Chapitre 12
La visite que j’avais rendue à Lissa avait soulevé plus de questions qu’elle n’avait apporté de réponses. Comme je n’avais aucun projet précis, je me contentai de passer les jours suivants chez les Belikov. Je m’intégrai à leur routine avec une facilité qui me déconcerta et fis de mon mieux pour me rendre utile en acceptant toutes les tâches qu’on voulut bien me confier. J’allai même jusqu’à surveiller le bébé (ce qui me mit assez mal à l’aise, puisque ma formation de gardienne ne m’avait pas laissé beaucoup de temps pour faire des petits boulots après les cours, comme du baby-sitting.) Yéva ne me quittait pas des yeux. Elle ne disait rien, mais son regard semblait toujours réprobateur. Je n’arrivais pas à déterminer si elle voulait me voir partir ou si c’était son regard habituel. Les autres, en revanche, étaient ravies de m’avoir parmi elles et le montraient à chaque instant. C’était Viktoria qui s’en réjouissait le plus.
— J’aimerais tant que tu nous accompagnes au lycée, dit-elle un soir d’un air triste.
Nous avions passé beaucoup de temps ensemble.
— Quand repars-tu ?
— Lundi. Juste après Pâques.
Je sentis une vague tristesse s’éveiller en moi. Quoi que je décide de faire, elle allait me manquer.
— Ça alors… Je ne m’étais pas rendu compte que c’était si proche. Nous restâmes silencieuses pendant quelques instants, puis Viktoria me jeta un regard oblique.
— As-tu pensé… à la possibilité de m’accompagner à Saint-Basil ? J’écarquillai les yeux.
— Saint-Basil ? Ton lycée porte aussi un nom de saint ?
Ce n’était pas toujours le cas. Le lycée dans lequel Adrian avait étudié sur la côte est s’appelait Aider.
— Notre saint est un humain, précisa-t-elle en souriant. Tu pourrais t’y inscrire et y finir ta dernière année. Je suis sûre qu’ils t’accepteraient.
Parmi toutes les options insensées que j’avais envisagées depuis le début de mon voyage, celle-ci ne m’avait jamais traversé l’esprit. J’avais abandonné le lycée. J’étais à peu près certaine qu’il ne me restait plus rien à apprendre, même si j’avais découvert que ce n’était pas tout à fait vrai en rencontrant Sydney et Mark. Néanmoins, je voyais mal en quoi un semestre supplémentaire de maths et de sciences pouvait faire progresser mes projets. Quant à ma formation de gardienne, il ne me restait plus qu’à me préparer pour l’examen de fin d’année, or je doutais qu’il soit à la hauteur des situations dans lesquelles je m’étais retrouvée face à de vrais Strigoï.
Je secouai la tête.
— Je ne crois pas que ce soit une bonne idée. J’en ai fini avec le lycée. De plus, tous les cours sont en russe.
— Ils te fourniraient un traducteur, argua-t-elle avec un sourire malicieux. Et puis les coups de poing transcendent toutes les barrières linguistiques. (Son sourire s’effaça pour laisser place à une expression songeuse.) Sérieusement… si tu ne finis pas tes études et ne deviens pas gardienne… pourquoi ne restes-tu pas ici ? À Baïa, je veux dire. Tu pourrais vivre avec nous.
— Je ne veux pas devenir une catin rouge, répondis-je par réflexe.
Une expression étrange passa sur son visage.
— Ce n’est pas ce que je voulais dire.
— Je n’aurais pas dû dire ça. Je suis désolée. Je regrettais ces mots. Même si j’avais entendu des rumeurs sur les catins rouges qu’on trouvait en ville, je n’en avais vu qu’une ou deux et les femmes Belikov n’en faisaient certainement pas partie. La grossesse de Sonya était un mystère, mais le fait de travailler dans une épicerie n’avait rien de sordide. J’en avais appris un peu plus sur la situation de Karolina. Le père de ses enfants était un Moroï avec qui elle avait apparemment entretenu une authentique relation affective. Elle ne s’était pas rabaissée pour se donner à lui et lui ne l’avait pas instrumentalisée. Après la naissance de leur fille, ils s’étaient séparés d’un commun accord. Elle fréquentait désormais un gardien qui lui rendait visite dès qu’il était en congé.
