CHAPITRE II
La pièce était ronde, petite, mais confortable. A la table se tenaient deux hommes : un Cheysuli vêtu de cuir et un garçon plus jeune et plus élégant.
Aidan reconnut le plus âgé des convives, bien qu'ils ne se soient jamais rencontrés, car il ressemblait beaucoup à son jehan.
Ayant ordonné le silence aux jumelles d'un coup d'œil impérieux, Blythe se chargea des présentations.
Hart leva les yeux, surpris.
— Aidan d'Homana ? Le fils de Brennan ? Vraiment ?
— Oui, dit Aidan. Devrai-je passer le reste de ma vie à convaincre ma famille que je suis en vie ?
— Par les dieux ! lança Hart.
Oui, par les dieux, pensa Aidan.
Puis il oublia ses réflexions ironiques, car Hart le serra dans ses bras avec toute la fierté d'un oncle.
— Pardonne-moi mon hésitation. Nous avons craint pour ta vie pendant si longtemps... Et te voilà, un guerrier cheysuli de la tête aux pieds !
— A part mes cheveux, dit Aidan.
— Tu as noté que deux de mes filles n'ont pas les caractéristiques cheysulies. Cela vient des mariages mixtes. Nous finirons par perdre le teint de la race si nous ne faisons pas attention...
Aidan remarqua qu'il ne semblait pas particulièrement concerné par la question.
Aidan regarda Hart. Presque identique à son jumeau, il avait les yeux bleus. Blythe lui ressemblait beaucoup.
Après avoir fait les présentations, elle avait rejoint le jeune homme vêtu de velours rouille. Elle prit le verre posé près de son coude et murmura quelque chose à voix basse.
Suis-je arrivé trop tard pour Blythe ? se demanda Aidan, soudain inquiet.
Hart interrompit ses réflexions.
— Comment va mon royal rujho ? Et mon jehan ? Mujhara a-t-elle changé ? Et Deirdre...
Les jumelles se précipitèrent vers leur père, lâchant d'une voix aiguë des paroles auxquelles Aidan ne comprit rien.
— Plus tard, dit Hart. J'ai trop de choses à demander à Aidan. Taisez-vous, ou il va croire que je vous passe tous vos caprices !
Aidan sourit, car il avait compris que c'était le cas. Blythe le regarda et lui rendit son sourire. Puis elle reposa le verre et s'éloigna de la table.
— Jennet, ça suffit ! Cluna, toi aussi ! Vous aurez le temps de papoter plus tard. Allez aux cuisines et demandez qu'on nous apporte du vin et de la nourriture.
— S'il est venu chercher une épouse, cela me concerne, dit Jennet. Je devrais avoir le droit de rester.
— Une épouse ? répéta Hart.
« C'est une question qui se règle entre adultes ! Il te reste à prouver que tu es autre chose qu'une enfant. Va, et emmène ta sœur.
— Mais il pourrait me choisir, bouda la gamine.
Blythe ouvrit la porte.
— Il pourrait aussi choisir Dulcie.
— Dulcie n'est qu'un bébé ! firent Jennet et Cluna à l'unisson.
— Un bébé serait plus facile à éduquer, dit Blythe avec un sourire.
Les fillettes quittèrent la pièce.
— Brennan ne m'en a rien dit dans ses lettres, déclara Hart.
Aidan savait que son père et Hart correspondaient régulièrement. Trop éloignés pour se contacter même à travers le lien-lir, les deux jumeaux trouvaient une certaine consolation dans leurs échanges épistolaires.
— Cela leur a pris d'un coup. Jehan et jehana se sont soudain aperçus que j'avais vingt-trois ans. Il leur a paru important que je songe au mariage.
Blythe rougit.
— Je devrais peut-être rejoindre Jennet et Cluna...
— Elles se débrouilleront sans toi, dit Hart. (Puis, regardant Tevis ) Assieds-toi. Il n'est pas nécessaire que tu partes.
— Mais... Mon seigneur, si vous voulez discuter d'un mariage royal...
— Pas maintenant ! Nous avons le temps. Es-tu joueur ? demanda-t-il à Aidan.
— Pas au bezat. J'ai entendu parler de ce jeu, mais j'ai préféré l'éviter. Il a des... inconvénients, m'a-t-on dit.
— Tous les jeux en ont. Si tu veux parler de ma main en moins, cela n'a rien à voir avec le bezat, mais avec le fait que j'étais un imbécile. Depuis, j'ai appris. Allons, Aidan, les discussions matrimoniales peuvent attendre. Tu as un nouveau jeu à apprendre !
— On m'avait prévenu à votre sujet, fit Aidan après une hésitation.
— Jehan, dit Blythe, vous savez ce que dira jehana si vous restez encore debout toute la nuit.
— Pour le moment, elle a d'autres soucis que l'heure à laquelle je me couche. A ce que je sais, elle préfère sans doute que je ne sois pas dans son lit...
Il sourit à Aidan.
— Prends place, harani. Quelle meilleure façon de faire connaissance que s'asseoir autour d'un jeu et d'une outre de bon vin ?
Ils jouèrent jusqu'à l'aube.
Tevis bâilla et se leva.
