Chapitre 2

 

 

Le Strigoï avait eu une mauvaise idée en choisissant de l’attaquer elle plutôt que moi. Puisque j’étais la plus dangereuse des deux, il aurait dû commencer par me neutraliser. Mais comme Sydney se trouvait entre lui et moi, il devait d’abord se débarrasser d’elle pour m’atteindre. Il la saisit par l’épaule et l’attira brutalement contre lui. Il était rapide, comme tous les Strigoï, mais j’étais en forme ce soir-là.

Je lui assenai un coup de pied qui le projeta contre un mur et lui fit lâcher Sydney. Il poussa un grognement en heurtant le mur, puis glissa à terre, étourdi et stupéfait. Leurs réflexes extraordinaires rendaient les Strigoï particulièrement difficiles à vaincre. Celui-ci se désintéressa de Sydney et riva ses yeux rouges sur moi en retroussant les lèvres pour montrer ses canines. Il se releva en un éclair et fondit sur moi. J’esquivai son attaque et tentai de lui porter un coup qu’il évita à son tour. Le coup suivant, que je reçus sur le bras, manqua de me déséquilibrer. Je tenais toujours fermement mon pieu, mais j’avais besoin que mon adversaire baisse sa garde pour le frapper au cœur. Un Strigoï malin se serait arrangé pour que sa poitrine demeure toujours hors de portée, mais la technique de celui-ci laissait à désirer. Si je restais en vie assez longtemps, j’allais finir par l’atteindre.

C’est à ce moment-là que Sydney le frappa par-derrière. Même s’il manquait de puissance, son coup le surprit. C’était l’ouverture que j’attendais. Je me jetai sur lui en pesant de tout mon poids. Mon pieu lui transperça le cœur en même temps que nous percutâmes le mur. Ce fut aussi simple que cela. Il se figea en sentant sa vie, ou plutôt sa non-vie, le quitter. Lorsque je fus certaine qu’il était bien mort, j’arrachai mon pieu de sa poitrine et le regardai s’effondrer sur le sol.

Alors survint l’impression étrange qui m’assaillait toujours, ces derniers temps, lorsque je venais de tuer un Strigoï. Et s’il s’était agi de Dimitri ? Je tâchai d’imaginer son visage à la place de celui du Strigoï et son corps étendu à mes pieds. Mon cœur se serra. Je parvins à visualiser la scène un court instant avant qu’elle s’efface de mon esprit pour laisser place au cadavre d’un Strigoï anonyme.

Je m’efforçai aussitôt de revenir à la réalité, qui offrait bien assez de sujets d’inquiétude. Avant tout, je devais m’assurer que Sydney allait bien. Mon instinct protecteur l’exigeait même s’il ne s’agissait que d’une humaine.

— Ça va ? lui demandai-je.

Sydney acquiesça. Elle semblait secouée mais indemne.

— Beau boulot, me complimenta-t-elle en ayant l’air de faire des efforts pour parler d’une voix assurée. Je n’en avais jamais vu se faire tuer.

Le contraire m’aurait étonnée, mais je ne comprenais déjà pas comment elle pouvait savoir tant de choses à leur sujet. Comme elle semblait en état de choc, je lui pris le bras pour l’entraîner hors de la ruelle.

— Viens. Allons dans un endroit plus fréquenté.

Plus j’y songeais, plus il me semblait logique que des Strigoï hantent les environs du Rossignol. Où pouvait-on mieux chasser le Moroï qu’à la sortie d’un club dont ils avaient fait leur repaire ? On pouvait néanmoins espérer que la plupart des gardiens avaient assez de bon sens pour ne pas laisser leurs protégés s’aventurer dans ce genre de ruelles.

Ma suggestion tira Sydney de son hébétude.

— Quoi ? s’écria-t-elle. Tu comptes le laisser comme ça, lui aussi ?

— Que veux-tu que j’en fasse ? ripostai-je en écartant les bras. Je peux le traîner derrière ces bennes à ordures et attendre que le soleil se charge de le faire disparaître. C’est ce que je fais, d’habitude.

