2
Intronisation
Il arriva à seize heures quarante-cinq. Quiconque l’aurait croisé dans la rue ne lui aurait pas accordé un regard, même s’il aurait pu attirer l’œil d’une célibataire. Avec son mètre quatre-vingt-trois, ses quatre-vingt-cinq kilos – il faisait régulièrement de l’exercice -, ses cheveux bruns et ses yeux bleus, sans être vraiment de la graine de star de cinéma, il n’était pas non plus le genre d’homme qu’une jeune et jolie femme aurait jeté hors de son lit.
En outre, il savait s’habiller, constata Gerry Hendley. Complet bleu à fines rayures rouges – tailleur anglais, apparemment -, cravate rayée rouge et jaune, une élégante épingle de cravate en or. Une chemise à la mode. Une coupe de cheveux impeccable. Cet air confiant qui vient à la fois de la fortune et d’une bonne éducation alliées à une jeunesse pas employée inutilement. Sa voiture était garée au parking des visiteurs, au pied de l’immeuble. Un 4 x 4 Hummer II jaune, le genre de véhicule qu’affectionnaient les éleveurs de bétail du Wyoming ou les brasseurs d’argent à New York. Et sans doute était-ce pourquoi…
« Alors, qu’est-ce qui t’amène ici, mon garçon ? demanda Gerry en indiquant à son hôte un siège confortable en face de son bureau d’acajou.
– Je n’ai pas encore décidé de ce que je veux faire, disons que je tourne un peu en rond, histoire de me trouver une niche qui m’irait. »
Hendley sourit. « Ouais, je ne suis pas si vieux que j’aie oublié combien on peut se sentir dérouté à la sortie de l’université. Laquelle as-tu fréquentée ?
– Georgetown. Une tradition familiale. » Le garçon eut un discret sourire. Un bon point pour lui que Hendley sut voir et apprécier – il n’essayait pas d’impressionner qui que ce soit avec son nom et ses origines familiales.
Il risquait même d’être un peu gêné à cause de ça, s’il voulait tracer sa route personnelle et se faire lui-même un nom, comme bien des jeunes gens de son âge. Enfin, les plus doués. Vraiment dommage qu’il n’y ait pas de place pour lui au Campus.
« Ton père aime vraiment les écoles de jésuites.
– Même maman s’est convertie. Sally n’est pas allée à Bennington. Elle a fait sa propédeutique à Fordham, dans l’État de New York. Elle est à présent à la fac de médecine de Johns Hopkins, bien entendu. Elle veut être toubib, comme sa mère. Merde, c’est une profession honorable.
– Contrairement au droit ? railla Gerry.
– Vous connaissez l’opinion de papa sur la question, souligna le jeune homme avec un large sourire. Vous êtes diplômé en quoi ? s’enquit-il, connaissant déjà la réponse, bien sûr.
– Économie et mathématiques. J’ai pris les deux en dominante. » Un choix qui s’était en fait avéré très utile pour modéliser les tendances d’échanges sur le marché des obligations. « À part ça, comment va la famille ?
– Oh, très bien. Papa s’est remis à l’écriture – ses Mémoires. Il râle qu’il n’est pas assez vieux pour pondre ce genre de bouquin mais il bosse quand même dur dessus. Il n’encaisse pas trop le nouveau président.
– Mouais. Kealty a vraiment le chic pour rebondir. Quand on réussira à l’enterrer, on aura intérêt à garer un camion sur sa pierre tombale. » La plaisanterie avait même fait la une du Washington Post.
« Je l’ai entendu dire. P’pa dit qu’il suffit d’un seul crétin pour défaire le travail de dix génies. » Ce dernier adage n’avait pas fait la une du Washington Post. Mais c’était la raison pour laquelle le père du jeune homme avait monté le Campus, même si ce dernier n’en savait rien.
« C’est un brin excessif. Ce nouvel élu ne l’a été que par accident.
– Ouais, mais quand il va falloir exécuter l’autre débile du Klan, dans le Mississippi, qu’est-ce que vous pariez qu’il va commuer la sentence ?
– L’opposition à la peine capitale est pour lui une question de principe, fit remarquer Hendley. Enfin, c’est ce qu’il dit. Certains partagent ses vues et c’est une opinion respectable.
