Il avait ramené la garde-malade, Mlle Tusseau, pour s’occuper du père Devigne. Notre mère, pour l’instant, était près de lui. Eva Braun avait pris un car pour Saint-Auban, où elle trouverait une correspondance par le train, pour Marseille. Tout le monde lui avait dit de m’attendre, mais on n’avait pas pu la retenir. Elle n’avait pas pleuré, ni montré son désarroi. Elle voulait rejoindre sa fille, c’est tout. Henri IV m’a dit seulement que, dans la voiture, deux ou trois fois, elle ne s’était pas rendu compte qu’elle lui parlait en allemand. Avant de partir, elle avait recommandé à Juliette de me dire d’emporter des vêtements et du linge pour Elle, parce qu’on l’avait retrouvée sans sa valise ni son sac. L’hôpital était celui de La Timone. Je devais prendre mon livret de famille. J’ai dit oui à tout.

Je suis rentré à la maison dans la Delahaye. Cognata et Bou-Bou étaient là, et ils étaient au courant de l’essentiel. J’ai dit à Bou-Bou d’accompagner notre tante dans sa chambre, qu’il fallait que je me lave. Quand ils sont montés, j’ai ouvert le placard aux fusils, j’ai pris la Remington, une boîte de cartouches, et je suis allé les ranger dans le coffre de la voiture.

Je me suis lavé et rasé en répondant aux questions de Bou-Bou avec précaution, d’abord pour ne pas l’inquiéter davantage, et parce qu’il essayait de savoir ce que j’allais faire. Je lui ai dit : « Je vais la voir. Je déciderai ensuite. Toi, n’ouvre pas la bouche. »

Dans notre chambre, j’ai pris la valise qu’Elle avait laissée, en carton bouilli bleu marine, j’ai rangé dedans deux robes, une paire de chaussures, du linge, une chemise de nuit qui était neuve. Son peignoir blanc prenait trop de place, je n’ai pas pu le rentrer. J’ai pris pour moi un slip et une chemise propre. J’ai enfilé mon pantalon noir, le polo noir de Mickey, mon blouson beige en popeline.

Je suis revenu au garage. Il était sept heures, sept heures et demie. J’ai dit à Henri IV : « Rends-moi un service. Va parler à Georges Massigne et demande-lui de ne pas porter plainte. Dis-lui que je regrette et que je paierai ce que je dois. Emmène Juliette avec toi, elle lui parlera mieux. » Il m’a regardé en silence plusieurs secondes. Juliette était immobile sur le seuil de sa cuisine, en haut de l’escalier qui donne dans l’atelier. J’ai dit à Henri IV : « Je vous attends là. Si tu veux bien, je prendrais ta DS pour aller à Marseille. La Delahaye va me lâcher d’un moment à l’autre. » Je crois qu’il a bien compris que je cherchais à les éloigner une demi-heure tous les deux. Il n’est pas bête, Henri IV. Je ne voulais pas qu’ils voient la carabine, l’un ou l’autre, non pas qu’ils auraient pu me dissuader — plus personne ne pouvait le faire — mais parce que je craignais qu’on les accuse de quelque chose si je me faisais prendre. Il ne m’a rien répondu. Finalement, il s’est tourné vers Juliette et il lui a dit : « Je t’emmène. Viens comme tu es, on ne va pas au bal. »

Quand ils ont été partis, j’ai rangé la Delahaye au fond du garage. J’ai sorti ma valise, j’ai mis la boîte de cartouches dedans. J’ai emporté la Remington à l’établi et j’ai scié et poncé le canon à l’électricité. J’ai scié ensuite la crosse au ras de la poignée-pistolet. L’arme était réduite à 60 cm environ. La prise n’était pas excellente, mais à deux mains, et à moins de dix pas, il était impossible que je manque un homme, même du premier coup. J’ai nettoyé et graissé soigneusement tout le mécanisme. Je ne me pressais pas. J’essayais de ne penser qu’à bien faire ce que je faisais.

A un moment, j’ai entendu une voiture s’arrêter devant les pompes, je suis allé servir. J’avais mis un gros tablier de forgeron pour protéger mes vêtements. Pendant que je faisais le plein de sa GS, le conducteur, un maçon qui travaille en haut du col, m’a dit : « Alors, il paraît que tu es marié ? » J’ai répondu : « Comme tu vois. » J’ai regardé l’escalier en bois, à l’extérieur de la maison. J’ai pensé à ce dimanche soir, le lendemain du mariage, où Elle était assise à côté de moi et que je fumais un cigare. Je m’étais dit alors qu’elle n’aimait que moi et c’était vrai. Je ne l’avais pas perdue, on me l’avait volée, et cassée, et rendue folle.

J’ai fait disparaître les poussières de métal et de bois sur l’établi. J’ai rangé dans la valise la Remington, enveloppée dans un chiffon, et les morceaux de canon et de crosse que j’avais sciés. J’ai remis le tablier en place. Je me suis lavé les mains. Je suis allé m’asseoir sur l’escalier, dehors, en attendant le retour de Juliette et de mon patron. Il faisait chaud, comme toujours cet été, mais le soleil avait disparu depuis longtemps derrière les montagnes et le village était silencieux.

 

On avait retrouvé Elle sur une plage, à Marseille, en face du parc Borely. C’était le samedi 31 juillet, trois jours seulement après qu’elle ait quitté le village. Elle marchait sur le sable, dans ses chaussures à talons et sa robe en nylon bleu ciel, les yeux au sol. Elle s’écartait sans rien dire quand on lui demandait ce qui n’allait pas. Ses cheveux lui cachaient le visage. Elle avait une attitude si bizarre que des baigneurs — il était six heures du soir — ont appelé des agents. Elle n’avait pas de papiers. Elle ne répondait à aucune question. Elle ne pouvait pas parler.

On l’a conduite dans un hôpital, puis dans un autre, celui de La Timone, où il y a un service psychiatrique. On l’a examinée. Elle ne portait aucune blessure, sauf une ecchymose à un genou qu’elle avait pu se faire elle-même, en tombant. Elle était prostrée et indifférente. On ne pouvait pas lui tirer un mot. Sinon elle était docile, elle se laissait guider où on voulait.

On l’a d’abord endormie jusqu’au mardi et procédé à d’autres examens. Au réveil, elle était la même. Prostrée, indifférente, écartant la nourriture, muette. La police avait cherché sans résultat, alentour de la plage, quelqu’un qui pouvait la connaître et dire qui elle était. Elle n’avait sur elle que sa robe — salie, c’est ce qui leur a fait penser qu’elle était tombée — un slip, des chaussures d’une marque vendue partout, et son alliance. J’avais fait graver sur la face intérieure de l’alliance : F. à E. et la date de notre mariage.

On l’a endormie encore et nourrie par les veines jusqu’au matin de ce vendredi. En se réveillant, elle a souri et parlé. Elle n’a pas su répondre aux questions qu’on lui posait — elle ignorait pourquoi elle se trouvait là — mais elle a dit qu’elle s’appelait Éliane Devigne, qu’elle était née à Arrame, Alpes-Maritimes, le 10 juillet 1956, qu’elle y habitait toujours, Chemin du Haut-de-la-Fourche, et qu’elle avait neuf ans. Le docteur qui s’occupait d’elle — une femme, Mme Solange Fieldmann — a découvert qu’Arrame n’existait plus que sous les eaux d’un barrage et a téléphoné au maire du Brusquet, Mlle Dieu.

J’ai écouté Mlle Dieu me raconter cela d’une voix sans timbre. Ses paupières étaient rouges et gonflées, mais elle n’avait plus de larmes. Sa tête était enturbannée d’une serviette-éponge blanche. Elle avait beaucoup bu, en m’attendant, et elle a continué.

Sa maison est sur une hauteur, avec un jardin en paliers d’où l’on peut voir le lac. A l’intérieur, c’est triste et vieillot, sauf une pièce qu’elle appelle son salon et qu’elle a fait moderniser après la mort de sa mère. Il y a des livres partout. A mon arrivée, elle avait dû débarrasser un divan pour me faire asseoir. J’ai bu aussi, je crois, pendant les trois heures ou davantage que j’ai passées chez elle. Je ne me souviens pas vraiment de moi, de mes gestes, sauf que dans les moments où elle se taisait, elle mordillait sa lèvre inférieure et qu’à la fin, je tendais instinctivement les doigts vers son visage pour qu’elle cesse, je ne pouvais plus le supporter.

Comme Bou-Bou, mais un peu plus tôt, elle avait reçu les confidences d’Elle, une nuit d’abattement. C’était la nuit du 13 au 14 juillet, où Elle était rentrée si tard. J’ai entendu, presque avec les mêmes mots, ce que je savais déjà par mon frère, avec pourtant quelque chose en plus qui m’a fait bondir : les deux salauds avaient fourni à Elle un studio, à Digne, « pour qu’elle y reçoive des hommes ». Bou-Bou m’avait dit : « Pour eux, elle représente de l’argent. » J’avais pensé seulement à une sorte de rançon, une somme qu’ils réclamaient pour la laisser tranquille.

Mlle Dieu ne savait pas leurs noms, elle non plus, mais en déballant d’un coup ce qui la rongeait, Elle lui avait appris que le plus âgé des deux avait une scierie à la sortie de Digne, l’autre une agence immobilière sur le boulevard Gassendi. Elle lui avait dit : « Ce sont des bourgeois bien considérés, des pères de famille, pas du tout des maquereaux comme on les imagine. Si je m’adressais à la police, je ne pourrais rien prouver. Ensuite, on ne retrouverait même pas mon cadavre. » Elle lui avait dit aussi, et c’était pour moi un serrement au cœur : « S’ils ne me laissent pas tranquille, je me débarrasserai d’eux, d’une manière ou d’une autre. Ou je raconterai tout à Pin-Pon et c’est lui qui le fera. »

Elle avait demandé trois fois à Mlle Dieu de venir la chercher à Digne : deux fois avant notre mariage et puis ce mardi où elle avait soi-disant fait les magasins, dans sa robe rouge, et où je l’avais giflée, à son retour, sur un bord de route. Mlle Dieu l’avait retrouvée en fin d’après-midi dans le studio dont elle avait parlé, il existait donc bien. Il était au troisième étage d’un vieil immeuble, au fond d’une cour, 173, rue de l’Hubac. C’était la rue où Bou-Bou, le dimanche d’après, pendant la course, avait vu les deux hommes avec Elle, dans une Peugeot noire.

Je me suis souvenu, en pensant au mardi de la gifle, des tickets de car qu’Elle avait sortis de son sac, dans notre cuisine, pour me les montrer. J’ai demandé à Mlle Dieu : « C’est vous qui l’avez ramenée de Digne, ce soir-là ? » Elle m’a répondu, en détournant les yeux : « Non, je l’ai laissée dans le studio. Elle n’a pas voulu que je la raccompagne. » Après s’être mordillé la lèvre inférieure à se faire saigner, elle a ajouté : « Je voulais aller trouver la police, j’étais affolée, nous nous sommes disputées. Elle ne m’a plus téléphoné, je ne l’ai plus revue après ce mardi soir. »

Elle a vidé son verre. Elle gardait les yeux détournés. Et puis, comme à regret, elle m’a dit : « Les clefs du studio doivent se trouver dans sa boîte aux lettres. La dernière en entrant, sous la voûte du rez-de-chaussée. Elle ne voulait pas les garder avec elle, de crainte que vous tombiez dessus, et en même temps, elle pensait que si les choses tournaient mal, vous auriez besoin d’aller là-bas. » Je me suis contenu. J’ai seulement remué la tête, l’air de trouver cette information accessoire après tout ce qu’elle m’avait raconté. Elle m’a quand même demandé, d’une voix sourde : « Qu’allez-vous faire, maintenant ? »J’ai répondu : « D’abord aller la voir à Marseille. Ensuite, je déciderai. »

Plus tard, elle m’a fait à manger dans la cuisine. Je n’avais avalé qu’un sandwich depuis la veille et je crois que j’ai mangé avec appétit. Je ne me souviens pas de ce qu’elle m’a donné, ni de rien. Je la revois seulement assise en face de moi, son verre à la main, dans une robe-chemise en tissu soyeux, couleur pêche, qui était à la mode des Prisunic il y a quelques années. Elle était ivre. Elle s’est mise à nouveau à me raconter qu’on avait retrouvé Elle à Marseille, sur une plage, en face du parc Borely. Quand je lui ai fait remarquer qu’elle l’avait déjà dit, elle a répondu : « Ah, bon », et deux larmes ont coulé sur ses joues.

Elle voulait que je dorme chez elle — il était plus de minuit —, mais j’ai dit non, que je préférais rouler jusqu’à Marseille, que de toute manière je ne pourrais pas dormir. Quand je suis parti, elle m’a raccompagné jusqu’à l’entrée du jardin. La lune était presque pleine et il y avait des reflets sur le lac. Elle m’a dit : « Je voudrais la voir, moi aussi. Dès que possible. » Je lui ai promis de lui téléphoner. Elle m’a regardé monter dans la voiture et me mettre en route, debout près de sa porte, la tête enveloppée de sa serviette-éponge. Elle avait toujours son verre à la main.

Il y a quatre-vingts kilomètres environ du Brusquet jusqu’à Digne, mais beaucoup de virages avant la nationale. Je me suis rangé sur le boulevard Gassendi à deux heures du matin, devant le seul endroit encore éclairé, une sorte de discothèque où le patron s’apprêtait à mettre dehors les derniers clients. Il m’a expliqué où était la rue de l’Hubac. J’y suis allé à pied. Elle était silencieuse et déserte, j’entendais mes pas sur le trottoir.

Dans l’immeuble que Mlle Dieu m’avait décrit, la minuterie ne marchait pas. Je me suis guidé jusqu’à la dernière boîte aux lettres à la seule clarté du dehors. C’était une boîte en bois, fermée par un cadenas. J’ai tiré sur celui-ci de toutes mes forces et les pitons qui le retenaient sont venus avec. Il y avait un trousseau de trois clefs à l’intérieur, une longue et deux clefs de verrou. Autant que je pouvais voir, la boîte aux lettres ne portait pas de nom.

Je suis monté au troisième étage, au fond de la cour. Une grande fenêtre éclairait le palier. Il y avait un appartement de chaque côté, mais la porte de gauche n’avait qu’un verrou. J’ai quand même mis beaucoup de précaution à ouvrir celle de droite. J’écoutais, après chaque tour de clef, si je n’avais pas réveillé quelqu’un dans la baraque.