— Soit. Et que se passera-t-il si les éboueurs viennent vider les bennes ou si quelqu’un sort par l’une de ces portes ?

— Je peux difficilement l’emporter avec moi ou le faire brûler. Une grillade de vampire risquerait d’attirer l’attention, tu ne crois pas ?

Sydney secoua la tête avec agacement avant de s’approcher du cadavre. Elle le regarda en grimaçant, puis tira une petite fiole de son grand sac en cuir et en versa le contenu sur le Strigoï d’un geste vif avant de reculer. Une fumée jaune s’échappa des endroits où les gouttelettes avaient touché le corps. Au lieu de s’élever verticalement, celle-ci s’étendit jusqu’à recouvrir entièrement le Strigoï, puis se contracta pour ne plus former qu’une sphère de la taille d’un poing. En quelques secondes, celle-ci se dissipa complètement, ne laissant derrière elle qu’un tas de cendres anodin.

— Il n’y a pas de quoi, conclut Sydney en me jetant un regard désapprobateur.

— Mais qu’est-ce que c’est que ça ? m’écriai-je.

— Mon boulot. Peux-tu me faire le plaisir de m’appeler la prochaine fois que ce genre de chose se produit ?

Sur ces mots, elle se retourna et commença à s’éloigner.

— Attends ! Je ne peux pas t’appeler, puisque je ne sais pas qui tu es.

Elle me jeta un coup d’œil par-dessus son épaule en écartant une mèche blonde de son visage.

— Vraiment ? Tu es sérieuse ? Je croyais qu’on vous expliquait qui nous étions dès l’obtention de votre diplôme.

— Eh bien… c’est drôle. Il se trouve que… je ne l’ai pas.

Ses yeux s’écarquillèrent.

— Tu as tué une de ces… choses, mais tu n’as pas ton diplôme ? Je répondis par un haussement d’épaules qui la laissa sans voix pendant quelques instants.

Elle finit par soupirer.

— J’imagine donc que nous devons discuter, conclut-elle, résignée.

C’était l’évidence même. Notre rencontre était l’événement le plus étrange qui se soit produit depuis mon arrivée en Russie. Je tenais à savoir pourquoi elle me croyait capable de la joindre et comment elle avait fait pour dissoudre le cadavre de ce Strigoï. Alors que nous regagnions les rues passantes pour nous diriger vers un restaurant qu’elle aimait bien, une idée me vint à l’esprit. Si elle savait tant de choses sur le monde des Moroï, se pouvait-il qu’elle connaisse aussi le village de Dimitri ?

Dimitri. Voilà qu’il revenait hanter mes pensées. Rien ne m’assurait qu’il avait décidé de retourner sur son lieu de naissance, mais c’était la seule piste dont je disposais. Mon étrange impression resurgit. Mon imagination superposa de nouveau ses traits à ceux du Strigoï que je venais de tuer. Je le vis distinctement, avec la peau blafarde, les yeux rouges…

Non, m’ordonnai-je. Ce n’est pas le moment de pensera cela. Il ne faut surtout pas paniquer.

Tant que je ne serais pas réellement confrontée à Dimitri le Strigoï, le mieux que j’aurais à faire serait de tirer des forces de mes souvenirs. Je me rappelais encore si bien le Dimitri que j’avais aimé, son regard chaleureux, ses caresses, sa fougue…

— Est-ce que ça va ?… Comment t’appelles-tu, au fait ?

Sydney me regardait curieusement et je pris soudain conscience que nous nous étions arrêtées devant un restaurant. J’ignorais quelle tête je faisais, mais elle devait être assez frappante pour attirer son attention. Jusque-là, j’avais eu l’impression qu’elle voulait me parler le moins possible.

— Ça va, répondis-je d’un ton bourru en recouvrant instantanément mon impassibilité de gardienne. Je m’appelle Rose. Est-ce là que tu voulais m’emmener ?