— Vous avez gagné toutes mes pièces, dit-il. Je vais aller me coucher, mon seigneur. Vous m'avez promis un lit hier soir...
Hart s'étira sur son tabouret.
— Il y a toujours un lit pour toi. Si je ne t'en donnais pas un, mes quatre filles me maudiraient. Même Dulcie t'adore.
— Elle a très bon goût, dit Tevis.
Il se leva, passant les mains dans son épaisse chevelure brune coupée court.
— Bien entendu, ajouta-t-il, à deux ans, elle n'est pas difficile à séduire ! Mon seigneur, dit-il à Aidan, si vous ne faites pas attention, il vous prendra tout votre argent.
— Je suis un homme prudent, fit Aidan.
— Je l'étais aussi... autrefois.
Hart attendit que la porte se referme derrière Tevis.
— Il est venu pour épouser Blythe.
— Ah, fit seulement Aidan.
— Rien n'a encore été dit, mais il est là pour ça. Il vient d'une des plus anciennes familles de Solinde. Un jehan, prince ou non, ne pourrait rêver d'une meilleure union.
Aidan avait deviné la raison de la présence du jeune homme.
Même s'il aurait préféré qu'il en aille autrement...
— Vous devez faire ce qui est pour le mieux, su’fali.
— Non. Je ferai ce que ma fille souhaite. Tu devrais comprendre, toi entre tous.
— Moi?
— Oui. Aileen et Brennan se sont mariés par devoir, pour honorer des fiançailles conclues avant leur naissance. Si elle avait eu le choix, Aileen n'aurait jamais épousé Brennan. Elle était amoureuse de Corin. Etant le second fils, peu importait qui j'épouserais. Il est vrai que mon mariage avec Ilsa a servi l'intérêt d'Homana et de Solinde, mais nous étions déjà liés avant que la question se pose. C'est pourquoi je laisserai le choix à ma fille.
— Je serai Mujhar, un jour, dit Aidan. Mais cela ne fait aucune différence pour vous, n'est-ce pas ? Les récits que j'ai entendus disent que le rang et les titres vous impressionnent peu.
— La seule chose qui m'impressionne chez un homme est sa capacité à parier, dit Hart sans sourire. Tu as ma permission de lui poser la question, mais la décision appartiendra à Blythe.
Aidan haussa les épaules. Ils savaient tous deux ce qu'elle répondrait.
— Si tu veux quelqu'un de la famille, pour garder la lignée pure, j'ai trois autres filles.
— La lignée comporte tous les éléments nécessaires à l'accomplissement de la prophétie, sauf...
— Sauf le sang ihlini. C'est vrai. Mais lequel d'entre nous s'attellera à cette tâche déplaisante ? (Il haussa un sourcil.) Toi ? Tu sembles le mieux placé.
— Non, su’fali. Je ne suis pas mon jehan.
Le visage de Hart se durcit.
— Brennan a été trompé.
Il n’apprécie pas qu’on le lui rappelle. Même maintenant, il défend mon jehan comme celui-ci le défend.
— C'est exact. Je n'en ai pas moins de respect pour lui. Il n'a pas été le premier. Ian aussi...
— Et ils en payent tous deux le prix. (Hart changea abruptement de sujet.) Et mes autres filles ? Elles sont jeunes, je sais. Mais cela arrive lors des mariages royaux...
Aidan pensa aux jumelles.
Treize ans. Et Dulcie en avait à peine deux. Aidan voulait une cheysula, pas une gamine à élever ou une fillette à peine pubère.
Il n'avait pas envie de passer des années à attendre qu’une épouse-enfant découvre qu’elle était une femme.
Aidan se frotta les yeux.
— Vous n'avez pas de fils. Comment ferez-vous pour avoir un héritier ?
— Essaies-tu de m'en promettre un si je parviens à persuader Blythe ?
— Non, soupira Aidan.
Hart se leva.
— Ilsa est alitée parce qu'elle est très proche du terme. Dans une semaine ou deux, j'aurai peut-être un héritier.
Aidan se leva aussi, repoussant son tabouret.
— Il me reste à voir une princesse dont l'âge me conviendrait mieux : Shona, la fille de Keely. Elle a dix-neuf ou vingt ans. Peut-être devrais-je partir tout de suite, pour rassurer Blythe et Tevis. Je n'aimerais pas qu'ils pensent que j'essaie de les séparer.
— Inutile de nous quitter si vite. Si Blythe et Tevis ne peuvent pas supporter ta présence, ils ne résisteront pas aux épreuves du mariage. Reste au moins jusqu'à la naissance de l'enfant, pour lui donner ta bénédiction.
— Et tenir les petites pestes occupées ?
— Ce sont elles qui te tiendront occupé ! Es-tu assez éveillé pour chevaucher ?
— Maintenant ?
— L'aube est le moment de la journée que je préfère. Et Rael sera heureux d'avoir une occasion de voler. Veux-tu venir avec moi ?
Aidan avait plutôt eu l'intention d'aller se coucher. Mais l'air matinal le rafraîchirait après une nuit passée autour d'une table de jeu.
Il accepta de bon cœur, sachant que Teel serait d'accord aussi.
— Parfait ! J'ai des monture prêtes : les privilèges du rang. Je vais te montrer Lestra telle qu'elle doit être découverte !