Les quelques catins rouges que j’avais aperçues en ville correspondaient parfaitement à l’idée que je m’en faisais. Leur allure et leur maquillage dénonçaient les filles faciles, et les bleus sur leur cou prouvaient qu’elles n’avaient aucune réticence à laisser leur partenaire boire leur sang pendant les rapports ; ce qui constituait l’activité la plus avilissante à laquelle une dhampir puisse se livrer. Seuls les humains donnaient leur sang aux Moroï. Pas ceux de mon espèce. C’était avilissant, comme je viens de le dire, surtout associé à des pratiques sexuelles. La pire des infamies.
— Maman adorerait que tu restes. Tu pourrais trouver un travail et faire partie de notre famille.
— Je ne peux pas remplacer Dimitri, Viktoria, répondis-je avec douceur.
Elle me pressa la main pour me rassurer.
— Je sais. Personne n’attend ça de toi. Nous t’apprécions pour toi-même, Rose. Ta présence nous paraît naturelle. Dimka ne t’a pas choisie par hasard : tu t’intègres parfaitement parmi nous.
Je tâchai d’imaginer la vie qu’elle me suggérait. Elle semblait… facile. Agréable. Sans soucis. Une vie au sein d’une famille aimante avec laquelle je rirais et que je retrouverais tous les soirs. Je pourrais me soucier de ma propre vie au lieu d’être à la poursuite de quelqu’un d’autre. J’aurais des sœurs. Je ne me battrais que pour me défendre. Je pourrais abandonner mon projet de tuer Dimitri, parce que cela ne manquerait pas de me tuer moi aussi, soit physiquement, soit psychologiquement. Je pourrais faire le choix raisonnable de le considérer comme mort. Et pourtant… si je faisais ce choix, pourquoi ne pas simplement retourner dans le Montana, pour retrouver Lissa et l’académie ?
— Je ne sais pas, répondis-je finalement. Je ne sais pas ce que je vais faire.
Nous venions de finir de dîner. Elle jeta un coup d’œil hésitant vers la pendule.
— Je ne veux pas te laisser toute seule alors qu’il nous reste si peu de temps à passer ensemble… mais je dois bientôt retrouver quelqu’un. – Nikolaï ? la taquinai-je.
Elle secoua la tête et je m’efforçai de cacher ma déception. Je l’avais revu quelques fois et il m’était devenu de plus en plus sympathique. Je trouvais dommage que Viktoria ne partage pas ses sentiments et me demandai à présent si quelque chose, ou plutôt quelqu’un, ne retenait pas son attention.
— Raconte, insistai-je en souriant. Qui est-ce ?
Elle garda un visage impassible avec autant de talent que Dimitri.
— Un ami, répondit-elle évasivement.
Je crus tout de même voir ses yeux pétiller. – Quelqu’un du lycée ?
— Non. (Elle soupira.) C’est bien ça le problème. Il va tellement me manquer…
Mon sourire s’effaça.
— Je peux imaginer.
— Oh !… (Elle parut embarrassée.) Je suis idiote. Mes problèmes… sont insignifiants comparés aux tiens. Je veux dire… je ne pourrai pas le voir pendant quelque temps, mais je vais le revoir plus tard ; tandis que Dimitri, lui, est mort. Tu ne le reverras jamais.
Cela n’était peut-être pas tout à fait vrai. Néanmoins, je ne jugeai pas utile de le lui dire.
— Non, me contentai-je de répondre à la place. Elle me prit de court en me serrant dans ses bras.
— Je sais ce que c’est d’aimer. Mais perdre l’être aimé… je l’ignore. Je ne sais pas quoi dire… En tout cas, sache que nous sommes là pour toi. Nous toutes. Tu ne peux pas remplacer Dimitri, mais nous t’aimons comme une sœur.