– De principe ? Pour lui, c’est juste un mot qui évoque Archimède.
– Si tu tiens à avoir une discussion politique, il y a un petit bar sympa à quinze cents mètres d’ici, sur la nationale 29, suggéra Gerry.
– Non, ce n’est pas ça. Pardon pour cette digression, monsieur. »
Ce garçon sait se tenir à carreau, nota Hendley. « Enfin, ce n’est pas un si mauvais sujet, après tout. Alors, que puis-je faire pour toi ?
– Je suis curieux.
– De quoi ? demanda l’ancien sénateur.
– De savoir ce que vous faites ici, dit son visiteur.
– Pour l’essentiel, de l’arbitrage sur les échanges de devises. » Hendley s’étira pour manifester sa lassitude détendue à l’issue d’une rude journée de travail.
« Bien sûr, fit le jeune homme, un brin dubitatif.
– Il y a vraiment de l’argent à gagner de ce côté, pourvu qu’on ait les bons tuyaux et les nerfs pour agir en conséquence.
– Vous savez, papa vous aime beaucoup. Il dit que c’est dommage que vous ne puissiez pas vous voir tous les deux plus souvent. »
Hendley acquiesça. « Ouais, et c’est ma faute, pas la sienne.
– Il a dit aussi que vous étiez trop malin pour avoir merdé comme vous l’avez fait. »
En temps normal, cette remarque aurait été un impair d’envergure sismique, mais il était évident, à le regarder droit dans les yeux, que le jeune homme n’avait pas cherché à se montrer insultant, mais simplement curieux – quoique…, s’interrogea soudain Hendley.
« Ça a été une période difficile pour moi, rappela-t-il à son jeune invité. Et n’importe qui peut commettre une erreur. Même ton père en a fait.
– C’est vrai. Mais il a eu la chance d’avoir Arnie sous la main pour le couvrir. » Ce qui laissait à son hôte une ouverture. Il s’y engouffra.
« Comment va Arnie ? demanda Hendley, esquivant pour gagner du temps, sans cesser de se demander ce que le gamin était venu faire ici.
– Bien. Il doit bientôt devenir le nouveau président de l’université d’Ohio. Il devrait briller à ce poste et puis, il a besoin d’un boulot tranquille, estime papa. Je pense qu’il a raison. Comment il a réussi à éviter l’infarctus, ça nous dépasse, maman et moi. Peut-être que certains s’épanouissent vraiment dans l’action. » Durant toute sa tirade, ses yeux n’avaient pas lâché Hendley d’une seconde. « J’ai appris beaucoup en discutant avec Arnie.
– Et avec ton père ?
– Oh, un ou deux trucs. J’en ai surtout appris du reste de la bande.
– Comment ça ?
– De Mike Breman, pour commencer. C’était mon agent de liaison, expliqua Jack Junior. Diplômé de Sainte-Croix, toute sa carrière dans le service de protection présidentielle. Un sacré fusil. C’est le gars qui m’a appris à tirer.
– Oh ?
– Le Service a un stand de tir dans l’ancien bâtiment des Postes, à deux rues de la Maison-Blanche. J’y retourne à l’occasion. Mike est à présent instructeur à l’école du Service secret(2), là-haut à Beltsville. Un type vraiment bien, intelligent et réservé. Enfin, vous savez, il a été un peu mon baby-sitter, et je n’arrêtais pas de le harceler sur plein de trucs, lui demander ce que faisaient les gars du Service, comment ils s’entraînaient, ce qu’ils pensaient, les trucs qu’ils recherchaient quand ils surveillaient papa et maman. De lui, j’ai appris plein de trucs. Et de tous les autres.
– Par exemple ?
