CHAPITRE IV

Tye alla chercher son luth, un instrument délicat fait de bois clair et incrusté d'ivoire.

— M'écouteras-tu chanter, Homanan ?

Pas « Cheysuli » ? se dit Aidan.

A la surprise d'Aidan, Tye avait un timbre de baryton contrastant avec sa beauté quasi féminine.

La magie de la voix couplée à celle de l'instrument fit voir d'étranges couleurs au jeune homme, le plongeant dans une sorte de transe.

Puis Ashra dansa. Vêtue de jupes superposées rouge, verte et or et d'un pourpoint de cuir noir étroitement lacé, elle souleva son abondante chevelure bouclée et la fit cascader sur ses épaules et son dos. Renversant la tête, elle montra sa gorge parfaite.

Le chant de Tye devint sensuel et suggestif.

La Roue de la Vie cessa de tourner. Aidan retint son souffle. Ashra était sans doute l'épouse ou la maîtresse de Tye, pas sa sœur. Mais une partie de lui n'en avait rien à faire. Il ne pouvait pas s'empêcher de désirer la jeune femme.

Elle s'approcha de lui, se pencha et lui prit la main. Ce simple geste alluma le feu de la passion dans son cœur.

— Viens, dit Ashra.

Il la suivit et s'agenouilla sur le sol à l'endroit qu'elle lui montra.

— Assieds-toi, dit Siglyn, et ne fais rien, sauf ce que je te dirai.

Ashra se retira. Le vieil homme posa les mains sur la tête d'Aidan. Ses doigts tordus par l'âge étaient étonnamment vigoureux.

— Fils de la forêt et de la ville, enfant du soleil et des ténèbres, dit Siglyn à voix basse, guerrier et prince, croyant et sceptique... Tu es plus de choses que la plupart, et moins que ce que tu devrais être. Et tu rêves...

Aidan sursauta. Il avait presque oublié...

— Tu rêves de chaînes. Elles entravent et libèrent en même temps. Liée, la vie continue. Brisée, elle est libérée. Que cherches-tu ?

— La chaîne se brise toujours, fit Aidan. Il me suffit de la toucher...

— Désires-tu qu'il en soit ainsi ?

— Mes souhaits n'y changent rien ; elle se rompt, voilà tout.

— Je vois un prince, un guerrier et un corbeau enchaînés.

— Si je brisais la chaîne, serais-je libre ?

— Ce n'est pas à moi de le dire.

— Pourtant, vous avez prétendu que la vie est libérée si la chaîne est rompue.

— L'ai-je vraiment dit ? Ou as-tu interprété ainsi mes paroles ?

Aidan eut un rire creux.

— Je ne sais plus que penser.

— Je peux te montrer des choses. Si tu l'acceptes...

— A quel prix ? Rien n'est jamais gratuit...

— Bien entendu. On ne gagne rien sans courir de risque. Les dieux exigent de lourds sacrifices.

— Et vous, vieil homme ? Que demandez-vous ?

— Payer le prix sans savoir ce qu'il sera fait partie de l'apprentissage. Le choix t'appartient.

Aidan ne savait pas ce qu'on attendait de lui. Assis devant le magicien ihlini, impuissant, il accepta.

— Dites-moi ce qu'il y a à savoir. J'accepte d'en payer le prix.

— De ton plein gré ?

— Cela fait partie de mon tahlmorra. Je suis tenu de l'accepter librement.

— Tye, dit Siglyn.

Tye se leva, posa son luth et entreprit de défaire sa ceinture. Il la donna au vieil Ihlini.

Aidan vit que l'objet était l'œuvre d'un artisan médiocre. Les maillons étaient irréguliers et la dorure, fausse, fondait dans la main du magicien.

Celui-ci jeta la ceinture dans le feu.

— Récupère-la.

— Dans les flammes ? fit Aidan.

— Tu étais d'accord pour faire ce que je te dirais.

— Comment puis-je être sûr qu'il ne s'agit pas d'une ruse ihlinie pour m'estropier ?

— Tu n'as aucun moyen de le savoir, dit Siglyn, les yeux brillants.

Aidan réfléchit un instant. Sous sa forme-lir, il aurait été plus rapide, mais la ceinture était trop lourde pour un corbeau. Le seul moyen était de lancer un bras dans les flammes.

Serrant les dents, il plongea sa main gauche dans le feu et attrapa la ceinture.

Il la jeta devant Siglyn et serra sa main contre sa poitrine.

— Es-tu brûlé ? demanda l'Ihlini.

Aidan réalisa qu'il n'éprouvait aucune douleur. Ouvrant la main, il vit qu'elle était intacte.

— Tu ignorais que les flammes étaient une illusion. Tu as mis ta main dans le feu, t'attendant à être brûlé. Ton cas n'est pas désespéré.

L'homme prit la ceinture de métal ordinaire et y fit quatre nœuds. Il tira sur la ceinture, et les nœuds se transformèrent en maillons d'or pur.

— Tu as le choix. La briser, ou faire en sorte qu'elle devienne parfaite.

— Comment ? demanda Aidan avidement.

— C'est ton choix ? Tu veux que la chaîne soit intacte ?

— Oui.

— Sois sûr de ta décision.

— Je le suis, dit Aidan. Je veux que la chaîne soit intacte.