Cette idée me stupéfia autant qu’elle me réconforta. Après cela, il lui fallut se préparer pour son rendez-vous. Elle se changea rapidement, se maquilla plus que pour rencontrer un simple ami, puis se précipita dehors. Son départ me procura une sorte de soulagement, car cela me permit de lui cacher les larmes que ses paroles avaient fait naître. J’étais enfant unique et Lissa la personne qui ressemblait le plus à une sœur dans ma vie. Je l’avais toujours considérée comme telle et estimais désormais l’avoir perdue. Les mots de Viktoria avaient fait vibrer quelque chose au fond de moi. Quelque chose qui me disait que j’avais de véritables amis et que je n’étais plus seule.
Après son départ, je descendis dans la cuisine, où Oléna ne tarda pas à me rejoindre, alors que je cherchais quelque chose à manger.
— Est-ce Viktoria que je viens d’entendre sortir ? me demanda-t-elle.
— Oui. Elle est allée voir un ami.
J’eus le mérite de rester impassible. Il n’était pas question que je trahisse Viktoria. Oléna soupira.
— Je voulais lui confier une commission à faire pour moi au village.
— Je vais m’en charger, m’empressai-je de proposer. Dès que j’aurai trouvé quelque chose à manger.
Elle m’offrit un sourire affectueux et me tapota la joue.
— Tu as bon cœur, Rose. Je comprends pourquoi Dimka t’aimait.
J’étais toujours fascinée par la facilité avec laquelle tout le monde acceptait notre relation. Personne n’avait évoqué notre différence d’âge ni le fait qu’il était mon professeur. Comme je l’avais dit à Sydney, j’avais l’impression qu’on me considérait comme sa veuve. Les mots de Viktoria me revinrent à l’esprit. La manière dont Oléna me regardait me donnait l’impression d’être vraiment sa fille et je ne pus m’empêcher de nourrir de nouveaux sentiments ingrats à l’égard de ma mère. Elle n’aurait sûrement pas accepté notre amour à Dimitri et moi. Elle l’aurait jugé déplacé et m’aurait dit que j’étais trop jeune. Mais était-ce bien certain ? J’étais peut-être trop dure envers elle.
Oléna prit conscience que je me trouvais devant un placard ouvert et secoua la tête, d’un air réprobateur.
— Il faut d’abord que tu manges.
— Je veux seulement grignoter, lui assurai-je. Ne vous dérangez pas.
Finalement, elle me coupa d’épaisses tranches d’un pain noir qu’elle avait fait cuire un peu plus tôt et sortit du beurre parce qu’elle savait que j’adorais en étaler sur mes tartines. Comme Karolina m’avait taquinée en me disant que les Américains seraient scandalisés s’ils apprenaient ce que contenait ce pain, je n’avais pas cherché à le savoir. Il était à la fois doux et acide et j’adorais son goût.
Oléna s’assit en face de moi pour me regarder manger.
— C’était le pain qu’il préférait quand il était petit.
— Dimitri ? Elle acquiesça.
— Dès qu’il revenait pour les vacances, il me demandait d’en faire. Il en mangeait tant que je devais presque faire cuire une miche pour lui tout seul. Les filles n’en mangeaient jamais autant.
— Les garçons ont tendance à manger davantage. (Je devais bien admettre que je pouvais rivaliser avec beaucoup d’entre eux.) Et il était plus grand et plus fort que la plupart des hommes.
— C’est vrai, reconnut-elle d’un air pensif. Mais j’ai fini par le forcer à le faire lui-même. Je lui ai dit que s’il avait l’intention d’engloutir tout mon pain, mieux valait qu’il sache combien d’efforts cela réclamait pour le fabriquer.
J’éclatai de rire.
— Je n’arrive pas à imaginer Dimitri en train de faire du pain.
J’avais à peine prononcé ces mots que je me ravisai. Lorsque je pensais à Dimitri, je l’imaginais toujours passionné et redoutable. C’était sa personnalité de dieu de la Guerre irrésistible qui me venait d’abord à l’esprit. Mais c’étaient sa douceur et sa prévenance, associées à sa force, qui le rendaient si merveilleux. Ses mains qui maniaient le pieu avec une telle précision écartaient délicatement mes cheveux de mon visage. Ses yeux qui savaient repérer le moindre danger lorsqu’il fallait sécuriser une zone me regardaient avec émerveillement et adoration, comme si j’étais la plus belle et la plus passionnante femme du monde.