Je suis entré, j’ai fait de la lumière. La porte refermée, j’ai jeté un coup d’œil dans la cuisine, qui était très étroite, laquée rouge. Il y avait deux verres lavés sur l’évier, une bouteille de bière entamée dans le frigo. Je n’ai jamais su qui avait bu la bière. J’étais certain, en tout cas, qu’Elle n’en buvait pas. Je vous raconte les choses comme je les ai vues.

La pièce principale, où dominait aussi le rouge, ne sentait aucune présence récente. Le dessus de lit en velours était bien tendu, les placards étaient vides. Je n’ai rien remarqué qui me dise qu’Elle était venue là. Il y avait un cendrier, sur une petite table, mais il était propre. J’ai ouvert un à un les tiroirs d’un meuble. Rien.

J’ai visité ensuite le cabinet de toilette. Je ne m’attendais évidemment pas à trouver le reflet de ma femme dans le miroir au-dessus du lavabo, simplement parce qu’elle s’y était regardée quelques jours plus tôt, mais l’objet que mes yeux ont accroché tout de suite, posé sur la tablette, m’a fait la même impression, un coup dans la poitrine. C’était son briquet Dupont, avec le mot Elle gravé en haut, dans un carré lisse.

Je l’ai regardé dans ma main, en réfléchissant. Le mardi de la gifle, quand j’avais renversé son petit sac blanc sur notre lit, il était parmi ses affaires, j’en étais sûr. Ensuite, elle n’était revenue qu’une fois à Digne, le dimanche de la course. Du moins à ma connaissance. En tout cas, elle avait oublié son briquet — ce qui ne lui ressemblait pas — ou elle l’avait laissé exprès, pour que je le trouve.

J’ai cherché encore. Il m’est venu une idée, je suis retourné dans la cuisine. J’ai sorti de dessous l’évier une petite poubelle blanche, qu’on ouvre en appuyant sur une pédale. Il y avait très peu de choses dedans : des mégots de gitanes et un sachet vide de biscuits pour apéritif. Je ne savais quoi penser.

Je suis resté assis sur le lit un moment. J’ai regardé à nouveau dans les tiroirs. Je me disais : « Si elle imaginait que tu devrais venir ici un jour, si elle a laissé pour toi les clefs dans la boîte aux lettres, il y a un mot, un message quelque part. » L’aiguille de ma montre avait dépassé trois heures depuis longtemps. J’écartais autant que je pouvais l’idée de ces bouts de gitanes que j’avais vus dans la poubelle, et qu’un homme s’était trouvé là avant moi. J’ai pensé qu’elle devait forcément se méfier des deux salauds, faire attention à tout. Et même, vous ne devineriez pas le souvenir qui m’a soudain traversé :

 

Alors, Ducon, qu’est-ce que tu as gagné

à fouiller dans mon sac ?

 

Ce mot, j’avais cru qu’il m’était destiné. Mais qui l’avait dit ? Elle l’avait peut-être écrit à l’intention de l’un des deux autres, qui la surveillait et fouillait ses affaires ? Le message, si elle m’en avait laissé un, devait se trouver dans un endroit où eux n’auraient pas l’idée de regarder, mais moi, tel qu’elle me connaissait, oui.

Il était quatre heures dix et je devinais déjà les premières lueurs du jour, derrière la fenêtre, quand j’ai compris. Je suis revenu au cabinet de toilette. J’ai retiré de ses supports la tablette, au-dessous du miroir du lavabo, sur laquelle était posé le briquet, quand je l’avais vu. C’était un rectangle en plastique creux, et deux cartes étaient glissées à l’intérieur. J’ai secoué la tablette, après les avoir prises, mais il n’y avait rien d’autre. L’une était la carte commerciale d’une scierie, celle de Jean Leballech, route de La Javie. L’autre était une simple carte de visite : Michel Touret, agent immobilier, avec l’adresse du bureau, boulevard Gassendi, et celle du domicile, traverse du Bourdon. Au dos de la carte de Jean Leballech, d’une écriture que je ne connaissais pas, était notée l’adresse d’un menuisier de Digne mais on l’avait barrée dans tous les sens.

Il n’y avait pas de mot d’Elle, seulement ces deux cartes. Je les ai glissées dans une poche de mon blouson. J’ai remis la tablette en place, j’ai vérifié dans la pièce que je ne laissais pas de trace de mon passage, et je suis parti. En bas, j’ai hésité un instant, dans le noir, et finalement j’ai gardé les clefs.

J’ai repris la DS sur le boulevard vide, dans la pâleur d’un matin qui annonçait encore une journée chaude. Je suis d’abord allé voir un plan de la ville, dans la vitrine du syndicat d’initiative, ensuite où habitait Touret. C’est un pavillon de style soi-disant provençal, comme on en voit sur toutes les réclames. La Traverse du Bourdon donne sur la route qui mène à l’établissement thermal. Il y a beaucoup de maisons autour de la sienne. En remontant le boulevard Gassendi une nouvelle fois, pour aller route de La Javie, j’ai repéré l’agence immobilière sur ma gauche.

J’ai fait cinq kilomètres, au compteur de la DS avant de m’arrêter près du portail de la scierie. Il y a un panneau, à cet endroit, qui annonce un village un peu plus loin : Le Brusquet. Cela m’a fait une drôle d’impression de retrouver ce nom, si loin du barrage d’Arrame, et juste à ce moment. C’était comme si quelqu’un, je ne sais pas, l’avait mis là exprès, pour que je sache qu’il connaissait mes pensées. Je ne crois pas en Dieu — sauf quelquefois, dans les incendies —, mais cela m’a fait une drôle d’impression. Et puis, j’étais fatigué.

Dans la cour de Leballech, j’ai vu une Peugeot noire, celle dont mon frère m’avait parlé. Une fenêtre du rez-de-chaussée, dans la maison d’habitation, était déjà éclairée. J’ai pensé que c’était la cuisine et que quelqu’un préparait son café, les cheveux ébouriffés, les yeux gonflés de sommeil, comme Mickey ou moi, le matin. Le fil du téléphone, qui allait de la route à l’atelier, puis à la maison, était hors d’atteinte sans échelle. J’ai bien regardé la cour pour me rappeler les distances, l’orientation des bâtiments, et je suis remonté en voiture.

J’ai roulé encore trois kilomètres sur la même route. Un peu avant ce village du Brusquet, un chemin sur ma droite montait à travers un bois et je m’y suis engagé. J’ai laissé la DS à l’entrée. J’ai continué à pied. Il n’y avait pas de maison aux alentours mais, sur le plateau, des pâtures cernées de barrières, dont une avec une bergerie en ruine. Je suis allé la voir. Il n’y avait plus de porte et le toit s’était effondré à l’intérieur.

J’ai regardé ma montre et j’ai couru tout du long jusqu’à la voiture. Il m’a fallu moins de deux minutes pour l’atteindre, rouler en marche arrière et reprendre la route de Digne. Et deux autres minutes pour repasser devant la scierie de Leballech.

J’ai arrêté la DS quelques secondes et je suis reparti. A l’entrée de la ville, j’ai pris une rue sur ma droite, puis un boulevard parallèle au boulevard Gassendi sur ma gauche, et j’ai stoppé sur une place où il y avait un parking. Sans lambiner mais sans risquer non plus de me faire accrocher par un gendarme sourcilleux, j’avais mis six minutes pour venir de la scierie. Il n’y avait pratiquement pas de circulation encore, et c’est tout ce qui serait changé quand j’aurais à faire le même parcours pour sauver ma peau.

 

Après Les Mées, en passant sur le pont qui enjambe la Durance, j’ai jeté par la portière, sans m’arrêter, les morceaux de carabine que j’avais sciés. Plus loin, entre Manosque et Aix, je me suis rangé sur une aire de stationnement, j’ai abaissé le dossier de mon siège pour me reposer un moment. Je me suis endormi. Quand j’ai rouvert les yeux, les voitures et les camions défilaient sur la route, il était plus de neuf heures.

Je suis arrivé à Marseille une heure plus tard. J’ai dit que j’ai fait mon service à Marseille, c’est une ville que je connais. J’ai trouvé facilement l’hôpital de La Timone, mais le service psychiatrique où Elle se trouvait est autonome, j’ai dû faire mille détours pour en voir l’entrée. Dans le parking, j’ai sorti la Remington et la boîte de cartouches de la valise, je les ai poussées au fond du coffre et j’ai fermé le coffre à clef.

Eva Braun m’attendait dans le hall, assise très droite sur un banc, les yeux fermés. Elle était amaigrie et vieillie. Elle portait la même robe crème que le jour où elle était venue chez nous fêter l’anniversaire de sa fille, mais cette robe, à présent, semblait faite pour une autre. En ouvrant les yeux et en me voyant devant elle, la valise à la main, elle m’a dit : « C’est bien du tracas que je vous ai donné pour rien, mon pauvre gendre. On a retrouvé le bagage d’Éliane dans un hôtel. »

Je lui ai demandé si elle l’avait vue. Elle a remué la tête avec un sourire triste. Elle m’a dit : « Elle n’a pas mauvaise figure. Elle a même l’air normal. Mais elle n’est plus sur terre, vous comprenez ? Elle réclame son papa. Elle se demande pourquoi il ne vient pas la voir. C’est la seule chose qui la chagrine. » J’ai vu une larme déborder de sa paupière mais elle l’a essuyée aussitôt. En regardant le sol, les yeux fixes, elle a ajouté : « Ils la font dormir, en ce moment. Il faut qu’elle dorme beaucoup. »

Une infirmière, un peu plus tard, m’a conduit dans la chambre où Elle était couchée. Je suis resté assis près de son lit, seul, écoutant son souffle paisible, j’ai laissé aller les pleurs que je retenais depuis plusieurs jours. Elle était étendue sur le dos, les cheveux serrés en chignon, les bras au-dessus des draps. On lui avait passé une chemise de gros coton gris, sans col, qui lui donnait l’air d’une prisonnière, qui me faisait pitié. Son visage, dans le sommeil, me semblait creusé, douloureux, mais elle avait toujours cette petite bouche gonflée que j’aimais bien.

Quand l’infirmière est revenue, je lui ai donné les robes et le linge que j’avais apportés. J’ai gardé la valise bleu marine, qui ne contenait plus qu’une chemise et un slip pour moi et mes affaires de toilette. La valise en skaï blanc était posée, vide, dans un coin de la chambre. J’ai demandé à l’infirmière, en baissant la voix, dans quel hôtel on l’avait retrouvée. Elle m’a répondu : « Le Belle-Rive. C’est un des hôtels autour de la gare Saint-Charles. Il faudrait d’ailleurs que vous y passiez, votre femme n’avait pas réglé sa note. » J’ai dit : « Elle avait aussi un grand sac à main en toile. » L’infirmière a secoué la tête, on ne l’avait pas rapporté.

Avant de sortir, je me suis penché sur Elle, j’ai embrassé son front tiède, j’ai touché sa main. Je n’ai pas osé l’embrasser sur les lèvres, devant l’infirmière, et je m’en suis voulu par la suite, je m’en veux encore, parce que les deux autres fois que je l’ai vue, je n’avais plus la possibilité de le faire.

La doctoresse qui la soignait, Mme Fieldmann, m’a reçu dans son bureau du rez-de-chaussée. Par la fenêtre ouverte, derrière elle, je voyais des hommes en robe de chambre et en pantoufles se promener à pas lents dans un jardin entouré d’arcades. C’est une femme de cinquante ans, aux cheveux noirs, assez petite, assez rondelette, mais avec un beau visage plein de bonté et des yeux qui rient, elle a de petites rides autour comme Mickey. Elle avait interrogé Eva Braun, plus tôt dans la matinée. Elle m’a posé des questions, à moi, et certaines me semblaient sans intérêt, et d’autres embarrassantes. Elle m’a dit, sans se fâcher : « Si je ne cherchais pas à y voir clair, je ne vous interrogerais pas. »

Elle ne m’a pas assommé avec des mots que je ne pouvais pas comprendre. Elle m’a expliqué que ma femme était mentalement perturbée depuis longtemps, depuis des années peut-être — puisque neuf ans, c’était l’âge heureux qu’elle se donnait maintenant — et que jusqu’au samedi précédent, elle avait été probablement la seule à se rendre compte, par moments, que sa personnalité était menacée. Une névrose. Que cette névrose se soit construite, étage par étage, à la suite d’un choc affectif insupportable, Mme Fieldmann n’en doutait pas. Il y avait pourtant autre chose, que seuls les examens des derniers jours avaient décelé : les modifications soudaines et très inquiétantes du flux de son sang vers le cerveau. Elles pouvaient être la cause, sous l’effet d’événements angoissants, de pertes de connaissance ou de son : «J’ai mal derrière ma tête. » Elles pouvaient aussi avoir provoqué des lésions diffuses, au niveau des petits vaisseaux qu’on appelle les capillaires.

Mme Fieldmann m’a dit : « Samedi dernier, je ne sais où, je ne sais pourquoi, votre femme a subi un choc émotionnel au moins aussi grand que le premier. Cette fois, elle n’a pas pu rester dans ce monde qu’elle s’était fabriqué, sa névrose. Avez-vous déjà vu une construction dont le toit s’est effondré à l’intérieur ? C’est un peu ça. Elle a fait ce qui arrive rarement et qui aurait laissé mes confrères, il y a seulement quelques années, tout à fait sceptiques. Elle est passée, après une période de stupeur, de sa névrose à une psychose, c’est-à-dire à une maladie qui n’est pas seulement différente par la gravité mais par la nature. Maintenant, tout le monde se rend compte que sa personnalité est détruite, mais elle non. Elle a vraiment neuf ans. Quand elle s’est vue, hier, dans un miroir accroché au mur de sa chambre, elle n’a pas eu de doute sur le fait qu’elle est une petite fille, elle a simplement demandé qu’on enlève le miroir. Vous comprenez ? »

J’ai dit oui. J’avais beaucoup de questions à poser, moi aussi, mais j’étais assis sur une chaise, ma valise à mes pieds, dans un bureau d’hôpital, devant quelqu’un de beaucoup plus instruit que moi et qui m’impressionnait, j’ai baissé la tête.