C’était bien là. Même s’il n’avait pas l’opulence du Rossignol, le restaurant était lumineux et convivial. Nous nous glissâmes sur une banquette en cuir noir – je veux dire en similicuir noir – et je découvris avec plaisir que le menu, traduit en anglais, proposait des plats russes et américains. Je faillis me mettre à baver lorsque je lus qu’il y avait du poulet frit. Je mourais de faim après avoir fait semblant de dîner au Rossignol. De plus, ces dernières semaines où je n’avais mangé que des plats à base de chou et du pseudo McDonald’s me faisaient considérer comme un luxe inouï un simple morceau de viande plongé dans de l’huile bouillante.

Lorsque la serveuse se présenta, Sydney commanda dans un russe parfait tandis que je me contentai d’indiquer du doigt ce que je voulais sur le menu. Elle était décidément pleine de surprises. Etant donné la rudesse dont elle avait fait preuve à mon égard jusque-là, je m’attendais à ce qu’elle entreprenne de m’interroger dès que la serveuse aurait tourné le dos. Mais elle resta silencieuse et se contenta de jouer avec sa serviette en évitant mon regard. Étrange. Ma présence semblait la mettre mal à l’aise. Même si la table formait déjà un rempart entre nous, j’avais l’impression qu’elle essayait de se tenir le plus loin possible de moi. Son indignation première n’était pourtant pas feinte et elle s’était montrée inflexible à propos de ces règles inconnues que j’étais censée suivre.

Eh bien… s’il lui plaisait de jouer les timides, je n’avais pour ma part aucun scrupule à aborder les sujets déplaisants. C’était même une de mes spécialités.

— Alors, vas-tu m’expliquer ce qui se passe et qui tu es ?

Sydney releva la tête. Le meilleur éclairage me permit de constater qu’elle avait les yeux marron et un étonnant tatouage sous la joue gauche. L’encre en était dorée, ce que je n’avais jamais vu jusqu’alors. Il représentait un entrelacs complexe de feuilles et de fleurs et n’était vraiment visible que lorsque la lumière se reflétait directement dessus.

— Je t’ai déjà expliqué, répondit-elle. Je suis alchimiste.

— Et je t’ai déjà dit que je ne savais pas ce que ça voulait dire. Est-ce un terme russe ?

Je n’en avais pas l’impression.

Elle esquissa un demi-sourire.

— Non. Tu ne sais rien du tout de l’alchimie ?

Je fis « non » de la tête. Sydney posa le menton sur ses mains, baissa les yeux vers la table et déglutit pour se concentrer. Alors les mots s’enchaînèrent d’une seule traite.

— Au Moyen Âge, certaines personnes étaient persuadées qu’il existait une formule permettant de transformer le plomb en or. Evidemment, elles ne l’ont jamais trouvée. Mais cela ne les a pas empêchées d’étudier toutes sortes de sciences occultes et d’objets surnaturels, si bien qu’elles ont fini par découvrir quelque chose de magique. (Elle fronça les sourcils.) Les vampires.

Je tâchai de me souvenir de mes cours d’histoire moroï. C’était au Moyen Âge que notre espèce avait commencé à se méfier des humains et à vivre de plus en plus repliée sur elle-même. C’était à cette époque que les vampires étaient devenus un mythe pour le reste du monde. Après cela, même les Moroï avaient été considérés comme des monstres qu’il convenait d’exterminer.

Sydney confirma mes souvenirs.

— C’est à cette époque que les Moroï se sont éloignés des humains. Ils avaient leurs pouvoirs magiques, bien sûr, mais nous commencions à être plus nombreux qu’eux. Nous le sommes toujours.

Cette pensée la fit presque sourire. Les Moroï rencontrent parfois des difficultés à se reproduire, alors que les humains se multiplient sans effort.

— Alors les Moroï ont conclu un pacte avec les alchimistes. Ces derniers devaient les aider à garder secrètes leur existence ainsi que celle des dhampirs, en échange de quoi ils recevaient ceci.

Elle effleura son tatouage.

— Qu’est-ce que c’est ? l’interrogeai-je. En dehors de ce qui saute aux yeux, je veux dire.

Elle caressa doucement le motif du bout des doigts.

— Mon ange gardien, répondit-elle sur un ton sarcastique. Il est fait d’or et… (elle laissa retomber sa main avec une grimace)… de sang de Moroï ensorcelé par les magies de l’eau et de la terre.

