Chapitre premier
Je ne pensais pas que ma journée puisse être plus mauvaise jusqu’à ce que ma meilleure amie m’annonce qu’elle avait peur de devenir folle. Encore.
— Quoi ? Qu’est-ce que tu viens de dire ?
Je me trouvais dans la salle commune de son dortoir, en train de refaire le lacet d’une de mes bottes. Je levai aussitôt la tête pour la dévisager à travers la masse emmêlée de cheveux bruns qui me couvrait la moitié du visage. Je m’étais endormie après les cours et avais jugé l’usage de ma brosse superflu pour ne pas être en retard. Les cheveux blond platine de Lissa étaient, comme toujours, parfaitement coiffés et couvraient ses épaules d’une sorte de voile nuptial. Elle me contemplait avec un sourire amusé.
— J’ai dit que j’ai l’impression que mes cachets me font moins d’effet.
Je me relevai en écartant mes cheveux.
— Qu’est-ce que ça veut dire ? (Des Moroï passaient autour de nous, pressés d’aller dîner ou de retrouver leurs amis.) Est-ce que tu commences à… ? m’inquiétai-je en baissant la voix. As-tu recouvré tes pouvoirs ?
Elle secoua la tête avec regret.
— Non. Je me sens plus près de la magie, mais je ne peux toujours pas m’en servir. Ce que j’ai surtout remarqué, c’est l’autre chose, tu sais… Parfois, je me sens déprimée sans raison, mais rien de comparable à ce que ça a pu être, s’empressa-t-elle d’ajouter en voyant ma grimace. (Avant qu’on la mette sous traitement, il arrivait à Lissa d’être assez déprimée pour s’infliger des entailles.) C’est juste un peu plus présent qu’avant…
— Et le reste ? L’angoisse ? Le délire de persécution ?
Lissa éclata de rire. Apparemment, le problème lui paraissait moins grave qu’à moi.
— Tu parles comme si tu avais lu des livres de psychiatrie !
De fait, j’en avais lu.
— C’est seulement que je m’inquiète pour toi. Si tu crois que tes cachets ne te font plus assez d’effet, nous devons en parler à quelqu’un.
— C’est inutile, répondit-elle avec empressement. Je vais bien, je t’assure. Le traitement fonctionne toujours… seulement un peu moins bien. Je pense qu’il est trop tôt pour paniquer. Surtout toi et surtout aujourd’hui.
Elle changeait de sujet, ce qui se montra efficace. J’avais appris une heure plus tôt que je devais passer ma Qualification le jour même. C’était un examen, ou plutôt un entretien, auquel étaient soumis tous les novices pendant leur deuxième année de second cycle à Saint-Vladimir. Puisque j’étais occupée à cacher Lissa dans le monde des humains l’année précédente, je l’avais manqué. On devait donc me conduire auprès d’un gardien extérieur à l’académie pour qu’il me fasse subir l’entretien. Merci de m’avoir prévenue, les gars…
— Ne t’en fais pas pour moi, insista Lissa en me souriant. Je te tiendrai au courant, si ça empire.
— Très bien, lui accordai-je à contrecœur.
Par prudence, je m’ouvris néanmoins à elle pour sonder ses véritables sentiments à travers notre lien. Elle avait dit la vérité. Elle était calme et heureuse ce matin-là, il n’y avait pas à s’inquiéter. Sauf que je sentais effectivement, tout au fond de son esprit, un nœud d’impressions sinistres et inconfortables. Elles n’avaient pas la violence que je leur avais connue au pire de sa dépression, mais elles étaient bien de la même nature et je n’aimais pas cela. J’aurais tellement voulu qu’elles disparaissent tout à fait… En plongeant davantage en elle pour essayer d’y voir plus clair, j’eus la sensation étrange que ses émotions me touchaient. Un mouvement de répulsion me fit ressortir de son esprit en frissonnant.
— Est-ce que ça va ? me demanda Lissa en fronçant les sourcils. On dirait que tu as la nausée, tout à coup.
— Je suis juste… nerveuse à cause de l’entretien, mentis-je. (Après quelques hésitations, je m’ouvris de nouveau à elle. Sa noirceur avait disparu sans laisser de trace. Ses cachets étaient peut-être encore efficaces, finalement.) Tout va bien.