Mme Fieldmann a sorti alors, d’un tiroir de sa table, quelque chose qu’elle a placé devant moi. J’ai reconnu le petit flacon de vernis à ongles, en verre teinté, que j’avais vu, le mardi soir de la gifle, en vidant le sac d’Elle sur notre lit. Mme Fieldmann m’a dit : « Quand on a trouvé votre femme sur la plage et qu’on l’a conduite ici, elle tenait ce flacon dans son poing serré. Il a fallu le lui arracher de force. » Je ne voyais pas où elle voulait en venir. En remuant le flacon, elle m’a montré qu’il contenait de la poudre. Elle m’a dit : « Remarquez, on fabrique tant de choses, on fabrique peut-être aussi du vernis à ongles en poudre. Mais ce n’en est pas. » J’ai pensé à la drogue. Comme si elle lisait dans mon regard, elle a secoué la tête. Elle m’a dit : « C’est un médicament cardio-vasculaire très dangereux, le Dréboludétal. Il est hors de question qu’un médecin ait pu l’ordonner à votre femme. Je ne sais pas comment elle a pu se le procurer. En tout cas, il s’agit de trente comprimés qu’on a grossièrement pilés et qui contiennent un dérivé de toxine bactérienne — un poison, si vous voulez — je ne sais combien de centaines de fois plus violent que la strychnine. Pour vous donner une idée, il y a dans ce flacon de quoi tuer une famille. »

Je suis resté comme assommé pendant un long moment. Puis elle a dit : « Elle n’avait peut-être pas réellement l’intention d’utiliser cette poudre, ni contre elle-même ni contre personne. J’ai connu d’autres jeunes malades qui gardaient sur eux des choses dangereuses — des lames de rasoir, de l’acide. Cela leur donnait un sentiment de sécurité. » J’ai levé la tête, j’ai dit : « Oui, sûrement », mais je ne le pensais pas. Je pensais à ce qu’Elle avait dit à Mlle Dieu : « Je me débarrasserai d’eux d’une manière ou d’une autre. » Elle avait voulu essayer, toute seule, et elle n’avait pas réussi. Je me suis levé. J’ai remercié Mme Fieldmann. Elle m’a dit que je pourrais voir ma femme éveillée le lendemain après-midi, vers trois heures, mais qu’il me faudrait être raisonnable, parce qu’elle ne me reconnaîtrait pas. J’ai répondu que je m’y attendais.

En sortant de l’hôpital, j’ai emmené Eva Braun en voiture jusqu’à l’hôtel Belle-Rive, devant les grands escaliers de la gare Saint-Charles. Ce n’est pas un palace, mais il est confortable et bien tenu. L’homme qui était derrière le comptoir de l’entrée — le concierge de jour — n’avait qu’un souvenir d’Elle : ses yeux pâles. C’est lui qui l’avait reçue, le vendredi 30, en fin d’après-midi. Elle était donc déjà passée par Avignon. Il lui avait fait remplir une fiche. Elle avait écrit : Jeanne Desrameaux, 38, rue Frédéric-Mistral, Nice. A Eva Braun qui ne le savait pas, j’ai expliqué que c’était le nom de jeune fille de ma tante. Il nous a montré la chambre qu’elle avait occupée une nuit, qui donnait sur la rue. Un couple d’Allemands était là, au milieu de ses bagages. Ma belle-mère leur a parlé dans leur langue.

En redescendant, j’ai payé la note d’Elle. J’ai vu qu’elle avait commandé du café le samedi matin, et donné plusieurs coups de téléphone, tous à Marseille. J’ai demandé au concierge si quelqu’un était venu la voir, pendant qu’elle était là, mais il ne savait pas. Il ne se rappelait que ses yeux, qui lui avaient fait « une impression bizarre », qui étaient « bleus, c’est un fait, mais presque sans couleur ».

Ensuite, nous sommes allés voir les horaires des trains, dans le hall de la gare. Eva Braun voulait rentrer pour s’occuper de son mari. Elle m’a dit : « Je reviendrai la semaine prochaine avec lui, si vous pouvez nous transporter. » Il y avait, une heure plus tard, un train pour Digne. Elle n’a pas voulu aller dans un restaurant, de peur de le manquer. Nous avons mangé une assiette froide dans un café, en bas des escaliers de la gare. Marseille est une ville très bruyante, et la chaleur nous empêchait de respirer. Elle m’a dit, avec un sourire timide : « J’ai l’impression d’être saoule. »

Quand son train est parti, elle m’a fait des signes du bras, par la portière, comme si elle s’en retournait au bout du monde et ne devait jamais plus me revoir. Elle a beau être allemande — ou autrichienne — elle est de la même race que mon père, mes frères et les femmes de notre famille. La race de ceux qui doivent tout supporter, et qui, malheureusement, supportent tout. Vous savez ce que je me disais, quand son train a disparu et que je marchais vers la sortie de la gare ? Cela me remplissait d’une sorte de contentement, d’exaltation, un peu comme quand j’ai vu surgir la casquette rouge de Mickey dans le moutonnement des autres coureurs, et qu’il a gagné sa première course, à Draguignan. Je me disais que justement, Elle et moi, nous n’étions pas comme eux.

 

J’ai traversé tout Marseille en voiture. En route, sur le Prado, je suis entré dans un Monoprix, j’ai acheté une paire de lunettes de soleil, une chemise rouge, et un sac en plastique noir, tout en longueur, fait pour transporter je ne sais quoi — un attirail de pêche, peut-être — mais assez grand pour ma carabine.

J’ai pris une chambre au Cristotel, dans le quartier de Mazargues, loin du centre. La nuit y coûte cher, mais c’est vaste, moderne, il y a un bar, deux restaurants, cent cinquante chambres identiques, personne n’y remarque jamais personne. J’avais vu une affiche de cet hôtel, à la gare, et tout y était aussi inhumain qu’elle le disait.

J’ai rempli ma fiche au comptoir de la réception. J’ai dit que j’avais du sommeil en retard, que je ne voulais pas être dérangé. On m’a répondu, sans même me regarder, que je n’avais qu’à placer le carton « Ne pas déranger » sur la poignée de ma porte. J’ai suivi dans un ascenseur et un couloir un employé à qui je n’ai pas voulu confier ma valise. Il n’y avait pas une chance sur un million qu’il soit doué pour voir à travers du carton bouilli et devine qu’une Remington et des cartouches étaient dedans, mais c’est comme ça. Je lui ai donné la pièce. J’ai placé, dès qu’il est parti, le carton « Ne pas déranger » sur ma porte.

J’ai vérifié à nouveau la carabine, je l’ai chargée. Je n’avais pas de chargeur de rechange et si je devais tirer deux coups la première fois, je savais que je ne continuerais pas avec une seule balle, je devrais recharger dans la bergerie, sans m’affoler, en perdant le minimum de temps. Cette idée m’angoissait, parce que je ne m’y voyais pas, je n’arrivais pas à m’imaginer dans cette situation.

L’idée du téléphone, chez Leballech, elle aussi m’angoissait. Je me suis rappelé le relais du fil, au-dessus de la porte de l’atelier. Il serait trop loin de moi, avec un canon de 30 centimètres, pour que je le fasse sauter d’une balle. J’essaierais, voilà tout. Mais je ne m’écarterais pas du portail pour le faire. Mlle Dieu avait dit : « Ce sont des pères de famille. » Je ne savais pas combien de fils, combien de filles seraient dans la maison et pourraient me couper la retraite, quand j’aurais abattu Leballech. En plus, je ne l’avais pas entendu, mais j’étais à peu près sûr qu’ils avaient un chien. Il ne fallait pas que je m’écarte du portail.

Voilà quelles étaient mes pensées dans cette chambre où les tissus, les murs, étaient bleus, et le bois couleur acajou. J’ai glissé la carabine et la boîte de cartouches dans le sac que j’avais acheté ainsi que la chemise rouge. J’ai posé le sac au pied de mon lit. J’ai fait disparaître l’emballage en cellophane de la chemise dans la cuvette du water. Ensuite, je me suis déshabillé, j’ai pris un bain. Il y avait un petit frigo, dans la chambre, et j’ai ouvert une canette de bière, j’ai fait une croix dans une case sur la feuille des consommations qui était posée sur le plateau de l’appareil, avec un crayon attaché à une chaîne — le luxe.

Je me suis allongé dans le lit, en slip propre, j’ai bu ma bière en pensant que je verrais Elle éveillée, le lendemain. J’ai imaginé des bêtises — qu’elle me reconnaîtrait soudain et serait guérie — et je me suis dit que c’étaient des bêtises, je me suis arrêté. J’ai fermé les yeux. Je n’ai pas vraiment dormi, je sentais la chambre autour de moi, j’entendais des bruits de voix dans le couloir, et une rumeur assourdie, dehors.

Je me suis levé quand ma montre a indiqué quatre heures. J’ai enfilé à nouveau mon pantalon noir, le tricot noir de Mickey, mon blouson beige. Je n’ai emporté avec moi que le sac en plastique. Pour quitter l’hôtel, je suis passé par le bar. Il y avait une foule de touristes étrangers. J’ai mis la clef de la chambre dans la boîte à gants de la DS, avec les lunettes de soleil que j’avais achetées. Avant de m’engager sur l’autoroute d’Aix, j’ai fait le plein d’essence et vérifié le niveau d’huile.

J’ai roulé. Je n’avais pas besoin d’être à Digne avant sept heures. C’est à peu près l’heure à laquelle j’y suis arrivé. J’ai rangé la voiture sur la petite place que j’avais repérée le matin. Je suis allé à pied sur le boulevard Gassendi. Il y avait beaucoup de monde sur les trottoirs.

Je ne m’attendais pas à trouver l’agence immobilière encore ouverte, mais elle l’était. Un homme, à l’intérieur, était assis derrière un bureau métallique. Il faisait signer des papiers à un couple d’un certain âge. Je l’ai regardé à travers les vitres, sans m’arrêter. J’ai traversé la chaussée, un peu plus loin, et je suis entré dans un grand bar-tabac, Le Provençal. On se serait cru dans un meeting tant il y avait de gens qui parlaient fort. J’ai demandé au comptoir un demi et un jeton pour téléphoner.

La cabine du téléphone était au fond d’une arrière-salle où on jouait au billard. J’ai appelé l’agence immobilière. J’ai dit : « Michel Touret ? » Il a répondu : « Lui-même. » J’ai dit : « Écoutez, monsieur Touret, j’ai un terrain à vendre, à la sortie de Digne, sur la route de La Javie. Un beau terrain de près d’un hectare. J’aimerais que vous veniez le voir. » Il m’a demandé mon nom. J’ai dit : « Planno. Robert Planno. » Il voulait prendre rendez-vous pour la semaine suivante. Je lui ai dit : « C’est que je ne suis pas d’ici. Je suis de Menton. Je reprends le train ce soir. » Il n’était pas chaud pour venir. Je lui ai dit : « Écoutez, monsieur Touret, je vous assure que c’est une bonne affaire pour vous. J’ai besoin d’argent rapidement, vous voyez ce que je veux dire ? C’est à moins de dix kilomètres de Digne, il y a presque un hectare de prairie, et une bergerie à retaper dessus. » Il a hésité encore, il m’a posé des questions sur l’endroit. Finalement, il m’a dit : « Il faut que je passe chez moi, d’abord. » J’ai répondu : « C’est très bien parce que je ne pourrai pas être là-bas avant huit heures et demie. Mais on n’en a pas pour très longtemps, juste un quart d’heure. » Il a dit : « Bon. C’est toujours pareil avec vous autres. » Je pense qu’il voulait parler de ses clients, je ne sais pas. Je lui ai demandé s’il connaissait la scierie Leballech. Il m’a répondu, d’une voix presque dégoûtée : « Vous pensez. Leballech, c’est mon beau-frère. » Je lui ai dit : « Eh bien, trois kilomètres après, sur la droite, il y a un chemin qui monte à travers un bois. Je vous attendrai à l’entrée, sur la route. Qu’est-ce que c’est, votre voiture ? » Il m’a dit : « Une CX. » J’ai dit : « Moi, vous me reconnaîtrez facilement, je porte une chemise rouge. »

Après avoir bu mon demi et payé ce que je devais, j’ai marché sur le trottoir en face de l’agence. Touret, à l’intérieur, se préparait à partir. Je ne pouvais pas bien distinguer comment il était, à cause des reflets sur les vitres, mais je ne me suis pas attardé. Je verrais sa figure toujours assez tôt. Je ne pensais même plus tellement à ce qu’ils avaient fait à Elle, lui et son beau-frère. C’était devenu aussi irréel que le reste de ma vie. Je ne pensais qu’aux gestes que je devais accomplir. Je crois qu’à partir d’un certain moment, je n’aurais plus été capable d’expliquer pourquoi j’étais là ni ce que je faisais, j’imaginais encore moins que le soleil se lèverait encore et qu’il y aurait un lendemain.

Je suis retourné à la DS. J’ai laissé mon blouson dedans. J’ai pris le sac noir. J’ai mis mes lunettes de soleil sur mon nez. J’ai verrouillé toutes les portières et j’ai marché d’un bon pas jusqu’à la sortie de la ville. Le soleil descendait sur les collines, encore brûlant. Il y avait deux feux rouges et un trafic sans histoires sur le parcours que j’avais choisi pour revenir.

En passant devant la scierie, je ne me suis pas arrêté, j’ai tourné la tête deux secondes, assez pour voir qu’il y avait un berger allemand dans la cour, avec un garçon de l’âge de Bou-Bou, aux cheveux longs. Le portail s’ouvrait sur une ligne droite et les voitures roulaient bon train. J’espérais qu’elles seraient moins nombreuses, une heure plus tard, mais un samedi, en août, qui sait où vont les gens ? En marchant, j’ai commencé d’avoir soif. C’était peut-être l’angoisse qui m’asséchait la gorge, mais la soif ne m’a plus quitté.

Dans la bergerie, j’ai enfilé la chemise rouge par-dessus mon tricot, j’ai roulé les manches sur mes coudes. J’ai sorti la carabine du sac, et je l’ai posée dans une niche creusée à mi-hauteur du mur, à main droite en entrant. J’ai vérifié deux ou trois fois que je pouvais l’attraper facilement. J’ai placé le sac par terre, juste au-dessous. Ensuite, j’ai attendu qu’il soit huit heures et demie, assis sur le seuil. Je ne me rappelle plus à quoi je pensais. A la soif. A cette coïncidence que Mme Fieldmann m’ait parlé d’un toit effondré. Peut-être à rien.

