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Pike fit signe à Jon de venir les récupérer, et Cole lui attrapa le coude dès qu’ils furent ressortis de la villa.
— Rafraîchis-moi la mémoire. On cherche le gosse de qui, déjà ?
— Ta mémoire fonctionne bien. Rina nous a dit que c’était Darko, le père.
— Sauf que ce mec vient de nous dire que c’est Jakovic.
— Oui.
— Je ne comprends pas. Tout ce qu’elle nous a dit a pourtant été corroboré par la copine d’Ana.
Pendant que Jon Stone les ramenait à leurs voitures, Pike le mit au courant de ce qu’il venait d’apprendre de Grebner et lui demanda de rester sur place pour le suivre au cas où celui-ci irait parler à Darko en face à face. Stone accepta sans problème mais posa quelques questions :
— Ce Grebner était là quand Frank s’est fait buter ?
— Non. Il dit qu’il en a entendu parler, mais que c’est Darko qui était aux manettes.
— Bref, il ne sait pas si Frank est impliqué ?
Pike s’aperçut que Stone le scrutait et il comprit pourquoi.
— Il ne sait pas si Frank a joué un rôle dans ce trafic d’armes. Il pense que non mais il n’est sûr de rien.
— Les armes sont déjà à Los Angeles, enchaîna Cole, et c’est Jakovic qui les a. Ces mecs ont tellement le goût du secret que Darko ne sait peut-être même pas comment il se les est procurées. Il les veut pour lui, point barre.
Stone n’insista pas. La descente se poursuivit en silence, mais il y avait de fortes chances pour que les pensées de Stone soient à peu près du même ordre que celles de Pike. La ligne de front n’était plus nette. Soit Rina avait confié son fils à sa sœur dans le but de le protéger de Michael, soit Jakovic avait chargé Ana – ou Frank – de garder le bébé pour la même raison, ce qui impliquait qu’il avait été en contact avec la sœur de Rina ou avec Frank. Soit Frank et les siens étaient des victimes collatérales innocentes, soit Frank avait joué un rôle quelconque dans l’acquisition par Jakovic de ces trois mille AK automatiques. Pike se posa ces questions sans tenter d’y répondre. Il savait rester calme dans le chaos du combat. Il avait été formé pour, et c’était ce qui lui avait permis de survivre à des déluges de feu dans des dizaines de situations de combat. Son cerveau était exercé à ne traiter qu’un seul problème à la fois. Évaluer la situation, planifier une action, puis s’engager à fond. Une guerre se gagnait pas à pas.
— Il faut qu’on parle à Rina, finit-il par dire.
Cole et Pike récupérèrent leurs véhicules et mirent le cap sur la planque pendant que Stone remontait vers chez Grebner. Il ne leur fallut que quelques minutes pour avaler tout le Sunset Strip et rejoindre la petite rue mouchetée de soleil. Le 4 x 4 de Yanni n’était plus là, et Pike sentit sur-le-champ qu’ils ne trouveraient personne.
Il quitta Cole au portail et s’avança discrètement sur la courte allée latérale reliant la maison à son petit jardin. Une pénible sensation de vide l’envahit. Quand Pike revint sur ses pas, il vit que Cole avait dégainé son arme et la tenait le long de sa cuisse.
Pike testa la porte d’entrée, constata qu’elle n’était pas fermée à clé, et entra devant Cole. Il régnait à l’intérieur une fraîcheur d’autant plus sensible qu’elle se mêlait au parfum des rosiers grimpants.
La pièce unique était déserte. Derrière la porte entrouverte de la salle de bains, aucune lumière ne filtrait. Pike tenta tout de même sa chance :
— Rina ?
— Ils sont partis. Regarde. Leurs affaires ne sont plus là.
Cole déposa son sachet de supermarché sur la table du coin salle à manger.
— Je vais voir s’il y a quelque chose à tirer de tout ça.
Il vida le sachet sur la table et entreprit de trier le fouillis de portables, de portefeuilles et de documents divers récupérés chez Grebner.
Pike téléphona à Walsh en activant le haut-parleur pour permettre à Cole d’entendre. Dès que Walsh reconnut Pike, son ton devint distant et circonspect.
— Où êtes-vous ?
— En train de faire ce que je vous ai dit.
— Vous étiez censé me tenir au courant. Je veux tout savoir.
Pike comprit qu’elle essayait de le pousser à avouer qu’il avait découvert leur mouchard et décida de passer outre.
