Chapitre 18

 

 

Je ne fus pas surprise de me réveiller avec un mal de tête. Pendant quelques secondes affreuses, je n’eus pas la moindre idée de ce qui s’était passé ni de l’endroit où je me trouvais. Les événements qui s’étaient déroulés dans la rue me revinrent à mesure que mon hébétude se dissipait. Malgré un léger étourdissement persistant, je me redressai brusquement, prête à me défendre. Il était temps de découvrir où j’étais.

J’étais assise au milieu d’un lit immense dans une chambre plongée dans la pénombre. Non, ce n’était pas seulement une chambre, mais plutôt une sorte de studio ou de suite. L’hôtel de Saint-Pétersbourg, que j’avais trouvé luxueux, ne pouvait pas rivaliser avec cet endroit. Une moitié du studio contenait le lit sur lequel j’étais assise ainsi que le mobilier habituel d’une chambre à coucher, comme une armoire et des tables de nuit. L’autre moitié, meublée d’un canapé et d’une télévision, ressemblait à un salon. Il y avait des bibliothèques encastrées dans les murs dont les rayonnages étaient couverts de livres. À ma droite, un petit couloir menait à une porte fermée. Il devait s’agir d’une salle de bains. Le mur de gauche était occupé par une grande baie vitrée teintée, comme l’étaient souvent les fenêtres des Moroï, à ceci près que cette vitre était plus foncée que toutes celles que j’avais vues. Elle l’était tant qu’il était presque impossible de voir à travers. Ce ne fut qu’en parvenant à distinguer la ligne d’horizon, après avoir longuement plissé les yeux, que je compris qu’il faisait jour.

Je me glissai hors du lit, tous les sens en alerte, et tâchai d’évaluer le danger de ma situation. Mon estomac allait bien : il n’y avait donc pas de Strigoï à proximité. Néanmoins, cela n’écartait pas la possibilité qu’une autre personne soit présente dans la pièce. Je ne pouvais rien tenir pour acquis. C’était en commettant cette erreur que je m’étais rendue vulnérable dans la rue. Mais ce n’était pas le moment de songer à cela, pas encore. De telles réflexions risquaient d’ébranler ma résolution.

À peine sortie du lit, je fouillai dans la poche de mon manteau, à la recherche de mon pieu. Il avait évidemment disparu. Je ne repérai rien dans mon environnement qui puisse servir d’arme, ce qui signifiait que j’allais devoir me battre à mains nues. J’aperçus un interrupteur du coin de l’œil. Je l’actionnai et me figeai en attendant de voir ce que la lumière allait me révéler.

Je ne remarquai rien d’inhabituel. Il n’y avait personne. Comme le bon sens l’exigeait, j’allai d’abord inspecter la porte d’entrée. Elle était fermée, comme je m’y attendais, et ne s’ouvrait que grâce à un digicode. Elle était aussi faite dans une sorte d’acier épais, ce qui me fit songer à une porte coupe-feu. Puisqu’il n’était pas possible de la franchir, je m’en détournai pour poursuivre mon exploration. Ma situation ne manquait pas d’ironie. J’avais suivi de nombreux cours qui exposaient en détail les différentes procédures d’inspection d’un lieu et avais toujours détesté cela. Je voulais apprendre à me battre. Je comprenais à présent l’utilité de ces leçons qui m’avait échappé à l’époque.

La lumière avait mis en relief les détails du mobilier. Le lit était recouvert d’un édredon en satin blanc, garni de plumes qui lui donnaient beaucoup de gonflant. En passant dans la partie salon, je remarquai que la télévision était jolie, et même très jolie. C’était un écran plasma géant qui paraissait flambant neuf. Le canapé et les fauteuils en cuir vert mat étaient aussi très beaux. C’était une couleur inhabituelle pour du cuir, mais qui rendait très bien. Tous les meubles – les tables, le bureau, l’armoire – étaient fabriqués dans le même bois noir poli. Je découvris un petit réfrigérateur dans un coin du salon.

Je m’agenouillai pour l’ouvrir et le trouvai rempli de briques de jus de fruits, de bouteilles d’eau, de fruits et de morceaux de fromage parfaitement découpés. Au-dessus du réfrigérateur étaient rangés des en-cas, comme des fruits secs, des biscuits et des gâteaux glacés. Mon estomac gargouilla à cette vision, mais j’étais fermement résolue à ne toucher à rien.