— Quoi ?

Comme j’avais mal maîtrisé le volume de ma voix, plusieurs clients du restaurant se retournèrent pour me regarder.

Sydney poursuivit à voix plus basse avec une amertume évidente.

— Je ne peux pas dire que cela m’enthousiasme, mais c’est notre récompense, en quelque sorte, pour l’aide que nous vous apportons. La magie l’incorpore à notre peau et nous confère les caractéristiques des Moroï – certaines d’entre elles, du moins. Je ne tombe presque jamais malade et je devrais vivre très longtemps.

— Ça a l’air bien, commentai-je d’une voix hésitante.

— Pour certains, sans doute. On ne nous laisse pas le choix. Cette « carrière » est une affaire de famille. Nous devons tout connaître des Moroï et des dhampirs, et aussi cultiver des relations dans tous les milieux pour vous couvrir, puisque nous pouvons nous déplacer plus librement que vous. Nous disposons de moyens spéciaux pour faire disparaître les cadavres des Strigoï, comme la potion dont je me suis servie tout à l’heure. En échange, nous tenons à vous fréquenter le moins possible. C’est pour cette raison que les dhampirs ne sont informés de notre existence qu’après l’obtention de leur diplôme, et que la plupart des Moroï l’ignorent toute leur vie.

Elle se tut subitement. La leçon devait être finie.

Je n’en revenais pas. Jamais je n’avais imaginé qu’il puisse exister une organisation de ce genre. Etait-ce normal ? Ma formation avait surtout porté sur les aspects physiques du métier de gardien : la vigilance, le combat, etc. De temps à autre, j’avais entendu de vagues allusions à des gens, dans le monde des humains, qui aidaient les Moroï à se cacher ou les tiraient de situations périlleuses. Cela n’avait pas éveillé ma curiosité outre mesure et j’étais certaine de ne jamais avoir entendu prononcer le mot « alchimiste ». Si je n’avais pas quitté l’académie, j’aurais peut-être fini par apprendre tout cela.

J’aurais sans doute mieux fait de garder pour moi l’idée qui me vint à l’esprit, mais il était dans ma nature de parler sans réfléchir.

— Pourquoi gardez-vous ce sortilège pour vous ? Pourquoi ne le partagez-vous pas avec le reste de l’humanité ?

— Parce qu’il comprend une sorte de garantie. Il nous empêche de parler de vous d’une manière qui risquerait de vous mettre en danger.

Un sortilège qui empêchait de parler. Cela ressemblait curieusement à de la suggestion. Tous les Moroï possédaient ce pouvoir de manière limitée et la plupart étaient capables d’exercer leur magie sur les objets pour leur insuffler certaines propriétés. L’idée que les Moroï si-taisaient de la magie avait évolué au fil du temps et la suggestion était désormais considérée comme immorale. J’aurais parié que ce tatouage était un sortilège très ancien qui avait traversé les siècles.

Plus je réfléchissais aux révélations de Sydney, plus il me venait tic questions.

— Pourquoi… Pourquoi ne voulez-vous pas nous fréquenter ? Non pas que j’aspire à devenir ta meilleure amie, mais…

— Parce que Dieu nous a confié la mission de protéger l’humanité des créatures diaboliques de la nuit.

Elle porta machinalement la main à sa gorge, où je devinai une croix en or à travers l’échancrure de son chemisier. Comme je gardais moi-même une distance prudente vis-à-vis de la religion, j’éprouvai d’abord un certain malaise. À vrai dire, je ne me sentais jamais vraiment détendue en présence des croyants les plus fervents. La pleine signification de ce qu’elle venait de dire ne me frappa que trente secondes plus tard.

— Une minute ! m’écriai-je, indignée. Parles-tu de nous tous, les Moroï et les dhampirs ? Sommes-nous tous des créatures diaboliques de la nuit à tes yeux ?

Elle laissa retomber sa main et ne répondit rien.

— Nous n’avons rien à voir avec les Strigoï ! insistai-je.

— Les Moroï boivent du sang, répliqua-t-elle, parfaitement impassible. Et les dhampirs sont le produit de leur accouplement contre nature avec des humains.

