CHAPITRE IX

Les Atviens attendaient Keely ou quelqu'un de sa famille. Ils furent surpris de voir seulement Aidan, dont l'arrivée n'avait pas été annoncée. Ils lui dirent d'attendre et le firent entrer dans une salle.

Comme Kilore, Rondule était une forteresse à l'ameublement simple et fonctionnel. On était loin du luxe raffiné d'Homana-Mujhar.

Aidan soupira et se réchauffa les mains au feu qui flambait dans la cheminée. Le voyage à travers la Queue du Dragon avait été bref, mais Aidan n'avait pas le pied marin. Il était content d'être de retour sur la terre ferme.

Atvia et Erinn, après avoir été ennemies pendant longtemps, avaient finalement fait la paix sous le règne de Corin, qui avait signé un traité avec Liam, le père de Sean. Ayant épousé la sœur de Corin, celui-ci n'avait pas eu la moindre envie de reprendre les hostilités. Il avait donc honoré les accords conclus par son père.

La porte s'ouvrit. Aidan se retourna, pensant voir Corin.

Une femme entra. Ses longs cheveux noirs étaient tressés, dégageant un cou et un visage délicats. Sa robe de velours rouge foncé soulignait son teint mat. De toute évidence, ce n'était pas une servante.

Aidan inclina courtoisement la tête et expliqua qui il était et la raison de sa venue.

Les yeux de la femme montrèrent de la surprise. Souriante, elle releva ses jupes d'un geste gracieux et lui fit une révérence, toujours sans rien dire.

Et pour cause...

D'une minceur extrême, elle était gracieuse comme un cygne. Aidan pensa à Shona. A côté de cette femme, la princesse érinnienne aurait eu l'air d'une solide fille de cuisine.

La porte s'ouvrit. La femme se retournant, Aidan s'aperçut qu'elle était muette mais pas sourde. Son visage délicat s'éclaira à l'entrée d'un homme qui ne pouvait être que Corin. Elle lui prit la main, l'amenant vers Aidan.

Peu d'hommes au monde ressemblaient autant au Mujhar, nonobstant leur différence d'âge. Il portait la barbe, comme Sean, et n'avait ni la carrure ni la taille impressionnante de Niall. Mais il était au moins aussi grand que Brennan ou Hart, et peut-être un peu plus. Il portait des cuirs cheysulis, ce qui étonna Aidan. Puis il comprit : Corin ne ressemblait pas à ses frères, mais à sa sœur.

— Tu n'as pas l'air si faiblard que ça, fit Corin après un coup d'œil. Est-ce l'obstination d'Aileen ou la droiture de Brennan qui t'a fait défier ceux qui prédisaient ta mort ?

Aidan sourit.

— En étiez-vous ?

— Jamais de la vie ! Je connais ta jehana, harani. Un fils d'Aileen ne lâcherait pas prise si facilement !

— Elle va bien, dit Aidan. Elle vous envoie ses meilleurs sentiments.

— Brennan aussi, je suppose. Je sais pourquoi tu dis ça, harani. Mais les vieilles blessures guérissent. Je l'ai aimée autrefois, Aidan. Il y a longtemps. Ce n'est plus qu'un souvenir doux-amer. (Il fit avancer vers son neveu la femme debout à ses côtés.) Rends-lui hommage, harani. Cette femme est la reine d'Atvia. Ma cheysula, dans la haute langue. Elle s'appelle Glyn.

Aucun message n'avait jamais annoncé le mariage de Corin. A entendre les récits, Aidan avait cru que Corin resterait célibataire.

Etrangement, il avait l'impression que son oncle avait trahi sa mère !

— Si j'avais su, dit-il au bout d'un instant, j'aurais apporté un cadeau de mariage.

— La cérémonie s'est passée en privé. Je ne voulais partager Glyn avec personne. Peu de gens auraient compris que le seigneur d'Atvia prenne pour épouse une femme incapable de parler.

Aidan sentit que le mutisme de Glyn n'avait pas grande importance. Il suffisait de voir son expression quand elle regardait Corin pour comprendre qu'il était tout son univers.

— Quand un homme cesse de se rebeller contre son tahlmorra, les dieux lui donnent plus qu'il ne mérite. Après des années de solitude, ils m'ont envoyé Glyn. J'ai appris à vivre dans le présent. A propos, je suppose que Keely a refusé de venir ?

— Elle a dit que vous comprendriez.

— C'est vrai. J'aurais tout de même préféré... (Il s'interrompit.) Si Gisella avait aussi essayé de livrer Keely à Strahan, elle serait moins amère au sujet de tout ça. Mais Gisella n'a rien tenté contre elle. Keely a été dédaignée, simplement parce qu'elle était une fille. Ma sœur est ainsi faite : elle n'a pas apprécié d'avoir été épargnée à cause de son sexe !

