Chapitre 17
Il ne fut pas facile de les convaincre de relâcher un Strigoï que nous tenions à notre merci. Ils m’avaient laissée mener mes interrogatoires, alors qu’ils n’avaient aucun sens pour eux. Mais laisser partir un Strigoï ? C’était une idée vraiment démente, même pour une non-promise. Je les vis échanger des regards embarrassés et me demandai s’ils n’allaient pas me désobéir. Mon autorité finit par triompher. Ils avaient foi en moi et voulaient que je reste leur chef, malgré tout ce que mes actions pouvaient avoir d’insensé à leurs yeux.
Bien sûr, une fois le Strigoï relâché, il fallut encore nous assurer qu’il repartait bien de son côté. Il commença par se jeter sur nous et n’abandonna la partie que lorsqu’il comprit que nous allions encore avoir raison de lui. Alors il nous jeta un dernier regard menaçant avant de se fondre dans l’obscurité. Le fait d’être vaincu par une bande d’adolescents avait dû blesser son amour-propre. Son regard était devenu particulièrement haineux lorsqu’il s’était posé sur moi et je frémis à l’idée que je venais de lui livrer mon nom. Comme je ne pouvais plus rien changer à cela, il ne me restait plus qu’à espérer que mon plan fonctionnerait.
Denis et les autres ne me pardonnèrent complètement de l’avoir laissé filer qu’après avoir tué d’autres Strigoï les jours suivants. Une routine s’installa. Nous écumions les discothèques et arpentions les quartiers dangereux de la ville en comptant sur mes sens pour nous avertir du danger. Je fus amusée de voir la rapidité avec laquelle ils prirent l’habitude de s’en remettre à mon commandement. Alors qu’ils prétendaient refuser de se soumettre à l’autorité des gardiens et à leurs règles, voilà que, de manière surprenante, ils suivaient mes directives sans poser de questions.
Dans les grandes lignes, du moins. De temps à autre, je voyais réapparaître leur tendance à l’indiscipline. L’un d’eux se mettait à jouer les héros, sous-estimait un Strigoï ou décidait de chasser en solitaire. Ce fut ainsi qu’Artur échappa de peu à un traumatisme crânien. Comme il était le plus fort d’entre nous, il se montra un jour un peu trop hardi, et se retrouva projeté contre un mur sans avoir rien vu venir. Ce fut une leçon pour nous tous. Pendant quelques instants horribles, je crus qu’Artur s’était fait tuer et que mon rôle de chef de bande me rendait responsable de sa mort. L’un des alchimistes de Sydney vint pour le soigner après que j’eus prudemment pris le large de peur qu’Abe ne me retrouve. L’alchimiste nous assura qu’Artur avait seulement besoin d’un peu de repos, ce qui signifiait qu’il devrait abandonner la chasse pendant quelque temps. Cela lui fut difficile. Je dus même lui crier après, un soir où il essaya de nous suivre, et lui rappeler que certains de ses amis avaient payé une telle stupidité de leur vie.
Les dhampirs qui ne vivaient pas parmi les Moroï s’adaptaient généralement aux horaires diurnes des humains. Cependant, je ne tardai pas à reprendre la vie nocturne qui était la mienne à l’académie. Les autres m’imitèrent, sauf Tamara qui travaillait dans la journée. Je ne voulais pas dormir aux heures où les Strigoï hantaient les rues. J’avais appelé Sydney chaque fois que nous avions fait une victime et les Strigoï devaient désormais être au courant que quelqu’un faisait un carnage dans leurs rangs. Si celui que nous avions relâché avait bien transmis mon message, certains d’entre eux me recherchaient peut-être même personnellement.
Le nombre quotidien de nos victimes diminua un peu au fil du temps, ce qui me conforta dans l’idée que les Strigoï étaient devenus plus prudents. Je ne parvins pas à déterminer si c’était une bonne ou une mauvaise nouvelle et incitai mes camarades à redoubler de prudence eux aussi. Ils commençaient à me prendre pour une déesse sans que je tire aucun plaisir de leur vénération. Je souffrais toujours en songeant à Lissa et Dimitri, et me concentrai sur ma tâche pour éviter de ressasser mes mauvais souvenirs. Seuls les progrès que je faisais pour me rapprocher de Dimitri importaient. Néanmoins, la chasse aux Strigoï me laissait beaucoup de temps libre. Je continuai donc de rendre visite à Lissa.
