Chapitre 14
Deux garçons que je ne connaissais pas se tournaient autour en roulant des mécaniques. Ils devaient avoir dans les vingt, vingt-cinq ans et ne me remarquèrent ni l’un ni l’autre. Celui qui m’était rentré dedans poussa brutalement son opposant en le forçant à reculer de plusieurs pas.
— Vous avez peur ! hurla celui qui était de mon côté. (Il portait un caleçon de bain vert et ses cheveux noirs étaient trempés.) Tous ! Vous voulez vous terrer dans vos propriétés et laisser le sale boulot à vos gardiens. Qu’allez-vous faire quand ils seront tous morts ? Qui vous protégera à ce moment-là ?
Son adversaire essuya du dos de la main le sang qui coulait de son nez. Je le reconnus subitement grâce à ses mèches blondes : c’était le noble qui s’était moqué de Tasha et de son idée d’apprendre aux Moroï à se battre. Je me souvins qu’elle l’avait appelé Andrew. Il essaya en vain de porter un coup à son agresseur. Sa technique était déplorable.
— C’est la solution la plus prudente ! se défendit-il. Si nous écoutons cette alliée des Strigoï, nous allons tous mourir. Elle veut exterminer notre espèce !
— Elle veut nous sauver !
— Elle veut nous inciter à pratiquer la magie noire !
L’» alliée des Strigoï » devait être Tasha. Ce Moroï, qui n’était pas de sang royal, était la première personne hors de mon petit cercle que j’entendais prendre sa défense. Je ne pus m’empêcher de me demander combien de gens partageaient son point de vue. Lorsqu’il frappa encore Andrew, mon instinct le plus primaire, ou peut-être était-ce un effet de l’alcool, m’incita à intervenir.
Je bondis entre eux pour les séparer. La tête me tournait encore et j’avais tant de mal à tenir sur mes jambes que je serais probablement tombée s’ils n’avaient pas été si près l’un de l’autre. Tous deux hésitèrent, visiblement surpris par mon intervention.
— Dégage de là ! aboya Andrew.
Puisqu’ils étaient des garçons et des Moroï, ils étaient plus grands et plus lourds que moi. Néanmoins, j’étais à peu près certaine d’être plus forte que chacun d’entre eux. Misant là-dessus, je les saisis par le bras, les tirai vers moi, puis les repoussai dans des directions différentes aussi rudement que possible. Ils titubèrent, surpris par ma puissance, et je titubai un peu moi-même.
L’adversaire d’Andrew avança vers moi avec un regard furieux. Il ne me restait plus qu’à espérer qu’il était vieux jeu et n’allait pas se permettre de frapper une fille.
— À quoi tu joues ? s’écria-t-il.
Les gens commençaient à s’attrouper pour assister au spectacle.
— J’essaie de vous empêcher de vous conduire de manière encore plus stupide que vous le faites déjà ! ripostai-je en lui rendant son regard. Vous voulez faire quelque chose pour aider ? Alors cessez de vous battre ! Je ne vois pas comment le fait de vous entre-tuer pourrait sauver les Moroï, sauf si vous comptez les débarrasser du gène de la bêtise par sélection naturelle… (Je pointai un doigt accusateur en direction d’Andrew.) Tasha Ozéra n’essaie pas d’exterminer sa propre espèce. Elle aimerait seulement que vous cessiez de vous comporter comme des victimes. (Je me tournai vers son adversaire.) Quant à toi, il te reste encore beaucoup à apprendre si tu crois que c’est une manière de faire admettre ton point de vue… La magie, surtout la magie offensive, exige beaucoup de maîtrise de soi, or la tienne ne m’impressionne pas beaucoup. Même moi, j’en ai plus que toi ! Et tu saurais que c’est vraiment dingue si tu me connaissais…
L’un et l’autre me regardèrent fixement, complètement abasourdis. Je leur avais fait plus d’effet qu’un Taser, du moins pour quelques secondes. La surprise initiale passée, ils recommencèrent à s’en prendre l’un à l’autre. Me retrouvant prise entre le marteau et l’enclume, je m’empressai de m’écarter en manquant de tomber dans la manœuvre. Alors Mason, surgissant derrière moi, accourut à mon secours ; il frappa le premier des deux qui lui tomba sous la main, celui qui n’était pas de sang royal.
