CHAPITRE III

A travers les salles vides, Hart conduisit Aidan dans la cour intérieure, où ils attendirent. Des palefreniers sortirent en courant des écuries, amenant un étalon noir à Hart et un bai pour Aidan.

— J'ai un cheval, fit remarquer le jeune homme.

— Il doit être fatigué par le voyage. Prends celui que je te propose. C'est une bonne bête.

Il saisit les rênes dans sa main unique et monta en selle.

Aidan ne bougea pas.

— Qu'y a-t-il ? demanda Hart.

Avec un soupir, Aidan avoua ce qui le tracassait.

— Su'fali.. Je ne veux pas vous manquer de respect, mais... La façon dont vous tenez votre palais... Personne ne m'a rien demandé quand je suis entré. Ni mon nom, ni ce que je venais faire.

— C'est reposant, n'est-ce pas ? Pas de serviteurs te donnant du « mon seigneur » avant que tu aies pu aligner deux pensées. Je ne suis pas comme le Mujhar, ou mon rujho, ployant sous les responsabilités et étouffé par le protocole. Je fais ce qu'il faut quand il faut. Ilsa y veille. Mais je ne suis jamais plus heureux qu'en compagnie de mes enfants, avec la liberté d'être moi-même. Viens-tu ? L'aube ne dure qu'un temps !

Aidan monta en selle. Le bai avait l'œil vif, mais il se comportait bien.

Hart ouvrit la voie, parcourant sans hésitation les rues tortueuses.

Ils se dirigèrent vers les collines situées à l'ouest, à la lisière de la ville.

Les bâtiments blancs humides de rosée étincelaient sous le soleil levant. Des couleurs jouaient dans la lumière. Aidan se souvint de la Fileuse et de sa tapisserie aux teintes brillantes.

Il frissonna, effleurant les maillons passés dans sa ceinture. Ils étaient toujours là. Il n'avait pas rêvé.

— Regarde, dit Hart.

La paume de la main d'Aidan était devenue moite et chaude au contact des maillons. Il l'essuya discrètement sur sa cuisse, puis chercha ce que Hart lui montrait.

— Rael, murmura Aidan.

Le faucon aux plumes blanches bordées de noir était splendide. Son vol plein de grâce et de puissance l'impressionna.

Un murmure sardonique passa dans le lien mental.

— Voilà Teel, dit Aidan, le montrant à son oncle. Pas aussi grand que Rael, mais emplumé lui aussi.

— Brennan m'a écrit quand tu as reçu ton lir. Ce n'est pas ordinaire. Il n'y avait pas eu de lir corbeau depuis plus de cent ans.

— Il est assez spécial, reconnut Aidan.

Hart suivit un moment le vol des deux êtres ailés.

— Comment va mon rujho ?

— Ses responsabilités sont lourdes, mais il apprécie de se sentir utile.

— Il aurait fait un bon berger, dit Hart en souriant.

Aidan rit. Il n'aurait jamais pensé à décrire ainsi les compétences de son père.

— Je sais ce que vous voulez me demander d'autre. Comment marche son mariage ? Mon jehan est-il heureux ?

— Tout ça, et davantage. Il m'écrit souvent, mais ce n'est pas la même chose. Une partie de lui reste toujours... privée.

— Même par rapport à vous ?

— Oui. Je crois qu'il pense que je ne peux pas, ou ne veux pas, comprendre ce qu'il ressent. C'est en partie vrai. Brennan a toujours été le berger... et moi la brebis galeuse s'éloignant sans cesse du troupeau.

— Et Corin jouait les chiens de berger ?

— Non ! Plutôt le renard dans le poulailler.

— Son lir est une renarde, après tout !

— Les dieux sont sages.

Est-ce vrai ? demanda Aidan à Teel dans leur lien mental.

Tu les connais mieux que moi, répondit le corbeau sur un ton neutre.

— Brennan et Aileen ont-ils enfin fait la paix ?

— Ils n'ont jamais été en guerre, souligna Aidan. Voudriez-vous que je vous révèle des choses que mon père ne vous a pas dites ?

— Si tu les sais, fit Hart sans vergogne.

Aidan se sentait mal à l'aise de parler de ses parents avec son oncle. Le kivarna lui permettait de percevoir les émotions bien mieux que n'importe qui, mais il le rendait aussi plus indiscret.

— Ils sont bien ensemble. Jehana aurait préféré avoir un ou deux autres fils, mais ma vie n'est plus en danger. Je pense que le Conseil ne pousse plus le prince d'Homana à trouver une autre princesse.

— Ils lui auraient demandé de répudier son épouse ?

— Ils l'ont fait. Quand j'étais petit et malade sans arrêt. Les conseillers espéraient qu'elle repartirait à Erinn après avoir accepté un titre honorifique et une généreuse indemnisation.

— Brennan n'aurait jamais voulu d'une telle solution !

— Non. Il l'a refusée.

— Personne ne se souciait de toi quand on pensait à renvoyer Aileen ?

— Pourquoi aurait-on pensé à moi ?

— J'ai grandi sans ma jehana. Mais on a pris soin de me dire très tôt qu'elle avait été exilée parce qu'elle était folle. Elle avait tenté de livrer ses fils à Strahan. Son exil était justifié. Toi, tu avais une vraie jehana. Pourtant, ces gens voulaient l'exiler parce qu'elle avait donné naissance à un seul fils. Cela te dévaluait. Tu as dû le sentir.