Si l’on exceptait la fois où j’avais mis du ketchup sur un taco, on ne m’avait jamais accusée d’être contre nature. Mais qu’étais-je censée faire, puisqu’il n’y avait plus de sauce pimentée ?

— Les Moroï et les dhampirs ne sont pas maléfiques, expliquai-je à Sydney. Ils ne sont pas comme les Strigoï.

— C’est vrai, me concéda-t-elle. Les Strigoï sont plus maléfiques. – Eh ! Ce n’est pas ce que je voulais…

Les plats arrivèrent à cet instant et le poulet frit faillit me faire oublier qu’on venait de m’insulter en me comparant à un Strigoï. Il ne parvint qu’à différer ma réponse et je crus fondre de plaisir en mordant dans sa peau croustillante. Sydney, qui avait commandé un hamburger avec des frites, picorait délicatement dans son assiette.

Après avoir dévoré une cuisse entière, je fus enfin capable de reprendre la discussion.

— Nous n’avons rien à voir avec les Strigoï. Les Moroï ne tuent pas les humains. Vous n’avez aucune raison d’avoir peur de nous.

Evidemment, je n’avais pas pour habitude de fraterniser avec les humains. Aucun de nous ne le faisait. Nous préférions nous méfier de leur propension à réagir violemment pour un rien ainsi que de leur tendance à étudier en laboratoire tout ce qu’ils ne comprenaient pas.

— Un humain ne peut apprendre votre existence sans apprendre celle des Strigoï du même coup, me fit-elle remarquer en jouant avec ses frites sans les manger.

— Ça leur permettrait peut-être de mieux s’en protéger.

Pourquoi donc jouais-je les avocats du diable ?

Elle se désintéressa de la frite qu’elle tripotait et l’abandonna dans son assiette.

— Peut-être… mais la perspective de devenir immortel séduirait bien des gens, même au prix d’une transformation en créature de l’enfer. Tu serais surprise de voir comment la plupart des humains réagissent en apprenant l’existence des vampires. L’immortalité est un enjeu de taille, malgré le mal qui l’accompagne. Une grande partie des gens qui entendent parler des Strigoï se mettent à leur service en espérant qu’ils finiront par accepter de les transformer.

— C’est fou que…

Je n’achevai pas ma phrase. L’année précédente, nous avions découvert que les Strigoï se faisaient aider par des humains. Contrairement aux Strigoï, ceux-ci pouvaient toucher des pieux en argent, or de tels pieux avaient été utilisés pour neutraliser des protections magiques. Avait-on promis l’immortalité à ceux qui avaient fait cela ?

— Voilà pourquoi nous veillons à ce que personne n’entende parler de vous. Vous existez, tous autant que vous êtes, et nous ne pouvons rien y changer. Ton devoir, en tant que dhampir, est de tuer des Strigoï, le nôtre consiste à protéger le reste de notre espèce.

Je dévorai une aile de mon poulet en me forçant à garder pour moi ce que m’inspirait son sous-entendu. À ses yeux, je faisais clairement partie de ceux dont elle devait protéger son espèce. Pour le reste, ce qu’elle disait n’était pas dénué de logique. Nous ne pouvions fréquenter le monde des humains en restant toujours invisibles et je devais admettre qu’il fallait bien que quelqu’un fasse disparaître les cadavres de Strigoï. L’idée de s’allier à certains humains était la solution idéale. Ils évoluaient dans le monde en toute liberté, surtout avec les contacts et les relations qu’elle prétendait avoir.

Je me figeai la bouche pleine en me souvenant de l’idée qui m’était venue en chemin, puis me forçai à déglutir et à boire une grande gorgée d’eau.

— J’ai une question. As-tu des relations dans toute la Russie ?

— Malheureusement pour moi, répondit-elle. Lorsque nous atteignons l’âge de dix-huit ans, on nous envoie faire un stage à l’étranger afin d’acquérir une première expérience de terrain et de développer notre réseau. J’aurais nettement préféré rester dans l’Utah.