Je savais que Mia n’était pas la seule adolescente à vivre à la Cour parce que ses parents y travaillaient. En revanche, j’ignorais leur nombre. Évidemment, Avery les connaissait tous. La plupart étaient riches et vaniteux, ce qui ne surprit personne – en tout cas pas moi.
Le reste du séjour de Lissa avait consisté en mondanités diverses. Les propos que tenaient les Moroï nobles l’irritaient de plus en plus. Elle continuait à observer les mêmes abus de pouvoir et la même manière injuste de répartir les gardiens comme s’ils n’étaient que des objets. Le débat soulevé par les Moroï qui voulaient apprendre à se battre aux côtés de leurs gardiens était toujours un sujet brûlant. La plupart des gens que Lissa rencontrait à la Cour avaient une mentalité réactionnaire. Ils estimaient que les gardiens devaient continuer de protéger les Moroï. L’égoïsme de l’élite faisait enrager Lissa, qui avait constaté les résultats de cette politique et les succès que Christian et moi avions remportés lorsque nous avions essayé de changer les choses.
Elle se réjouissait d’échapper à ces mondanités dès que cela lui était possible, afin de se lancer dans de folles aventures avec Avery. Cette dernière savait toujours où trouver des gens avec qui passer des soirées très différentes de celles de Tatiana. Mais même si Lissa ne subissait jamais d’assommantes discussions politiques lors de ces fêtes, beaucoup d’autres choses lui minaient toujours le moral.
En particulier, la culpabilité, la colère et le chagrin qu’elle ressentait à cause de moi n’avaient cessé d’empirer. Elle connaissait pourtant suffisamment les effets négatifs de l’esprit sur son humeur pour identifier là leurs symptômes alarmants, sauf qu’elle ne s’était pas servie de ses pouvoirs depuis le début du séjour. Sans se soucier de comprendre les causes de son mal-être, elle faisait donc de son mieux. Dur se divertir, mais s’enfonçait dans la dépression chaque jour un peu plus.
— Fais attention, la mit en garde Avery au cours d’une soirée, la veille de leur retour à l’académie.
La plupart de ceux qui vivaient à la Cour y disposaient d’une résidence permanente. La fête à laquelle elles s’étaient rendues se déroulait chez un certain Szelsky qui siégeait dans un comité dont Lissa n’avait jamais entendu parler. Elle ne connaissait pas vraiment leur hôte non plus, mais une seule chose importait : ses parents étaient absents.
— À quoi ? demanda Lissa en observant les lieux.
La fête se déroulait dans le jardin de la maison, illuminé par des torches et des guirlandes électriques. Il y avait à manger et à boire à volonté. Un Moroï avait apporté une guitare et tentait d’impressionner les filles grâce à un talent musical qu’il ne possédait pas. À vrai dire, les sons qu’il produisait étaient si affreux qu’il venait peut-être de découvrir là une nouvelle manière de tuer les Strigoï. Néanmoins, il était assez mignon pour que ses admiratrices ne s’en soucient guère.
— À ça, précisa Avery en désignant le Martini de Lissa. Sais-tu seulement combien tu en as bus ?
— Ça m’étonnerait, intervint Adrian, qui était étendu sur une chaise longue voisine avec un verre à la main.
À côté d’eux, Lissa avait l’impression d’être une débutante. Avery s’amusait et badinait autant que d’habitude, sans avoir l’air dément ou stupide de quelqu’un qui avait trop bu. Lissa ne savait pas combien de verres son amie avait déjà vidés, mais le compte devait être impressionnant puisqu’elle en avait toujours un à la main. Adrian aussi buvait continuellement, ce qui avait surtout pour effet d’alléger son humeur. Lissa, qui s’était assagie au fil des ans, savait qu’ils avaient beaucoup plus d’expérience qu’elle en la matière.
— Je vais bien, mentit Lissa, qui avait l’impression que le jardin tanguait un peu, et envisageait sérieusement de rejoindre un groupe de filles qui dansaient sur une table.
Avery, qui semblait un peu inquiète, lui sourit néanmoins.
— Je te crois. Essaie seulement de ne pas être malade. Ce genre de chose s’ébruite toujours et je ne tiens pas à ce que tout le monde sache que la princesse Dragomir ne tient pas l’alcool. Tu dois te montrer à la hauteur de la solide réputation de ta famille.