— Eh bien, ça ne va plus aller si tu ne pars pas tout de suite, remarqua-t-elle en me montrant la pendule.
— Mince ! (Elle avait raison. Je la serrai rapidement dans mes bras.) À plus tard !
— Bonne chance ! me cria-t-elle.
Je traversai l’académie au pas de course pour retrouver mon mentor, Dimitri Belikov, qui m’attendait près d’une Honda Pilot. Modèle basique sans intérêt… Je n’espérais pas qu’on me promène en Porsche dans les montagnes du Montana, mais je n’aurais rien eu contre une voiture plus glamour.
— Je sais, je sais…, m’excusai-je en voyant sa grimace. Désolée d’être en retard.
Prenant conscience tout à coup que j’allais passer l’un des examens les plus importants de ma vie, je chassai de mon esprit toutes mes inquiétudes pour Lissa et ses cachets qui ne fonctionnaient peut-être pas. Mon désir de la protéger n’aurait pas grande valeur si on m’empêchait de devenir sa gardienne à cause d’un entretien raté.
Dimitri se tenait immobile, aussi renversant que d’habitude. Les grands bâtiments de brique commençaient à projeter leurs ombres démesurées dans les premières lueurs qui précèdent l’aube. Autour de nous, la neige s’était mise à tomber. Je suivis des yeux les légers flocons qui tombaient mollement pour fondre dans ses cheveux noirs.
— Qui d’autre nous accompagne ?
Il haussa les épaules.
— Personne. Nous partons tous les deux.
Mon humeur passa aussitôt de joyeuse à extatique. Dimitri et moi. Seuls. Dans une voiture. Cela valait bien un examen-surprise…
— Est-ce que c’est loin ?
Je priai en silence pour que le trajet soit vraiment très long… mettons une semaine. Tant qu’à faire, je priai aussi pour que nous ayons besoin de passer des nuits dans de luxueuses chambres d’hôtel, ou alors pour qu’une avalanche bloque la route et nous force à échanger la chaleur de nos corps pour rester en vie.
— Cinq heures.
— Ah !
Un peu moins que j’espérais. Néanmoins, cinq heures valaient toujours mieux que rien, et la brièveté du trajet n’excluait pas l’hypothèse de l’avalanche.
Les routes sinueuses et enneigées auraient rendu le trajet pénible à un humain, mais nos yeux de dhampirs s’accommodaient facilement de la mauvaise visibilité. Je regardai droit devant moi en m’efforçant d’oublier la lotion après-rasage de Dimitri, même si elle emplissait l’habitacle d’un parfum citronné qui me faisait fondre. Pour garder la tête froide, je me concentrai sur ma Qualification.
Ce n’était pas le genre d’examen qui se préparait : on réussissait ou on échouait. Des gardiens importants venaient faire passer des entretiens aux novices pour évaluer leur motivation, c’est-à-dire leur futur degré d’implication dans leur travail. Je ne savais pas trop à quoi m’attendre mais des rumeurs circulaient d’une année sur l’autre. On racontait que les examinateurs s’intéressaient autant au caractère du novice qu’à son niveau et qu’ils avaient le pouvoir de faire renvoyer de l’académie les élèves qu’ils ne jugeaient pas dignes de devenir gardiens.
— Est-ce que ce ne sont pas eux qui viennent, d’habitude ? demandai-je à Dimitri. Je n’ai rien contre l’idée de faire une balade, mais pourquoi nous déplaçons-nous jusqu’à eux ?
— Pour commencer, il ne s’agit pas d’eux mais de lui, m’expliqua-t-il avec le léger accent qui trahissait son origine russe même s’il parlait mieux l’anglais que moi. Puisqu’il s’agit d’une situation particulière et qu’il nous fait une faveur, c’est à nous de faire le trajet.
— Qui est-ce ?
— Arthur Schœnberg.
Je quittai la route des yeux pour dévisager Dimitri.
— Quoi ?
