CHAPITRE VIII
Debout près de son lit, Aidan examina ses bagages. On lui avait offert l'aide d'un serviteur pour déballer ses affaires, mais il n'était pas sûr de rester assez longtemps pour avoir besoin de défaire ses sacoches.
Tu peux au moins prendre le repas du soir. Bon sang, tu ne vas pas partir le ventre vide !
Pourquoi rester là où l'on ne veut pas de moi ?
La jeune fille n’est pas la maîtresse de maison. Permets aux autres de décider s'ils souhaitent te garder un peu plus longtemps.
Aidan avait laissé la porte ouverte. Quelqu'un entra. Aidan l'identifia aussitôt grâce au kivarna.
— Je pense que nous avons des comptes à régler, dit Shona.
— Oui. Immédiatement !
Il se retourna. Grande et large d'épaules, elle irradiait la détermination.
— Dois-je rester ou partir ? Je peux retourner au port et prendre le premier bateau.
— Tu abandonnes aisément ! Savais-tu ce qui se passerait quand tu me toucherais ?
— Je connaissais le kivarna à peu près aussi bien que tu connais les lirs. Tu n'en as pas, n'est-ce pas ?
Un muscle frémit sur la mâchoire de la jeune femme.
— Non.
Elle se sent diminuée d'être purement érinnienne. Il n'y a rien de cheysuli en elle...
— J'ignorais l'effet qu'aurait le kivarna entre nous, reprit Aidan d'un ton plus modéré. Je savais seulement que je l'avais.
Cela sembla la radoucir. Il réalisa abruptement qu'elle pouvait, tout comme lui, lire ses émotions comme dans un livre ouvert.
Il n'était pas très sûr d'apprécier...
Shona éclata de rire.
— C'est désagréable, n'est-ce pas ? Te rends-tu compte de ce que nous aurions à subir jour après jour ?
— Il n'y a pas que cet aspect, objecta Aidan.
— Non. Il y a aussi celui-ci.
Elle approcha de lui et prit ses deux mains dans les siennes.
— Ça aussi, mon garçon ! Tu crois que nous pourrions nous en arranger ?
Le pouvoir surgit de nouveau entre eux. Cette fois, il mettait moins l'accent sur le désir à l'état brut, car il évoquait les plaisirs à venir, la perspective d'un confort physique et mental, le fait d'être complet.
Autrefois, Aidan aurait été effrayé par la permanence que promettait une telle union.
A ce moment précis, il la souhaitait plus que tout.
Il rompit le contact, pour lui montrer qu'il en était capable.
— Il y a autre chose dans la vie que ce qu'on fait au lit. Et j'attends plus !
Shona rougit.
— Moi, je veux la liberté de choisir.
— Tu l'as.
— Vraiment ? Si chaque fois que nous nous touchons, nous ressentons ça, ce n'est pas un choix, mais l'impuissance totale !
— La première fois qu'une de tes chiennes a mis bas un chiot mort, tu as aussi connu l'impuissance. Pourtant, tu continues à élever des chiens.
— Je refuse d'être liée de cette façon. Je ne veux pas renoncer à ma liberté pour un caprice des dieux, qui, je n'en doute pas, trouvent tout ça très drôle !
— Dans ce cas, prouve que tu es la plus forte. Provoque ce kivarna en duel, et vois lequel de vous deux l'emportera.
— Pourquoi le ferais-je ? Tu ne me connais que depuis quelques heures ; rien ne nous oblige à nous marier, au contraire de tes parents, ou des miens. Pourquoi es-tu prêt à te lier à une étrangère au nom du kivarna ?
— Parce qu'il est possible que le kivarna soit une partie de mon tahlmorra. Et donc de la prophétie... J'ai l'habitude de faire ce qu'on attend de moi, que ce soit mes parents ou les dieux.
Shona grimaça.
— Ma mère m'a parlé de tout ça. Je sais qu'elle y croit. Et toi ?
La main d'Aidan se referma sur la chaîne passée à sa ceinture.
— Oui, dit-il. J'y crois.
— Et tu es donc prêt à payer le prix du kivarna ? Sachant que si l'un de nous meurt, l'autre est condamné à une vie d'abstinence et de solitude ?
— Etant donné le prix du lien-lir, je trouve celui du kivarna plutôt léger.
— Vraiment, mon petit ? Tu es un menteur !
— Utilise ton fameux kivarna pour savoir si je dis la vérité ou pas, ma petite ! Les émotions, au contraire des mots, ne mentent pas.
— Tu es un beau parleur, mon garçon. Pardonne-moi de ne pas m'évanouir à tes pieds. Je ne suis pas ce genre de femme.
— Parfait. Je veux une compagne, pas une servante !
— N'oublie pas de qui je suis la fille ! dit Shona avec mépris. Ils n'ont pas élevé une imbécile.
— C'est vrai. Seulement une mule obstinée !
Il ramassa ses sacoches et sortit, la laissant dans la pièce.
Lir, tu viens ?
J'utiliserai la fenêtre. L'air est pur dehors.
— Aidan. Aidan !
Il continua à marcher.
— Reviens, espèce de skilfin. Crois-tu que je vais te laisser partir comme ça ? Que diraient mes parents s'ils savaient que je t'ai forcé à quitter le château sans avoir reçu l'accueil digne d'un invité ?