Le garçon partit à la renverse et tomba dans un bassin en soulevant une gerbe d’éclaboussures. Je grimaçai en me rappelant ma peur de me fendre le crâne, mais il ne tarda pas à se remettre debout pour refaire surface en s’essuyant les yeux.
Je saisis le bras de Mason sans parvenir à le retenir. Après s’être dégagé, il fonça sur Andrew et le poussa brutalement sur un groupe de Moroï qui devaient être ses amis et s’efforçaient de calmer les choses. L’autre garçon ressortit du bassin, furieux, et avança à son tour sur Andrew. Cette fois, Mason et moi joignîmes nos forces pour l’empêcher de passer. Il nous jeta un regard féroce.
— Mauvaise idée, l’avertis-je.
Il serra les poings et parut sur le point de s’en prendre à nous. Mais nous étions tout de même assez impressionnants et il ne semblait pas bénéficier du soutien de grand monde, contrairement à Andrew que l’on entraînait à l’écart sans qu’il cesse de hurler des obscénités. Le Moroï finit par battre en retraite en marmonnant de vagues menaces.
— As-tu perdu la tête ? demandai-je à Mason dès qu’il se fut éloigné.
— Quoi ?
— Qu’est-ce qui t’a pris de te jeter dans cette bagarre ?
— Tu t’y es jetée aussi ! se défendit-il.
J’étais sur le point de répliquer lorsque je pris conscience qu’il avait raison.
— Ce n’est pas pareil, grommelai-je.
— Es-tu saoule ? s’inquiéta-t-il en approchant.
— Non ! Bien sûr que non. J’essaie juste de t’empêcher de faire une bêtise. Ce n’est pas parce que tu as l’illusion que tu pourrais tuer un Strigoï que tu dois t’en prendre à tout le monde.
— L’illusion ? répéta-t-il, vexé.
Je commençai à avoir mal au cœur. De plus en plus étourdie, je repartis vers la pièce que je visais initialement en espérant tenir sur mes jambes.
En l’atteignant, j’eus la déception de constater qu’elle ne cachait ni desserts ni boissons. Du moins, ce n’était pas le genre de buffet auquel je m’attendais. C’était la salle des sources. Plusieurs humains étaient étendus sur des divans recouverts de satin avec des Moroï auprès d’eux. Une odeur d’encens au jasmin flottait dans l’air. Abasourdie, je regardai avec une étrange fascination un Moroï blond se pencher vers la gorge d’une très jolie rousse pour la mordre. Je pris subitement conscience que toutes ces sources étaient d’une beauté stupéfiante. Elles ressemblaient à des mannequins ou des actrices… Les nobles ne toléraient que le premier choix.
Le Moroï but à longs traits, et la fille ferma les yeux, entrouvrant les lèvres avec une expression de pur délice en s’abandonnant à l’effet que lui procuraient les endorphines du Moroï. Je ne pus m’empêcher de frissonner en me rappelant cette douce euphorie que j’avais moi-même éprouvée. À travers les brumes de l’alcool, la scène me parut tout à coup violemment érotique. Je me sentais presque aussi indiscrète que si j’avais regardé deux personnes faire l’amour. Lorsque le Moroï eut fini de boire et eut léché la dernière goutte de sang, il déposa un léger baiser sur sa joue.
— Ça te tente ?
Je sursautai en sentant des doigts m’effleurer le cou, et fis volte-face pour rencontrer les yeux verts et le sourire entendu d’Adrian.
— Arrête ! lui ordonnai-je en repoussant sa main.
— Alors que fais-tu là ?
— Je me suis perdue, expliquai-je en écartant les bras.
Il m’observa plus attentivement.
— Es-tu saoule ?
— Non ! Bien sûr que non. Mais… (Ma nausée s’était un peu calmée, mais je ne me sentais toujours pas très bien.) Je crois que je ferais mieux de m’asseoir.
— Pas ici, en tout cas, conclut-il en me prenant le bras. Quelqu’un pourrait se faire des idées. Allons dans un endroit plus calme.
Il me conduisit dans une autre pièce que je découvris avec intérêt. C’était une salle de massage. Plusieurs Moroï, allongés sur des tables, se faisaient masser le dos et les pieds par des employées de l’hôtel. Elles se servaient d’une huile parfumée au romarin et à la lavande. En d’autres circonstances, j’aurais adoré me faire masser. Malheureusement, l’idée d’être allongée sur mon estomac me paraissait franchement mauvaise dans l’immédiat.