La salle de bains était dans le même style que le reste du studio. La douche et l’immense Jacuzzi étaient en marbre noir et il y avait toute une collection de savons et de petites bouteilles de shampooing sur une étagère. Un grand miroir était suspendu au-dessus du lavabo, à ceci près qu’il n’était pas vraiment suspendu. Il était si précisément encastré dans le mur qu’il était absolument impossible de le bouger. Lui aussi était constitué d’un étrange matériau, qui ressemblait davantage à du métal poli qu’à du verre.

Cela me parut étrange, tout d’abord, jusqu’à ce que je me précipite de nouveau dans la pièce principale pour vérifier mon hypothèse. Absolument rien dans ce studio ne pouvait servir d’arme. La télévision était bien trop grande pour être déplacée ou cassée, à moins de faire voler en éclats l’écran, qui avait l’air d’être fait dans une sorte de plastique high-tech. Il n’y avait aucun objet en verre sur les tables, les étagères étaient encastrées et les bouteilles que contenait le réfrigérateur en plastique. Quant à la fenêtre…

Je courus en tâter les bords. Tout comme le miroir de la salle de bains, elle était parfaitement encastrée dans le mur, et d’un seul tenant. Je recommençai à plisser les yeux afin de me faire une idée plus précise de l’environnement extérieur… et ne vis rien. Au-delà du jardin, une plaine s’étendait à perte de vue et seuls quelques arbres en brisaient la monotonie. Ce paysage me rappela les étendues sauvages que nous avions traversées pour nous rendre à Baïa. Apparemment, j’avais quitté Novossibirsk. En tâchant de distinguer quelque chose en contrebas, je m’aperçus que j’étais au moins au quatrième étage. Je n’aurais pas pu sauter par la fenêtre sans me briser un membre. Il me fallait tout de même agir. Je ne pouvais pas rester là sans rien faire.

Je soulevai le fauteuil de bureau et le projetai contre la fenêtre sans produire beaucoup d’effet ni sur l’un ni sur l’autre. – Mon Dieu ! grommelai-je.

Je reproduisis la manœuvre trois fois sans obtenir plus de résultat. On aurait cru que la fenêtre et le fauteuil étaient tous les deux en acier. La vitre était peut-être faite dans un matériau de haute technologie à l’épreuve des balles. Quant au fauteuil… je n’en avais pas la moindre idée. Il était fait d’une seule pièce de bois qui ne présentait pas la moindre égratignure malgré ce que je venais de lui faire subir. Mais puisque j’avais passé ma vie à faire des choses déraisonnables, je continuai à frapper la vitre avec le fauteuil dans l’espoir de la casser.

J’en étais à ma cinquième tentative lorsque mon estomac m’informa qu’un Strigoï approchait. Je fis volte-face sans lâcher le fauteuil et fonçai vers la porte d’entrée. Lorsque celle-ci s’ouvrit, je percutai l’intrus, les pieds du fauteuil en avant.

C’était Dimitri.

Le même mélange d’amour et de terreur que j’avais éprouvé dans la rue m’assaillit. Cette fois, je surmontai l’amour afin de ne pas manquer mon attaque. Ce ne fut pas d’une grande utilité. Le frapper eut autant d’effet que frapper la fenêtre. Il me repoussa et je reculai en titubant sans lâcher mon fauteuil. Je chargeai de nouveau dès que j’eus recouvré l’équilibre. Cette fois, il me l’arracha des mains et le projeta contre le mur comme s’il ne pesait rien.

Privée de cette arme dérisoire, j’en étais réduite à me battre à mains nues. Comme je venais de passer deux semaines à m’entraîner sur les Strigoï que j’interrogeais, cela n’aurait pas dû être un problème. Bien sûr, je disposais de quatre personnes en renfort et aucun de ces Strigoï n’était Dimitri. Il était déjà presque imbattable lorsqu’il était un dhampir. Il n’avait rien perdu de son talent, mais il avait gagné en force et en rapidité. Il connaissait aussi tous mes coups, puisque c’était lui qui me les avait enseignés. Il m’était quasiment impossible de le surprendre.