Je soupirai, tourmentée par cette douleur douce-amère dans ma poitrine et qui m’était devenue si familière. Comme j’étais stupide de me laisser émouvoir par une miche de pain… mais c’était ainsi. J’étais bouleversée dès que je pensais à Dimitri.
Oléna me couvait de son regard doux et compatissant.
— Je sais, dit-elle en devinant mes pensées. Je sais exactement ce que tu ressens.
— Est-ce que ça s’arrange avec le temps ? lui demandai-je. Contrairement à Sydney, Oléna avait une réponse.
— Oui. Mais tu ne seras plus jamais la même.
Je ne parvins pas à déterminer si cette idée était réconfortante ou non. Lorsque j’eus fini de manger, elle me donna une liste de courses et je partis vers le centre du village. J’étais contente d’être dehors, à marcher. Je n’étais pas faite pour l’inaction.
Je lus surprise de tomber sur Mark à l’épicerie. J’avais eu l’impression qu’Oksana et lui se rendaient rarement au village. Cela ne m’aurait pas étonnée qu’ils cultivent eux-mêmes leurs légumes et vivent des produits de leur jardin. Mark me sourit chaleureusement.
— Je me demandais si tu étais encore dans les environs.
— Oui, répondis-je en lui montrant mon panier. Je fais des courses pour Oléna.
— Je suis content que tu sois encore là. Tu semblés… plus paisible.
— Je crois que votre anneau y a contribué. À mon apaisement, je veux dire. En revanche, il ne m’a pas beaucoup aidée en matière de décisions à prendre.
Il fronça les sourcils et changea sa bouteille de lait de main.
— Quelles décisions ?
— Que faire. Où aller.
— Pourquoi ne resterais-tu pas ici ?
Cette conversation ressemblait étrangement à celle que je venais d’avoir avec Viktoria. Ma réponse fut la même.
— Je ne sais pas ce que je pourrais faire si je restais ici.
— Tu pourrais trouver un travail et vivre chez les Belikov. Elles t’aiment beaucoup, tu sais. Tu t’es très bien intégrée à leur famille.
Je fus de nouveau enveloppée par la même sensation de chaleur et d’amour et tâchai de m’imaginer, confortablement installée chez les Belikov, et travaillant comme serveuse ou vendeuse au village.
— Je ne sais pas, répétai-je en ayant l’impression d’être un disque rayé. Je ne suis pas sûre que ça me convienne.
— C’est mieux que l’autre option, m’avertit-il. Mieux que de te jeter au-devant du danger, sans véritable but. Il ne s’agir même pas d’un choix.
C’était pourtant la raison pour laquelle j’étais venue en Sibérie. Ma conscience me réprimanda. Dimitri, Rose. As-tu oublié Dimitri ? As-tu oublié que tu es venue pour le libérer, comme il l’aurait souhaité ? Mais était-ce vraiment ce qu’il aurait souhaité ? Peut-être aurait-il voulu que je reste en sécurité. Je n’en savais rien et les choix que je devais faire étaient encore plus compliqués, à présent que Mason n’était plus là pour m’aider. Penser à ce dernier me rappela quelque chose que j’avais complètement oublié.
— Lorsque nous avons bavardé l’autre jour, nous avons parlé des pouvoirs de Lissa et d’Oksana. Mais qu’en est-il des vôtres ?
Mark plissa les yeux.
— Que veux-tu dire ?
— Avez-vous déjà… rencontré des fantômes ?
Après quelques instants de silence, il poussa un profond soupir.
— J’espérais que ça ne t’arriverait pas.
Je fus surprise d’être si soulagée d’apprendre que je n’étais pas la seule à voir des fantômes. Même si je comprenais désormais que le fait d’être morte et d’avoir visité le monde des esprits faisait de moi leur cible, cela restait l’une des conséquences les plus terrifiantes d’avoir reçu le baiser de l’ombre.
— Cela se produit-il indépendamment de votre volonté ?
— C’était le cas, au début. J’ai appris à le contrôler.
— Moi aussi. (Je me rappelai subitement l’épisode de la grange.) Enfin, pas tout à fait.