Lissa vida son verre.
— Je ne suis pas certaine que mes ancêtres se soient rendus célèbres grâce à leur résistance à l’alcool.
Avery poussa Adrian pour s’installer à côté de lui sur la chaise longue.
— Tu serais surprise par les critères d’après lesquels on évalue les gens. Dans dix ans, tous ceux-là seront tes pairs au Conseil. Lorsque tu essaieras de faire voter une motion, ils se diront entre eux : « Tu te souviens de cette fête où elle était complètement soûle et où elle a vomi devant tout le monde ? »
Lissa et Adrian éclatèrent de rire. Lissa ne pensait pas qu’elle allait être malade mais, comme pour tout le reste, elle décida qu’elle s’en inquiéterait plus tard. Ce qu’elle appréciait le plus dans l’alcool, c’était qu’il l’aidait à oublier ce qui s’était passé un peu plus tôt ce jour-là. Tatiana lui avait présenté ses futurs gardiens : un homme expérimenté prénommé Grant et la « jeune femme », qui s’appelait Séréna. Ils lui avaient semblé sympathiques, mais lui avaient beaucoup trop rappelé Dimitri et moi. Elle avait eu l’impression de nous trahir en acceptant leurs services. Pourtant, elle avait hoché la tête et remercié Tatiana.
Un peu plus tard, Lissa avait appris que Séréna était originellement destinée à devenir la gardienne d’une Moroï roturière qu’elle connaissait depuis l’enfance. Il arrivait que des Moroï sans ascendance royale se voient attribuer un gardien, mais jamais plusieurs. Lorsque le problème de la protection de Lissa s’était présenté, Tatiana n’avait pas hésité un instant à retirer Séréna à son amie. Néanmoins, la jeune gardienne s’était montrée souriante et avait assuré à Lissa que cela ne la dérangeait pas. Le devoir passait avant tout, lui avait-elle dit, et elle était ravie d’entrer à son service. Mais cela n’avait pas empêché Lissa de se sentir triste pour elle, sachant que cette séparation avait dû être très dure pour les deux amies, sans compter que c’était terriblement injuste. C’était toujours le même problème : le pouvoir était mal réparti et personne ne luttait contre les abus auxquels cela donnait lieu. Lissa était sortie de cette entrevue en se reprochant sa faiblesse. Si elle n’avait pas eu le courage de m’accompagner, elle aurait au moins dû avoir celui d’exiger de Tatiana quelle lui assigne ma mère comme gardienne à la place de Séréna. Cette dernière aurait ainsi pu retrouver son ancien poste et il serait resté une amitié intacte dans ce monde.
Sans que Lissa comprenne comment, le Martini empirait son mal-être en même temps qu’il engourdissait sa tristesse : Tant pis, songea-t-elle. Lorsqu’un serveur passa à sa portée, elle lui fit signe, afin de commander un autre verre.
— Eh ! pourrais-je… ? Ambrose ?
Elle dévisagea avec surprise le garçon qui lui faisait face. S’il avait existé un calendrier des dhampirs les plus sexy posant en maillot de bain, celui-ci aurait pu sans peine figurer sur la couverture – en second choix après Dimitri bien sûr, mais je n’étais pas objective. Ce serveur s’appelait Ambrose, et Lissa et moi l’avions rencontré lors d’un précédent séjour à la Cour. Il avait la peau très mate et un torse parfaitement musclé sous sa chemise grise. C’était une véritable curiosité : un dhampir qui avait renoncé à devenir gardien et exerçait toutes sortes d’activités à la Cour, dont celle de masseur et, si la rumeur disait vrai, celle d’amant de la reine. Malgré toutes les choses répugnantes que j’avais pu voir dans ma vie, cette idée me faisait toujours grimacer.
— Princesse Dragomir, la salua-t-il en lui offrant un sourire d’une blancheur éclatante. Quelle surprise !
— Comment vas-tu ? s’écria-t-elle, sincèrement ravie de le voir. – Très bien. Après tout, j’ai le meilleur travail du monde. Et vous ?
— À merveille.