En descendant vers la route, quand le moment est arrivé, j’ai vu un homme et une femme sortir du bois. Ils se tenaient par la taille et n’étaient occupés que d’eux-mêmes. Ils ne m’ont pas vu et sont partis à pied en direction du Brusquet. Les voitures qui passaient m’ont semblé plus rares. Mon cœur était lourd, ma gorge serrée.

Touret avait une dizaine de minutes de retard. Il a fait entrer sa CX dans le chemin, comme je l’avais imaginé. En arrêtant son moteur, il a retiré la clef du contact et l’a mise dans la poche de son veston. Il portait un complet d’été à fines rayures bleues, comme les costumes de boucher, une cravate voyante, rouge et orange. Il m’a dit en descendant de voiture : « Excusez-moi, monsieur Planno. Vous savez comment ça se passe avec les femmes. » Il m’a tendu la main. Il était de taille moyenne, sans plus, avec un front dégarni et des yeux gris. Son sourire, ses allures de vendeur dynamique, ses dents de devant, tout en lui était faux. J’ai dit : « C’est là-haut, allons voir. » Dans les premières secondes, il m’a semblé avoir vu sa figure auparavant, mais ce n’était qu’une impression vague, je n’y ai plus pensé.

Nous avons gravi le chemin. Il m’a dit : « Ah ! oui. Je vois. J’ai déjà vendu un terrain, par ici. » Je marchais devant lui, dans la prairie. Il s’est arrêté pour regarder les alentours. Je ne sais pas ce qu’il me racontait. Les mots n’arrivaient plus jusqu’à mon cerveau. Je suis entré dans la bâtisse en ruine le premier. J’ai envoyé la main vers la carabine, je l’ai attrapée, je me suis retourné vers lui. Il s’est interrompu dans une phrase et il a regardé l’arme fixement. Il a dit, sans voix : « Mais qu’est-ce que c’est ? »

Je lui ai fait signe de reculer vers le mur du fond. Il a failli perdre l’équilibre sur les gravats. Je lui ai demandé : « C’est vous qui l’avez envoyée à Avignon ? » Il m’a regardé la bouche ouverte, mais aussitôt il a rabaissé les yeux sur la carabine. Il a murmuré : « Quoi ? Avignon ? » Et puis, il a compris. Il a dit : « Cette fille ? » J’ai répondu : « Éliane. Ma femme. » Il a agité une main devant lui pour que je ne tire pas. Il m’a dit : « Écoutez-moi. Je ne suis pour rien dans cette histoire ! Je vous le jure ! C’est uniquement la faute de mon beau-frère ! » Comme je restais muet, il a fait un mouvement pour se déplacer le long du mur de pierre sèche, mais il s’est arrêté net en voyant que je relevais la Remington. Je la tenais à deux mains, dirigée vers le haut de sa poitrine. Il a eu alors une grimace, qui se voulait peut-être un sourire, il a dit beaucoup plus bas, l’air de chercher son souffle : « Non, vous n’allez pas faire ça. Vous avez voulu me faire peur, voilà. Je vous jure que c’est mon beau-frère le fautif. » Je n’ai pas répondu. Il a dû croire que je ne pourrais pas presser sur la détente. Il s’est détaché du mur en disant, avec un brusque courage : « Allons, quoi. Vous n’avez pas cru ce qu’elle dit ? Vous ne voyez pas qu’elle est cinglée ? J’y suis pour quelque chose, moi, si une pute... » J’ai tiré.

La détonation a été si forte qu’une fraction de seconde j’ai fermé les yeux. Il s’était avancé, la main ouverte pour détourner la carabine, et il a été littéralement projeté contre le mur. Il est resté debout, la poitrine trouée, la figure incrédule pendant un temps qui m’a semblé très long, et puis il est tombé en avant à travers la fumée du coup, et rien qu’à la manière dont il est tombé, j’ai su qu’il était mort.

J’ai fait deux pas au-dehors, pour écouter. Il n’y avait aucun bruit. Ensuite, je me suis rendu compte que les oiseaux chantaient dans les taillis et les arbres autour de moi. Je suis rentré dans la bergerie. J’ai remis la carabine dans mon sac. Il a bien fallu que je regarde Touret, quand je me suis penché sur lui pour prendre les clefs de sa voiture. Son veston, dans le dos, était déchiqueté, plein de sang. Il était tombé sur un amas de vieilles tuiles brisées, les yeux ouverts.

J’ai couru. Le parcours qui m’avait paru sans difficulté, le matin, m’a épuisé. Je n’avais plus d’air dans les poumons, en prenant le volant de la CX, j’avalais du feu. J’ai attendu un instant, puis j’ai fait marche arrière. J’ai attendu encore que deux voitures passent, qui ont klaxonné parce que je mordais déjà sur la route. J’ai roulé en me répétant : « Fais attention. Fais attention. » Je ne voulais penser à rien d’autre. De grosses gouttes de sueur tombaient de mes sourcils et j’ai ôté mes lunettes pour m’essuyer les yeux avec l’avant-bras.

J’ai stoppé sur le côté gauche de la chaussée, juste devant l’entrée de la scierie. J’ai laissé la carabine hors du sac, sur mon siège. Je n’ai pas arrêté le moteur ni refermé la portière en descendant. J’ai fait une dizaine de pas au-delà du portail. Le soleil se couchait, rougeoyant, et ses derniers rayons étaient dans mon dos. J’ai crié : « Monsieur Leballech ? » Le chien, dans la maison, s’est mis à aboyer. Une femme en tablier a ouvert la porte. Elle s’est protégé les yeux d’un bras pour voir qui j’étais. J’ai dit : « M. Leballech est là ? » Elle m’a dit : « C’est pourquoi ? » J’ai fait un geste de la main pour montrer la CX, derrière moi. J’ai dit : «J’ai une affaire à lui montrer, de la part de son beau-frère. » Elle est allée le chercher. L’air sentait la résine et le sol, par endroits, était blanc de poussière de bois, on aurait cru de la neige.

Il est sorti, gêné lui aussi par le soleil. Je n’ai pas bougé. Il était grand et massif, un peu comme moi avec vingt ans de plus. Il avait le torse nu et tenait une serviette de table à la main. Il m’a dit : « Qu’est-ce qu’il y a encore ? » J’ai répondu : « Venez voir. » Je me suis aussitôt détourné, je suis revenu à la voiture. Il a fermé sa porte et je l’ai entendu marcher dans la cour. Je suis resté courbé au-dessus du siège, l’air de chercher quelque chose, jusqu’à ce que je le sente à quelques mètres de moi. Je me suis retourné alors, la carabine dans les mains, et je me suis avancé vers lui pour qu’on ne me voie pas de la route.

Il s’est arrêté net à sept ou huit pas du canon braqué sur lui. Paupières plissées, il le regardait fixement, comme Touret, mais il n’a pas réagi de la même façon. Il a dit : « Non mais, à quoi on joue ? Qui êtes-vous ? » Il était sidéré, mais il n’avait pas peur, sa voix restait calme. Lui aussi, il me semblait l’avoir déjà vu. Des voitures sont passées en trombe derrière moi. Je lui ai dit : « Je suis le mari d’Éliane. » Il avait des poils sur la poitrine, poivre et sel comme ses cheveux. Je crois que c’est le seul moment, dans ce cauchemar, où j’ai pensé que lui et Touret avaient couché avec Elle. Ses sales poils sur la poitrine, ses grosses pattes. Il m’a dit : « C’est donc ça. » Il froissait sa serviette en boule entre ses doigts. Il avait un air mauvais. Il a jeté un coup d’œil vers la maison et il m’a dit d’une voix plus basse, méprisante : « Pauvre con. Si tu crois ce qu’elle te raconte ! Je n’ai jamais eu besoin de violer personne. Et elle, pour ce qu’elle m’intéresse, maintenant, tu peux te la garder. » Ensuite, en soulevant les épaules, il m’a tourné le dos, carrément, pour retourner chez lui. J’ai appuyé sur la détente. Il a titubé, frappé dans le dos, il a lâché sa serviette, mais il est resté sur ses jambes. Plié en deux, les bras autour du corps, il a fait un effort pour continuer à marcher vers la maison. Je l’ai entendu murmurer : « Merde. » J’ai tiré une seconde fois, en le suivant, et il s’est abattu de tout son long, la tête éclatée.

Presque en même temps, la porte s’est ouverte, il y a eu des aboiements et des cris. J’ai vu le berger allemand s’élancer dans la cour, et je crois que je suis resté cloué sur place. Mais il n’en avait pas après moi. Il s’est mis à faire des bonds autour de son maître, en aboyant et en geignant. J’ai vu aussi plusieurs personnes hurlantes sortir de la maison. J’ai foncé vers la CX. J’avais eu vaguement conscience d’un coup de frein terrible, sur la route, entre le premier et le second coup, et c’était vrai. Un homme et une femme étaient sortis d’une voiture arrêtée quelques mètres plus loin, inquiets de ce qui se passait. Je les ai menacés comme un fou avec la carabine, en criant : « Ne restez pas là ! Allez-vous-en ! »

Le moteur de la CX tournait toujours. J’ai démarré au moment où le garçon aux cheveux longs que j’avais vu plus tôt et qui devait être le fils de Leballech s’agrippait à ma portière. Il a lâché prise sur quelques mètres et j’ai roulé vers Digne à cent vingt ou cent trente. J’ai ralenti un peu avant d’y entrer, j’ai viré à droite. J’ai dû m’arrêter à un feu rouge, derrière d’autres voitures. J’en ai profité pour rentrer dans le sac la carabine et mes lunettes. Juste avant la petite place, je me suis rangé à cheval sur un trottoir et j’ai coupé le moteur. J’ai enlevé la chemise rouge, je m’en suis servi pour essuyer le volant et le levier de vitesse, tout en sachant que cette précaution était bien inutile, et je l’ai fourrée dans le sac.

Quand je suis descendu de voiture, des sirènes de police — au moins deux véhicules — déchiraient l’air, par-dessus les toits, et s’éloignaient en direction de La Javie. Je me suis retenu de courir jusqu’à la DS, pour ne pas attirer l’attention des passants ou des gens qui mettaient le nez à leur fenêtre. J’ai soulevé le siège arrière et j’ai placé mon sac dessous. J’ai enfilé mon blouson avant de démarrer.

Au Rond-Point, pour franchir le pont sur la Bléone, il y avait un grand trafic, comme toujours, et un car de police se frayait le passage à coups de sirène. On n’avait pas encore eu le temps de mettre un barrage en place et j’ai roulé vers Manosque derrière une longue file de voitures. A un moment, deux motards nous ont dépassés à toute allure, courbés sur leurs machines. Je les ai revus plus loin, à l’entrée de Malijaï, avec des gendarmes. Ils faisaient stopper au bord de la route les CX et les GS, sans doute parce que malgré la taille, ce sont deux voitures qui se ressemblent. Ensuite, plus rien. Mon cœur s’est calmé. J’avais seulement très soif.

Il était un peu plus de onze heures quand je suis sorti de l’autoroute, en plein Marseille. J’ai roulé jusqu’à la Corniche. Sur des rochers, au bord de la mer, j’ai rendu inutilisable la carabine, à coups de pierre, et je l’ai lancée loin dans l’eau noire. Je me suis débarrassé aussi des cartouches qui me restaient, une par une, de la boîte, en petits morceaux, et de mes lunettes écrasées. En retournant au Cristotel, je me suis arrêté encore deux fois. J’ai jeté le sac et la chemise rouge déchirée dans deux trous d’égouts différents.

A minuit, il y avait encore beaucoup de monde dans le bar. Personne n’a fait attention à moi. Je suis monté dans ma chambre. J’ai bu deux canettes de bière, j’ai pris une douche dans la baignoire et je me suis couché. J’avais à nouveau soif. J’ai pensé à me lever pour prendre une bouteille d’Évian dans le frigo, mais je suis tombé, avant d’en trouver la force, dans un sommeil sans rêve. Je me suis réveillé, je ne sais pourquoi, alors qu’il faisait encore nuit. J’avais un sentiment d’angoisse à propos de quelque chose, mais il m’a fallu plusieurs secondes pour me rappeler que j’avais tué deux hommes. Et puis, la fatigue m’a aidé, mon cœur battait moins fort, je me suis rendormi.

 

J’ai vu Elle le lendemain après-midi, dans sa chambre bleu et blanc de l’hôpital. Elle était debout près de son lit, les cheveux répandus sur les épaules, les yeux plus clairs que jamais. Elle portait sa robe d’été blanche, une de celles que je lui avais apportées. Cela m’a fait plaisir qu’elle ait mis celle-là. Elle était très droite, très attentive à mon visage, avec un sourire indécis, très doux, mais — comment dire — pas le sien.

Mme Fieldmann qui était venue, bien qu’on soit dimanche, lui a dit : « Ce monsieur te connaît, il connaît ton papa », et Elle a juste bougé la tête pour montrer qu’elle était contente. Je ne savais pas ce qui lui ferait plaisir, j’avais acheté des fleurs et une boîte de chocolats. Elle m’a dit : « Merci, monsieur. » Ensuite, elle se parlait toute seule, à voix basse, pendant que l’infirmière apportait un vase et faisait un bouquet. J’ai dit : « Éliane. » Elle m’a regardé avec ce sourire qui n’était pas le sien et j’ai vu qu’elle attendait que je parle. Je lui ai dit : « Si tu veux quelque chose, tu peux me le demander, je te l’apporterai. » Elle a répondu : « Je voudrais mon cœur en argent, et mon ours, et puis je voudrais... » Elle n’a pas terminé sa phrase, elle s’est mise à pleurer en me regardant. J’ai dit : « Quoi ? Qu’est-ce que tu voudrais ? » Elle a bougé la tête de droite à gauche, sans cesser de me regarder à travers ses larmes, et c’est tout. Mme Fieldmann, derrière moi, lui a dit : « Ce monsieur est un grand ami. Il va amener ici ton papa en voiture, dans quelques jours. » Alors Elle a ri en même temps qu’elle pleurait, elle a marché dans la chambre en répétant : « Ah ! oui, ça je voudrais bien. Ah ! oui, c’est quelque chose. » Et elle a recommencé à parler tout bas, pour elle-même, l’air agité mais heureuse, des larmes sur ses joues.

