous rendus au même niveau dans notre cheminement spirituel, expliqua Terra. Certaines âmes sont moins avancées, d'autres plus. Nous avons tendance, juste avant notre naissance, à rechercher des vies où nous pourrons retrouver des gens qui traversent le même genre d'épreuves que nous, afin de nous soutenir mutuellement. Quand je suis arrivé à Little Rock, je pensais pouvoir m'isoler et ruminer en paix sur toutes mes infortunes, car je n'y connaissais absolument personne.
— Mais tes cauchemars t'ont prouvé le contraire, c'est ça ?
— Ils m'ont obligé à voir avec des yeux nouveaux cet accident de voiture qui avait gâché ma vie. En état d'hypnose, j'ai appris que ce soir-là, à Houston, j'étais mort pendant plusieurs minutes, mais que des êtres lumineux m'avaient demandé de retourner dans mon corps atrophié et d'utiliser les dons de guérison qui venaient de m'être donnés sur des gens que j'avais lésés autrefois, plus particulièrement à Rome, dans une très ancienne vie.
— Alors moi, je suis censé faire la même chose avec les gens que j'ai peut-être trahis ?
— J'en suis venu à croire que nous sommes effectivement ici pour régler nos vieilles dettes et surtout, ne pas en accumuler d'autres. En ce qui concerne ces trahisons, je te connais assez pour affirmer que ce n'est plus du tout un de tes traits de caractère, alors tu ne risques pas d'amasser plus d'obligations.
— Mais ces gens que j'ai livrés sont morts depuis des centaines d'années.
— Si ces rêves se produisent maintenant, il est à peu près certain que ces personnes sont de retour dans ta vie et qu'elles ont besoin de ton aide.
— Est-ce qu'il pourrait s'agir de toi ou de maman ?
— C'est possible.
— Comment fait-on pour en être sûr ?
— À moins de posséder des dons de voyance, il est impossible pour le commun des mortels de les identifier. Alors, la meilleure méthode pour y arriver, c'est de faire du bien à tout le monde en espérant qu'il y aura dans le lot quelques personnes envers lesquelles on a une importante dette.
— J'en ai peut-être une envers Mélissa.
— À vous voir vous entraider depuis que vous êtes tous petits, cela ne fait aucun doute.
Amy, qui venait d'entrevoir son fils par la porte-fenêtre, se précipita dans la maison pour le serrer avec bonheur. Fort de la leçon qu'il venait de recevoir de son père, il se laissa faire sans rechigner.
— As-tu faim, mon chéri ?
— Papa m'a déjà fait manger.
Aymeric répondit à toutes ses questions sans s'impatienter et fila sous la douche pour faire disparaître tous les relents de son séjour sur l'île du sorcier. Il rejoignit ensuite Béthanie et Jacob au salon et bavarda avec eux jusqu'au soir. En retrait, Terra les observait avec satisfaction. Même si ses rejetons étaient séparés par la frontière entre le Canada et les États-Unis, il était important pour lui qu'ils conservent des liens d'amitié.
Après un repas des plus animés, les adolescents s'enfermèrent dans la chambre de Béthanie pour écouter de la musique. Les adultes parlèrent plutôt des arrangements pour le retour. Étant donné qu'Hélène et son fils étaient en quelque sorte entrés au Canada sans franchir les douanes, il leur serait impossible de retourner chez eux sans avoir à faire face à des accusations d'illégalité. Ils avaient donc besoin de l'intervention d'Alissandre.
Terra s'isola dans la cour et appela son ami magicien, en vain. Le Hollandais refusa toutefois de se décourager, se doutant bien qu'un duel contre un sorcier pouvait facilement vider un immortel de ses forces magiques. Puisque Galahad avait plus de facilité dans les contacts surnaturels, Terra retourna dans la maison et lui passa un coup de fil.
— Je n'arrive pas à joindre Alissandre, lui expliqua-t-il.
— Moi non plus, avoua Galahad. Mais Donald me dit qu'il était dans un état lamentable lorsqu'il l'a quitté. Alors, donnons-lui un peu de temps.
— Comment avancent tes recherches ?
— J'ai parcouru les trois quarts de la ville sans rien trouver. Demain matin, je ferai le reste.
— Continue à appeler Alissandre. Nous avons vraiment besoin de lui.
— Sans faute. Comment va ton fils ?
— Il s'est enfin réveillé et il semble être redevenu lui-même. Je m'attends à ce que le choc de sa captivité finisse par le rattraper. À ce moment-là, je le confierai à un psychologue.
— C'est une bonne idée.
Mélissa arriva quelques minutes après que Terra eut terminé sa conversation avec son vieil ami. Lorsque les adultes lui apprirent qu'Aymeric avait enfin repris conscience, elle fonça immédiatement dans le corridor.