Ambrose l’observa quelques instants en silence. Même s’il ne se départit pas un instant de son charmant sourire, Lissa sentit qu’il ne la croyait pas et perçut sa réprobation. Le fait qu’Avery lui reproche de trop boire était une chose, mais un serveur, si beau soit-il ? C’était inacceptable. Lissa lui tendit son verre avec froideur.
— Je voudrais un autre Martini, déclara-t-elle avec autant de mépris dans la voix que n’importe quel noble.
Ambrose perçut son changement d’attitude. Son sourire perdit de sa chaleur et devint seulement poli.
— Je vous l’apporte tout de suite, répondit-il en s’inclinant légèrement avant de s’éloigner en direction du bar.
— Eh bien ! s’écria Avery en le détaillant avec gourmandise. Pourquoi ne nous as-tu pas présentés à ton ami ?
— Ce n’est pas mon ami, riposta Lissa. Ce n’est personne.
— Je suis d’accord, intervint Adrian en passant son bras autour des épaules d’Avery. Pourquoi chercher ailleurs alors que vous avez déjà ce qui se fait de mieux, ici ? (Si cela n’avait pas été aussi absurde, j’aurais juré que son ton jovial dissimulait une pointe de véritable jalousie.) Ne me suis-je pas plié en quatre pour vous permettre de prendre le petit déjeuner avec ma tante ?
Avery esquissa un vague sourire.
— C’est un bon début. Mais tu vas devoir faire mieux si tu veux m’impressionner, Ivashkov… (Avery aperçut quelque chose derrière Lissa qui parut la surprendre.) Eh ! la gamine est là !
Mia traversait le jardin avec Jill sur les talons sans se soucier des regards scandalisés que suscitait leur arrivée. Jill et elle n’étaient vraiment pas à leur place ici.
— Salut ! lança-t-elle en rejoignant le groupe de Lissa. Mon père vient de me demander de le rejoindre. Je dois vous laisser Jill.
— Aucun problème, répondit Lissa par réflexe même si la présence de Jill la contrariait manifestement. (Elle continuait à se demander pourquoi Christian s’intéressait autant à elle.) Quelque chose ne va pas ?
— Non. Il veut seulement me voir.
Mia dit au revoir à tout le monde et quitta la fête aussi vite qu’elle y était arrivée, en répondant par des grimaces aux sourires moqueurs des invités.
Lissa reporta son attention sur Jill, qui s’était assise avec précaution Mir une chaise voisine et s’émerveillait de tout.
— Alors, comment était-ce ? T’es-tu bien amusée avec Mia ? Jill tourna un visage extatique vers Lissa.
— Oh oui ! elle est géniale ! Elle a appris à faire tant de choses avec la magie de l’eau… C’est fou ! Elle m’a aussi montré quelques mouvements de combat. Je sais maintenant donner un crochet du droit… mais pas très fort.
Ambrose revint à cet instant avec le verre de Lissa. Il le lui tendit sans un mot et s’adoucit un peu en apercevant Jill.
— Désirez-vous quelque chose ?
— Non merci, répondit-elle en secouant la tête. Adrian l’observa attentivement.
— Ça ne t’ennuie pas d’être ici ? Tu ne préfères pas que je te raccompagne à ta chambre ?
Il n’avait toujours aucune arrière-pensée. Il semblait plutôt la considérer comme une petite sœur, ce que je ne pus m’empêcher de trouver attendrissant. Je ne le croyais pas capable de ce genre de comportement protecteur.
Jill secoua encore la tête.
— Ça va. Je ne voudrais pas te forcer à partir, à moins que… (Une inquiétude soudaine la saisit.) Voulez-vous que je m’en aille ?
— Non, lui assura Adrian. C’est rassurant de savoir qu’il y a quelqu’un de responsable au milieu de ce chaos. Tu devrais aller te chercher quelque chose à manger si tu as faim.
— Que tu es maternel ! le taquina Avery en faisant écho à mes pensées.
Curieusement, Lissa se sentit personnellement visée par la remarque d’Adrian au sujet de « quelqu’un de responsable », comme s’il l’avait giflée en public. Il me semblait qu’elle se trompait, mais elle n’avait plus les idées bien claires. Décidant qu’elle mangerait bien quelque chose elle-même, elle se dirigea vers le buffet, couvert de plateaux de petits-fours. Du moins, c’était le cas en début de soirée. La table servait désormais de piste de danse aux filles que Lissa observait un peu plus tôt. Quelqu’un avait posé les plateaux par terre pour leur laisser la place. Lissa se pencha pour prendre un canapé, puis regarda les danseuses en se demandant comment elles arrivaient à trouver un rythme à l’horrible musique du guitariste.