– Les gars du FBI, Dan Murray, Pat O’Day – Pat a été son chef instructeur. Il s’apprête à prendre sa retraite. Croyez-le ou non, il va élever des bovins là-haut dans le Maine. Un drôle d’endroit pour faire de l’élevage. Un bon tireur, lui aussi, genre Wild Bill Hickock avec la classe, mais on aurait trop vite tendance à oublier qu’il est diplômé de Princeton. Un gars rudement intelligent, ce Pat. Il m’a enseigné tout un tas de trucs sur les méthodes d’enquête du Bureau. Et sa femme, Andréa, c’est une vraie télépathe. Forcément, elle a dirigé le détachement de papa durant une période épouvantable… elle est titulaire d’une maîtrise de psychologie à l’université de Virginie. Elle m’a appris toute une chiée de trucs. Et puis tous ceux de l’Agence, bien sûr. Ed et Mary Pat Foley – bon Dieu, en voilà deux qui font une sacrée paire ! Mais vous savez quel était le plus intéressant de tous ? »
Il le savait. « John Clark ?
– Ah ouais. Le truc, c’était d’arriver à le faire parler. Je vous jure, en comparaison, les Foley, c’est Desi et Lucy(3). Mais une fois que vous avez gagné sa confiance, il s’ouvrira un peu. J’ai réussi à le coincer quand il a décroché sa Médaille d’honneur – c’est passé brièvement à la télé, un ancien premier maître de la marine décroche sa décoration du Vietnam. Une soixantaine de secondes de séquence vidéo un jour où il n’y avait rien de spécial aux infos. Vous savez, pas un seul journaliste ne lui a demandé ce qu’il avait fait après avoir quitté la Navy. Pas un seul. Bon Dieu, ce qu’ils peuvent être nuls. Bob Holtzman connaissait une partie de l’histoire, je crois. Il était là, planté dans un coin, en face de moi, de l’autre côté de la salle. Plutôt futé pour un journaleux. Papa l’aime bien, même s’il ne lui accorde qu’une confiance modérée. Toujours est-il que le grand John – je parle de John Clark – a roulé sa bosse et ramené le tee-shirt en prime. Comment se fait-il d’ailleurs qu’il ne soit pas ici ?
– Jack, mon garçon, quand tu as une idée en tête, tu ne l’as pas ailleurs, observa Hendley avec une note d’admiration.
– Quand j’ai vu que vous connaissiez son nom, j’ai su que je vous tenais, m’sieur. » Une brève lueur de triomphe dans le regard. « Je vous ai surveillé depuis une quinzaine de jours.
– Oh ? » Hendley sentit son estomac se contracter.
« Ce n’était pas bien sorcier. Tout est dans le domaine public, il suffit juste de relier les tenants et les aboutissants. Comme ces dessins à compléter qu’ont les mômes dans leurs cahiers d’éveil. Vous savez, ça me sidère que cet endroit n’ait pas encore fait la une…
– Jeune homme, si c’est une menace…
– Quoi ? » Jack Junior fut surpris par l’interruption. « Vous voulez dire que je vous ferais chanter ? Non, sénateur, ce que je voulais vous dire, c’est qu’il y a une telle quantité d’informations brutes qui traînent qu’on est en droit de se demander comment elles ont pu échapper aux journalistes. Je veux dire, même un écureuil aveugle arrive à trouver une noisette de temps en temps, pas vrai ? » Il marqua un temps d’arrêt avant que son regard ne s’illumine. « Oh, j’ai pigé. Vous leur avez fourgué ce qu’ils s’attendaient à trouver et ils ont marché comme un seul homme.
– Ce n’est pas si difficile, mais il est toujours dangereux de les sous-estimer, prévint Hendley.
– Suffit de ne pas leur parler. P’pa me l’a enseigné il y a belle lurette : moins on en dit, mieux on se porte. Il laissait toujours Arnie se charger des fuites. Personne d’autre ne disait quoi que ce soit à la presse sans son aval. Je vous jure, les médias avaient une peur bleue de ce type. C’est lui qui a un jour arraché le laissez-passer à la Maison-Blanche d’un journaliste du Times.
– Je m’en souviens », répondit Hendley. Cela avait causé un certain barouf, mais le New York Times s’était vite aperçu que ne pas avoir de journaliste dans la salle de presse de la Maison-Blanche touchait un point très sensible. La leçon de bonnes manières avait bien duré six mois. Arnold van Damm avait meilleure mémoire et il était plus rancunier que les médias, ce qui en soi est déjà un exploit. Il avait toujours été excellent joueur de poker.