Je m’assis sur la moquette, le dos appuyé contre le mur. Adrian s’éloigna, puis revint s’asseoir à côté de moi en me tendant un verre d’eau.
— Bois ça, m’ordonna-t-il. Ça va te faire du bien.
— Je t’ai déjà dit que je n’étais pas saoule, grommelai-je en vidant quand même le verre d’eau.
— C’est ça, répondit-il en souriant. Tu t’en es bien sortie dans cette bagarre… Qui est ce garçon qui est venu t’aider ?
— Mon petit ami. Ou quelque chose comme ça…
— Mia avait raison : il y a beaucoup de garçons dans ta vie.
— Je ne suis pas ce genre de fille.
— Ça va, se rendit-il sans cesser de sourire. Où est Vasilisa ? Je croyais que vous ne vous quittiez jamais…
— Elle est avec son petit ami, répondis-je en l’observant.
— Pourquoi ce ton ? Tu es jalouse ? Il t’intéresse ?
— Certainement pas ! C’est juste que je ne l’aime pas.
— Est-ce qu’il lui fait du mal ?
— Non, reconnus-je. Il l’adore. C’est seulement un pauvre type.
Adrian semblait beaucoup s’amuser.
— Ah ! donc, tu es jalouse. Est-ce qu’elle passe plus de temps avec lui qu’avec toi ?
Je préférai passer outre à sa question.
— Pourquoi me demandes-tu tout ça ? Elle t’intéresse ?
Il éclata de rire.
— Ne t’inquiète pas : je ne m’intéresse pas à elle comme je m’intéresse à toi.
— Mais tu t’intéresses à elle.
— J’aimerais seulement lui parler.
Il se leva pour aller me chercher un nouveau verre d’eau.
— Est-ce que ça va mieux ? me demanda-t-il en me le tendant.
C’était un verre en cristal très élaboré qui me paraissait bien trop luxueux pour ne contenir que de l’eau.
— Oui. Je ne pensais pas que ces cocktails seraient si forts.
— C’est là toute leur beauté, répondit-il en pouffant. En parlant de beauté… cette couleur te va très bien.
Je changeai de position. Mon maillot de bain ne dévoilait peut-être pas autant de peau que ceux des autres filles, mais il en révélait toujours plus que j’aurais voulu en montrer à Adrian. À vrai dire, en étais-je bien certaine ? Il avait quelque chose d’étrange. Malgré l’agacement que m’inspirait son arrogance, j’aimais me retrouver en sa compagnie. La part provocatrice de moi-même reconnaissait peut-être une âme sœur…
Mon esprit eut un déclic que les brumes de l’alcool m’empêchèrent de saisir. Je pris une nouvelle gorgée d’eau.
— Tu n’as pas allumé de cigarette depuis au moins dix minutes, lui fis-je remarquer pour changer de sujet.
— Il est interdit de fumer à l’intérieur, répondit-il avec une grimace.
— Je suis certaine que tu as compensé par le punch…
Cela lui rendit le sourire.
— Certains tiennent mieux l’alcool que d’autres. Tu ne vas pas vomir, tu en es sûre ?
Je me sentais toujours éméchée mais ma nausée s’était calmée.
— Oui.
— Bien.
Mon rêve de la veille me revint en mémoire. Je savais bien que ce n’était qu’un songe, mais il m’avait marquée, surtout la partie où il m’avait parlé de l’ombre qui m’entourait. J’eus envie de l’interroger tout en sachant que c’était stupide. Il s’agissait de mon rêve et non du sien.
— Adrian…
Ses yeux verts se tournèrent vers moi.
— Oui, chérie ?
Je n’eus pas le courage de poursuivre.
— Laisse tomber.
Il faillit répondre, avant de tourner la tête vers la porte.
— Ah ! la voici !
— De qui… ?
Lissa entra dans la salle pour la fouiller du regard et parut éprouver un vif soulagement en nous voyant. Je ne pouvais pas le ressentir, cependant. Tous les produits qui altéraient mon état, comme l’alcool, engourdissaient notre lien. C’était une raison de plus pour laquelle je n’aurais pas dû prendre le risque stupide de boire ces cocktails ce soir-là.
— Te voilà ! dit-elle en s’agenouillant près de moi. (Elle offrit un hochement de tête à Adrian.) Salut.