Mme Fieldmann m’a fait signe, gentiment, qu’il fallait la laisser tranquille, que je devais partir. Je n’étais pas resté plus de cinq minutes. J’ai dit : « Au revoir, Éliane. » Elle a tourné la tête vers moi, elle a souri encore. Ses joues étaient creuses, elle tenait son cou très droit, et j’ai remarqué, en voulant la regarder en entier, pour emporter son image avec moi, qu’on lui avait retiré son alliance.

Dans le couloir, je me suis adossé contre un mur et Mme Fieldmann m’a dit : « Allons, voyons, je vous avais prévenu, soyez raisonnable. » J’ai fait un effort, parce que j’avais honte. Nous avons marché jusqu’à l’ascenseur. Je lui ai dit : « Elle ne peut pas rester comme ça ? Ce n’est pas possible ? » Elle m’a répondu : « Rien, absolument rien n’est incurable. Si je ne le croyais pas de tout mon cœur, je serais en ce moment devant ma télé en train de regarder une émission sur les crocodiles. J’adore les crocodiles. Ils ont l’air d’avoir survécu si longtemps. »

J’ai roulé dans Marseille. J’ai laissé la DS sur les allées Léon-Gambetta pour entrer dans un café. J’avais toujours soif. Devant le comptoir, je ne savais plus quoi commander. Finalement, j’ai pris une menthe à l’eau, qui était la boisson préférée d’Elle et plus désaltérante qu’un demi. Je crois que j’avais envie de quelque chose qui n’existe pas.

Ensuite, j’ai descendu à pied la Canebière, jusqu’au Vieux-Port, en me laissant bousculer sans rien dire, en regardant les vitrines. Son cœur en argent. Où pouvait être son cœur en argent ? Le nounours était dans notre chambre, assis sur le poêle à bois. Je l’avais encore vu avant de partir. J’ai regardé l’eau du Vieux-Port, ses reflets d’huile, les bateaux qui embarquaient du monde pour le château d’If. En remontant la Canebière, j’ai acheté dans un kiosque Le Journal du dimanche, qui vient de Paris, je suis allé le regarder dans un autre café, en buvant un autre vittel-menthe.

On y parlait déjà de ce qui s’était passé la veille au soir, à Digne, mais c’était très court. Le propriétaire d’une scierie avait été abattu chez lui par un inconnu. Le beau-frère de la victime, un agent immobilier, avait disparu. On avait retrouvé sa voiture, on le recherchait. Je savais que les journaux du lundi matin en diraient davantage, mais je n’ai rien ressenti qui ressemble à la peur. Tout m’était égal.

J’ai repris la DS vers six heures. J’ai décidé de rentrer chez nous et de revenir voir Elle le lendemain. Je lui rapporterais son ours, elle serait heureuse. Ce soir, je pourrais parler à Mickey. Je ne lui dirais pas ce que j’avais fait, pour ne pas le compromettre, mais ce serait un grand réconfort de voir sa figure, d’écouter ses conneries. Il me parlerait d’Eddy Merckx, de Marilyn Monroe et de Marcel Amont. Et de Rocard, si ça se trouve. D’après lui, Rocard est un vrai socialiste, il ne dit que des choses intelligentes. Je vous jure, quand il commence à parler de ça, tout ce qui reste à faire, c’est de vous mettre des boules dans les oreilles.

J’ai roulé, sans vraiment le décider, vers Aubagne et Brignoles. Il était impensable que je passe par Digne pour retourner au village. Je suis allé jusqu’à Draguignan, où j’ai mangé un sandwich, et je suis remonté par Castellane et Annot. Cent quatre-vingts kilomètres.

La première personne que j’ai vue en arrivant en ville, c’est Vava, le garçon qui a peint le portrait du mari de Cognata. Il se baladait devant les terrasses, avec son grand carton à dessin, pour proposer ses œuvres aux vacanciers. Il m’a dit que Mickey était au ciné, avec Georgette. Mon autre frère, il ne l’avait pas vu. Il m’a demandé comment Elle allait. J’ai dit : « Ça va, je te remercie. » J’ai garé la voiture dans la petite rue du Royal, derrière la place de l’ancien marché. Loulou-Lou était à la caisse, mais je n’avais pas envie de la voir. Je me suis installé au café en face, pour attendre l’entracte, comme je vous l’ai dit quand j’ai commencé à vous parler.

Quand ai-je commencé à vous parler ? Lundi dans la nuit, le lendemain. Je vous ai parlé lundi dans la nuit, et mardi après-midi, et nous sommes mercredi. Nous sommes seulement le mercredi 11 août. Je l’ai lu encore tout à l’heure, avec surprise, dans l’agenda que je me suis fait donner, où j’ai noté, sur chaque page, sur chaque jour de ce printemps et de cet été, en quelques mots qui n’évoquent des images que pour moi, ce qui s’est passé depuis l’après-midi où j’ai dansé avec Elle, où je l’ai tenue dans mes bras pour la première fois. Il y a si longtemps.

Oui, comme je vous l’ai dit, je regardais l’affiche éclairée d’un film de Jerry Lewis, de l’autre côté de la vitre, en attendant l’entracte, en attendant que Mickey sorte. Je pensais à ma valise. Je ne savais plus ce que j’avais fait de ma valise. Je me rappelais que j’avais payé ma note, au Cristotel, qu’elle était à mes pieds, puis plus rien. Je ne me voyais pas en train de la ranger dans le coffre de la DS. Elle y était peut-être. Je déraillais depuis des jours, moi aussi.

Des jeunes sont sortis du cinéma en allumant une cigarette, et d’autres en suçant leur esquimau, puis j’ai vu Mickey avec Georgette. Il portait un pantalon noir, comme le mien, et un polo bleu électrique. Il roulait les épaules, fier comme un paon, dans son polo bleu électrique. Quand on n’a pas vu Mickey sortir à l’entracte d’un cinéma, en roulant les épaules, et en disant aux autres : « Ça va, vieux ? » avec toutes ses dents du haut alignées comme celles d’Humphrey Bogart, on ne peut pas se figurer ce que ça vous fait de l’avoir pour frère. Il vous donne envie de rire et il vous gonfle le cœur.

J’ai frappé à la vitre, en me levant de ma chaise, et il m’a vu. Il a même vu beaucoup de choses en me regardant. Georgette le suivait, mais il lui a parlé, elle est restée dehors, sous les lampes, et il est venu seul me rejoindre. Je buvais un demi, il en a commandé un autre. Il m’a demandé des nouvelles d’Elle. Je lui ai raconté ma visite de la veille et celle de l’après-midi. Je lui ai dit que Mme Fieldmann avait l’air de quelqu’un de bien, que j’avais confiance. Il a bu sa bière, le front tout plissé, comme chaque fois qu’il réfléchit, et il m’a dit : « Tu as l’air drôlement crevé. Bientôt, c’est toi qu’on met à l’hôpital. »

On est resté comme ça un moment, de chaque côté d’une table, sans parler, et puis il m’a dit que son patron, Ferraldo, voulait me voir. J’avais rencontré Ferraldo une dizaine de fois — bonjour, comment ça va —, il était même venu à mon mariage, mais ce n’est pas quelqu’un que je connais, je n’y pense jamais. Comme j’étais surpris qu’il veuille me voir, Mickey m’a dit : « C’est au sujet d’un ancien employé de la scierie, un nommé Leballech. » J’ai senti une boule remonter dans ma gorge mais je n’ai pas changé de visage. Il a ajouté : « Il y a deux semaines, Elle est venue voir Ferraldo pour demander des renseignements sur lui. C’est le camionneur qui a ramené au village le piano mécanique de notre père. Tu sais, quand on l’avait mis au clou. » Leballech, notre père, le piano mécanique, je n’y étais plus. J’ai dit : « Qu’est-ce que tu racontes ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? » J’ai dû parler fort, car Mickey a tourné la tête vers la salle, d’un air gêné. Il m’a répondu : « Je n’en sais rien, moi. Ferraldo m’a dit qu’il voulait te parler à toi. »

J’ai payé les consommations. On entendait la sonnerie du cinéma, de l’autre côté de la rue — la fin de l’entracte. Quand nous sommes sortis du café, Georgette était seule sur le trottoir, mécontente, à attendre mon frère. Je l’ai embrassée sur les joues. Elle m’a demandé comment Elle allait. Je lui ai répondu : « Mickey te racontera. » Mickey m’a dit : « Viens avec nous. C’est un film pour se marrer, ça te fera du bien. » J’ai dit non, que je n’avais pas tellement envie de me marrer, à tout à l’heure. Je les ai regardés rentrer dans la salle. Loulou-Lou était debout près de la porte pour ramasser les tickets de l’entracte. J’ai levé seulement la main pour lui dire bonsoir et je suis allé reprendre la DS. La valise était bien dans le coffre.

Quand je suis arrivé chez nous, au village, Cognata et notre mère étaient dans la cuisine, en train de regarder la télé. Notre mère, en même temps, reprisait du linge. Elle a éteint le poste, et je lui ai raconté mes deux visites à l’hôpital. Deux ou trois fois, je me suis tourné vers Cognata, qui disait : « Quoi ? Quoi ? » et je lui ai répété certaines choses en articulant bien, pour qu’elle lise sur mes lèvres. Bou-Bou n’avait pas dîné là, il restait du haricot de mouton, mais j’ai dit que je n’avais pas faim. J’avais toujours le sandwich de Draguignan sur l’estomac.

J’ai demandé à notre mère : « Le camionneur qui a ramené le piano mécanique, ici, quand j’étais gosse, tu sais qui c’est, toi ?» Elle m’a répondu : «J’ai même retrouvé la facture. Je l’ai montrée à la petite. Il s’appelle Jean Leballech. Moi, je n’étais pas ici, ce soir-là, j’étais chez les Massigne, parce que le père Massigne venait de mourir. Mais je l’ai vu souvent, Jean Leballech. Et ta tante aussi, demande-lui. »

Elle est montée dans sa chambre, pour chercher cette facture, et j’ai parlé à Cognata. Cela faisait un moment qu’elle avait les larmes aux yeux, en pensant à Elle, dans un hôpital pour les fous. Elle m’a dit de sa voix de sourde, trop forte, sans les intonations qui iraient avec ce qu’elle veut exprimer : « C’était Jean Leballech et son beau-frère. Ils étaient ici, dans cette pièce, avec ton pauvre papa. Je me souviens très bien. C’était un lundi soir, en novembre 1955. Il y avait de la neige. Ils ont rapporté le piano et ils ont bu du vin, ici, dans cette pièce, et toi, tu y étais, tu avais dix ans. »

Je n’avais aucun souvenir. Il ne me restait que cette impression de déjà vu devant la figure de Touret, et aussi, encore plus, devant celle de Leballech, quand il m’avait lancé, en regardant fixement la carabine que j’avais dans les mains : « A quoi on joue ? » J’ai répété plusieurs fois à Cognata, jusqu’à ce qu’elle comprenne : « Tu lui en as parlé quel jour, à Elle ? » Cognata m’a répondu : « La petite ? Deux jours avant son anniversaire, quand elle est allée voir sa maîtresse et qu’elle est rentrée si tard. »

Je me suis assis au bout de la table, les mains sur mes genoux. Je voulais réfléchir, mais je n’y arrivais pas. Je ne voyais même plus à quoi je devais réfléchir. Qu’est-ce que le piano, mon père et un hiver d’il y a plus de vingt ans venaient faire dans cette histoire ? Je me sentais vide, à l’intérieur, et glacé.

Notre mère a mis un papier devant moi. C’était la facture dont elle parlait. J’y ai lu le nom de Ferraldo, celui de Leballech, celui de mon père. La date, en haut de la feuille, était le 19 novembre 1955. Mon père avait signé, en bas, le 21. J’ai regardé notre mère et j’ai regardé Cognata. J’ai dit : « Je ne comprends pas. Pourquoi cherchait-elle des renseignements sur ce camionneur ? Elle n’était pas née. » Cognata — j’avais pourtant parlé sans voix, presque pour moi seul — a compris. Elle m’a dit : « Novembre 1955, c’était huit mois avant qu’elle naisse. Et elle est née d’un père inconnu. Si tu ne devines pas pourquoi elle cherchait des renseignements sur ce camionneur, c’est que tu es vraiment bête. » Et elle s’est renfoncée dans son fauteuil, les yeux au sol.

J’ai regardé le réveil sur l’appui de la cheminée. J’ai dit à notre mère que je ramenais la DS à mon patron. Elle m’a dit : « A cette heure ? » Il était presque onze heures, mais il fallait que je voie Eva Braun, je n’aurais pas pu attendre le lendemain. J’ai dit : « Allez vous coucher. On reparlera de tout ça. » Avant de sortir, j’ai bu deux grands verres d’eau à l’évier.

Chez Eva Braun, une lumière était allumée derrière une fenêtre de l’étage. J’ai frappé à la porte vitrée de la cuisine. La lune, je me rappelle, était si lumineuse que je suis venu à ma rencontre comme dans un miroir. J’ai reculé ensuite de quelques pas pour dire, assez haut : « C’est moi, Florimond. » Pendant quelques instants, j’ai cru qu’elle n’avait pas entendu, je m’apprêtais à recommencer, mais la cuisine s’est éclairée, la porte s’est ouverte.

Eva Braun avait enfilé sur sa chemise de nuit une robe de chambre claire, en tissu léger, elle finissait d’attacher sa ceinture. Ses cheveux étaient tirés sur les tempes et retenus derrière la tête par une barrette. Elle avait un grand sourire en ouvrant, parce qu’elle pensait que si je n’avais pu attendre le lendemain pour venir chez elle, c’est que j’apportais des nouvelles qui lui feraient plaisir. Son visage a changé rien qu’à voir le mien.

Je suis entré dans sa cuisine. Je me suis adossé au mur. Elle voulait que je m’assoie, mais j’ai secoué la tête. J’ai dit — elle avait les mêmes yeux que sa fille, seulement plus foncés : « Il faut que je sache la vérité, belle-mère. Je n’en peux plus. Vous le voyez bien, je n’en peux plus. Que s’est-il passé, à Arrame, en novembre 1955 ? »

 

Ce qu’Eva Braun m’a raconté, cette nuit-là, vous le savez aussi. Elle vous l’a dit hier, quand vous êtes allé la voir au village. Elle vous l’a dit sans doute avec les mêmes mots, les mêmes phrases qu’elle a forgées pendant ces dernières années, quand sa fille la harcelait de questions.