Il l'avait senti.

— Personne ne savait que j'avais compris. Ils n'avaient pas pensé aux serviteurs, qui en parlaient entre eux.

— N'en as-tu jamais rien dit à Brennan ? Ou à Aileen ?

— Non. Qu'aurais-je pu dire ?

J'ai parlé au Lion. Et, plus tard, à Teel.

— Chacun de nous a ses secrets. Garde les tiens. De plus, Brennan n'a pas besoin d'autres fils. Niall avait des royaumes à donner aux siens. Maintenant qu'Atvia et Solinde ont des Cheysulis à leur tête, mon rujho ne saurait pas quoi faire d'autres garçons...

— Comme vous, avec vos quatre filles à qui vous devez trouver des maris ?

— Blythe m'aurait suffi. Après elle, il y a eu les premières jumelles qui sont mortes de la fièvre noire. Puis Cluna et Jennet, et enfin, Dulcie. Je les adore. Mais comment un homme peut-il se débrouiller avec quatre filles en âge d'être mariées ?

— Dulcie est un peu jeune pour ça, lui rappela Aidan.

— Pas dans les maisons royales. Tu as eu de la chance. Le fils aîné est toujours le plus important quand il s'agit de nouer des alliances. Mon pauvre rujho a été fiancé à Aileen avant sa naissance.

— Et Keely, à Sean. On ne m'a jamais forcé à rien jusque-là. Peut-être le moment est-il adéquat...

L'étalon de Hart se cabra. Il le calma d'un mot.

— Contrairement à la pratique courante, je ne proposerai pas Jennet ou Cluna en mariage, pas même à Homana. Elles sont trop jeunes.

— Ce qui laisse seulement Blythe. Qui est déjà fiancée.

— Pas encore, dit Hart. Rien n'a été convenu.

— Cela n'est pas nécessaire. On le voit dans leurs yeux.

Hart soupira.

— Cette union serait une bonne façon de guérir d'anciennes blessures.

— Je croyais que votre mariage avec Ilsa avait réglé ces problèmes.

— Tevis est le neveu de Dar de Haute Roche, l'homme que j'ai fait exécuter. Un patriote solindien.

Aidan reconnut du regret et de la honte dans la voix de son oncle.

— L'homme qui vous a pris votre main ? Et presque votre vie ? Vous allez donner Blythe à son neveu pour laver une culpabilité inexistante ?

— Aidan...

— Dar vous a livré à Strahan ! Croyez-vous que mon jehan ne m'ait pas raconté ? Dar méritait la mort. Vous n'aviez pas le choix.

— Ce mariage est politiquement intéressant, c'est vrai, mais ce n'est pas la seule raison. Je pense aussi à Blythe et à Tevis...

— Il serait aussi « intéressant » qu'elle m'épouse. Elle est à moitié cheysulie. Son sang contient toutes les lignées nécessaires, sauf celle d'Erinn, que je possède. De plus, votre fille est très belle !

— Je pensais bien qu'on en arriverait à ça, dit Hart avec un sourire. Es-tu venu en étant persuadé que tu gagnerais sa main ?

— Mes chances me semblaient bonnes. Je suis l'héritier du trône du Lion, après tout. Je fais partie de la prophétie.

— Tu tentes un petit chantage familial ?

Aidan haussa les épaules.

— Ça valait le coup d'essayer. De plus, vous n'avez jamais parlé de Tevis dans vos lettres à mon jehan.

— Tevis est arrivé à Lestra il y a quatre mois. Il a grandi au nord de Solinde, dans les montagnes. Les habitants de cette région sont différents de nous. Très secrets.

— Nous?

— Je suis leur prince après tout. Et déjà moi même assez différent, comme on me le rappelle souvent. C'est mon tahlmorra, Aidan.

— J'avais cru comprendre que Tevis était venu pour épouser Blythe. S'il ne l'avait jamais vue avant...

— Toi non plus.

— C'est vrai. Mais vous m'aviez donné l'impression qu'ils se connaissaient depuis des années.

Hart caressa la tête de son étalon.

— Sais-tu que c'est le petit de Terreur ? J'ai envoyé la jument à Brennan il y a quatre ans, pour la reproduction. Voilà le résultat. Je suis très content de lui. Il est volontaire, mais il vaut la peine qu'on l'éduque.

Aidan respectait son oncle, mais il savait qu'il avait ses failles. Le kivarna ne le lui laissait pas oublier.

Et il lui montrait bien trop de choses...

— Vous détournez la conversation, su’fali.

— Le jehan de Tevis est mort il y a dix mois. Ilsa a envoyé une lettre de condoléances à sa veuve. Elles se sont mises à correspondre et elles ont échangé des nouvelles de leurs enfants...

— Tevis a été envoyé en personne pour gagner la main de la princesse, conclut Aidan.

— Rien ne s'oppose à leur union.

Et vous n'avez pas l'intention de me laisser m'interposer.

— Je comprends, dit Aidan. N'en parlons plus. (Il étouffa un bâillement.) L'aube est passée. Il est temps que j'aille dormir, avant de tomber de cheval.

— Tu es trop bon cavalier pour ça. (Il leva les yeux.) Voilà Rael. Rentrons.

Aidan avait remarqué l'envie et la tristesse qui s'affichaient sur le visage de son oncle quand il avait cherché son lir dans le ciel.

En dépit de la main absente qui le lui interdisait, Hart n'avait jamais perdu le besoin de voler.