« Où veux-tu en venir, Jack ? Pourquoi es-tu ici ?
– Sénateur, je veux jouer dans la cour des grands. Et ici, je crois, c’est la cour des grands.
– Explique-toi », ordonna Hendley. Qu’avait au juste réussi à déduire ce garçon ?
John Patrick Ryan Junior ouvrit sa mallette. « Pour commencer, ce bâtiment est le seul et unique édifice plus haut qu’une résidence individuelle sur la ligne de visée entre la NSA à Fort Meade et la CIA à Langley. On peut télécharger des photos satellite par internet. Je les ai toutes sorties sur imprimante. Tenez. » Il lui tendit une petite chemise reliée.
« J’ai vérifié avec les services du cadastre, et j’ai découvert qu’on avait prévu de bâtir trois autres immeubles de bureaux dans le secteur et que tous s’étaient vu refuser le permis de construire. Les archives ne précisent pas pourquoi mais personne ne s’en est formalisé. En revanche, le dispensaire au bout de la route a obtenu d’excellentes conditions financières de Citibank lorsqu’il a voulu réviser ses plans. La majorité de votre personnel est composée d’ex-espions. Vos agents de sécurité sont tous d’anciens membres de la police militaire, de grade E-7 ou supérieur. Le système de sécurité électronique de ce bâtiment est meilleur que celui qu’ils ont à Fort Meade. Comment diable avez-vous réussi ce coup-là, d’ailleurs ?
– Les personnes privées ont une bien plus grande latitude pour négocier avec les fournisseurs… Mais continue, dit l’ancien sénateur.
– Vous n’avez jamais rien fait d’illégal. Cette sombre histoire d’accusation de délit d’initié qui a mis fin à votre carrière politique n’était que pure foutaise.
N’importe quel avocat sérieux aurait pu la faire tomber mais vous avez marché dans le coup et préféré faire le mort. Je me rappelle combien papa vous appréciait pour votre esprit brillant, il disait toujours que vous jouiez franc-jeu. Il ne disait pas cela de beaucoup de politiciens du Capitole. Les pontes de la CIA aimaient bien bosser avec vous et vous les avez aidés à financer des projets qui faisaient bondir certains de vos collègues parlementaires. Je ne sais pas à quoi ça tient, mais ils sont nombreux là-haut à détester les services de renseignements. Ça rendait dingue papa, chaque fois qu’il devait siéger avec des sénateurs ou des députés, d’être obligé de les amadouer en acceptant les projets qui leur tenaient à cœur pour leur circonscription. Papa avait horreur de ça. Chaque fois qu’il y était obligé, ça le mettait en rogne pendant au moins quinze jours. Mais vous lui avez rendu de fiers services. Vous saviez naviguer dans les couloirs du Capitole. Or, quand vous avez eu votre problème, vous vous êtes incliné. Ça m’a semblé dur à avaler. Mais ce que j’ai vraiment eu du mal à gober, c’est que p’pa n’en ait jamais causé. Pas un seul mot. Quand je l’interrogeais, il changeait de sujet. Même Arnie n’en a jamais soufflé mot – et pourtant, Arnie répondait à toutes les questions que je pouvais lui poser. Motus et bouche cousue… » Jack s’était carré contre son dossier, sans quitter des yeux son hôte. « Quoi qu’il en soit, je n’ai jamais rien dit non plus, mais j’ai fouiné un peu autour de moi pendant ma dernière année de fac à Georgetown ; je continuais de parler avec les gens, et ces gens m’ont appris à analyser les choses posément. Encore une fois, ça n’est pas si difficile que ça.
– Et peut-on savoir à quelles conclusions tu as abouti ?