Je baissai la voix pour lui raconter brièvement ce qui s’était produit pendant mon trajet jusqu’ici avec Sydney. Je n’en avais encore parlé à personne.
— Tu ne dois plus jamais le refaire, me dit-il d’une voix grave.
— Mais je ne le voulais pas ! Ça s’est fait tout seul.
— Tu as paniqué. Tu avais besoin d’aide et une part de toi a invoqué les esprits qui t’environnaient. Ne le fais plus. C’est mal et tu as toutes les chances de perdre le contrôle.
— Je ne sais même pas comment j’ai fait.
— Comme je viens de te le dire, tu as paniqué. Tu ne dois plus laisser ta peur agir à ta place.
Une vieille femme qui portait un foulard sur la tête et un panier dans les bras passa près de nous. J’attendis qu’elle se soit éloignée pour poser la question suivante.
— Pourquoi m’ont-ils défendue ?
— Parce que les fantômes détestent les Strigoï. Les Strigoï sont contre nature. Ils ne sont ni vivants ni morts, et ne font qu’exister dans un état intermédiaire. Tout comme nous, les fantômes le ressentent comme une monstruosité.
— Ils pourraient faire une arme redoutable… Le visage franc et amical de Mark s’assombrit.
— C’est dangereux. Les gens comme toi et moi sont déjà aux frontières des ténèbres et de la folie. En appelant délibérément les fantômes, tu risques de basculer et de perdre complètement la tête. (Il consulta sa montre et poussa un soupir.) Je dois partir, mais je suis sérieux, Rose. Reste ici. Evite les ennuis. Bats-toi contre les Strigoï s’ils viennent t’attaquer, mais ne te lance pas à leur poursuite à l’aveuglette. Et laisse les fantômes tranquilles.
Cela faisait beaucoup de conseils pour une conversation d’épicerie, et surtout beaucoup de conseils que je n’étais pas sûre de pouvoir suivre. Je le remerciai néanmoins et lui demandai de transmettre mes amitiés à Oksana, avant de passer moi aussi à la caisse puis de m’en aller. J’avais presque atteint le quartier d’Oléna quand je faillis percuter Abe à un coin de rue.
Il était vêtu d’une manière aussi tape-à-l’œil que d’habitude. Il portait le même manteau hors de prix et une écharpe dorée assortie à ses bijoux. Il s’appuya nonchalamment contre un mur de brique, tandis que ses gardiens rôdaient à proximité.
— Donc, voilà pourquoi tu es venue en Russie… Pour faire le marché comme une paysanne.
— Non. Bien sûr que non.
— Tu fais du tourisme, alors ?
— Non. J’essaie seulement de me rendre utile. Arrêtez d’essayer de me soutirer des informations. Vous n’êtes pas aussi malin que vous le croyez.
— C’est faux, répliqua-t-il.
— Je vous l’ai déjà dit. Je suis venue annoncer la mort de Dimitri aux Belikov. Allez donc en informer ceux pour qui vous travaillez.
— Et je t’ai déjà conseillé de ne pas me mentir. (Je perçus de nouveau chez lui cet étrange mélange de plaisanterie et de menace.) Tu n’as pas idée à quel point je me suis montré patient envers toi. S’il s’était agi de n’importe qui d’autre, j’aurais obtenu l’information que je veux dès le premier soir.
— J’ai de la chance, ripostai-je. Et maintenant ? Allez-vous m’entraîner dans une allée pour me tabasser jusqu’à ce que je vous dise pourquoi je suis là ? Je commence à me lasser de vos menaces de gangster.
— Et je commence à perdre patience.
Il n’y avait plus aucune trace d’humour dans sa voix. Tandis qu’il se redressait pour me toiser, je ne pus m’empêcher de remarquer avec inquiétude qu’il était mieux charpenté que la plupart des Moroï. Même si ceux de son espèce préféraient éviter les affrontements physiques, je n’aurais pas été surprise qu’Abe ait passé à tabac autant de gens que ses gardes du corps.
— Tu veux que je te dise ? poursuivit-il. La raison de ta présence ne m’intéresse plus. Je veux seulement que tu t’en ailles. Tout de suite.
— Ne me menacez pas, vieillard. Je m’en irai quand je voudrai.