— Donne un de tes maillons à Tye, un autre à Ashra et le dernier à moi.

Aidan obéit.

— Nomme-les.

— Shaine, dit-il, regardant celui de Tye.

Puis il montra celui que tenait la jeune femme.

— Karyon d'Homana.

— Et le dernier ? demanda Siglyn.

— Donal, qui était cheysuli.

— Les maillons ont été distribués. La chaîne t'appartient. La rendre entière te revient.

Aidan s'agenouilla devant le vieillard. Il prit la chaîne faite de quatre maillons joints et la mit en contact avec celui que tenait Siglyn. En un éclair, il sut que l'union s'était accomplie.

Il répéta le rituel avec Ashra, puis avec Tye. Quatre nouveaux maillons se joignirent aux trois premiers. La chaîne était complète.

Aidan regarda avec angoisse le sixième maillon, craignant qu'il se brise.

— La chaîne est entière, dit-il enfin. Le maillon ne s'est pas brisé. Son nom n'est pas Aidan.

Il regarda ses compagnons pour voir s'ils étaient d'accord, mais ils ne dirent rien. Soulagé, Aidan éclata de rire. Puis il bâilla.

— Pardonnez-moi, je ne voulais pas être impoli, fit-il quand il le put.

— La magie est fatigante, dit le vieil Ihlini. Dors, enfant des Premiers Nés. Et rêve en paix.

Aidan dormit d'un sommeil tranquille pour la première fois depuis bien longtemps. Il s'attendait à être seul à son réveil, mais le chariot était toujours là. Ashra était assise près du feu.

— Vous pensiez que nous serions partis, n'est-ce pas ?

— Que s'est-il passé au juste ? A quoi tout cela a-t-il servi ?

— Vous devriez le savoir. C'est à cause de vous que nous sommes là.

— Pourtant, vous n'êtes pas des dieux.

— Non. Nous sommes ce que vous voyez : une danseuse, un chanteur et un magicien. Mais nous sommes aussi les serviteurs des dieux. Nous obéissons à leurs demandes.

— Etes-vous réels ?

— Aussi réels que les dieux nous ont faits, dit Ashra, un sourire éclairant ses yeux. Aussi réels que vous le souhaitez.

Aidan se souvint du désir brûlant qui l'avait envahi quand il avait vu danser la jeune femme.

— J'ai très envie que tu sois réelle, dit-il d'une voix rauque.

— Alors, je le suis.

— Cesserais-tu de partager la couche de Tye si je te le demandais ?

Ashra éclata de rire.

— Je la partage depuis si longtemps ! Bien avant la naissance de ton père... Il est probable que je continuerai de coucher avec lui.

— Il n'y a donc aucun espoir pour nous...

— Non. C'est de cela que sont fait les rêves. Illusion, désir... Si tu couchais avec moi, ajouta-t-elle, passant elle aussi au tutoiement, tu ne saurais jamais si cela a été réel ou pas. Donc tu n'en serais pas satisfait.

— Pendant un moment, je crois bien que si ! dit Aidan avec un sourire ironique.

Elle rit et se leva d'un mouvement souple.

— La nuit dernière, je n'ai pas imaginé que tu tentais de me séduire... Je sais ce que c'est. J'ai couché avec beaucoup de femmes. J'en ai séduit, et j'ai été séduit par certaines. Pourquoi ?

— Parce que tu es un homme. Le désir est une des émotions les plus violentes. Il te fallait apprendre qu'on ne le contrôle pas toujours.

Aidan pensa aux femmes qu'il avait utilisées pour oublier ce qui le troublait. Il avait toujours été un amant attentionné — le kivarna y veillait —, mais jamais il n'avait cherché autre chose qu'une brève rencontre.

— Je ne t'ai pas séduit par perversité, reprit Ashra. Je l'ai fait pour te montrer à quel point c'était facile. Pour que tu saches que tu es mortel, et faillible, et que tu t'en souviennes. Même si tu penses avoir plus de dons divins que la plupart des hommes.

— Est-ce le cas ? demanda-t-il d'un ton sceptique.

— Tu es beaucoup de choses, Aidan d'Homana. Mais tu dois en devenir une seule avant de comprendre.

Tye s'approcha d'eux.

— Comment se passe la leçon ?

Ashra sourit.

— Il ne comprend pas encore.

— Il y parviendra le moment venu. Nous avons avancé autant qu'il était possible. Il est temps de partir.

Tye se tourna vers Aidan.

— Quand vous reprendrez la route en direction de votre tahlmorra, vous vous sentirez très seul. Différent de tous les autres. Mais ne vous croyez pas meilleur qu'eux. Comprenez-vous ?

— Je ne comprends rien du tout, reconnut Aidan.

— Ça viendra au moment voulu. Rien n'arrive sans but. Souvenez-vous-en, Aidan.

Aidan regarda le chariot s'éloigner. Puis il baissa les yeux sur sa couche de fourrure et de laine. La chaîne s'y trouvait. Entière. Telle qu'il l'avait faite la nuit précédente.

Il la ramassa. A son contact, il comprit que le voyage qu'il entreprenait le conduirait vers des chemins différents et des choix rarement offerts à un mortel.

Il lui reviendrait de les faire.