– Vous auriez fait un excellent président, sénateur, mais perdre votre femme et vos enfants vous a porté un rude coup. Ça nous a tous bouleversés. Maman aimait vraiment beaucoup votre épouse. Excusez-moi d’aborder ce sujet, monsieur. C’est pour cela que vous avez quitté la politique, je le sais, mais je crois que vous êtes trop patriote pour oublier votre pays, et je pense que Hendley Associates est votre façon de servir votre patrie – mais de manière officieuse, dirons-nous. Je me souviens d’une discussion de papa avec M. Clark autour d’un verre, un soir, à l’étage – j’étais en terminale. Je n’en ai pas saisi grand-chose. Ils ne voulaient pas me voir avec eux, alors je suis retourné regarder la chaîne Histoire. Pure coïncidence, ce soir-là on diffusait un reportage sur le SŒ britannique, le Spécial Opérations Executive, pendant la Seconde Guerre mondiale. Ses membres étaient pour la plupart des banquiers. "Wild Bill" Donovan avait recruté des avocats pour démarrer l’OSS mais les Anglais s’étaient servis de banquiers pour doubler les autres. Je me demandais pourquoi, mais papa m’avait expliqué que les banquiers sont plus malins : ils savent comment gagner de l’argent, alors que les avocats ne sont pas aussi futés -enfin, c’était l’opinion de papa. Je suppose qu’il estimait que c’est ce qu’il avait fait. Avec sa formation commerciale, je veux dire. Mais vous, vous êtes un autre genre de pirate, sénateur. Je pense que vous êtes un espion et je pense que Hendley Associates est un nid d’espions sur fonds privés qui travaille sous le manteau – totalement en dehors du budget fédéral. De sorte que vous n’avez pas à craindre de voir des sénateurs et autres bestioles du Congrès venir fouiner ou orchestrer des fuites, sous prétexte qu’ils trouvent que vous faites des trucs pas catholiques. J’ai fait une recherche sur Google et il n’y a que six mentions de votre boîte sur internet. On trouve plus de références sur la coupe de cheveux de ma mère. Les journaux féminins n’arrêtaient pas de la harceler là-dessus. Même que ça mettait papa en rogne !
– Je me souviens. » Jack Ryan Senior s’était un jour épanché à ce sujet devant des journalistes, ce qui lui avait valu d’être la risée des échotiers et des commères. « Il avait évoqué le genre de coupe bien particulière que leur aurait offerte Henry VIII.
– Ouais, avec une hache à la Tour de Londres. Sally en riait aussi. Elle n’arrêtait pas de taquiner maman sur ses cheveux, elle aussi. Je suppose que c’est un des avantages qu’il y a à être un homme, pas vrai ?
– Ça et les chaussures. Ma femme n’aimait pas les Manolo Blahnik. Elle aimait les souliers normaux, ceux qui ne vous font pas mal aux pieds », se souvint Hendley. Avant de venir percuter un mur de béton. Cela lui faisait toujours mal de parler d’elle. Il en serait sans doute toujours ainsi, mais au moins la douleur contribuait-elle à affermir son amour pour elle, et c’était déjà quelque chose. Aussi longtemps qu’il chérirait sa mémoire, il serait incapable d’évoquer son souvenir publiquement en souriant. S’il était resté dans la politique, il aurait dû s’y contraindre, faire mine d’avoir surmonté l’épreuve, faire croire que son amour était éternel mais ne faisait plus souffrir. Ouais, bien sûr. Un des prix de la vie politique était de vous contraindre à renoncer à votre humanité en même temps qu’à votre virilité. Et cela n’en valait pas la peine. Même pour devenir président des États-Unis. L’une des raisons pour lesquelles ils s’étaient toujours bien entendus, Jack Ryan Senior et lui, c’était qu’ils se ressemblaient sur ce point.
« Tu penses vraiment qu’il s’agit d’un service de renseignements ? demanda-t-il à son hôte, du ton le plus dégagé que le permettait la situation.
– Oui, monsieur, j’en suis convaincu. Si la NSA, mettons, s’intéresse à ce que font les grandes banques centrales, vous êtes, vous, idéalement placé pour tirer avantage des signaux – les données qu’ils recueillent et s’échangent avec Langley. De quoi fournir à vos troupes d’agents de change des informations de première main, et si vous jouez vos cartes avec prudence, en évitant d’être trop avide, vous pouvez engranger de substantiels bénéfices à long terme sans que jamais personne ne remarque quoi que ce soit. Vous le faites sans attirer d’investisseurs. Ceux-là seraient trop bavards. Bref, cette activité finance les opérations que vous effectuez ici. En quoi celles-ci consistent au juste, je n’ai pas encore trop approfondi la question.
– Est-ce un fait établi ?