C’était amusant. Alors que je venais tout juste de dire à Mark que je ne savais pas si je resterais à Baïa, il avait suffi qu’Abe fasse pression sur moi pour que je n’aspire plus qu’à y prendre racine.
— J’ignore ce que vous voulez m’empêcher de faire, mais je n’ai pas peur de vous.
Ce n’était pas tout à fait vrai.
— Tu devrais, me répondit-il aimablement. Je peux devenir ton meilleur ami ou ton pire ennemi. Je pourrais t’encourager à partir, ou te proposer un marché.
Ses yeux brillaient presque d’excitation. Je me souvins que Sydney l’avait décrit comme un manipulateur et j’eus l’impression que négocier pour obtenir ce qu’il voulait était sa raison de vivre.
— Non. Je partirai quand je serai prête. Et ni vous ni ceux pour qui vous travaillez ne pourrez m’en empêcher.
Je fis volte-face en espérant paraître déterminée. Abe me rattrapa par l’épaule et me tira si violemment en arrière qu’il faillit me faire lâcher les courses. Je montai aussitôt ma garde, prête à attaquer, mais ses gardiens furent auprès de lui en un clin d’œil. Je n’allais pas pouvoir faire grand-chose.
— Ton séjour est terminé, siffla Abe. À Baïa. En Russie. Retourne aux États-Unis. Je te donnerai tout ce que tu voudras : de l’argent, un billet en première classe… n’importe quoi.
Je reculai prudemment hors de sa portée.
— Je n’ai besoin ni de votre aide ni de votre argent. Dieu seul sait d’où il vient…
Voyant qu’un groupe de gens passait en discutant joyeusement sur le trottoir d’en face, je reculai davantage, certaine qu’Abe ne tenterait rien devant témoin. Je sentis aussitôt mon courage renaître, ce qui était probablement stupide de ma part.
— Et je vous ai déjà dit que je partirais quand je l’aurais décidé, achevai-je.
Abe tourna les yeux vers les passants, puis commença lui aussi à reculer avec ses gardiens. Il arborait son sourire terrifiant.
— Et je t’ai prévenue : je peux être ton meilleur ami ou ton pire ennemi. Quitte Baïa avant de le découvrir par toi-même.
À mon grand soulagement, il s’éloigna sur ces mots. Je ne tenais pas à ce qu’il lise sur mon visage à quel point ses menaces avaient porté.
N’étant pas d’humeur sociable ce soir-là, je me couchai tôt. Je feuilletai un magazine qu’il m’était impossible de lire et sentis la fatigue me gagner étonnamment vite. Les discussions que j’avais eues avec Mark et Abe avaient dû m’épuiser. En me conseillant de rester, Mark avait frappé juste et fait écho aux paroles de Viktoria. Les menaces à peine voilées d’Abe m’avaient inquiétée et avaient éveillé ma méfiance à l’égard de ceux qui lui avaient demandé de me faire quitter la Russie. À quel moment allait-il vraiment perdre patience et cesser de vouloir marchander ?
Je me laissai glisser dans le sommeil et retrouvai la sensation familière des rêves dirigés par Adrian. Cela ne s’était pas produit depuis si longtemps que j’avais fini par croire qu’il m’avait écoutée lorsque je lui avais demandé de ne plus revenir. Bien sûr, je le lui demandais chaque fois. Néanmoins, il n’avait jamais laissé passer tant de temps entre deux visites et m’avait un peu manqué, même si cela me contrariait de le reconnaître.
Cette fois, il avait choisi comme décor un terrain boisé de l’académie situé près d’une mare. Toute la végétation était verdoyante ou en fleurs et le soleil brillait dans le ciel. Je soupçonnais que la création d’Adrian n’était pas fidèle au climat du Montana en cette saison, mais ce rêve était le sien : il pouvait en faire ce qu’il voulait.
— Petite dhampir, m’accueillit-il en souriant. Ça faisait longtemps.
— Je croyais que tu en avais fini avec moi, répliquai-je en m’asseyant sur une grande pierre plate.