Mais, comme face à la fenêtre, je ne pouvais rester sans rien faire. J’étais enfermée dans une pièce avec un Strigoï. Le fait que cette pièce soit immense et luxueuse ne changeait rien à la situation. Un Strigoï, devais-je me répéter. Il y avait un Strigoï devant moi. Ce n’était pas Dimitri. Tout ce que j’avais dit à Denis et aux autres s’appliquait ici : « Soyez malins, restez sur vos gardes, défendez votre vie. »

— Tu perds ton temps, Rose, me fit-il remarquer en parant un de mes coups de pied sans le moindre effort. Arrête.

Cette voix… La voix de Dimitri. Celle que j’entendais en rêve et qui m’avait un jour dit qu’il m’aimait…

Non ! ce n’est pas lui. Dimitri est mort. C’est un monstre.

Je cherchai désespérément un moyen de le vaincre et songeai même aux fantômes que j’avais invoqués durant le voyage vers Baïa. D’après Mark, je les avais fait apparaître parce que j’avais perdu le contrôle de mes émotions et ils s’étaient alors battus pour moi. Je ne voyais pas comment j’aurais pu être plus affolée qu’à cet instant, et pourtant ils ne venaient pas. J’ignorais totalement comment je m’y étais prise pour les appeler la première fois et tous les souhaits du monde ne suffisaient visiblement pas pour que cela se reproduise. Merde ! à quoi bon avoir des pouvoirs terrifiants si j’étais incapable de m’en servir à mon avantage ?

À défaut de fantômes, je saisis le lecteur de DVD sur l’étagère et en arrachai les fils du mur. Il constituait une arme dérisoire, mais j’étais désespérée. J’entendis un étrange cri de guerre et pris vaguement conscience qu’il s’échappait de ma gorge. Je me ruai sur Dimitri pour lui assener un coup de lecteur de DVD qui lui aurait sûrement fait un peu mal, si seulement il l’avait atteint. Ce ne fut pas le cas. Dimitri para encore le coup, m’arracha l’objet des mains et le jeta sur le sol où il se brisa en mille morceaux. Dans le même mouvement, il me saisit les bras pour m’empêcher de frapper ou de ramasser autre chose. Il avait assez de poigne pour me briser les os, ce qui ne m’empêcha pas de me débattre.

Il essaya encore de me raisonner.

— Je ne vais pas te faire de mal, Roza. Calme-toi, s’il te plaît.

Roza… Le surnom qu’il m’avait donné, celui qu’il avait employé pour la première fois le soir où nous avions été victimes du sort de luxure de Victor, alors que nous étions nus dans les bras l’un de l’autre.

Ce n’est pas le Dimitri que tu as connu.

Puisqu’il m’immobilisait les bras, je m’efforçai de l’atteindre à coups de pied. Ce ne fut guère efficace. Comme je ne pouvais pas me servir du reste de mon corps pour faire contrepoids, mes coups manquaient de force. Dimitri semblait plus contrarié que furieux ou inquiet. Il soupira bruyamment, me saisit par l’épaule pour me forcer à me retourner, puis me plaqua contre le mur de tout son poids. Je me débattis faiblement, mais j’étais aussi paralysée que les Strigoï que nous avions interrogés. Le destin avait un étrange sens de l’humour.

— Cesse de me résister.

Je sentis son souffle chaud sur ma nuque. Son corps était plaqué contre le mien et sa bouche à quelques centimètres de moi. – Je ne vais pas te faire de mal.

Je me cabrai de nouveau, en vain. J’avais le souffle court et de plus en plus mal à la tête.

— Tu peux comprendre que j’aie du mal à te croire.

— Si j’avais voulu te tuer, tu serais déjà morte. Maintenant, soit tu te tiens tranquille et je te laisse libre de tes mouvements, soit tu continues à me résister et je me verrai contraint de te ligoter.

— N’as-tu pas peur que je m’échappe ?

— Non. (Sa voix parfaitement calme me fit frémir.) Je n’ai pas peur de ça.

Nous restâmes ainsi pendant près d’une minute, tandis que mon esprit s’affolait. Il était sans doute vrai qu’il m’aurait déjà tuée s’il en avait eu l’intention, mais cela ne signifiait pas que j’étais en sécurité. Néanmoins, nous nous trouvions dans une impasse. D’accord : je me trouvais dans une impasse. Lui ne faisait que jouer avec moi. La bosse qu’il m’avait faite en m’assommant me faisait encore souffrir et cette lutte inutile n’allait pas manquer de me laisser d’autres séquelles. Je devais récupérer des forces avant de songer à m’échapper – si je vivais assez longtemps pour cela. Je devais aussi cesser de penser à la proximité de nos deux corps. Après avoir passé tant de mois à éviter de nous toucher, un contact si prolongé menaçait de me faire perdre ma lucidité.