— Les choses sont revenues à la normale dans cette maison, remarqua Terra en s'asseyant avec les femmes au salon.
Il ne prêta guère attention au film qu'elles avaient choisi de regarder. Il pensa plutôt à la paix qu'il voulait installer dans sa vie, une fois pour toutes.
Ils se mirent au lit un peu avant minuit. Mélissa coucha dans la chambre de Béthanie, et Jacob dans celle d'Aymeric. Terra regarda longtemps le plafond avant d'arriver à fermer les yeux. Tout ce qui s'était produit depuis quinze ans lui revenait à l'esprit et l'empêchait de s'assoupir. Une brise fraîche se mit à souffler à travers les rideaux vers deux heures du matin, ce qui lui apporta beaucoup de réconfort, et il sombra enfin dans le sommeil. Mais il ne dormit pas longtemps.
Un vieux réflexe, acquis du temps où il participait régulièrement aux activités de l’ordre de Galveston, refit surface. Sans savoir pourquoi, il ouvrit brusquement les yeux. À la lumière de la veilleuse de sa chambre à coucher, il vit luire le métal d'une lame. Réagissant aussitôt, il poussa Amy sur le sol, de l'autre côté du lit, et roula sur lui-même.
— Aïe ! bougonna Amy en se relevant sur ses coudes.
Le couteau s'enfonça dans le matelas à l'instant même où Terra allumait la lampe de chevet.
— Mélissa ! s'étonna-t-il.
En fait, il reconnaissait à peine sa physionomie tant son visage était rongé par la haine.
— Nous gagnerons le match, cette fois ! hurla-t-elle en dégageant son arme.
Terra bondit et lui saisit fermement le poignet. Il constata aussitôt que la force de Mélissa n'était pas celle d'une adolescente, mais d'une créature possédée par un démon.
— Je vais appeler la police ! fit Amy, effrayée.
— Non ! l'avertit Terra.
Amy se souvenait très bien de la fin de la partie précédente : Terra avait planté une épée dans le corps de l'ancien chef de la police de Little Rock. Le pauvre homme n'avait jamais porté plainte, mais il ne s'était jamais remis de cette agression.
Terra retenait de son mieux la jeune fille, qui se débattait férocement.
— Vous allez tous mourir ! hurla-t-elle.
— Alissandre, si tu m'entends, j'ai besoin de toi ! implora-t-il.
Amy vit qu'une épaisse fumée noire commençait à s'amonceler au plafond. Elle s'empara du téléphone et appela la seule personne capable de venir en aide à son mari. Pendant que ce dernier tentait d'immobiliser Mélissa et d'éviter la pointe du couteau qui s'approchait parfois dangereusement de son visage, elle laissa le combiné sonner en priant le ciel que son interlocuteur se réveille.
— Allô…, marmonna le chevalier.
— Galahad, c'est Amy ! Viens tout de suite ! Le roi noir est ici !
Elle entendit un déclic et se demanda si le chevalier avait raccroché ou si le sorcier venait de couper la ligne.
— Mélissa, écoute-moi, exigea Terra. Une entité malfaisante te pousse à faire des gestes que tu regretteras lorsqu'elle t'aura abandonnée !
— Causez toujours, Arthur, gronda l'adolescente comme un fauve.
— Tu es jeune et forte. Chasse cette entité de ta tête avant qu'il ne soit trop tard.
Dans les ténèbres qui couvraient maintenant tout le plafond apparut le visage du sorcier.
— Vous pensiez vous débarrasser aussi facilement de moi ? ricana Mathrotus.
— Ce n'est qu'une enfant !
— Pourtant, vous n'arrivez pas à la mettre en échec. Mais dès que je serai entré dans son corps, moi, je vous tuerai.
Des coups violents furent frappés à la porte de la chambre.
— Papa, maman ! Ouvrez ! réclama Aymeric, alarmé.
— Ce sera un massacre dont on parlera dans les journaux, et votre précieuse petite ville médiévale s'attirera la défaveur du public.
Le visage de Mathrotus se rapprocha de la tête de Mélissa. Pour qu'il ne s'empare pas d'elle, Terra attira cette dernière vers le fond de la chambre, tout en continuant à lutter contre ses tentatives de lui trancher la gorge.
— Amy, sors par la fenêtre, ordonna le Hollandais.
— Vous ne vous échapperez pas.
La fenêtre se referma sèchement sous le nez d'Amy et refusa de s'ouvrir malgré tous ses efforts.
— J'obtiens toujours ce que je veux, Arthur. Vous devriez pourtant le savoir.
Terra fit reculer Amy dans un coin de la pièce et entraîna Mélissa avec eux. Le sorcier se rapprochait dangereusement de sa victime. Au moment où il allait l'atteindre, la vitre vola en éclats. Aymeric continua à frapper sur les morceaux de verre toujours coincés dans le châssis avec la masse qu'il tenait à bout de bras. Le vent qui se mit à souffler dans la pièce repoussa les nuages noirs plus loin.