— Je n’en aurai jamais fini avec toi, répondit-il en s’avançant nonchalamment vers moi, les mains dans les poches. Même si… à dire vrai… j’avais vraiment l’intention de te laisser tranquille, cette fois. Mais je devais au moins m’assurer que tu étais toujours en vie.
— Je suis en vie et en parfaite santé, comme tu peux le voir.
Il m’observa en souriant. Le soleil jetait des reflets dorés sur ses cheveux châtains.
— Parfait. Tu as l’air d’aller bien, en effet. Je ne t’ai jamais vu une aura si radieuse.
Son regard glissa de mon visage vers mes mains posées sur mes genoux. Il fronça les sourcils, puis s’agenouilla pour prendre ma main droite dans la sienne.
— Qu’est-ce que c’est ?
Je portais l’anneau d’Oksana. Malgré sa simplicité, le bijou brillait vivement au soleil. Ces rêves étaient si étranges. Même si Adrian et moi n’étions pas réellement face à face, l’anneau m’avait accompagnée et avait conservé assez de pouvoir pour qu’il puisse le sentir.
— C’est une amulette chargée des pouvoirs de l’esprit.
Comme moi, il semblait n’avoir jamais envisagé qu’une telle chose soit possible. La curiosité se peignit sur son visage.
— Elle te guérit, c’est ça ? C’est elle qui éloigne les ténèbres de ton aura.
— En partie.
Le regard insistant qu’il portait sur l’anneau me mit mal à l’aise. Je le retirai donc et le glissai dans ma poche.
— Son effet est temporaire. J’ai rencontré un spécialiste de l’esprit… et un autre dhampir qui a reçu le baiser de l’ombre.
Sa stupeur s’accrut.
— Quoi ? Où ?
Je fis « non » de la tête en me mordant la lèvre.
— Mon Dieu, Rose ! c’est énorme ! Tu sais à quel point il serait précieux pour Lissa et moi de rencontrer d’autres spécialistes de l’esprit. Dis-moi où ils se trouvent.
— Non. Plus tard, peut-être. Je ne veux pas que vous veniez me chercher.
D’après les informations dont je disposais, ils pouvaient très bien être déjà à mes trousses et avoir loué les services d’Abe. Ses yeux verts brillèrent de fureur.
— Et si tu essayais d’envisager un instant que le monde ne tourne pas autour de toi ? Il s’agit de Lissa, de moi et d’une chance de comprendre quelque chose aux pouvoirs déments qui nous habitent. Si tu connais des gens qui peuvent nous aider, nous devons le savoir.
— Plus tard, peut-être, répétai-je obstinément. Je vais bientôt partir… Alors je vous le dirai.
— Pourquoi rends-tu toujours les choses si difficiles ?
— Parce que c’est comme ça que je te plais.
— À cet instant ? Pas tant que ça…
Alors qu’Adrian faisait souvent ce genre de plaisanterie, celle-ci m’ennuya un peu. Sans que je comprenne pourquoi, j’eus la très vague impression qu’il ne me trouvait plus aussi séduisante qu’avant.
— Sois patient, lui demandai-je. Je suis sûre que vous pouvez travailler sur autre chose en attendant. Et Lissa semble avoir trouvé de quoi s’occuper avec Avery.
Ces mots m’avaient échappé. Je les avais prononcés sur un ton qui trahissait l’amertume et l’envie que j’avais éprouvées en les observant quelques jours plus tôt.
Adrian haussa un sourcil.
— Mesdames et messieurs, elle le reconnaît enfin. Tu espionnes Lissa… Je le savais !
Je détournai les yeux.
— Je vérifie seulement qu’elle est en vie, moi aussi.
Comme s’il m’était possible de ne pas le savoir…
— Elle l’est. En vie et en parfaite santé, comme toi. Enfin… dans l’ensemble. (Il fronça les sourcils.) Parfois, je ressens quelque chose d’étrange en elle. Elle semble ne plus aller très bien et son aura vacille un peu. Ça ne dure jamais longtemps, mais ça m’inquiète. (Son ton s’adoucit légèrement.) Avery aussi s’inquiète pour elle. Lissa est entre de bonnes mains. Avery est stupéfiante, tu sais.
Je lui décochai un regard féroce.
— Stupéfiante ? Elle te plaît ou quoi ?