Arthur Schœnberg était une légende. C’était l’un des plus grands tueurs de Strigoï encore en vie et il avait été chef du Conseil des Gardiens, l’instance qui assignait son Moroï à chacun et prenait les décisions qui nous concernaient tous. Il avait fini par prendre sa retraite pour se consacrer à la famille royale qu’il protégeait, les Badica. Même vieillissant, il était encore mortellement dangereux, et ses exploits étaient à mon programme.
— N’y avait-il personne d’autre de disponible ? m’inquiétai-je d’une voix mal assurée.
Je savais désormais reconnaître quand Dimitri s’empêchait de sourire.
— Tout va bien se passer. Et puis un rapport favorable d’Art ferait très bonne impression dans ton dossier.
Art ? Dimitri appelait l’un des plus célèbres gardiens au monde par son prénom… Cela n’aurait pourtant pas dû m’étonner, vu la réputation de Dimitri lui-même.
Le silence s’installa dans la voiture. Je me mordis la lèvre en me demandant ce qu’Arthur Schœnberg allait pouvoir penser de moi. Mes notes étaient bonnes mais une ou deux broutilles, comme ma fugue et les bagarres que j’avais déclenchées, pouvaient le faire douter du sérieux avec lequel j’envisageais ma future carrière.
— Tout va bien se passer, répéta Dimitri. Il y a plus de bon que de mauvais dans ton dossier.
Par moments, on aurait cru qu’il pouvait lire dans mon esprit. J’esquissai un sourire timide et jetai un coup d’œil dans sa direction. Grossière erreur. Sa taille hors du commun et sa musculature parfaite étaient évidentes même lorsqu’il était assis. Il avait des yeux sombres, un regard ténébreux et des cheveux noirs qu’il portait attachés en queue-de-cheval. Des cheveux doux comme de la soie… Le charme de luxure de Victor Dashkov m’avait permis de m’en assurer. Au prix d’un effort héroïque, je détournai les yeux et recouvrai mon souffle.
— Merci, coach, ironisai-je en m’enfonçant dans mon siège.
— Je suis là pour aider.
Il était détendu, presque d’humeur légère, ce qui lui arrivait rarement. En général, il était sérieux et sur le qui-vive. Sans doute s’estimait-il en sécurité dans une Honda, du moins autant qu’il pouvait l’être en ma présence. Après tout, je n’étais pas la seule à avoir du mal à faire abstraction de la tension romantique qu’il y avait entre nous.
— Tu sais ce qui aiderait ? demandai-je en continuant à fuir son regard.
— Quoi ?
— Que tu coupes cette horreur musicale pour nous mettre quelque chose qui aurait été enregistré après la chute du mur de Berlin…
Il éclata de rire.
— Comment fais-tu ? C’est en histoire que tu as les plus mauvaises notes et tu sembles tout savoir sur l’Europe de l’Est…
— C’est que j’ai besoin de matière pour mes blagues, camarade.
Il changea la fréquence de l’autoradio sans cesser de sourire… et s’arrêta sur une station qui passait de la country.
— Eh ! m’écriai-je. Je ne pensais pas exactement à ça…
Il retint difficilement un nouvel éclat de rire.
— Choisis celle que tu préfères. C’est l’une ou l’autre…
— Alors reviens aux années quatre-vingt, me résignai-je en soupirant.
Il changea de nouveau la fréquence. Les bras croisés sur la poitrine, j’écoutai un groupe à la sonorité vaguement européenne se plaindre que la vidéo avait tué la radio, en souhaitant que quelqu’un se charge d’en finir avec cette station.
Tout à coup, un trajet de cinq heures ne me paraissait plus si court.
La famille que protégeait Arthur vivait dans une petite ville qui longeait l’autoroute 90, près de Billings. L’opinion moroï était divisée sur la question des zones géographiques qui offraient le meilleur habitat. Certains estimaient que c’étaient les grandes agglomérations qui présentaient le plus de sécurité, puisque les vampires pouvaient s’y noyer dans la foule et que les activités nocturnes y attiraient moins l’attention. D’autres, comme cette famille, apparemment, préféraient les petites villes en s’appuyant sur cet argument simple qu’on passait plus facilement inaperçu là où il y avait moins de gens pour nous remarquer.