— Salut toi-même, cousine, lui répondit-il.
Il arrivait aux Moroï de sang royal de s’adresser les uns aux autres en employant un vague lien de parenté.
— Est-ce que ça va ? me demanda Lissa. Quand j’ai vu à quel point tu étais saoule, j’ai eu peur que tu te sois noyée dans un bassin.
— Je ne suis pas… (Je finis par renoncer à sauver les apparences.) Ça va, lui assurai-je.
L’expression d’Adrian, qui observait Lissa, était devenue sérieuse. Cela me rappela encore mon rêve.
— Comment l’as-tu retrouvée ? lui demanda-t-il.
Lissa lui jeta un regard surpris.
— J’ai fait le tour des salles…
— Ah ! (Il paraissait déçu.) Je pensais que tu t’étais peut-être servie de votre lien.
Nous le considérâmes toutes les deux, les yeux écarquillés.
— Comment sais-tu pour notre lien ? l’interrogeai-je.
Alors que seules quelques personnes de l’académie étaient au courant, Adrian venait d’en parler aussi naturellement qu’il aurait mentionné ma couleur de cheveux.
— Je ne vais quand même pas vous révéler tous mes secrets, répliqua-t-il en prenant un air mystérieux. Et puis vous avez une manière étrange de vous comporter l’une envers l’autre… C’est difficile à expliquer mais je trouve ça cool. On dirait bien que les vieux mythes ont un fond de vérité…
Lissa lui jeta un regard inquiet.
— Le lien ne fonctionne que dans un sens, précisa-t-elle. Rose peut sentir ce que j’éprouve et savoir ce que je pense, mais pas le contraire.
— Ah ! (Nous restâmes silencieux pendant quelques instants. J’en profitai pour reprendre une gorgée d’eau.) Au fait, en quoi t’es-tu spécialisée, cousine ?
Lissa eut du mal à cacher son embarras. Nous savions toutes les deux que sa spécialisation devait rester secrète pour que personne ne soit tenté d’abuser de son pouvoir de guérison. Cependant, la version officielle, selon laquelle elle ne s’était pas encore spécialisée, la contrariait beaucoup.
— En rien, pour le moment.
— Croit-on que tu vas finir par le faire ? Une floraison tardive ?
— Non.
— Mais tu as sans doute un niveau assez élevé dans tous les éléments, n’est-ce pas ? Malheureusement, tu n’es pas assez forte pour en maîtriser un parfaitement…
Il lui tapota l’épaule avec une compassion exagérée.
— Oui. Mais comment… ?
Lissa sursauta à l’instant où leurs doigts se rencontrèrent. On aurait dit qu’elle venait d’être frappée par la foudre. Elle eut une expression étrange et je sentis la joie l’envahir malgré l’alcool qui engourdissait encore notre lien. Elle observait fixement Adrian, émerveillée. Lui-même ne la quittait plus des yeux. Je n’arrivais pas à comprendre pourquoi ils se contemplaient l’un l’autre de cette manière et cela me contraria.
— Eh ! m’écriai-je. Arrête ça ! Je t’ai déjà dit qu’elle avait un petit ami.
— Je sais, dit-il en la regardant toujours, un petit sourire au coin des lèvres. Il faudra que nous ayons une conversation un de ces jours, cousine.
— Oui, l’approuva-t-elle.
— Eh ! lançai-je, plus confuse que jamais. Tu as un petit ami. D’ailleurs le voici.
Lissa remit les pieds sur terre, puis nous fîmes tous trois volte-face vers la porte : Christian et les autres venaient d’entrer. Le moment où ils m’avaient surprise avec le bras d’Adrian autour des épaules me revint brusquement en mémoire. Cette situation ne valait guère mieux. Lissa et moi étions assises de part et d’autre de lui, et vraiment très près.
Elle bondit sur ses pieds sans avoir particulièrement l’air coupable. Christian la dévisageait bizarrement.
— Nous allions partir, annonça-t-il.
— Très bien, répondit-elle avant de se tourner vers moi. Tu es prête ?
J’acquiesçai et tâchai de me relever. Adrian prit mon bras pour me venir en aide et offrit un sourire à Lissa.