L’une des filles la remarqua, lui sourit et lui tendit la main.
— Viens !
Lissa l’avait déjà rencontrée auparavant, mais avait oublié son nom. Danser lui parut tout à coup une excellente idée. Elle finit son canapé et se laissa hisser sur la table sans lâcher son verre, ce qui lui valut quelques applaudissements des spectateurs. Lissa s’aperçut que la qualité de la musique n’avait aucune importance et se mit à danser en rythme. Elle et les autres filles se trémoussaient en exécutant des mouvements qui allaient de la plus grande lascivité à la parodie de pas de disco. Elle s’amusait follement et se demanda si Avery allait lui dire qu’elle entendrait encore parler de cette scène dix ans plus tard.
Au bout de quelque temps, les filles et elle s’efforcèrent de réaliser une véritable chorégraphie. Elles commencèrent par lever les bras en l’air, puis poursuivirent par un battement de jambes qui se révéla désastreux. Lissa portait des talons hauts. Un faux pas la fit basculer du bord de la table. Elle lâcha son verre et serait tombée de tout son long si des bras ne l’avaient pas rattrapée à temps et remise d’aplomb.
— Mon héros, murmura-t-elle avant de découvrir le visage de son sauveur. Aaron ?
L’ex-petit ami de Lissa, et le premier garçon avec qui elle avait couché, lui sourit, puis la lâcha lorsqu’il fut certain qu’elle avait recouvré son équilibre. Avec ses cheveux blonds et ses yeux bleus, Aaron était sexy à la manière des surfeurs. Je ne pus m’empêcher de me demander ce qui se serait produit si Mia avait assisté à la scène. Lissa, Aaron et elle avaient autrefois constitué un triangle amoureux digne d’un feuilleton télévisé.
— Que fais-tu là ? s’écria Lissa. Nous pensions que tu avais disparu…
Aaron avait quitté l’académie quelques mois plus tôt.
— J’habite dans le New Hampshire, maintenant. Je suis venu rendre visite à des cousins.
— Ça me fait plaisir de te voir.
Les choses s’étaient plutôt mal terminées entre eux mais l’état dans lequel elle se trouvait actuellement la rendait sincère. Elle était assez soûle pour être ravie de voir tous ceux qui se trouvaient là.
— Moi aussi, répondit Aaron. Tu es magnifique.
Son compliment la flatta davantage qu’elle ne s’y attendait, sans doute parce que tout le monde ce soir-là l’avait accusée d’être ivre et irresponsable. Le fait de l’avoir quitté ne l’empêcha pas de se souvenir à quel point elle l’avait trouvé attirant autrefois. Elle avait seulement cessé de l’aimer.
— Tu devrais nous donner de tes nouvelles, dit-elle. Nous raconter ce que tu deviens.
Elle se demanda un instant si elle avait bien fait de prononcer cette phrase alors qu’elle sortait avec quelqu’un, mais oublia vite ses scrupules. Elle ne faisait rien de mal en discutant avec d’autres garçons, d’autant moins que Christian ne s’était pas donné la peine de l’accompagner.
— J’en serai ravi. (Elle trouvait quelque chose d’agréablement perturbant à son regard.) J’imagine que je n’aurai pas la chance de recevoir un baiser pour t’avoir sauvée…
C’était une suggestion ridicule. Pourtant, Lissa éclata de rire. Quelle importance ? C’était Christian qu’elle aimait et le fait d’embrasser un ami ne signifiait rien. Elle leva la tête et laissa Aaron prendre son visage entre ses mains. Leurs lèvres se rencontrèrent. Il fallait se rendre à l’évidence : cela dura un peu trop longtemps pour un simple baiser amical. Lorsqu’ils se séparèrent, Lissa lui sourit comme une collégienne hébétée, ce qu’elle n’était pas loin d’être.
— À bientôt, lui lança-t-elle en repartant vers ses amis.
Avery affichait un air réprobateur qui ne visait ni Aaron ni le baiser.
— Es-tu folle ? Tu aurais pu te casser la jambe ! Tu ne devrais pas faire ce genre de bêtises.