Je ne l’ai interrompue qu’une fois dans son récit : au moment où j’ai compris que cet Italien qui accompagnait les deux autres, cet Italien aux yeux très noirs et aux moustaches tombantes, Éliane avait pu croire que c’était mon père. Je n’avais plus de voix, tant j’étais indigné. Je n’arrivais pas à expliquer que c’était impossible. D’ailleurs, comment l’expliquer ? C’était impossible, voilà.

Ensuite, je me suis contenu, j’ai laissé Eva Braun raconter jusqu’au bout ce que je devais savoir. Sa rencontre avec Gabriel Devigne, sur les routes de la débâcle, en Allemagne. Le bonheur cassé net d’une petite fille qu’on appelait Elle, ou Celle-là, au cours d’un voyage à Grenoble. J’ai entendu à nouveau parler de ce chien qui mangeait les bouts de viande qu’elle lui donnait, sous la table d’un restaurant : « Lucifer, comme le diable. » Eva Braun était assise sur les marches de l’escalier qui mène aux chambres, les yeux obstinément baissés. Elle parlait d’une voix triste et monocorde, juste assez haut pour que je l’entende. J’avais pris une chaise, je m’étais assis tout près d’elle.

Enfin, elle m’a dit que c’était sa fille, à quinze ans, dans un chemin forestier près d’Arrame, qui avait provoqué la paralysie de celui qui jusque-là était son père, en frappant sur lui à coups de pelle. Elle a voulu aussi me dire pourquoi, mais les sanglots l’en empêchaient. J’ai posé une main sur son bras pour lui faire comprendre que ce n’était pas la peine. Gabriel Devigne, quand il a repris connaissance à la maison, a déclaré qu’il était tombé de lui-même du haut d’une échelle, en élaguant un arbre, et le Dr Conte, probablement, a fait semblant de le croire.

Nous sommes restés silencieux très longtemps. Eva Braun a cessé de pleurer. Ma seule pensée à peu près cohérente, dans la confusion de toutes les autres, c’est que j’avais tué deux salauds pour une fausse raison, pour des mensonges. Ils ne connaissaient pas Elle, qui pouvait être la fille de l’un des deux, c’est elle qui les avait recherchés, à partir de l’indice du piano mécanique, et retrouvés. Mon père mort, elle ne pouvait plus s’en prendre à lui. Alors, elle s’était servi de moi pour punir les autres.

J’ai dit à Eva Braun : « J’ai bien connu mon père. Il ne pouvait pas être un de ceux qui vous ont attaquée. » Elle m’a répondu, sans me regarder : « Je le sais. Et ma fille aussi, les derniers temps, l’avait compris. Le dimanche où votre frère a gagné la course cycliste et qu’elle a dormi ici, elle l’avait compris, j’en suis sûre. Je pense que si elle est partie, c’est justement pour rechercher celui qu’on appelait l’Italien. » Je me suis rappelé Elle, les tout derniers jours. C’est vrai qu’elle n’était plus la même avec moi. A la fois plus gentille et plus lointaine, comme si j’étais redevenu pour elle celui avec qui elle avait dansé au Bing-Bang.

J’ai demandé à Eva Braun — il était presque une heure du matin : « Mais enfin, elle ne vous a jamais mise au courant de ce qu’elle avait en tête ? » Elle a bougé tristement une épaule, elle m’a dit : « Elle avait peur que je l’empêche. Je vous demande pardon, mais j’ai voulu voir une photo de votre père. Et puis, le jour du mariage, votre tante était contente d’avoir un portrait à l’huile de son mari, c’était un cadeau d’Éliane, elle nous l’a montré, à Mlle Dieu et à moi. J’ai compris que ma fille m’avait trompée. Elle ne m’avait pas fait voir une photo de votre père, mais de votre oncle. »

Elle m’a regardé, juste une seconde, et elle a baissé à nouveau la tête. Elle m’a dit : « J’ai eu très peur, parce que je suis croyante, et le mariage était fait. Alors, je suis allée au cimetière. Sur la tombe de votre père, il y a une photo, dans un cadre en marbre. Il avait les yeux noirs et des moustaches, lui aussi, et bien sûr, mes souvenirs se sont beaucoup effacés depuis vingt ans. Mais j’ai bien vu que ce n’était pas l’Italien. » Elle a répété : « Je vous demande pardon. »

Je me suis levé. J’ai dit : « Vous lui en avez parlé, à Elle, quand elle a dormi ici ? » Eva Braun a bougé la tête pour dire oui. Je me rappelais qu’Éliane, le lendemain, avait voulu accompagner notre mère au cimetière et n’y était restée, en définitive, qu’une minute. Juste le temps de vérifier qu’il y avait bien une photo sur la tombe. J’ai dit : « Si elle ne vous a jamais mise au courant de ses projets, pourquoi avez-vous pensé, quand elle est partie, qu’elle recherchait l’Italien ? » Eva Braun n’a pas répondu tout de suite. Elle est restée immobile un moment, et puis elle s’est levée à son tour, elle est allée ouvrir le placard du bas de son buffet. De derrière une pile d’assiettes, elle a tiré un objet lourd, enveloppé dans un torchon à carreaux bleus, qu’elle est venue poser sur la table, devant moi. Elle m’a dit, les yeux humides : « Elle me demandait ça. Je ne le lui ai pas donné. »

J’ai ouvert le torchon. Il y avait un pistolet automatique à l’intérieur, dans un étui de grosse toile kaki marqué U.S., avec une ceinture de la même couleur roulée autour. Je l’ai pris dans mes mains. Je n’ai pas la même habitude des armes de poing que des fusils, mais celle-là est tellement connue que même sans lire ce qui était gravé sur l’acier, j’aurais su ce que c’était : le colt « Government Model », calibre 45, qui équipait l’armée américaine pendant les deux guerres mondiales. Il semblait bien entretenu. Eva Braun m’a dit que Gabriel Devigne se l’était procuré en 1945, quand il travaillait pour les Américains, à Fulda. Elle m’a dit qu’elle le changeait constamment de place, pour que sa fille ne le trouve pas.

J’ai remis le pistolet dans l’étui. J’ai dit : « De toute manière, elle n’aurait certainement pas su s’en servir. La doctoresse, Mme Fieldmann, vous a parlé d’un flacon de vernis à ongles ? » Eva Braun a remué la tête de droite à gauche, les yeux surpris. J’aurais pu garder cela pour moi mais j’ai dit quand même : « Votre fille avait trouvé une arme mieux adaptée à ses moyens. Elle n’a pas dû savoir s’en servir non plus. » Nous nous sommes regardés. La pauvre femme était comme moi, à bout de tout. J’ai ajouté : « Elle aurait dû me parler de ces choses, et vous aussi. » J’ai posé la main sur son épaule. Ensuite, je suis parti.

J’ai roulé, dans la DS, à travers le village. Mes frères étaient venus à ma rencontre. Ils m’attendaient assis sur les marches de la mairie. En montant derrière moi, Bou-Bou s’est étonné : « Tu as gardé la voiture ? » J’ai répondu que j’en aurais besoin dans la matinée, pour retourner à Marseille. Je lui ai dit : « Tu iras voir Henri IV pour lui expliquer. S’il a besoin d’un coup de main, fais ce que tu peux pour me remplacer. »

Mickey, lui, ne parlait pas. J’ai rangé la DS près de son camion jaune, dans notre cour, et on est resté assis un moment tous les trois, les vitres des portières descendues. J’ai demandé : « A qui Elle a parlé en premier de ce putain de piano ? » Bou-Bou a répondu : « A moi. Plus exactement, c’est moi qui lui en ai parlé le premier. Elle ne savait pas que nous l’avions. C’était le jour du Bing-Bang, après que tu sois parti. Je lui ai demandé des explications parce que tu étais parti en faisant la tête. » Eh bien, voilà pourquoi elle s’était intéressée à moi, pourquoi elle était venue au garage avec un pneu crevé, le lendemain. A cause du piano mécanique. Au moins, c’était clair.

Mickey était à côté de moi. Il avait allumé une cigarette. Je lui ai dit : « C’était bien, ton film ? » Il a répondu : « Pas mal. » C’est tout. J’ai raconté à Bou-Bou ce que Mme Fieldmann m’avait expliqué, à l’hôpital. Je lui ai dit qu’elle gardait bon espoir et qu’elle avait l’air d’un docteur qui connaît son affaire. Ensuite, j’ai dit : « Tu sais, Bou-Bou, ne pense plus aux histoires d’Éliane. J’ai vérifié. C’était tout inventé. » Il n’a pas répondu.

Quand j’ai été seul, dans ma chambre, j’ai regardé le nounours installé sur le poêle à bois, sa bonne gueule rassurante. J’ai cherché un moment le cœur en argent qu’Elle voulait que je lui rapporte. Il n’était nulle part. Je me suis couché, je ne sais même plus si j’ai dormi ou non.

Ce n’est que le lendemain matin, avant de partir, que mon regard est tombé sur l’histoire de Marilyn Monroe, à sa place sur la table de nuit, et que je l’ai feuilletée. Glissé entre les pages, il y avait un papier. C’était une page arrachée à un autre livre et pliée en deux. Le texte, que j’ai regardé rapidement, ne concernait pas Marilyn Monroe ni une autre vedette de cinéma, mais un coureur cycliste : Fausto Coppi. Cela m’a surpris, évidemment. J’ai revu, de manière vague, un dîner dans la cour, pas longtemps avant qu’Elle s’en aille. Nous avions parlé, Bou-Bou et moi, de Fausto Coppi, pour faire enrager Mickey. Elle nous avait posé des questions, je ne me rappelais plus lesquelles.

Je devais voir Ferraldo. Il fallait que je m’en aille. J’avais, depuis plus de trente heures, en arrière-fond de tout ce que je pensais ou faisais, une angoisse lourde. Quelquefois, l’image de Leballech ou de Touret, tombant devant moi, me traversait. J’ai reposé l’histoire de Marilyn Monrœ sur la table de nuit. Je n’y ai plus pensé.

C’était lundi, avant-hier.

Je n’ai compris que ce matin, après vous avoir parlé lundi une partie de la nuit et mardi toute la soirée, pourquoi Elle avait changé d’attitude avec moi, les derniers jours. J’ai compris que dès les premières phrases que j’avais prononcées, quand j’ai commencé à vous raconter cet été, je vous avais donné, déjà, la clef qui pouvait démonter tout le mécanisme de cette folie. Elle aussi, qui était plus attentive et plus calculatrice que je le croyais, s’est renseignée à sa manière sur la mort de Fausto Coppi. Trop tard.

D’abord, quand j’ai su par un gardien ce que vous cherchiez à savoir, je vous en ai voulu. Je me disais : « Je lui ai parlé combien de temps ? Sept heures, huit heures en tout ? Je lui ai dit ce qui me venait, comme ça me venait, je ne mentais pas. Et tout ce qu’il trouve à faire, quand il me quitte, la tête pleine de ma misère, c’est d’aller quelque part, probablement dans une brasserie minable, auprès d’un ivrogne minable, vérifier la date de la mort de Fausto Coppi. En plus, si ça se trouve, il ne la sait toujours pas. »

Attendez un peu que je vous la dise.

J’ai appris aussi — par vous, cette fois — que la neige, dans ce que je raconte, a trait à mon père, à quelque chose que je lie malgré moi, dans les mots mêmes que j’emploie, à mon père. Mon pauvre monsieur. Mon père est lié à la neige, et au printemps, et à l’été qui vient de passer, et à l’automne quand je marchais à côté de lui dans les feuilles des châtaigniers. Il est lié à tout ce que je raconte, parce que dans tout ce que je raconte, d’une certaine manière — ma manière, — je souffre toujours qu’il nous ait quittés.

Pour le reste, vous y avez pensé avant moi, il n’avait pas de moustaches en novembre 1955, parce qu’il n’en a jamais eu que pour porter le deuil d’un coureur italien qu’il admirait, dont la personnalité gagnait le respect de tous, qu’il considérait comme le plus grand. Vous auriez pu, vous aussi, découvrir cela dans une page brutalement arrachée à un livre : Angelo Fausto Coppi est mort le 2 janvier 1960, quelques minutes avant neuf heures, à l’hôpital de Tortona, en Italie.

 

Je suis descendu en ville à travers les trouées de soleil et les grands pans d’ombre du matin. Je me suis arrêté sur la place pour acheter le journal. Je l’ai lu dans la DS, et l’ours en peluche d’Elle était assis à côté de moi.

Le double meurtre de Digne occupait le quart de la première page, avec les photos de Leballech et de Touret. Des enfants avaient découvert le corps de celui-ci dans la bergerie. Le signalement donné par ceux qui m’avaient vu chez Leballech était le suivant : un homme d’environ vingt-cinq ans, d’une taille très au-dessus de la moyenne, vêtu d’une chemise ou d’un blouson rouge, probablement un Nord-Africain. La femme qui était descendue de voiture, avec son mari, au moment des coups de feu, avait affirmé que je les avais menacés en arabe. Elle avait vécu plusieurs années en Algérie. Je ne sais plus quelle race particulière elle m’attribuait.

On avait arrêté deux Algériens suspects, dans la région, aux fins d’interrogatoire, mais on les avait relâchés dans la journée de dimanche. L’expert qui avait analysé les balles avait trouvé sans difficulté qu’elles étaient celles d’une carabine Remington, au canon scié. Rien, dans la vie des victimes, ne pouvait expliquer une fin aussi brutale. On parlait de « froide exécution », de vengeance d’un ouvrier renvoyé, de la possibilité d’un règlement de comptes à propos d’affaires immobilières. A la fin de l’article, qui se poursuivait dans une page intérieure, on relevait que « l’assassin avait revêtu la couleur rouge des bourreaux ».

J’ai jeté les feuilles au bord d’un trottoir. Je suis allé en voiture à la scierie de Ferraldo. C’est de lui, à présent, que j’avais peur, mais il avait demandé à me voir, je devais y aller quand même.

J’ai compris, dès qu’il m’a serré la main, qu’il n’avait pas lu le journal. Il se préparait du café sur un réchaud, il m’en a offert une tasse. Il était très gêné. Il m’a dit : « Tu sais, mon garçon, ça m’embête d’avoir l’air d’un cafard. Mais je ne sais pas ce qu’il peut y avoir de grave derrière ce que j’ai à te raconter. Je me suis tracassé, quand Mickey m’a dit que ta femme était à l’hôpital. Il fallait que je te parle. »

Le jeudi 8 juillet — deux jours avant son vingtième anniversaire —, Éliane était venue le trouver au milieu de l’après-midi dans ce bureau où nous étions. Elle portait la robe neuve que sa mère lui avait faite, la blanche avec des dessins bleus et turquoise. C’était donc probablement l’après-midi où Cognata lui avait appris qui avait ramené notre piano mécanique à la maison.