— J’ai été ravi de te parler. (Il poursuivit en me chuchotant à l’oreille.) Ne t’inquiète pas. Je t’ai déjà dit que je ne m’intéressais pas à elle de cette manière. Elle n’a pas autant d’allure que toi en maillot de bain, et sans doute sans le maillot de bain non plus.
— Ça, tu n’auras jamais l’occasion de le vérifier, grognai-je en lui arrachant mon bras.
— Ne t’en fais pas pour moi. J’ai beaucoup d’imagination.
Je rejoignis les autres, puis nous repartîmes vers la partie principale de la résidence. Mason me regarda aussi étrangement que Christian avait observé Lissa et resta loin de moi ; il marchait près d’Eddie, quelques pas devant nous. J’eus la surprise et le désagrément d’avancer à côté de Mia. Elle avait l’air terriblement malheureuse.
— Je suis désolée pour ce qui s’est passé, lui dis-je finalement.
— Tu n’as pas besoin de faire semblant de compatir.
— Je suis sincère. C’est horrible… Je suis vraiment désolée pour toi. (Elle évitait mon regard.) Est-ce que tu vas voir ton père bientôt ?
— À l’enterrement, répondit-elle sèchement.
— Ah !
Ne sachant pas quoi ajouter, j’abandonnai la partie et me concentrai sur les marches de l’escalier qui nous ramenait vers le rez-de-chaussée. Je fus surprise de l’entendre relancer elle-même la conversation.
— Je t’ai regardée intervenir dans cette bagarre, dit-elle en pesant chacun de ses mots. Tu as mentionné la magie offensive… comme si tu t’y connaissais.
Génial. Elle préparait un chantage… Mais était-ce vraiment le cas ? À cet instant, elle semblait presque amicale.
— J’ai dit ça à tout hasard, répondis-je. (Il n’était pas question que je trahisse Tasha et Christian.) Je n’en sais pas grand-chose. Juste des histoires que j’ai entendues…
— Ah ! murmura-t-elle, déçue. Quel genre d’histoires ?
— Eh bien…, commençai-je en essayant de trouver quelque chose à lui raconter qui ne soit ni trop précis, ni trop vague. Comme je l’ai dit tout à l’heure, je sais que la concentration est une chose très importante. Parce que n’importe quoi peut nous distraire quand on se bat contre un Strigoï… Il faut rester maître de soi.
Ce n’était en réalité qu’un principe de base de la formation des gardiens, mais cela pouvait très bien être une nouveauté pour Mia. L’excitation la gagna aussitôt.
— Quoi d’autre ? Quel genre de sorts faut-il utiliser ?
Je secouai la tête.
— Je n’en sais rien. J’ignore comment marche la magie, et je te répète que ce ne sont que des histoires que j’ai entendues. Je suppose qu’il suffit d’imaginer des manières de te servir de ton élément comme d’une arme. Les spécialistes du feu sont très avantagés, puisque leur élément permet de tuer les Strigoï. Les spécialistes de l’air peuvent faire suffoquer quelqu’un…
J’avais moi-même expérimenté par procuration cette forme de torture qu’on avait fait subir à Lissa. C’était horrible…
Les yeux de Mia s’écarquillèrent davantage.
— Et les spécialistes de l’eau ? Comment l’eau peut-elle faire du mal à un Strigoï ?
J’y réfléchis un instant.
— Je n’ai jamais entendu d’histoires qui impliquaient l’eau. Désolée…
— Mais tu n’aurais pas une idée ? Comment est-ce que quelqu’un comme moi pourrait apprendre à se battre ?
Voilà donc de quoi il était question. À vrai dire, ce n’était pas très surprenant. Je me rappelai le regard avec lequel elle dévorait Tasha, à la réunion, lorsque celle-ci parlait d’attaquer les Strigoï. Mia voulait venger la mort de sa mère. Il n’y avait pas à s’étonner que Mason et elle s’entendent si bien, tout à coup…
— Mia, répondis-je amicalement en lui tenant la porte. (Nous étions presque revenus dans le grand salon.) Je comprends très bien que tu veuilles… faire quelque chose. Mais ne crois-tu pas que tu devrais prendre le temps de faire ton deuil ?
Le rouge lui monta aux joues et je retrouvai en un instant une Mia furieuse et parfaitement normale.
— Ne me prends pas de haut ! grogna-t-elle.