Je me détendis entre ses mains.

— D’accord.

Il hésita un instant avant de me lâcher, sans doute le temps de se demander s’il pouvait me faire confiance. La scène me rappela le jour où nous nous étions retrouvés seuls dans la petite cabane de l’académie. J’étais folle de rage à cause des effets négatifs de l’esprit. Ce jour-là aussi, Dimitri m’avait immobilisée, le temps que je sorte de cet horrible état. Alors nous nous étions embrassés, ses mains avaient soulevé mon tee-shirt et… Non. Je ne pouvais pas me permettre de penser à cela maintenant.

Dimitri finit par me libérer. Je me tournai vers lui et dus refréner mon instinct qui me commandait de l’attaquer encore. Je dus me répéter fermement qu’il me fallait gagner du temps pour récupérer des forces et lui soutirer des informations. Il ne s’était pas écarté après m’avoir lâchée. Nous n’étions qu’à un pas l’un de l’autre. Malgré moi, je recommençai à le détailler comme je l’avais fait dans la rue. Comment pouvait-il être à la fois si pareil à lui-même et si différent ? Je fis de mon mieux pour oublier les similitudes – ses cheveux, notre différence de taille, les traits de son visage – et me concentrer sur ce qui faisait de lui un Strigoï : le rouge de ses yeux et la pâleur de sa peau.

Cette tâche m’absorba tant qu’il me fallut un moment pour prendre conscience qu’il ne disait rien, lui non plus. Il me regardait intensément, comme s’il était capable de voir mon âme. Je frémis à cette idée. J’eus presque l’impression que je le fascinais autant qu’il me fascinait. Sauf que c’était impossible. Les Strigoï n’éprouvaient pas cette sorte d’émotion. Cette impression qu’il ressentait encore de l’affection pour moi n’était sûrement que le fruit de mon imagination. Son visage avait toujours été difficile à déchiffrer, et à présent qu’un masque de cynisme et de froideur le recouvrait, il était véritablement impossible de savoir ce qu’il avait en tête.

— Pourquoi es-tu venue ici ? finit-il par me demander.

— Parce que tu m’y as enfermée après m’avoir assommée. Si je devais mourir, autant rester fidèle à mon personnage.

Le Dimitri que je connaissais aurait esquissé un sourire ou poussé un soupir exaspéré. Celui qui se tenait devant moi resta impassible.

— Ce n’est pas ce que je voulais dire et tu le sais très bien. Pourquoi es-tu venue ici ?

Sa voix était sourde et menaçante. Abe, que j’avais trouvé terrifiant, ne lui arrivait pas à la cheville. Zmey lui-même se serait incliné. – En Sibérie ? Je suis venue pour te retrouver. – Et moi je suis venu là pour te fuir.

Je fus si surprise que je lui fis une réponse tout à fait ridicule.

— Pourquoi ? Tu avais peur que je te tue ?

Son expression m’assura que lui aussi trouvait cette idée ridicule.

— Non, mais parce que je voulais éviter que nous nous retrouvions dans cette situation. À présent, il est nécessaire de faire un choix.

Je n’étais pas certaine de comprendre de quelle situation il parlait.

— Tu n’as qu’à me laisser partir, si tu veux l’éviter.

Il se détourna de moi et se dirigea vers le salon sans prendre la peine de me jeter un coup d’œil par-dessus son épaule. Je fus tentée de l’attaquer par surprise, mais j’avais l’impression que je ne pourrais faire que quelques pas avant d’être de nouveau neutralisée. Il s’installa dans l’un des luxueux fauteuils en cuir du salon en casant sa carcasse de deux mètres avec la grâce que je lui avais toujours connue. Pourquoi fallait-il qu’il soit si contradictoire ? Il avait gardé les manières de l’ancien Dimitri, auxquelles s’étaient ajoutées celles d’un monstre. Je ne bougeai pas de mon mur.

— Ce n’est plus possible. Pas après t’avoir revue…

Il recommença à m’examiner minutieusement, ce qui me fit un effet étrange. Une part de moi adorait sa manière de me détailler de la tête aux pieds et en éprouvait une certaine excitation. L’autre part se sentait souillée, comme si son regard étalait quelque chose de gluant sur ma peau.