Je réussis à convaincre Dimitri de s’arrêter pour manger quelque chose dans un snack. Nous fîmes une autre halte pour prendre de l’essence, et nous atteignîmes la résidence des Badica vers midi. La maison était en bois et construite de plain-pied, avec d’immenses baies vitrées, évidemment teintées pour filtrer les rayons du soleil. Elle semblait neuve et très chère et, même si elle était située au milieu de nulle part, c’était bien le type d’endroit où je m’attendais à trouver des membres d’une famille royale.
Je sautai de la Honda et m’enfonçai dans cinq centimètres de neige avant d’atteindre les graviers du parking. Le silence n’était troublé que par le souffle irrégulier du vent dans les branches. Je suivis Dimitri sur l’allée de galets gris qui serpentait jusqu’à la maison. Même s’il avait recouvré son masque professionnel, je sentais son humeur aussi légère que la mienne. Nous avions tous les deux pris un plaisir coupable à cette escapade en voiture.
Mon pied glissa sur une pierre. Lorsque Dimitri me rattrapa par réflexe, j’éprouvai une violente sensation de déjà-vu : le soir de notre rencontre, il m’avait épargné une chute à peu près de la même manière. Malgré le froid et l’épaisseur de ma parka, je perçus la chaleur de ses doigts sur mon bras.
— Est-ce que ça va ? demanda-t-il en me lâchant à ma grande consternation.
Je jetai un regard mauvais aux cailloux verglacés.
— Oui… Ces gens ne connaissent donc pas l’usage du sel ?
Ce que je croyais être une simple blague pétrifia Dimitri. Je me figeai aussitôt pour le voir scruter les environs enneigés avant de reporter son regard inquiet vers la maison. Son attitude m’incita à retenir les questions qui me brûlaient les lèvres. Il étudia la façade pendant une bonne minute, puis l’allée gelée, et enfin le parking où seules les empreintes de nos pas se dessinaient sur la neige.
Je le suivis lorsqu’il s’approcha prudemment de la porte. Il s’arrêta encore pour l’examiner. Elle était entrebâillée, comme si, dans la précipitation, on l’avait mal refermée. En observant plus attentivement à la hauteur du verrou, je découvris de petites éraflures sur le bois ; elle semblait avoir été forcée. Il était évident qu’un simple coup d’épaule suffirait à la faire céder. Dimitri, dont la respiration ne produisait plus que de légers nuages de buée, fit courir ses doigts sur le chambranle, puis sur la poignée, dont le manque de solidité me parut de mauvais augure.
Il parla enfin.
— Va m’attendre dans la voiture, Rose, m’ordonna-t-il calmement.
— Mais que… ?
— Va !
Ce seul mot me parut chargé d’un pouvoir surnaturel. Cet homme était celui que j’avais vu terroriser mes camarades de classe et abattre un Strigoï… Je reculai en choisissant d’emprunter les plates-bandes enneigées plutôt que l’allée traîtresse. Alors que Dimitri n’avait toujours pas bougé, je me glissai dans la Honda et en refermai la portière le plus doucement possible. Dès qu’il m’estima en sécurité, il ouvrit la porte fracturée sans effort et disparut à l’intérieur.
Dévorée de curiosité, je comptai jusqu’à dix avant de ressortir du véhicule.
Même si je ne pouvais pas me risquer à le suivre, je devais savoir ce qui se passait dans cette maison. L’état de l’allée et du parking indiquait que les Badica étaient absents depuis plusieurs jours, ou bien qu’ils n’étaient pas sortis du bâtiment. Rien n’empêchait qu’ils aient été cambriolés par des humains. Ils pouvaient aussi avoir été effrayés par quelque chose… des Strigoï, par exemple. Le sérieux de Dimitri m’assurait que c’était ce scénario qu’il avait en tête, mais cela me paraissait peu probable dans le cas d’une famille protégée par Arthur Schœnberg.
Debout au milieu du parking, je levai les yeux vers le ciel. Le soleil était blafard, mais il était bien au-dessus de ma tête, à son zénith. Midi. Je n’avais pas à craindre une attaque strigoï en plein jour, seulement la colère de Dimitri.