Elle a demandé des renseignements sur Leballech. Ferraldo lui a dit que Leballech avait quitté la scierie des années auparavant, pour en prendre une à son compte, sur la route de La Javie, à Digne. Il lui a montré son registre de l’année 1955. Il me l’a montré à moi aussi. Une note, en bas de page — « Col fermé. Piano lundi soir » — était censée expliquer pourquoi Leballech n’était pas venu chez nous le samedi 19 novembre, comme il était prévu. La vraie raison, je la connaissais. Il avait quitté la maison d’Eva Braun, avec ses compagnons, tard dans la nuit, et ils étaient tous les trois complètement ivres. Des salauds.

Ferraldo se taisait, buvant son café devant le registre ouvert sur sa table. J’ai cru qu’il n’avait plus rien à me raconter. J’étais soulagé, d’une certaine façon, je m’apprêtais à le remercier et à partir. Alors, il a levé les yeux vers moi, sous un crâne presque chauve, tanné par le soleil, et il m’a dit : « Elle est revenue me voir une semaine après votre mariage. Exactement le samedi 24. Je m’en souviens, parce que ton frère devait courir à Digne, le lendemain. Elle portait la trace d’un coup, sur une joue. Elle m’a dit qu’elle s’était fait mal en ouvrant une portière de voiture. Elle m’a demandé une chose idiote, enfin une chose que j’ai crue idiote, sur le moment, parce que je ne voyais pas comment j’aurais pu me rappeler, au bout de vingt ans, un détail pareil. Elle m’a demandé s’il n’y avait pas un Italien, chez nous, en 1955, qui aurait pu accompagner Leballech quand il a ramené votre piano. »

J’ai haussé les sourcils, l’air de ne pas comprendre plus que lui. Ferraldo ne m’a pas laissé le temps de réfléchir, il a ajouté : « Il faut m’excuser, mon garçon, j’ai cru bien agir. Après le départ d’Éliane, j’ai téléphoné à Leballech. » Il me regardait en face, avec des yeux perçants. A ce moment, je n’aurais plus été capable de dire s’il avait lu le journal ou non.

Maintenant, écoutez-moi. En cherchant le numéro de téléphone de Leballech, vers onze heures du matin, ce samedi-là, Ferraldo s’est d’abord aperçu que la page manquait dans son annuaire. Sa secrétaire, la petite Élisabeth, lui a avoué que c’était Elle, lors de sa première visite, qui l’avait arrachée. Ensuite, quand il a eu Leballech à l’appareil, grâce à un annuaire des années précédentes ou autre chose, et qu’il lui a parlé, il y a eu un si long silence au bout de fil qu’il a même cru la communication coupée. Mais non. Leballech était toujours là. Il a demandé à Ferraldo : « Cette femme, vous pouvez me la décrire ? » Et un instant plus tard, il a dit : « Je viens vous voir cet après-midi. C’est trop délicat pour vous parler au téléphone. »

L’après-midi, il est arrivé en ville dans sa vieille 504 noire. Ferraldo ne l’avait pas vu depuis cinq ou six ans. Ils s’étaient rencontrés une fois, par hasard, à Digne. Leballech avait les cheveux gris et quelques kilos de plus. Il a dit : « Le bruit des scies, je le supporte à longueur d’année. Allons boire un verre quelque part. » Ils sont allés s’installer dans un café, sur la place. Leballech a déclaré : « Je ne savais pas que cette Éliane était mariée. A moi, elle a dit qu’elle s’appelait Jeanne. Et même, quand elle est venue louer un studio à mon beau-frère, elle a prétendu qu’elle était institutrice. » Ensuite, il a ri tristement, pour se moquer de lui-même. Il a dit : « Je suis un imbécile. » Et enfin, comme si Ferraldo n’avait pas besoin qu’on lui explique : « C’est vrai qu’elle est belle. » Il a haussé les épaules, toujours par dérision. Ferraldo m’a dit qu’il paraissait très affecté, très découragé, mais qu’il ne lui a rien dit de plus pour lui faire comprendre pourquoi.

Ils ont parlé alors de ce jour de novembre 1955, où Leballech et son beau-frère avaient ramené le piano mécanique chez nous. Leballech a dit : « Vous ne vous souvenez pas, c’est trop loin, mais mon beau-frère, Touret, me prêtait la main quelquefois. Il s’occupait déjà d’affaires immobilières, mais il n’avait pas d’agence, il cherchait toujours à gagner quatre sous. » Ferraldo lui a demandé : « Cet Italien, dont elle parle, qui c’était ? » Leballech a répondu : « Un pauvre type, un nommé Fiero. Mon beau-frère lui a trouvé un bar en gérance, à Marseille, deux ou trois ans plus tard. Finalement, ça ne lui a pas porté chance. Il devait connaître trop de voyous. Il a été tué en 1962, dans ce bar, de deux balles dans la tête. »

Ferraldo a demandé alors : « Pourquoi Elle — enfin, Éliane — qui vient d’Arrame, de l’autre côté du col, s’intéresse tellement à tout ça ? » Leballech ne savait pas. Elle ne lui avait parlé de rien, à lui. Il l’avait vue trois fois, en tout, mais elle ne lui avait posé aucune question là-dessus. C’était précisément ce qu’il avait du mal à s’expliquer. Il a réfléchi un moment, puis il a dit : « Écoutez, Ferraldo. J’ai ramené le piano mécanique chez les Montecciari le 21 novembre, avec mon beau-frère. Je me souviens très bien de cette histoire. Et Fiero n’était pas avec nous. Il était bien dans le camion le samedi 19, oui, mais je peux bien vous l’avouer, maintenant : le samedi 19, quand le camion est allé à Arrame, c’est moi qui n’étais pas dedans. Ni mon beau-frère. »

Voilà.

Je ne sais pas comment je me suis retenu de sauter de ma chaise et de hurler, quand Ferraldo a prononcé cette dernière phrase. Je crois que j’ai eu la même réaction qu’Elle a dû avoir, quand elle a su la vérité. Je me suis accroché désespérément à l’idée que c’était un mensonge, que Leballech avait menti. Ferraldo se taisait, inquiet de voir comme ses paroles m’impressionnaient. Je lui ai dit, aussi naturellement que j’ai pu : «Je vous écoute, je vous écoute. »

Le samedi 19 novembre 1955, Leballech devait visiter, avec son beau-frère, cette scierie, à Digne, qu’il a achetée quelques mois plus tard, et s’entendre sur les délais et les traites. Il avait pour patron, à l’époque, Ferraldo Père, un homme autrement redoutable et dur avec ses employés que celui que j’avais en face de moi. Il n’a pas osé le mettre au courant de ses projets. Il a confié, ce samedi, pour une certaine somme décidée entre eux, son camion et son chargement à Fiero, qui ne travaillait pas, et à un autre camionneur de la région, un grand bonhomme aux cheveux ras, du nom de Pamier, qui, plus tard, devait s’établir transporteur à Avignon.

Il était entendu que les deux hommes ramèneraient le camion vide chez Leballech, en ville, le samedi soir. Ils ne sont revenus que le dimanche après-midi, accompagnés d’un autre homme, beaucoup plus jeune — une vingtaine d’années — qu’ils avaient dû ramasser en route et qui n’était pas de la région. Leballech se souvenait de son nom : Rostollan. Fiero et Pamier prétendaient qu’ils s’étaient embourbés dans la neige, qu’ils avaient dû attendre le jour pour repartir, mais l’autre, Rostollan, qui n’avait rien à faire des jérémiades de Leballech, a fini par lancer : « Et quand bien même on aurait fait la foire ? Quand bien même ? »

Ils n’avaient pas ramené le piano mécanique chez nous. C’est Leballech qui l’a fait, en fin de journée, le lundi 21, avec Touret venu lui donner un coup de main. Mon père leur a offert à boire, dans notre cuisine, et j’y étais, mais cela, même quand j’y pense très fort, je n’en ai qu’un souvenir vague et sans espoir. J’avais dix ans. La vie était une merveille. Elle coulait sans laisser plus de traces que la brise sur l’eau.

 

J’ai roulé vers Marseille sans voir la route ni les villages que je traversais. Je suis probablement passé par Draguignan. Je ne sais pas. Une seule volonté me portait encore : arriver jusqu’à Elle, dans sa chambre d’hôpital, avant que Ferraldo apprenne les crimes de Digne et s’adresse à la gendarmerie. Je ne voyais pas comment il pourrait éviter de le faire, malgré tout ce qui l’attachait à ma famille.

J’ai été obligé de m’arrêter dans une station-service, pour prendre de l’essence. Nice-Matin était étalé sur le bureau du pompiste quand il m’a rendu ma monnaie. J’ai détourné les yeux des visages insouciants de Leballech et de son beau-frère. Le pompiste m’a dit : « En voilà deux qui ne paieront plus d’impôts. » Il a ri. Il m’a raccompagné jusqu’à la voiture pour nettoyer le pare-brise. Il a ri encore en voyant l’ours en peluche assis à côté de moi. Il m’a dit : « Vous devriez lui mettre sa ceinture de sécurité. C’est la loi. »

J’avais à nouveau soif, et faim aussi, je me suis arrêté plus loin, dans un café, pour avaler quelque chose et faire passer mon envie de vomir. Le journal était sur le comptoir, la tête des deux hommes tournée à l’envers. La patronne parlait de l’affaire à une servante qui mettait les couverts pour midi. Je suis parti très vite, sans emporter mon sandwich.

Le reste, jusqu’à Marseille, je ne m’en souviens pas. Je me raccrochais sans doute encore, comme à une certitude, à l’idée que Leballech avait menti. Ensuite, je me revois dans le hall de l’hôpital, carrelé de noir et de blanc, le nounours sous le bras. Mme Fieldmann est venue. Elle m’a dit : « Vous ne pouvez pas voir votre femme maintenant. Revenez à trois heures, cet après-midi. » Elle était moins optimiste que la veille, je le sentais à sa voix. Elle m’a expliqué qu’Éliane recevait, depuis une semaine, un traitement pour régulariser sa circulation cérébrale mais qu’il n’y avait pas de mieux. Pour le reste, plus elle s’installait dans sa maladie, plus ce serait long et difficile de l’en sortir, sauf qu’elle avait vingt ans, c’était son meilleur atout.

Je baissais la tête. Je prenais l’air de comprendre. J’étais assis près de la doctoresse sur un banc du hall. Des gens passaient. Alors, elle m’a dit : « Un inspecteur de police est venu, ce matin. Il rapportait le sac en toile et les lunettes de votre femme. On les a retrouvés dans les locaux du journal Le Provençal. L’inspecteur, qui s’appelle Pietri, veut vous voir. Vous le trouverez à la préfecture. » J’ai fait un signe de tête pour dire que j’irais. J’ai demandé si je pouvais avoir le sac. Elle m’a dit en se levant : « On va vous le remettre. Vous signerez une décharge. Les lunettes, je les garde pour les lui donner. »

Une femme en blouse blanche, dans un bureau, m’a fait signer un inventaire, en vérifiant avec moi que tout ce qu’on y avait porté se trouvait bien dans le sac en toile. Elle m’a fait signer aussi des papiers pour l’administration de l’hôpital et la Sécurité Sociale. Je me suis trompé plusieurs fois, parce que je venais de voir, dans les affaires d’Elle, sur un morceau d’emballage de cigarettes mentholées, le nom de Fiero et un numéro de téléphone.

J’ai examiné à nouveau le contenu du sac sur le siège de la DS, dans le parking de l’hôpital. Il était midi ou un peu plus, le soleil frappait fort, j’avais enlevé le veston de mon complet beige, et ma cravate, et ouvert ma chemise. La sueur tombait de mon front sur ce que je regardais. Il n’y avait que deux choses à voir, en fin de compte. Tout le reste, c’était des objets qu’Elle avait toujours trimbalés partout. La première était ce morceau d’un paquet de cigarettes à la menthe. Ce que j’avais pris pour un numéro de téléphone était une date :

 

Fiero

18.8.1962

 

La seconde était une page déchirée dans un annuaire. J’ai cru d’abord que c’était celle qu’Elle avait déchirée chez Ferraldo, mais je me trompais aussi. C’était une page d’Avignon. J’ai cherché dans les colonnes, et j’ai lu le nom de Pamier. Il y en avait plusieurs.

J’ai roulé jusqu’au Vieux-Port. Après m’être renseigné, j’ai garé la voiture à cheval sur un trottoir, au coin de la rue Sainte, je suis descendu à pied vers les bureaux du Provençal. J’ai expliqué au portier que je voulais voir la personne qui avait retrouvé le sac de ma femme. C’était le préposé aux collections du journal. Il était parti déjeuner. J’ai attendu dehors, en marchant le long des trottoirs. Je portais mon veston sur le bras. Il faisait une chaleur comme jamais. Hors de l’ombre des immeubles, plus rien n’avait de relief ni de couleur, tout était aveuglant.

Je ne veux pas vous parler de remords, je ne veux pas, ni de rien qui ressemble au remords. Ce serait un mensonge. Vous ne comprendriez rien. Je pensais à Elle, uniquement. Ce qu’elle avait fait, loin de moi, finissait par m’apparaître. Fiero, Pamier, Rostollan. Quelquefois, une pensée me traversait qui me faisait lui en vouloir. Et puis, non. Par exemple, je me disais : « Si elle a vu Leballech trois fois, elle avait des rendez-vous avec lui. Elle a loué ce studio, à Digne, pour le recevoir. » Je transpirais davantage. Et puis, je me disais : « Elle n’est pas coupable. C’est à elle qu’on a fait du mal. Elle croyait tout comprendre, elle s’est trompée. Quand Leballech et Touret lui ont dit, dans la Peugeot noire, le dimanche de la course, qu’elle s’était trompée, elle ne les a pas crus, ou alors c’était un tel coup pour elle qu’elle n’a plus pensé à ce briquet qu’elle venait de laisser pour toi sur une tablette. »

A un moment — cela, c’est la vérité — j’ai douté de ce que j’avais fait moi-même. C’était comme de se réveiller en plein soleil, après une nuit de fièvre, vous n’êtes même plus certain de vos rêves. Moi, Florimond Montecciari, tuant deux hommes avec une carabine, les tuant vraiment, appuyant sur la détente, les haïssant jusqu’à les tuer vraiment, limant les bords d’un canon scié, entrant dans un Monoprix pour acheter une chemise rouge, forçant sur l’accélérateur pour me débarrasser d’un garçon aux cheveux longs accroché à la poignée de ma portière — c’était un rêve de merde, un rêve. Et même pas sorti de la tête d’un homme. Le berger allemand, dans la cour de la scierie, l’avait fait, en aboyant soudain dans son sommeil. Ou l’autre, celui qui mangeait des bouts de viande sous la table. Il m’a fallu du temps, marchant dans la ligne d’ombre des trottoirs, pour me débarrasser de cette idée que je n’étais qu’un personnage dans le rêve d’un chien.