— Tu es censée être la plus drôle de nous deux, lui fit remarquer Lissa. Ce n’était pas grand-chose.
— Il y a une différence entre la drôlerie et la stupidité, répliqua Avery sans perdre son sérieux. Tu ne devrais pas faire n’importe quoi comme ça. Nous ferions mieux de te ramener.
— Je vais bien.
Elle évita le regard d’Avery avec un air buté et s’intéressa un instant à une bande de garçons qui buvaient des tequilas. Ils faisaient une sorte de concours et la moitié d’entre eux semblaient sur le point de s’évanouir.
— Peux-tu définir ce que tu entends par « bien » ? ironisa Adrian. Mais lui aussi paraissait inquiet.
— Je vais bien, répéta Lissa avant de se tourner de nouveau vers Avery. Je ne me suis pas fait mal.
Elle s’attendait à se voir reprocher le baiser qu’elle avait accordé à Aaron et fut surprise qu’ils n’abordent pas le sujet. Son étonnement ne fit que croître lorsque le coup vint d’une source inattendue.
— Tu as embrassé ce garçon ! s’écria Jill en se redressant sur sa chaise.
Elle était scandalisée, au point d’en avoir oublié sa réserve habituelle.
— Ce n’était rien, riposta Lissa, furieuse de s’entendre réprimander par Jill. En tout cas, ce ne sont pas tes affaires.
— Mais tu es avec Christian ! Comment peux-tu lui faire ça ?
— Calme-toi, la gamine, intervint Avery. Ce n’est pas la même chose d’embrasser quelqu’un parce qu’on est ivre et de coucher avec lui. Dieu seul sait combien de garçons j’ai embrassés dans cet état.
— Et pourtant personne ne m’a embrassé ce soir, commenta Adrian en secouant la tête.
— Ça ne change rien, insista Jill, que ce baiser perturbait vraiment. (Elle s’était attachée à Christian et éprouvait un grand respect pour lui.) Tu l’as trompé.
Ces mots eurent le même effet sur Lissa que si Jill l’avait frappée de son crochet du droit pour s’entraîner.
— C’est faux ! s’écria Lissa. Tu as le béguin pour lui, et tu t’imagines des choses qui n’existent pas.
— Je n’ai pas imaginé ce baiser, riposta Jill en rougissant.
— Ce baiser est le cadet de nos soucis, intervint Avery avant de soupirer. Je suis sérieuse. Oubliez-le pour le moment. Nous en reparlerons demain.
— Mais…, commença Jill.
— Tu as entendu ce qu’elle vient de te dire, grogna un nouveau venu. Laisse tomber.
Reed Lazar, qui venait de sortir de nulle part, se pencha au-dessus de Jill, le visage plus dur et plus terrifiant que jamais.
Jill écarquilla démesurément les yeux.
— Je ne fais que dire la vérité…
Je fus forcée d’admirer le courage qui lui faisait oublier sa timidité naturelle.
— Tu énerves tout le monde, répondit Reed en s’approchant encore d’elle, les poings serrés. Et tu m’énerves, moi.
Je ne l’avais jamais entendu prononcer une phrase si longue. Jusqu’à présent, je le considérais comme une sorte d’homme des cavernes, incapable d’aligner trois mots.
— Eh ! (Adrian bondit sur ses pieds et se posta au côté de Jill.) C’est toi qui vas laisser tomber. As-tu l’intention de frapper une fille ?
Reed tourna son regard furieux vers Adrian.
— Reste en dehors de ça. – C’est ça… Tu rêves.
Si j’avais dû établir une liste des garçons susceptibles de se battre pour défendre l’honneur d’une dame, le nom d’Adrian Ivashkov aurait figuré tout en bas. Mais il tint tête à Reed, le visage dur, et posa une main sur l’une des épaules de Jill, en un geste protecteur. J’étais stupéfaite… et impressionnée.
— Reed ! cria Avery. (Elle aussi s’était levée pour se placer de l’autre côté de Jill.) Elle ne pensait pas ce qu’elle disait. Arrête.
Le frère et la sœur se défièrent en silence. Je n’avais jamais vu à Avery une expression si dure. Finalement, Reed recula en lui jetant un regard mauvais.
— Très bien. Comme tu voudras.