— Ce n’est pas ce que je fais, je t’assure… Je suis sérieuse. Je pense que tu ne devrais rien faire d’imprudent tant que tu ne te seras pas un peu remise. Et puis…
Je n’achevai pas ma phrase.
— Quoi ? demanda-t-elle en plissant les yeux.
Et mince ! Il fallait bien que quelqu’un le lui dise.
— Je ne vois vraiment pas ce qu’un spécialiste de l’eau pourrait faire contre un Strigoï. C’est sans doute l’élément le moins utile de tous dans un combat.
Elle prit un air outragé.
— Tu es une vraie salope, tu sais ?
— Je te dis seulement la vérité.
— Alors laisse-moi te dire les tiennes. Tu es stupide dès qu’il s’agit de garçons ! (Je repensai à Dimitri et reconnus qu’elle n’avait pas tout à fait tort.) Mason est un garçon génial, l’un des plus gentils que je connaisse ! Et tu ne le remarques même pas. Alors qu’il serait prêt à faire n’importe quoi pour toi, tu t’amuses à te jeter dans les bras d’Adrian Ivashkov.
J’en restai bouche bée. Mia pouvait-elle avoir le béguin pour Mason ? Même si je ne m’étais pas jetée dans les bras d’Adrian à proprement parler, j’avais bien compris que les apparences étaient contre moi. Même si c’était à tort, je ne pouvais pas en vouloir à Mason de se sentir blessé et trahi.
— Tu as raison, admis-je.
Mia écarquilla les yeux. Cela lui semblait si impensable que je puisse être d’accord avec elle qu’elle ne dit plus un mot jusqu’à la fin du trajet.
Nous atteignîmes l’endroit où garçons et filles devaient prendre des directions différentes. Tandis que les autres s’éloignaient, j’attrapai le bras de Mason.
— Attends ! (J’éprouvais le besoin de le rassurer à propos d’Adrian. Néanmoins, une petite part de moi s’interrogeait. Était-ce parce que je tenais vraiment à lui ou parce que j’aimais le savoir amoureux de moi, et que je voulais égoïstement que les choses restent ainsi ? Il s’arrêta et se tourna vers moi, le regard méfiant.) Je voulais m’excuser. Je n’aurais pas dû me montrer agressive envers toi après la bagarre. Je sais bien que tu voulais seulement m’aider. Et pour Adrian… il ne s’est rien passé. Je te le jure.
— On aurait plutôt cru le contraire, à vous voir !
Mais sa colère retombait déjà.
— Je sais. Mais je t’assure que c’est entièrement sa faute. Il a l’air d’avoir un faible pour moi…
Je déduisis du sourire de Mason que mon ton avait dû être convaincant.
— Il est difficile de s’en empêcher…
— Je te promets que je ne m’intéresse pas à lui, repris-je. Ni à personne d’autre.
C’était un mensonge, mais qui ne me semblait pas très grave à cet instant. J’allais bien finir par oublier Dimitri et Mia avait raison à propos de Mason. Il était génial, gentil et mignon. J’aurais été stupide de ne pas vouloir de lui, non ?
Puisque ma main était restée sur son bras, je n’eus qu’à l’attirer vers moi. Ce signe lui suffit. Il se pencha pour m’embrasser et je me retrouvai bientôt pressée contre le mur, un peu comme avec Dimitri dans la salle d’entraînement. L’expérience n’avait pas la même intensité, bien sûr, mais elle était agréable à sa manière. J’enroulai mes bras autour de ses épaules et l’attirai plus près.
— Nous pourrions… aller quelque part, suggérai-je.
Il me repoussa en riant.
— Sûrement pas quand tu es saoule !
— Je ne le suis presque plus…, me défendis-je en l’attirant encore.
Il me donna un rapide baiser avant de s’écarter.
— Tu l’es quand même trop. Ce n’est pas facile pour moi, je t’assure… Écoute : si tu veux encore de moi demain, quand tu auras recouvré ta sobriété, nous en reparlerons.
De nouveau, il se pencha vers moi pour m’embrasser. Je voulus encore l’emprisonner dans mes bras, mais il recula une fois de plus.
— Du calme ! me taquina-t-il en prenant la direction de l’aile réservée aux garçons.
Je lui jetai un regard furieux, auquel il répondit par un éclat de rire avant de me tourner le dos. Alors qu’il s’éloignait, ma fureur s’apaisa vite, et je rejoignis ma chambre le sourire aux lèvres.