— Tiens, tiens, mon apprenti, railla Mathrotus.
— Ne reste pas là ! ordonna Terra.
L'adolescent pointa vers le mage noir le seul crucifix de la maison.
— Crois-tu vraiment pouvoir me détruire avec ce colifichet ?
— Tout dépend de la main qui le tient, déclara une voix que le sorcier reconnut sans peine.
Dans un éclair éblouissant, Alissandre et Galahad apparurent entre le sorcier et la fenêtre.
— Votre règne est terminé, Mathrotus, fit le magicien, menaçant.
— C'est ce que vous croyez, jeune imbécile.
Les nuages noirs prirent davantage d'expansion. Alissandre créa une bulle autour de lui et de ses protégés, mais elle n'engouffra pas Mélissa. Le sorcier éclata d'un rire sonore. Aymeric profita de cet instant d'inattention pour pénétrer dans la chambre par la fenêtre afin de prêter main-forte à son père, qui avait du mal à maîtriser la jeune fille. C'est alors qu'il vit le petit bouclier en cristal qu'elle portait au cou. « C'est ce fourbe de Medrawt qui le lui a offert ! » se rappela-t-il. Aymeric referma aussitôt sa main sur le pendentif et arracha la chaînette d'un coup sec. Mélissa s'effondra comme un pantin dont on venait de couper les fils.
— Si ce n'est pas elle, ce sera l'un de vous ! hurla le sorcier, mécontent.
Aymeric comprit que s'il gardait le bijou dans sa main, il risquait la même possession que son amie. Il le lança aussitôt sur le visage hideux qui flottait au milieu de la fumée. Au même moment, Alissandre laissa partir de ses paumes étoilées des filaments électriques qui se mirent aussitôt à comprimer les nuages.
— Non ! cria Mathrotus en cherchant à s'en libérer.
— Tâchez donc de mourir, cette fois, sorcier, maugréa Galahad.
Terra reconnut les paroles que Mathrotus avaient prononcées à la fin de la partie précédente, lorsqu'il avait tenté de tuer son ami chevalier. Il espéra de tout son cœur que ce dernier ne soit pas en train de les prononcer en vain. Le Hollandais laissa Aymeric se charger de l’adolescente évanouie et se plaça devant sa famille pour prévenir toute ultime tentative du mage noir de se sortir de ce mauvais pas.
— Disparaissez à tout jamais ! s'écria Alissandre en doublant le flot lumineux qui jaillissait de ses paumes.
L'explosion secoua toute la maison, et probablement les caers voisins. Terra recula pour écraser Amy, Aymeric et Mélissa contre le mur, les protégeant du choc magique. La porte de la chambre s'ouvrit brusquement, et Béthanie, Jacob et Hélène déboulèrent à l'intérieur.
— C'est fini, leur annonça Terra.
Aymeric transporta Mélissa hors de la pièce pendant que le reste de la bande s'y entassait.
— Je te dois la vie, fit le Hollandais.
— Je n'ai fait que mon devoir, sire, affirma Alissandre avec un sourire soulagé.
— Comment occuperas-tu tes journées maintenant que tu as éliminé ton rival ? demanda Galahad.
— Je vais en profiter pour visiter plus souvent de vieux amis.
— Et former un apprenti ? s'enquit Béthanie.
— Peut-être bien.
L'adolescente décocha un regard intéressé du côté de son père, mais il choisit de ne pas réagir.
— Cette dernière mésaventure ne nous permettra pas de retrouver facilement le sommeil, soupira Amy. Je vais aller préparer des chocolats chauds pour tout le monde.
Pendant que la famille Wilder se remettait de ses émotions, Aymeric venait de déposer sa meilleure amie sur le sofa du salon. Mélissa battit des paupières et lui adressa un faible sourire.
— J'ai fait un cauchemar, moi aussi, murmura-t-elle.
— Je te promets que ce sera le dernier, fit Aymeric en serrant sa main dans la sienne. Il n'y aura plus de jeu, de loups géants ou d'alchimiste hypocrite. Nous allons pouvoir recommencer à vivre une vie normale.
— Est-ce qu'on pourrait la commencer avec deux cachets d'aspirine ?
Aymeric éclata de rire et l'attira dans ses bras. Il n'était pas tout à fait exact de dire que son existence serait la même, car les derniers événements lui avaient fait acquérir une grande maturité pour son âge.
En grandissant, au lieu d'aller rouler sa bosse dans les grands centres scientifiques du monde, cet adolescent deviendrait le principal protecteur d'une magnifique petite cité médiévale située au nord de la Colombie-Britannique.