— Les armes sont à Los Angeles, dit-il.
— Où ça ?
— Je n’en sais rien, mais la vente est pour bientôt. Il y a quelques informations que j’aurais besoin de vérifier.
— Ne tournez pas autour du pot. Où sont ces foutues armes ?
— Tout ce que je sais, c’est que c’est Jakovic qui les a. Vous voulez que j’arrête là ?
— Non, répondit-elle à contrecœur, comme si avoir besoin de l’aide de Pike lui en coûtait.
— Jakovic a des enfants ?
— Qu’est-ce que ça peut faire ?
— Michael Darko a organisé l’enlèvement d’un bébé de un an, un garçon, et j’ai des informations contradictoires sur l’identité de cet enfant.
— Jakovic est un vieil homme.
— Ça n’empêche pas d’avoir des enfants.
— Bon Dieu, Pike, je n’en sais rien ! Admettons qu’il en ait, et alors ?
— Si j’en crois une de mes sources, l’enfant est de Darko. L’autre me dit que le père est Jakovic. À supposer que Darko ait enlevé ce bébé pour forcer la main au vieux, ça s’est retourné contre lui. Ils sont en guerre ouverte, et, toujours d’après la même source, le vieux a choisi l’escalade, d’où il s’ensuit qu’il pourrait accélérer la vente des armes pour s’en débarrasser.
— Hé, attendez – qu’est-ce que c’est que cette histoire d’escalade ?
— Jakovic a promis de tuer l’enfant de ses mains. Pour lui ôter toute valeur d’échange à la table des négociations et pour envoyer un message clair aux Serbes d’en face. Ma source me dit qu’ils adorent s’envoyer ce genre de message.
Pike entendit Walsh respirer profondément.
— Cette source est-elle fiable ?
— Cette source avait mon flingue sur la tempe, Walsh. Un bon gage de fiabilité, non ? C’est pour ça que je vous appelle – pour vérifier si c’est possible.
Elle respira à nouveau.
— Le Vorovskoï Zakon, lâcha-t-elle pensivement. Vous savez ce que c’est ?
Pike chercha le regard de Cole, qui secoua la tête.
— Non.
— C’est une création des gangs russes de l’ex-Union soviétique, mais qu’on retrouve aujourd’hui dans tous les gangs d’Europe de l’Est.
— Qu’est-ce que c’est ?
— On pourrait traduire ça par « le Code des voleurs ». La vie de ces truands est régie par dix-huit règles, Pike – des règles écrites, une sorte de manuel à l’usage des gangsters. La première de ces règles – la règle numéro un, la règle d’or – dit que la famille ne compte pas. La mère, le père, les frères, les sœurs – tout ça n’a aucune valeur. Ils sont censés n’avoir ni femme ni enfants. C’est écrit noir sur blanc, Pike. Je l’ai vu de mes yeux.
Pike pensa à Rina..
— Et les maîtresses ?
— Les maîtresses, pas de problème. On peut en avoir autant qu’on veut, mais le mariage est exclu. Ces mecs s’engagent sur cette connerie par un pacte de sang, et j’en ai interrogé assez pour savoir qu’ils le respectent. Donc, si vous me demandez si Jakovic serait capable de sacrifier son propre fils, je dois vous répondre oui. Ces règles existent et elles sont appliquées. Celui qui les enfreint est puni de mort. Je ne déconne pas. Les vieux pakhans prennent ça très au sérieux.
Pike hocha la tête et s’interrogea brièvement sur la nature d’un homme capable d’un tel acte.
— J’ai aussi besoin de savoir pour Darko, dit-il. Si l’enfant est de lui, ça signifie que mon autre source est fiable. Sinon, elle ne l’est pas, et ce que je vous ai dit sur le retour au pays de Darko doit être faux.
— Je vais vérifier du côté d’Interpol. Ils ont peut-être quelque chose sur Jakovic, mais je peux d’ores et déjà vous dire qu’on ne dispose pas de cette information sur Darko. En ce qui le concerne, vous allez devoir vous débrouiller.
— D’accord. Tenez-moi au courant.
— Pike ?
Il attendit.
— Oubliez vos idées de meurtre. Ne commettez pas l’erreur de le tuer. Darko est à moi.
Pike raccrocha au moment où Cole relevait la tête des divers objets étalés sur la table.
— Je crois qu’on tient quelque chose, dit-il.
Pike le rejoignit en songeant que lui aussi respectait certaines règles.