— Et sa fille lui ressemble beaucoup. Vous avez dit que Gisella voulait voir sa famille. Ferai-je l'affaire ?

Corin répondit d'une voix étrange.

— Ce n'est pas la bonne question. Je me demande plutôt si ta dignité survivra à l'entretien. Suis-moi.

La pièce était chichement éclairée par quelques chandelles. Aidan entendit la porte se fermer derrière lui. Gisella n'avait pas la force de recevoir plus d'un visiteur à la fois, avait dit Corin.

Aidan se demandait s'il aurait le courage d'être ce visiteur.

Il n'avait jamais approché la mort de si près. Dans sa famille, il n'avait jamais vu de vieillard décliner.

Il ne s'était pas attendu à la puanteur, ni aux émotions qui l'assaillirent. Quand ses yeux se furent habitués à la pénombre, il vit la silhouette menue à demi-assise dans le lit à baldaquin, soutenue par des coussins et des traversins.

Des yeux jaunes semblables aux siens le regardèrent avec une intensité sauvage.

Gisella avait les cheveux gris ; sa peau foncée de Cheysulie avait jauni. Aidan se demanda quelle maladie l'emmenait au tombeau. L'âge faisait rarement autant de dégâts chez les Cheysulis, qui mouraient avec plus de décorum.

— Lequel es-tu ? demanda la vieille femme.

— Aidan d'Homana. Le fils de Brennan.

Gisella sourit, ressemblant à un animal sauvage qui montre les dents avant d'attaquer.

— Un des fils qui ne sont pas venus me voir.

— Vous avez Corin, dit Aidan.

— Qui?

— Corin, votre troisième fils, le seigneur d'Atvia.

— Mon père est le seigneur d'Atvia. Corin est-il mon père ?

Par les dieux...

— Non, votre fils.

— Et toi, qui es-tu ? demanda-t-elle d'une voix exaspérée.

— Aidan d'Homana...

— Le fils de Brennan, je sais. On ne cesse de me répéter les choses ! Les gens me prennent-ils pour une idiote ?

— Pas du tout, dit Aidan.

— Seras-tu Mujhar ?

— Oui. Un jour.

— Mais Niall est toujours sur le trône... Niall..., fit-elle d'une voix rêveuse.

— Mon grand-père. Peut-être devrais-je revenir à un autre moment ?...

— Non ! Approche ! Viens ici !

Malgré lui, il avança vers le lit.

Gisella le regarda. Le kivarna d'Aidan ressemblait à un tourbillon de feu. Les émotions de la femme étaient si confuses, si sombres et si incompréhensibles qu'il eut envie de s'enfuir en courant. Elle était folle, mais il y avait autre chose en elle. Il imagina l'enfant qu'elle avait été avant que Lillith déforme délibérément son esprit. Une gamine mentalement retardée, enfermée dans un corps de femme, mais avec l'innocence de l'enfance. Lillith l'avait détruite avec son désir de blesser Homana.

— Tu es cheysuli, dit Gisella. Tout le monde me l'a dit. Lillith, mon père... Cheysuli, atvien, erinnien, solindien et homanan. Toutes les races nécessaires pour réaliser la prophétie.

Aidan la regarda, surpris par ce soudain éclair de lucidité.

— Ils mélangent les lignées pour obtenir l'enfant adéquat. Celui qui régnera sur tous les pays. L'enfant qui combinera le sang de deux races magiques et... (Elle fronça les sourcils.)... apportera la paix.

— C'est la prophétie, grand-mère. Deux races magiques et quatre royaumes ennemis vivront en paix.

— Le tahlmorra, murmura Gisella.

— Chacun de nous en a un, dit Aidan.

— Non, non, non..., chantonna Gisella. Lillith me l'a expliqué. Le tahlmorra est une invention pour obliger les gens à penser que les Premiers Nés étaient meilleurs que tout le monde !

— Grand-mère, Lillith mentait...

— Elle m'a tout dit, continua la femme. Les Cheysulis sont devenus comme ils sont à cause des Premiers Nés. Ils se sont dotés d'une armée pour l'utiliser contre leurs frères de race. Les guerriers contre les sorciers...

— Lillith vous a menti. Répéter ses mensonges ne me détournera pas de mon tahlmorra. Je ferai ce que j'ai à faire.

— Le trône ne sera jamais à toi. Jamais.

Aidan en resta muet de saisissement.

— Il te renie. Le Lion te renie. Je le sais, Aidan. Un Mujhar sans trône. Un roi sans couronne. Touché par les dieux, mais ignorant... Un homme que les dieux ont marqué comme toi ne connaîtra pas la paix. Tu ne régneras jamais sur Homana.

— Voulez-vous dire que je vais mourir, grand-mère ? s'écria Aidan.

D'une voix de petite fille, Gisella commença à chantonner.