— Tu es aussi belle que dans mon souvenir, Roza. Mais j’aurais dû m’y attendre.

Je ne trouvai rien à répondre. Je n’avais jamais vraiment discuté avec un Strigoï, mis à part pour échanger des insultes et des menaces lors d’un combat. Ce qui avait le plus ressemblé à une conversation s’était produit quand j’avais été retenue prisonnière après ma capture par Isaiah. J’étais attachée, alors, et c’était surtout lui qui avait parlé de la manière dont il allait me tuer. À présent la discussion était très différente, mais elle me donnait autant la chair de poule. Je m’adossai au mur et croisai les bras : c’était l’attitude la plus défensive que je pouvais adopter dans ces circonstances.

Il m’observa attentivement en inclinant la tête. Dans cette position, l’ombre qui tombait sur son visage rendit le rouge de ses prunelles plus difficile à discerner. Ses yeux paraissaient sombres, comme je les avais toujours connus. Son regard était profond, merveilleux, empli d’affection et de bravoure.

— Tu peux t’asseoir, me fit-il remarquer.

— Je suis très bien là où je suis.

— Désires-tu quelque chose ?

— Que tu me laisses partir ?

Un instant, je crus voir passer sur son visage l’expression qu’il prenait toujours lorsque je plaisantais, comme un écho de son ancien sens de l’humour. Je le regardai plus attentivement et en conclus que j’avais rêvé.

— Non, Roza. As-tu besoin de quoi que ce soit qui ne se trouverait pas déjà ici ? Autre chose à manger ? des livres ? quelque chose pour t’occuper ?

J’écarquillai les yeux.

— À t’entendre, on croirait qu’il s’agit d’un hôtel de luxe ! – En un sens, c’en est un. Je peux demander à Galina de t’apporter tout ce qui te fera plaisir.

— Galina ?

Dimitri esquissa un sourire, ou quelque chose d’approchant. Il se montrait soucieux de moi, mais son rictus terrifiant et lourd de secrets n’en laissait rien paraître. Seule ma détermination à lui cacher la peur qu’il m’inspirait m’empêcha de me tasser contre le mur.

— Galina était mon instructrice quand j’étais au lycée.

— C’est une Strigoï ?

— Oui. Elle a été éveillée au cours d’un combat à Prague, il y a quelques années. Elle est assez jeune pour une Strigoï, mais elle a acquis beaucoup de pouvoir. Tout ceci lui appartient, précisa-t-il en désignant la pièce d’un geste.

— Et tu vis avec elle ? lui demandai-je, curieuse malgré moi.

Je m’interrogeai sur la nature exacte de leur relation et fus surprise de me sentir… jalouse. Je n’avais pourtant aucune raison de l’être. Je n’avais rien à attendre d’un Strigoï, et cela n’aurait pas été la première fois qu’un élève avait une relation avec son professeur.

— Je travaille pour elle. C’est l’autre raison pour laquelle je suis revenu ici. Je savais que c’était une Strigoï et je voulais qu’elle me conseille.

— Et ton autre raison était de me fuir, c’est bien ça ?

Il hocha la tête sans se donner la peine de développer.

— Où sommes-nous ? Loin de Novossibirsk, n’est-ce pas ?

— Oui. La propriété de Galina se trouve en dehors de la ville.

— À quelle distance ?

Son sourire vacilla légèrement.

— Je vois bien ce que tu cherches à faire et il n’est pas question que je te fournisse ce genre d’informations.

— Alors à quoi joues-tu ? m’écriai-je en laissant ma terreur refoulée s’exprimer sous forme de colère. Pourquoi me retiens-tu captive ? Tue-moi ou laisse-moi partir. Si tu as l’intention de me garder enfermée pour me torturer mentalement, j’aime autant que tu m’achèves tout de suite.

— C’est un choix courageux, commenta-t-il en se levant pour faire les cent pas. J’arrive presque à te croire.

— Je suis sincère, répondis-je avec arrogance. Je suis venue pour te tuer. Si ce n’est pas possible, je préfère mourir.

— Tu as raté ton coup, dans la rue.

— Oui. Je m’en suis rendu compte en me réveillant ici.