Je contournai la maison en m’enfonçant dans la neige jusqu’aux chevilles sans que rien de particulier attire mon attention. Des stalactites de glace pendaient du bord du toit et les fenêtres teintées gardaient leurs secrets. Mes pieds heurtèrent soudain quelque chose et je baissai le regard : c’était un pieu en argent à moitié enfoui sous un petit tas blanc. Je le ramassai et l’essuyai en m’interrogeant. Que faisait-il donc là ? Les pieux étaient des armes de grande valeur, capables de tuer un Strigoï d’un seul coup dans le cœur… Ils ne pouvaient être forgés qu’avec le concours de quatre Moroï, qui y insufflaient chacun le pouvoir d’un élément. Même si je n’avais pas encore appris à les manier, je repris mon investigation avec davantage d’assurance.
À l’arrière de la maison, une grande terrasse s’étirait jusqu’à un ponton de bois où l’on devait bien s’amuser pendant l’été. La vitre de la porte-fenêtre qui donnait sur la terrasse avait été brisée, ce qui permettait à une personne de passer par l’ouverture aux bords irréguliers. Parfaitement consciente de ce que Dimitri allait me faire subir lorsqu’il découvrirait mes manœuvres, je montai sur la terrasse en me méfiant des marches verglacées. Malgré le froid, je sentais des gouttes de sueur perler sur ma nuque.
Il fait jour, il fait jour, me répétai-je.
Je n’avais aucune raison de m’inquiéter.
Une fois devant la porte-fenêtre, je me penchai pour examiner ses rebords, sans parvenir à déterminer ce qui l’avait cassée. La neige s’était engouffrée à l’intérieur pour former un petit tas sur un tapis bleu ciel. Je fis jouer la poignée : la porte était encore fermée à clé. À vrai dire, cela n’avait pas grande importance puisqu’il suffisait d’enjamber le cadre pour entrer. Par peur de me couper, je préférai déverrouiller et faire coulisser la porte-fenêtre. Son léger frottement me parut assourdissant dans ce silence de mort.
Je fis deux pas à l’intérieur, m’arrêtai dans le carré de lumière que la porte ouverte dessinait sur le sol et laissai mes yeux s’habituer à la pénombre. Des bourrasques s’engouffraient dans la pièce en faisant voler des rideaux autour de moi. Peu à peu, je reconnus les différents meubles d’un salon : un canapé, un téléviseur, un fauteuil à bascule.
Et un corps.
Il s’agissait d’une femme. Elle était allongée sur le dos, au pied de la télé, sa chevelure brune en désordre. Ses yeux étaient grands ouverts sur le plafond et son visage bien trop pâle, même pour une Moroï. Pendant quelques secondes, je crus que ses cheveux recouvraient aussi son cou, puis je compris que la traînée sombre sur sa peau était du sang séché. On l’avait égorgée.
Cette horrible scène était si irréelle que je mis un certain temps à admettre ce que je voyais. La position qu’elle avait prise en tombant donnait presque l’impression qu’elle dormait… Alors je vis un deuxième corps : à quelques pas de là, un homme gisait sur le côté dans une mare de sang. J’aperçus une nouvelle dépouille, de la taille d’un enfant, roulée en boule derrière le canapé, et encore une à l’autre bout de la pièce. Il y avait des corps partout. Des corps et du sang.
Lorsque je compris combien de cadavres il y avait autour de moi, mon cœur s’affola. Ce n’était pas possible… Il faisait jour. Rien de si terrible ne pouvait se passer en plein jour… Alors qu’un cri se formait dans ma gorge, une main gantée vint se plaquer sur ma bouche. Je me débattis quelques instants avant de reconnaître l’odeur de la lotion après-rasage de Dimitri.
— Pourquoi n’écoutes-tu jamais ce qu’on te dit ? Tu serais morte s’ils étaient encore ici…
Sa main et ma terreur m’empêchèrent de répondre. J’avais déjà vu quelqu’un se faire tuer, mais je n’avais jamais été confrontée à un tel carnage. Dimitri attendit presque une minute avant de retirer sa main et resta prudemment derrière moi. Alors que je n’avais plus la moindre envie de contempler ce spectacle, j’étais incapable d’en détourner les yeux. Des corps partout. Des corps et du sang.