Le groupe le regarda s’éloigner avec stupeur. La musique était si forte que seules quelques personnes avaient entendu la dispute et s’étaient arrêtées de parler pour les observer. Avery se laissa retomber dans sa chaise longue, l’air embarrassée. Adrian se tenait toujours près de Jill.
— Mais qu’est-ce qui lui a pris ? s’écria-t-il.
— Je n’en sais rien, reconnut Avery. Il lui arrive d’avoir un comportement bizarre et exagérément protecteur. (Elle offrit un sourire d’excuses à Jill.) Je suis vraiment désolée.
Adrian secoua la tête.
— Je crois qu’il est temps de partir d’ici.
Malgré son ivresse, Lissa ne pouvait qu’approuver cette suggestion. La confrontation avec Reed lui avait d’ailleurs rendu un peu de lucidité et elle n’était plus certaine de s’être conduite comme elle l’aurait dû. Les guirlandes scintillantes et les cocktails colorés de la fête avaient perdu leur charme. Les bouffonneries des nobles éméchés ne l’amusaient plus et lui semblaient stupides. Elle commençait à craindre de regretter cette soirée à son réveil.
De retour dans ma propre tête, je sentis la peur m’envahir. Lissa avait vraiment un problème et personne ne semblait s’en inquiéter, du moins pas autant qu’il l’aurait fallu. Adrian et Avery avaient remarqué que quelque chose n’allait pas, mais j’avais l’impression qu’ils avaient mis son comportement sur le compte de l’alcool. Or l’état de Lissa me rappelait beaucoup celui dans lequel elle s’était retrouvée lorsque nous étions revenues à Saint-Vladimir, à l’époque où l’esprit s’était éveillé en elle, en menaçant sa santé mentale. Sauf que… je me connaissais désormais assez bien pour savoir que ma colère et mon désir de vengeance n’étaient pas sans rapport avec les effets négatifs de l’esprit, ce qui signifiait que j’absorbais toujours la noirceur de Lissa. Elle n’aurait donc pas dû se sentir si mal. Que se passait-il ? D’où sortait cette Lissa irascible, jalouse et déséquilibrée ? Les effets négatifs de l’esprit s’aggravaient-ils au point de nous contaminer toutes les deux ? Étions-nous en train de nous éloigner l’une de l’autre ?
— Rose ?
— Quoi ?
Je détournai les yeux de la télévision dont je regardais les images dans vraiment les voir. Denis se tenait devant moi, son téléphone portable à la main.
— Tamara a dû rester plus longtemps à son travail. Elle a terminé, Biais…
Il m’indiqua la fenêtre d’un signe de tête. Le soleil, presque couché, ne teintait plus le ciel mauve que d’une bande orangé à l’horizon. Tamara rentrait à pied. Même si je ne la croyais pas vraiment en danger, je ne voulais pas la savoir seule dehors après la tombée de la nuit. Je me levai.
— Allons la chercher, suggérai-je avant de me tourner vers Lev et Artur. Vous deux, vous pouvez rester là.
Denis et moi parcourûmes les quelques centaines de mètres qui nous séparaient de son petit bureau. Tamara y accomplissait différentes tâches de secrétariat et un projet quelconque l’avait forcée à faire des heures supplémentaires. Elle nous attendait à la porte et nous rentrâmes sans incident en discutant avec animation de notre prochaine chasse. Lorsque nous arrivâmes devant l’immeuble de Tamara, une plainte étrange se fit entendre de l’autre côté de la rue. Nous tournâmes la tête dans la direction d’où venait le son et Denis se mit à rire.
— Mon Dieu ! murmurai-je, c’est encore cette vieille folle.
Le quartier de Tamara n’était pas particulièrement malfamé, mais on y trouvait des sans-abri et des mendiants comme partout. La femme que nous regardions, presque aussi âgée que Yéva, passait son temps à arpenter la rue en parlant toute seule. Ce soir-là, elle gisait sur le dos au milieu du trottoir et émettait des bruits bizarres en agitant les bras et les jambes comme une tortue retournée.
— Est-elle blessée ? m’inquiétai-je.
— Non, seulement folle, me répondit Denis.
Tamara et lui se détournèrent pour entrer dans l’immeuble, mais je ne parvins pas à me résoudre à abandonner la pauvre vieille à son sort. Je soupirai.
— Je vous rejoins.