Dimitri fit volte-face et vint se planter devant moi avec la rapidité extraordinaire des Strigoï. La nausée qui me signalait la présence d’un Strigoï ne m’avait pas quittée, mais elle s’était progressivement calmée au point de ne plus être qu’une vague gêne que j’arrivais presque à oublier.

— Je suis un peu déçu. Tu es si douée, Rose… Vraiment douée. Tes parties de chasse entre amis ont mis les Strigoï en émoi, tu sais… Certains commençaient même à prendre peur.

— Mais pas toi ?

— Quand j’ai appris qu’il s’agissait de toi… (Il plissa les yeux et prit un air songeur.)… Non. J’étais curieux. Méfiant. Si quelqu’un était capable de me tuer, c’était toi. Mais tu as hésité, comme je te l’ai fait remarquer. C’était ta dernière mise à l’épreuve et tu as échoué.

Je me forçai à rester impassible tout en me flagellant mentalement pour la faiblesse dont j’avais fait preuve dans la rue.

— Je n’hésiterai pas la prochaine fois.

— Il n’y aura pas de prochaine fois. D’ailleurs, ma déception ne m’empêche pas de me réjouir d’être encore en vie.

— Tu n’es pas en vie, répliquai-je, les dents serrées.

Il était de nouveau si près de moi… Même si son visage avait subi des altérations, son corps mince et musclé était toujours le même.

— Tu es mort. Tu es devenu un être contre nature. Il y a longtemps, tu m’as dit que tu préférerais mourir plutôt que de te retrouver dans cet état. C’est pour ça que je vais te tuer.

— C’est l’ignorance qui te fait penser ça. Moi aussi, j’étais ignorant, à cette époque.

— Je pense vraiment ce que je viens de dire. Je refuse d’entrer dans ton jeu. Si je ne peux pas sortir d’ici, alors tue-moi tout de suite.

Il leva la main pour me caresser la joue. Je ne m’y attendais pas et ne pus m’empêcher de sursauter. Ses doigts étaient glacés, mais sa manière de me toucher… était la même. C’était exactement comme dans mon souvenir. Comment était-ce possible ? Comment pouvait-il être à la fois si semblable à lui-même et si différent ? Une autre de ses leçons me revint subitement à l’esprit. Il m’avait mise en garde contre cette impression. C’était précisément parce que les Strigoï ressemblaient tant à ceux que l’on avait connus qu’il était si facile d’hésiter.

— Te tuer… n’est pas si simple. (Sa voix, qui n’était de nouveau plus qu’un murmure, me fit penser à un serpent qui aurait rampé sur ma peau.) Il y a une troisième solution : je pourrais t’éveiller.

Je me figeai et en perdis le souffle.

— Non.

Je ne trouvai rien d’autre à dire. Mon cerveau fut incapable de formuler quelque chose de plus complexe, et encore moins une réponse spirituelle ou intelligente. Sa suggestion était trop terrifiante pour envisager même que j’y réfléchisse.

— Non…

— Tu ne sais pas ce que c’est. C’est… fabuleux. Transcendant. Tous tes sens gagnent en acuité et le monde te semble plus vivant. – Mais moi, je serai morte. – Le suis-je ?

Il prit ma main pour la poser sur son torse. Je sentis les battements réguliers de son cœur et écarquillai les yeux. – Mon cœur bat. Je respire.

— Oui mais… (je tentai désespérément de me rappeler ce qu’on m’avait enseigné sur les Strigoï)… ce n’est pas vraiment la vie, seulement une illusion. C’est une magie mauvaise qui t’anime.

— C’est mieux que la vie.

Il prit mon visage entre ses mains. Si son cœur battait avec régularité, le mien était affolé.

— C’est comme devenir un dieu, Rose. On y gagne de la force, de la rapidité, une amélioration de notre perception du monde que tu ne peux même pas imaginer et… l’immortalité. Nous pourrions être ensemble pour toujours.

Autrefois, c’était ce que j’avais désiré. Tout au fond de moi, je souhaitais encore désespérément être avec lui pour toujours. Pourtant, ce ne serait pas comme je le voulais. Ce ne serait plus comme avant. Ce serait quelque chose de différent… et de mal. Je déglutis.

— Non. (J’entendis à peine ma propre voix et parvins difficilement à articuler ma réponse, tant j’étais troublée par ses caresses sur mon visage, si douces et si légères.) C’est impossible.