Je n’avais pas oublié qu’Avery lui avait promis de ne pas verrouiller sa porte.
— Bien sûr qu’elle me plaît. C’est une fille géniale.
— Non, je veux dire qu’elle te plaît vraiment.
— Je vois…, répliqua-t-il en levant les yeux au ciel. Nous traitons des définitions du verbe « plaire », comme au collège.
— Tu n’as pas répondu à ma question.
— Comme je te l’ai dit, c’est une fille géniale. Elle est intelligente, avenante, belle…
Quelque chose dans sa manière de dire qu’elle était belle me dérangea. Je détournai encore les yeux et tripotai mon nazar en tâchant d’analyser mon sentiment. Adrian fut le premier à me percer à jour.
— Es-tu jalouse, petite dhampir ? Je soutins son regard.
— Non. Si j’étais jalouse à cause de toi, je serais devenue folle depuis longtemps, vu le nombre de filles avec lesquelles tu t’amuses.
— Avery n’est pas le genre de fille avec laquelle on s’amuse.
Il y avait encore de la tendresse et de la rêverie dans sa voix. Cela n’aurait pas dû m’ennuyer. J’aurais même dû me réjouir qu’il s’intéresse à une autre fille. Après tout, j’essayais de le convaincre de me laisser tranquille depuis longtemps. Il m’avait prêté l’argent de ce voyage à condition que je lui laisse une chance à mon retour dans le Montana, si j’y retournais. S’il s’engageait dans une relation avec Avery, il me délivrerait d’un souci.
Franchement, cela n’aurait sans doute eu aucune importance s’il ne s’était pas agi d’Avery. Mais le fait qu’il tombe lui aussi sous son charme me semblait dépasser les bornes. N’était-il pas suffisant qu’elle me vole Lissa ? Comment cette fille pouvait-elle si facilement prendre ma place ? Elle m’avait pris ma meilleure amie, et voilà que le garçon qui avait juré que j’étais la seule qu’il voulait songeait sérieusement à me remplacer.
Tu es une hypocrite, déclara une voix sévère au fond de moi. En quoi serait-il injuste que quelqu’un entre dans leur vie ? Tu les as abandonnés l’un et l’autre. Ils ont parfaitement le droit de passer à autre chose.
Je me relevai, furieuse.
— Écoute, j’en ai assez de parler avec toi pour ce soir. Veux-tu bien me laisser sortir de ce rêve ? Je ne te dirai pas où je me trouve. Et je n’ai aucune envie de t’entendre m’expliquer à quel point Avery est formidable et tellement mieux que moi.
— Avery ne se comporterait jamais comme une garce, répliqua-t-il. Elle ne s’offenserait pas que quelqu’un se soucie assez d’elle pour prendre de ses nouvelles. Elle ne me refuserait pas la chance d’en découvrir plus sur mes pouvoirs à cause d’une crainte paranoïaque que cela ruine le projet dément qu’elle aurait formé pour surmonter la mort de son petit ami.
— Tu ne manques pas de culot de me traiter de garce : tu es aussi égoïste et égocentrique que d’habitude. Il ne s’agit jamais que de toi, même dans ces rêves. Tu m’y retiens contre ma volonté parce que cela t’amuse.
— Très bien, me répondit-il froidement. Je vais y mettre un terme. Tout est fini entre nous. Je ne reviendrai pas.
— Génial ! J’espère que tu le penses vraiment, cette fois.
Ses yeux verts furent la dernière chose que je vis avant de me réveiller dans mon lit.
Je me redressai en haletant. Mon cœur tambourinait dans ma poitrine et j’eus presque l’impression d’être sur le point de pleurer. Adrian avait raison : je m’étais conduite comme une garce. Je m’étais défoulée sur lui alors qu’il ne le méritait vraiment pas. Pourtant… je n’avais pas réussi à m’en empêcher. Lissa me manquait. Même Adrian me manquait, d’une certaine manière. Et voilà que quelqu’un prenait ma place, quelqu’un qui n’allait pas les abandonner comme moi je l’avais fait.
« Je ne reviendrai pas. »
Pour la première fois, j’eus le pressentiment qu’il allait tenir sa promesse.