Je parvins finalement à me tourner vers lui.
— Il fait jour, murmurai-je. De telles horreurs ne peuvent pas se produire en plein jour…
J’entendis dans ma voix les accents désespérés d’une petite fille qui supplie qu’on la rassure en lui disant qu’elle vient de faire un cauchemar.
— De telles horreurs peuvent se produire n’importe quand et celle-ci n’a pas eu lieu en plein jour. Ce massacre date sans doute de deux ou trois nuits.
Je jetai un coup d’œil furtif aux cadavres et sentis mon estomac se nouer. Deux ou trois nuits… Deux ou trois nuits à être mort sans que personne le sache. J’arrêtai mes yeux sur le corps d’un homme qui gisait devant la porte d’un couloir. Il était grand et beaucoup trop musclé pour un Moroï.
— Arthur Schœnberg, précisa Dimitri qui avait remarqué la direction de mon regard.
Sa gorge ensanglantée m’hypnotisa.
— Il est mort…, balbutiai-je comme si ce n’était pas parfaitement évident. Comment est-ce possible ? Comment un Strigoï a-t-il pu tuer Arthur Schœnberg ?
C’était inconcevable. On ne tue pas une légende…
Au lieu de répondre, Dimitri replia les doigts autour de ma main droite, dans laquelle je tenais encore le pieu. Je sursautai.
— Où as-tu trouvé ça ? me demanda-t-il en prenant l’arme tandis que je desserrais le poing.
— Par terre, planté dans le sol.
Il leva l’objet qui étincela à la lumière, et le fit tourner lentement dans sa main.
— C’est grâce à lui qu’on a pu franchir les protections, déclara-t-il.
Mon esprit encore en état de choc mit quelques secondes à donner un sens à ses mots. Je finis néanmoins par comprendre : les barrières magiques dont les Moroï entouraient leurs retraites étaient forgées à l’aide de l’air, du feu, de l’eau et de la terre, tout comme les pieux en argent des gardiens. Elles requéraient tout le savoir-faire en matière de magie de puissants Moroï, nécessitant souvent même le concours de deux experts pour chaque élément. Ces protections empêchaient les Strigoï d’approcher parce qu’elles étaient chargées de vie et de magie, c’est-à-dire du contraire même de leur nature. Malheureusement, elles faiblissaient rapidement et demandaient beaucoup de maintenance, ce qui dissuadait nombre de Moroï de les utiliser. Cependant, dans certains endroits comme à l’académie, on y avait encore recours.
Les Badica en avaient mis en place tout autour de leur maison, ce qui ne leur avait été d’aucun secours, puisque quelqu’un les avait neutralisées à l’aide de ce pieu. Les deux magies avaient dû entrer en conflit, et celle de l’arme l’avait emporté.
— Les Strigoï ne peuvent pas toucher les pieux, lui objectai-je en me rendant compte que mon esprit s’accrochait désespérément à toutes les certitudes qu’il pouvait trouver. (Il m’était difficile de voir mes convictions mises à mal.) Et aucun dhampir ni aucun Moroï n’aurait accepté de le faire…
— Mais un humain, peut-être.
Mon regard rencontra le sien.
— Les humains ne s’allient pas aux Strigoï…
Je m’interrompis. Et voilà que je cherchais encore des certitudes. Je ne pouvais pas m’en empêcher… Dans notre lutte contre les Strigoï, nous ne pouvions compter que sur les faiblesses que nous leur connaissions : la lumière du soleil, les protections magiques, les pieux… C’étaient même elles qui nous permettaient de les combattre. Sauf que, s’ils s’étaient fait des alliés qui n’avaient pas ces faiblesses…
Dimitri était sur le qui-vive. Malgré la sévérité de son visage, je perçus une lueur de sympathie dans ses yeux sombres alors qu’il me regardait me débattre avec mes pensées.
— Ça change tout, n’est-ce pas ? conclus-je d’une voix étranglée.
— Oui. Ça change tout.