— C’est tout à fait possible. (L’un de ses doigts glissa le long de ma gorge pour s’arrêter sur une artère.) Je pourrais le faire vite. Tu ne souffrirais pas. Ce serait terminé avant même que tu comprennes ce qui s’est passé.

Il disait sans doute vrai. Pour transformer quelqu’un de force, un Strigoï devait le vider de son sang, puis se couper pour lui faire boire le sien. J’allais probablement m’évanouir bien avant qu’il en ait fini.

« Ensemble pour toujours. »

Ma vision se brouilla un peu. J’ignorais si c’était à cause du coup que j’avais reçu sur la tête ou de la terreur que j’éprouvais. J’avais envisagé bien des scénarios lorsque je m’étais lancée à la poursuite de Dimitri. Ma transformation en Strigoï n’en faisait pas partie. Je n’avais pensé qu’à la mort, la sienne ou la mienne, ce qui était stupide de ma part.

Ma réflexion laborieuse fut interrompue par l’ouverture soudaine de la porte. Dimitri se tourna vers les nouveaux venus et me repoussa brutalement derrière lui pour me faire un rempart de son corps. Les deux personnes qui entrèrent refermèrent la porte derrière elles bien trop vite pour que je songe seulement à m’enfuir en courant. L’une d’elles était un Strigoï, l’autre une humaine qui portait un plateau, la tête baissée.

Je reconnus immédiatement le Strigoï. Comment aurait-il pu en être autrement, puisqu’il hantait mes cauchemars ? Des cheveux blonds, de la même longueur que ceux de Dimitri, encadraient son visage juvénile. Il devait avoir à peine une vingtaine d’années au moment de sa transformation. Il avait prétendu nous avoir connues, Lissa et moi, lorsque nous étions plus jeunes, mais je ne me souvenais l’avoir vu que deux fois : la première lorsque je l’avais affronté durant la bataille de l’académie, la seconde quand je l’avais aperçu dans la grotte où les Strigoï s’étaient réfugiés.

C’était lui qui avait mordu et transformé Dimitri. Il m’accorda à peine un regard et tourna toute sa colère contre Dimitri.

— Mais que se passe-t-il ici ? (Je n’avais aucun problème pour le comprendre, puisqu’il était américain.) Tu t’es offert un animal de compagnie ?

— Ça ne te regarde pas, Nathan.

La voix de Dimitri était glaciale. J’avais d’abord eu l’impression qu’elle ne véhiculait aucune émotion, mais je comprenais à présent qu’il était simplement plus difficile de les percevoir. À cet instant, elle avait pris une inflexion menaçante qui signifiait clairement à l’autre Strigoï qu’il avait intérêt à ne pas insister.

— Galina est d’accord.

Lorsque le regard de Nathan revint se poser sur moi, sa colère se mua en stupeur.

— Elle ?

Dimitri se déplaça légèrement de façon à me dissimuler tout entière. Ma part rebelle eut envie de lui signifier que je n’avais pas besoin de la protection d’un Strigoï, sauf qu’en l’occurrence… j’en avais besoin.

— Elle était dans ce lycée du Montana… Nous nous sommes battus… (Ses lèvres se retroussèrent en un rictus qui découvrit ses canines.) J’aurais goûté son sang si ce maudit Moroï qui manipule le feu n’était pas intervenu.

— Sa présence ne te concerne en rien, répliqua Dimitri.

Les yeux rouges de Nathan s’écarquillèrent.

— Tu plaisantes ? Elle peut nous mener à la princesse Dragomir ! Si nous mettons fin à cette lignée, nous entrerons dans la légende ! Combien de temps comptes-tu la garder ?

— Sors d’ici, grogna Dimitri. Ce n’est pas une requête.

— Elle a de la valeur, insista Nathan en me pointant du doigt. Si tu comptes en faire une catin rouge, partage, au moins… Ensuite nous lui soutirerons les informations dont nous avons besoin et nous l’achèverons.

— Sors d’ici, répéta Dimitri en faisant un pas menaçant vers lui. Je jure de te détruire si tu poses la main sur elle. Je t’arracherai la tête à mains nues et la regarderai brûler au soleil.

La fureur de Nathan s’accrut.

— Galina ne te laissera pas jouer à la poupée avec cette fille. Son indulgence envers toi ne va pas jusque-là.

— Ne m’oblige pas à te demander de sortir encore une fois. Je ne me sens pas très patient, aujourd’hui.