— Tu n'as qu'à leur raconter la vérité. As-tu peur d'eux ? Ou du kivarna ?
— Je n'ai nulle raison de craindre mes parents, mais j'ai peur du kivarna. Il te suffit d'utiliser le même don que moi pour savoir la vérité sur quelqu'un. Je manie l'épée et l'arc, et je suis plus à l'aise avec les travaux masculins. Je tiens ça de ma mère. Mais il y aussi en moi une femme qui désire un homme, comme toutes les autres femmes. Un homme qui m'aime, et que j'aimerai... Comprends-tu, Aidan ? Ce que tu m'offres est vide de sens, ou au moins détourné de son sens.
— Je n'en avais pas l'intention. Je suis venu pour te rencontrer et voir si nous nous conviendrions. Pas pour te forcer ou te faire prisonnière. Mais quand nous nous sommes touchés pour la première fois, moi non plus, je n'ai plus eu le choix. Nous avons été piégés tous les deux.
— Je sais. Le kivarna est capricieux. Mais cela n'est pas fait pour nous. Tu serais mieux avec une femme sans magie érinnienne, une Cheysulie ou une Homanane. Et moi, je crois que je devrais épouser un solide gaillard érinnien sans kivarna.
— Aidan.
C'était Sean, le visage grave.
— Oui, mon seigneur ?
— Viens avec moi, je te prie. Cela concerne Gisella.
— Ma grand-mère ?
— Oui. Corin a envoyé un message d'Atvia. Gisella est mourante.
Le visage de Keely était comme un masque de pierre. Elle se tenait debout dans la salle quand Sean, Aidan et Shona entrèrent. Un parchemin froissé traînait sur une table. Keely serrait un gobelet, les jointures de ses doigts blanchies par la pression qu'elle exerçait.
— Enfin, dit-elle. Cela va arriver. Des années trop tard, mais c'est mieux que rien.
La grande main de Sean se posa sur l'épaule de Keely.
— Ainsi, Gisella agonise et veut voir sa famille, dit Keely.
— Allez-vous vous rendre auprès d'elle ? demanda Aidan.
— Moi ? fit Keely, ébahie.
— Oui. Elle est votre jehana. En parlant de sa famille, elle pensait sûrement à vous.
— Peu importe. Elle a renoncé à ses droits sur moi il y a plus de quarante ans, quand elle a essayé de livrer mes rujholli à Strahan. Je la renie dans la mort, comme elle m'a reniée dans la vie.
— Petite, dit Sean, tu devrais penser à Corin. Si personne n'y va, le déshonneur retombera sur sa tête.
— Corin comprendra. J'ai pensé qu'Aidan pouvait peut-être y aller.
— Moi ? Je ne l'ai jamais rencontrée. Deirdre est ma véritable grand-mère. Je n'ai nulle envie de voir une vieille femme agonisante.
— Son sang coule dans tes veines, dit Keely. Elle est ce qui a fait de toi une part de la prophétie. Je ne peux pas y aller. Je devrais, je le sais, mais je ne peux pas. J'ai passé ma vie à la haïr. Pourtant, il faudrait que quelqu'un se dévoue, pour Corin, et aussi pour Gisella. Je ne pourrais lui donner que de la haine et une mourante a besoin de pardon. Une chose que je suis incapable de lui offrir.
— Elle ne connaît aucun de ses petits-enfants, Aidan, dit Sean. C'est une vieille femme solitaire. Te rencontrer pourrait adoucir ses derniers moments.
Aidan céda.
— Je comprends. Ensuite, je pourrai apporter la nouvelle de sa mort à Homana, en personne. Ce sera mieux qu'un messager anonyme. D'accord. J'irai.
— Attends, dit Keely. Si tu acceptes de te rendre à Atvia, tu devras laisser ton lir ici.
— C'est impossible !
— Il y a de bonnes raisons, petit, dit Sean.
— A Atvia, les corbeaux sont considérés comme des oiseaux de mauvais augure. Les Atviens les tuent chaque fois qu'ils le peuvent. Tu risquerais de le perdre.
Aidan n'arrivait pas à y croire.
— Corin est leur chef ! Ils doivent savoir ce qu'est un lir.
— Oui, mais Kiri est une renarde. Les Atviens n'ont jamais vu d'autre lir qu'elle. Crois-tu nécessaire de risquer la vie du tien de cette façon ?
— Sans lui, je n'aurai pas accès à ma forme-lir, ni à mon don de guérison...
— En auras-tu besoin ? Reste une semaine, puis reviens ici... Et règle les affaires en suspens, ajouta-t-elle avec un coup d'œil à sa fille.
Aidan et Shona se regardèrent un long moment. Puis la jeune femme se détourna, et Aidan sentit ses dernières hésitations s'évanouir.
Il irait à Atvia. Il valait sans doute mieux que Shona et lui se séparent un moment. Cela leur donnerait le temps de mieux comprendre ce qui leur était arrivé.
— Je vais parler à Teel, puis je partirai.
— Reste au moins ce soir, petit. Nous festoierons en ton honneur, et demain, je m'occuperai de te faire traverser la Queue du Dragon !