La rue était calme, abstraction faite des gémissements de la vieille, et je traversai la rue sans crainte de me faire renverser. Parvenue devant elle, je lui tendis la main pour l’aider à se relever en m’efforçant de ne pas penser à son manque d’hygiène. Denis avait raison : elle avait seulement l’air plus perturbée que d’habitude. Elle n’était pas blessée et semblait simplement avoir décidé de s’allonger. Un frisson me parcourut. J’employais souvent le mot « folie » à la légère à propos de Lissa et de moi, mais j’avais sous les yeux ce dont il s’agissait vraiment. J’espérais du fond du cœur que l’esprit ne nous mènerait jamais si loin. La vieille femme parut surprise que je me porte à son secours mais prit ma main et se mit à parler en russe avec animation. Lorsqu’elle voulut me prendre dans ses bras pour me remercier, je reculai vivement et tendis les bras dans un geste de protestation universellement reconnaissable.
Elle n’insista pas, mais continua à babiller joyeusement. Elle ramassa les pans de son long manteau et commença à tourner sur elle-même en les soulevant comme une robe de bal. J’éclatai de rire, un peu surprise que son délire suffise à me divertir de l’existence sinistre que je menais. Lorsque je m’engageai sur la chaussée pour retraverser la rue, la vieille cessa de danser et recommença à me parler.
— Je suis désolée, mais je dois vous laisser.
Elle ne parut pas comprendre.
Alors elle s’interrompit au milieu d’une phrase. Son expression m’avertit du danger une fraction de seconde avant la nausée. Je fis volte-face et dégainai mon pieu dans le même mouvement. Un Strigoï d’une taille et d’une carrure impressionnantes s’était subrepticement approché, pendant que je me laissais distraire. J’avais été stupide. Je n’avais pas voulu laisser Tamara rentrer seule, mais je n’avais pas songé un instant que le danger pouvait me guetter juste devant…
— Non…
Avais-je réellement poussé ce gémissement ou l’avais-je seulement pensé ? Mais cela n’avait aucune importance. Seul comptait ce que j’avais sous les yeux – ou croyais avoir sous les yeux. Parce qu’il ne pouvait s’agir que d’un caprice de mon imagination. Cela ne pouvait pas être vrai, pas après si longtemps…
Dimitri.
Je le reconnus immédiatement, même s’il avait… changé. Je l’aurais probablement reconnu même au milieu d’une immense foule. L’attachement qui nous unissait était tel qu’il n’aurait pas pu en être autrement. Je ne l’avais pas vu depuis si longtemps que je le dévorai des yeux. Ses longs cheveux bruns, détachés, encadraient son visage en ondulant légèrement. Ses lèvres si familières affichaient un sourire amusé, quoique dépourvu de chaleur. Il avait même gardé le long manteau de cuir qui semblait tout droit sorti d’un western et que je lui avais toujours vu porter.
En même temps… il avait les traits distinctifs des Strigoï. Ses yeux sombres que j’aimais tant étaient cerclés de rouge. Sa peau était d’une pâleur morbide. Lorsqu’il était vivant, son teint était aussi hâlé que le mien à cause de tous nos entraînements en extérieur. S’il avait ouvert la bouche, j’aurais vu ses canines.
Je remarquai tous ces détails en une fraction de seconde. J’avais réagi à son arrivée plus rapidement qu’il ne devait s’y attendre. Je bénéficiais toujours de l’élément de surprise et mon pieu était précisément pointé vers son cœur. J’étais certaine de pouvoir frapper assez vite pour l’atteindre, mais…
Ses yeux. Mon Dieu ! ses yeux…
Malgré le cercle rouge qui entourait ses pupilles, ses yeux me rappelaient le Dimitri que j’avais connu. Leur éclat maléfique et inhumain n’avait rien à voir avec mes souvenirs. Néanmoins, la ressemblance était suffisante pour semer le trouble dans mon cœur et mon esprit. Mon pieu était dégainé. Je n’avais qu’à profiter de l’élan et à achever mon mouvement pour le tuer…
Sauf que j’en fus incapable. J’eus besoin de le contempler quelques secondes de plus avant de frapper. Alors il parla.
— Roza… (Sa voix avait la même douceur, le même accent… seulement davantage de froideur.) Tu as oublié la première leçon que je t’ai apprise : ne jamais hésiter.
Je vis à peine son poing s’abattre sur mon crâne, avant de ne plus rien voir du tout.