Nathan ne répondit rien et tous deux se défièrent du regard. Je savais que la force des Strigoï dépendait en partie de leur âge et Nathan avait été le premier transformé. Pourtant, en les observant, j’eus le sentiment que Dimitri pouvait bien être le plus puissant, ou sinon qu’ils étaient de force égale. Je crus discerner de la peur dans les yeux rouges de Nathan, mais il se détourna avant que j’en sois certaine.

— Je n’en ai pas fini avec cette histoire, lança-t-il en se dirigeant vers la porte. Je vais en discuter avec Galina.

Après son départ, personne ne parla ni ne bougea pendant quelques instants. Dimitri se tourna ensuite vers l’humaine, qui était restée pétrifiée durant toute l’altercation, et lui dit quelque chose en russe.

Celle-ci se pencha pour poser délicatement son plateau sur la table basse près du canapé, puis souleva une cloche en argent qui révéla une pizza aux pepperoni surchargée de fromage. En d’autres circonstances, le fait qu’on m’apporte une pizza dans un repaire de Strigoï m’aurait paru grotesque et amusant. Mais après la menace de Dimitri de me transformer en Strigoï et l’intention de Nathan de se servir de moi pour atteindre Lissa, j’avais perdu tout sens de l’humour. Même Rose Hathaway avait des limites en matière de plaisanterie. Un énorme brownie recouvert d’un épais glaçage accompagnait la pizza. J’adorais l’un et l’autre, et Dimitri le savait bien.

— Voilà ton déjeuner, me dit-il. Il n’est pas empoisonné.

Tout ce qui se trouvait sur le plateau paraissait délicieux, mais je secouai la tête.

— Je n’y toucherai pas.

Il haussa un sourcil.

— Veux-tu autre chose ?

— Non, je ne veux pas autre chose, parce que je ne vais rien manger du tout. Si tu refuses de me tuer, je m’en chargerai moi-même.

Il me vint tout à coup à l’esprit que c’était sans doute autant pour ma sécurité que pour la leur que les Strigoï avaient aménagé cette pièce de manière que rien ne puisse servir d’arme.

— En te laissant mourir de faim ? (Il y avait de l’amusement dans son regard.) Je t’aurai éveillée bien avant que tu y arrives.

— Alors pourquoi ne le fais-tu pas tout de suite ?

— Parce que je préfère attendre que tu t’y prêtes de ton plein gré. J’eus l’impression d’entendre Abe, à ceci près qu’une rotule brisée semblait plutôt gentil en comparaison de ce que Dimitri voulait me faire.

— Alors tu vas attendre longtemps.

Dimitri éclata de rire. Cela lui arrivait rarement lorsqu’il était un dhampir, et l’entendre me ravissait toujours. Mais son rire actuel n’avait plus la chaleur dans laquelle j’avais l’impression d’être enveloppée tout entière. Il était devenu froid et menaçant.

— Nous verrons bien.

Il se planta devant moi sans me laisser le temps de répondre, me saisit par la nuque pour m’attirer contre lui et me força à lever la tête, puis il pressa ses lèvres contre les miennes. Elles étaient aussi froides que le reste de son corps, et pourtant il y avait de la chaleur dans son baiser. Une voix intérieure me cria que c’était horrible et malsain. Mais cela ne m’empêcha pas de perdre conscience du monde environnant et de presque me convaincre que nous étions revenus dans la cabane.

Il s’écarta aussi rapidement qu’il m’avait attirée à lui et me laissa pantelante et abasourdie.

— Je te présente Inna, dit-il en désignant l’humaine comme si rien ne s’était passé. (Celle-ci releva la tête en entendant son nom et je vis qu’elle n’était pas plus âgée que moi.) Elle travaille pour Galina, elle aussi, et viendra te voir régulièrement. Si tu as besoin de quoi que ce soit, fais-le-lui savoir. Elle parle assez mal l’anglais, mais elle comprendra.

Il ajouta quelques mots en russe, et elle le suivit docilement en direction de la porte.

— Où vas-tu ?

— J’ai des choses à faire et tu as besoin de temps pour réfléchir. – C’est tout réfléchi, répliquai-je avec toute l’assurance dont j’étais capable.

Je ne dus pas beaucoup l’impressionner, néanmoins, car ma bravade ne me valut qu’un sourire ironique de sa part, avant qu’il disparaisse avec Inna en m’abandonnant dans ma luxueuse prison.

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