Sa remarque me surprit presque autant que tout ce qu’elle venait de m’apprendre, mais je ne fis aucun commentaire.

— De quel genre de réseau s’agit-il, au juste ? Elle haussa les épaules.

— Nous surveillons les activités d’un certain nombre de Moroï et de dhampirs, et entretenons des relations avec des hauts fonctionnaires, à la fois parmi les Moroï et parmi les humains. Si un vampire se fait repérer quelque part, nous trouvons toujours quelqu’un qui peut acheter le silence d’un autre. Bref, l’histoire finit par passer à la trappe.

Ils surveillent les activités des Moroï et des dhampirs. Je venais de toucher le gros lot. Je me penchai vers elle et baissai la voix en ayant l’impression que le temps s’était arrêté.

— Je cherche un village… un village de Sibérie, habité par des dhampirs. Malheureusement, j’ignore comment il s’appelle. (Dimitri n’avait mentionné son nom qu’une seule fois en ma présence et je l’avais oublié.) C’est près de… Om ?

— Omsk, me corrigea-t-elle.

Je me redressai subitement.

— Tu connais ce village ?

Elle hésita à répondre et son regard la trahit.

— Peut-être.

— Tu le connais ! m’écriai-je. Tu dois me dire où il se trouve. Il faut que je m’y rende.

— As-tu l’intention de devenir… l’une d’entre elles ? me demanda-t-elle avec une grimace.

Les alchimistes connaissaient donc l’existence des catins rouges. Ce n’était pas vraiment une surprise. Si Sydney et ses associés savaient tant de choses sur le monde des Moroï, cela n’avait pas pu leur échapper.

— Non, répondis-je avec dédain. Je cherche quelqu’un.

— Qui ?

— Quelqu’un.

Sydney faillit sourire, puis mâchonna une frite d’un air songeur. Elle n’avait mangé que deux bouchées de son hamburger, qui devait déjà avoir beaucoup refroidi et que j’envisageais de dévorer moi-même, histoire de ne pas gaspiller la nourriture.

— Je reviens, annonça-t-elle tout à coup.

Elle se leva pour aller s’isoler dans un coin calme du restaurant, tira un téléphone de sa sacoche magique, tourna le dos à la salle et passa un appel.

Pendant ce temps, j’engloutis le reste de mon poulet ainsi qu’une poignée de ses frites, puisqu’il me semblait de moins en moins probable qu’elle en fasse quoi que ce soit. Tout en mâchant, j’évaluai les options qui s’offraient à moi et me demandai s’il allait vraiment m’être si facile de retrouver le village de Dimitri. Et, une fois sur place, qu’allait-il se passer ? Le trouverais-je là-bas, guettant ses proies dans l’ombre ? Et, si c’était le cas, aurais-je le courage de lui planter mon pieu dans le cœur ? l’image qui m’obsédait, celle d’un Dimitri aux yeux rouges, s’imposa de nouveau à moi.

— Rose ?

Je clignai des yeux. Je m’étais perdue dans mes pensées au point de ne pas avoir remarqué le retour de Sydney. Elle se glissa sur la banquette.

— Il semblerait que… (Elle baissa les yeux vers son assiette et s’interrompit.) As-tu pioché dans mes frites ?

Comment avait-elle pu s’en rendre compte avec tout ce qu’elle avait laissé dans son assiette ? Je ne lui en avais volé que quelques-unes.

— Non, répondis-je après avoir estimé que ce forfait la conforterait dans l’idée que j’étais une créature diabolique de la nuit.

Elle fronça les sourcils.

— Je connais ce village, finit-elle par déclarer. J’y suis déjà allée.

Je me redressai. La vache ! Toutes ces semaines de recherches m’avaient enfin menée quelque part. Sydney allait me dire où se situait le village et j’allais enfin pouvoir clore cet horrible chapitre de mon existence.

— Merci. Merci beaucoup !

Je ne remarquai à quel point elle semblait affligée que lorsqu’elle leva la main pour me faire taire.

— Mais je ne vais pas te dire où il se trouve.

J’en restai bouche bée.

— Quoi ?

— Je vais t’y conduire moi-même.

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