A deux heures, j’ai vu l’homme qui avait reçu Elle, le samedi où on devait la retrouver sur la plage, errant au hasard dans des chaussures à talons. Il a une soixantaine d’années, un air de bon papa. Il s’appelle Michelin comme le guide. Il m’a dit, le visage levé vers le mien parce qu’il est de petite taille : « Elle est venue consulter des numéros du journal. A peu près à l’heure qu’il est maintenant. Je ne l’ai pas vue partir. Dans l’après-midi, je me suis aperçu qu’elle avait oublié son sac et ses lunettes. Je les ai rangés dans mon bureau en pensant qu’elle allait revenir les chercher. Je n’y ai plus pensé. Le lundi non plus, ni le mardi. Ce n’est que le mercredi, en ouvrant un tiroir, que je les ai retrouvés. Je les ai fait porter au commissariat. Ce matin, un inspecteur principal est venu me parler. »

Il a hésité, ses petits yeux clairs sur moi, et il a ajouté, en baissant la voix : « Pietri, un de la criminelle. Il est à la préfecture. » Il m’a fait signe de le suivre dans une salle où il y avait deux grandes tables en chêne, brunies par le temps, des lampes à abat-jour vert, et des rayons de gros volumes le long des murs. Il m’a dit, en me montrant la table la plus éloignée : « Elle était là, toute seule. Je lui ai apporté ce qu’elle voulait voir. Je ne sais pas combien de temps elle est restée. Je vous le dis, je ne l’ai pas vue partir. Elle avait oublié son sac et ses lunettes. »

J’ai demandé s’il se rappelait ce qu’elle voulait voir. Il a soupiré, il m’a répondu : « Je l’ai déjà montré à l’inspecteur Pietri, ce matin. Elle m’a demandé les numéros de l’été 1962. » Je m’y attendais, je n’ai pas eu de surprise. J’ai dit : « J’aimerais les consulter, moi aussi. »

Je me suis installé à la table où Elle s’était assise. M. Michelin m’a apporté trois volumes reliés en noir, qui contenaient les numéros du Provençal de juillet, août et septembre 1962. Il m’a dit : « Surtout, ne partez pas comme elle. Prévenez-moi quand vous aurez fini. » Je n’avais pas pris dans le sac en toile, resté dans la voiture, le morceau d’emballage de cigarettes où Elle avait noté une date sous le nom de Fiero, mais j’avais pensé « Août 1962 » en le regardant, et c’est le volume d’août que j’ai ouvert d’abord.

J’ai trouvé sans difficulté. Le 18 août 1962, entre onze heures et demie et minuit, au moment où il fermait son bar, dans le quartier de la Capelette, à Marseille, Marcello Fiero, quarante-trois ans, avait été abattu par un inconnu de deux balles de pistolet. Une femme, qui s’était mise à sa fenêtre en entendant les coups de feu, avait vu un homme s’éloigner en courant, mais elle était incapable de le décrire.

Il était question de cette fusillade dans les numéros des jours suivants, mais vous savez ce que c’est, on en parlait de moins en moins, et puis on n’en parlait plus. J’ai regardé longtemps la photo de Fiero. C’était une photo comme celles qu’on vous fait en prison. Il avait été en prison deux fois, pour des histoires que j’ai oubliées. Il avait un visage que les femmes doivent trouver beau, avec de grands yeux sombres et des moustaches qui le durcissaient, parce que sinon — je ne sais pas, je dis ce que j’ai ressenti —, c’était le visage d’un homme sans caractère, qui se laisse porter par la vie, et même plutôt timide. Ou alors, j’avais en tête ce que m’avait dit de lui Eva Braun, qu’il était le moins mauvais des trois.

J’ai regardé ensuite, page à page, tout le recueil du mois d’août, sans rien trouver d’autre, puis j’ai pris celui du mois de juillet. Je faisais probablement le même chemin qu’Elle, avec la même lenteur appliquée. Le 21 juillet 1962, à Avignon, un transporteur du nom d’Antoine Pamier, avait été abattu dans son garage, vers onze heures du soir. Trois balles de pistolet, dont la dernière l’avait frappé en plein cœur. Il était seul, le garage isolé. Personne n’avait rien vu, rien entendu. Un de ses fils avait découvert son corps au petit matin. Pamier aussi, on avait encore parlé de lui pendant quelques jours, pour dire qu’une enquête se poursuivait, qu’on interrogeait des gens, et puis plus rien.

J’avais à nouveau enlevé mon veston. Je transpirais. Et pourtant, j’avais froid, par moments. Ce qu’Elle n’avait pas pu supporter, en découvrant ce que je découvrais, l’idée même qu’elle n’avait pas pu supporter et qui l’avait rendue folle, je l’avais déjà. J’ai ouvert le troisième volume noir, celui de septembre. J’ai tourné les pages une à une, comme je l’avais fait jusque-là. Je n’ai pas eu besoin d’aller loin. A Marseille, le 9 septembre 1962, près de L’Estaque, un chauffeur de taxi de vingt-huit ans avait été tué d’une balle de pistolet dans la nuque, à son volant. Il devait être deux heures du matin, peut-être plus. Son nom était Maurice Rostollan. Il avait sa photo en première page, lui aussi. Il était souriant et sûr de lui. Il semblait me dire, comme à Leballech, vingt ans plus tôt : « Et quand bien même on aurait fait la foire ? Quand bien même ? »

J’ai regardé les numéros suivants. Le surlendemain, les enquêteurs avaient fait le rapprochement entre cet assassinat et celui de Fiero, dans son bar, le 18 août. Ils ne l’ont jamais fait entre les meurtres de Marseille et celui d’Avignon, ou peut-être beaucoup plus tard, je l’ignore. En tout cas, l’arme qui avait tué Fiero et Rostollan était la même. Un automatique 45 que ses balles permettent facilement de reconnaître. On le définissait, pour les lecteurs, comme « un pistolet Colt à sept coups de l’armée américaine, sans doute acheté ou volé à un G.I. pendant la dernière guerre ».

Je suis resté longtemps, les coudes sur la table, devant les volumes refermés. Je pensais à Elle, à la même place, dix jours plus tôt, je pensais à ce Gabriel que je ne connais pas, qui reste confiné dans une chambre, et à ce qu’Eva Braun m’avait dit de lui : « Un homme qui avait peur de tout. » Je l’ai imaginé, enfilant sa veste, — ou un blouson, comme moi —, disant à Eva Braun et à une petite fille aux yeux bleus, qui regrettait que son papa s’en aille : « A demain. » Elles le regardaient toutes les deux descendre le chemin, pareil à chaque samedi où il allait rendre visite à sa sœur Clémence. Fiero, Pamier, Rostollan : ils sont tous les trois tombés, au cours du même été, dans des nuits de samedi à dimanche. Il y a quatorze ans de ça.

Voilà, j’arrive au bout. Ce que je ressentais à ce moment, ce que je ressens maintenant, je n’en sais rien. Elle imaginait sans doute qu’elle retrouverait son père comme autrefois, quand ceux qui avaient fait tout le mal seraient punis. C’est ce qu’elle lui a dit, le jour de notre mariage, quand elle a disparu pour aller le voir. Mlle Tusseau nous a répété, à Mickey et à moi : « Nous serons bientôt comme avant. Tu verras. J’en suis sûre. »

Ce qui s’est passé en elle, quand elle a lu ce que j’ai lu, compris ce que j’ai compris, je ne sais pas. Elle a pris son flacon de poison dans sa main. Elle a marché sur une plage. Elle a marché et marché jusqu’à ce qu’elle atteigne — comment le dire ? Ce n’est pas un endroit, mais ce n’est pas un moment non plus. C’est autre chose. Des traces qu’aurait pu laisser, contre toute attente, la brise sur l’eau.

Je peux vous raconter comment elle était, quand je l’ai vue dans sa chambre, au retour du journal. Je lui ai donné son ours et son cœur en argent, que j’avais trouvé dans le sac de toile. J’ai accroché la chaînette à son cou, en soulevant ses cheveux. Elle a ri. Elle m’a laissé l’embrasser sur la joue. Elle m’a dit : « J’ai rêvé de vous, cette nuit. Vous étiez avec mon papa sur un escalier, on jouait au bouchon. » Elle a semblé oublier pendant plusieurs minutes ce qu’elle venait de me dire. Elle ne faisait plus attention à moi. Elle arrangeait le ruban rouge de son ours. Et puis, elle m’a regardé, elle a dit : « On tire le bouchon avec une ficelle, et moi, je dois l’attraper. On s’amusait bien, vous savez. Oui, c’est quelque chose. »

Ensuite, elle a vu que je pleurais, assis sur ma chaise, elle s’est approchée de moi. Elle a posé sa main sur ma tête. Elle a dit : « Ne pleurez pas. Ne pleurez pas. » Très doucement. Elle m’a montré ses doigts aux ongles rongés à ras. Elle m’a dit : « Vous voyez, ils repoussent. » Je me suis essuyé le visage. J’ai dit : « Oui, c’est bien. » Ses yeux étaient cernés, un peu fixes, striés de filets de sang. On voyait les os de son visage sous la peau. Seuls, ses cheveux étaient les mêmes qu’au village. Elle portait sa robe à col russe. Je lui ai demandé : « On t’a donné tes lunettes ? » Elle m’a dit : « Elles ne sont pas bonnes. Mon papa va m’en acheter des autres. Et puis, mon papa, il n’aime pas quand je les mets. »

Mme Fieldmann était là, elle n’avait pas voulu me laisser seul avec Elle, mais elle n’a pas prononcé un mot. J’ai embrassé mon amour sur les joues. Je lui ai dit : « Je m’occupe que ton papa vienne. » Quand je suis sorti de la chambre, elle était assise de travers sur son lit, elle avait oublié ma présence, elle se parlait à elle-même, ou peut-être elle s’adressait à son ours, qu’elle tenait sur ses genoux.

Dans le couloir, deux hommes m’attendaient. Le plus grand m’a montré une carte en plastique, barrée en diagonale de bleu et de rouge. Il m’a dit qu’il était l’inspecteur principal Pietri. Il était au courant de mon passage au Provençal. Il voulait connaître mon sentiment sur ce que j’avais lu. Une fenêtre était ouverte, près de nous. J’entendais les oiseaux, dans les arbres d’un jardin, et plus loin, la rumeur de la ville. On devait voir à mes yeux rouges que j’avais pleuré. J’ai dit : « J’allais venir vous trouver. On a tué deux hommes, à Digne, samedi soir. C’est moi qui ai fait le coup. »

On a laissé la DS dans le parking de l’hôpital. J’ai remis les clefs à l’inspecteur Pietri, mais il n’a pas pu me dire quand Henri IV aurait le droit de la récupérer. Je me tracassais plus pour cette voiture que pour mon propre sort.

Du bureau où on m’a conduit pour m’interroger, on m’a permis de téléphoner à Mickey, à la scierie de Ferraldo. Je lui ai dit que j’avais tué Leballech et Touret, parce que je les avais crus responsables de ce qui était arrivé à Éliane, et que je m’étais livré.

Sa voix était triste mais calme, au bout du fil. Il a beau conduire son camion jaune comme une gamelle, il est loin d’être aussi bête que je le dis. Il avait bien senti, la veille au soir, que j’avais fait quelque chose de terrible. En lisant le journal, le matin, et en interrogeant Bou-Bou et Ferraldo, il avait compris le reste. C’est lui qui m’a dit : « Tu as bien fait de te livrer. Maintenant, tant que tu es seul, surveille tes paroles. Moins tu l’ouvriras, mieux ça vaut. »

Avec Bou-Bou et Ferraldo, dès le début de l’après-midi, il avait contacté un avocat. Il m’a demandé : « Tu sais où ils vont t’emmener ? » J’ai répondu que le juge d’instruction voulait me voir le soir même et que j’attendais qu’on m’emmène à Digne. Mickey m’a dit : « C’est ce qu’on pensait. Alors, l’avocat te verra là-bas. Il s’appelle Me Dominique Janvier. Il est jeune, trente ans, mais il en veut, il paraît qu’il est très bon. »

J’avais la gorge nouée. Il y avait un tas de choses que j’aurais voulu lui dire, que je regrettais de ne lui avoir jamais dites, et maintenant c’était trop tard. Je lui ai dit : « Occupe-toi bien de Bou-Bou et de notre mère et de Cognata. Et d’Elle aussi. Il faut que tu transportes son père et qu’elle le voie. » Avant de raccrocher, on a gardé le silence plusieurs secondes, tous les deux. On n’entendait que les grésillements de la ligne. J’ai dit alors : « Mon pauvre frère. S’ils avaient gardé cette saleté de piano quand on voulait le mettre au clou, rien ne serait arrivé. » Après un autre silence, Mickey a répondu : « Samedi matin, Bou-Bou et moi on va le descendre sous les fenêtres du Crédit Municipal et leur donner la sérénade qu’on s’était promise. Ils n’ont pas fini de l’entendre, Roses de Picardie, tu peux y compter. »

Ensuite, on m’a conduit à Digne. Je suis resté longtemps, avec un gendarme, dans une pièce du palais de justice, puis un autre gardien est venu me chercher, pour me mener jusqu’à mon avocat. Tandis que je m’approchais, au long d’un couloir où nos pas résonnaient, j’ai distingué peu à peu les traits d’un jeune homme en complet sombre, en cravate sombre, qui m’attendait debout dans le contre-jour d’une fenêtre.

Et c’était vous.

 

 

 

 

La Fortelle,

septembre-octobre 1976,

avril-mai 1977.