– Oui, monsieur, c’est un fait établi.
– Tu n’en as pas encore parlé à ton père ?
– Non, monsieur. » Jack Junior hocha la tête. « Il écarterait simplement l’hypothèse. Papa m’a raconté pas mal de choses chaque fois que je le lui ai demandé, mais jamais sur des trucs de ce genre.
– Que t’a-t-il dit ?
– Il m’a parlé d’histoires personnelles. Vous savez, concernant les hommes politiques, genre ceux qui aiment bien les petits garçons ou les petites filles. Bon Dieu, c’est fou ce que c’est répandu, surtout dans les pays d’outre-mer. Le genre de personnages qu’ils étaient, comment ils pensent, quels sont leurs péchés mignons, leurs bizarreries. Dans quel pays l’armée est choyée, lesquels ont un bon service d’espionnage et lesquels n’en ont pas de bon. Tout un tas de trucs sur les parlementaires et les ministres. Le genre de révélation qu’on lit dans les livres ou la presse, sauf que là, ce qu’il me disait, c’était pas du bidon. Je savais que je ne devais le répéter à personne, crut bon de préciser le jeune Ryan.
– Même à tes copains de fac ?
– Tant que je ne l’avais pas lu dans le Post. Les journaux s’y entendent pour déterrer des affaires, mais ils sont un peu trop prompts à divulguer des trucs qui nuisent à ceux qui ne leur plaisent pas. J’imagine que le milieu des médias ressemble un peu à ces bonnes femmes qui colportent des ragots au téléphone ou autour d’une table de bridge. Moins par souci de livrer des informations que de lancer des piques contre ceux qu’on n’aime pas.
– Ce sont des êtres humains, comme tout le monde.
– Oui, monsieur, c’est vrai. Mais quand ma mère opère les yeux de quelqu’un, elle ne s’occupe pas de savoir si elle l’aime ou non. Elle a fait le serment d’exercer son métier selon les règles. Pareil pour papa. C’est comme ça qu’ils m’ont élevé, conclut John Patrick Ryan Junior. C’est ce que tous les pères disent à leurs enfants : si tu dois le faire, fais-le bien ou alors ne le fais pas du tout.
– Tout le monde ne pense plus de la sorte, observa Hendley, même s’il avait dit exactement la même chose à ses deux fils, George et Foster.
– Peut-être bien, sénateur, mais ce n’est pas ma faute.
– Que sais-tu du milieu boursier ? demanda Hendley.
– Je connais les bases. Je sais parler le jargon mais je ne maîtrise pas encore assez bien les ficelles pour jouer des coudes.
– Et ton diplôme de Georgetown ?
– Histoire en dominante, avec économie en option, un peu comme papa. Parfois, je l’interrogeais sur son dada – il aime toujours boursicoter et il a des amis dans le milieu, comme George Winston, son ministre des Finances. Ils se parlent beaucoup. George n’a pas cessé de lui demander de venir dans sa boîte mais il se contente d’y aller pour bavarder. Ils sont restés copains, toutefois. Même qu’ils vont golfer ensemble. Papa est nul au golf. »
Sourire de Hendley. « Je sais. Déjà essayé ? »
Jack Junior haussa les épaules. « Je sais déjà jurer. Oncle Robby était rudement bon. Bon Dieu, qu’est-ce qu’il peut manquer à papa ! Tante Sissy vient souvent à la maison. Elle et maman jouent du piano ensemble.
– Ça a été moche.
– Cet enculé de plouc raciste, observa Junior avant de se reprendre. Je vous prie de m’excuser. Mais Robby est le premier gars que je connaisse qui se soit fait assassiner. » Le plus incroyable est que son assassin ait été capturé vivant. Le service de protection présidentielle avait eu une demi-seconde de retard sur la police d’État du Mississippi lors de sa capture, mais un civil avait chopé le salaud avant que quelqu’un ait eu le temps de lui tirer dessus, si bien qu’il s’était retrouvé en taule, vivant. Un fait qui avait au moins permis d’éliminer les délires du genre théorie du complot. Il s’agissait tout bêtement d’un membre du Ku Klux Klan, âgé de soixante-sept ans, qui n’avait pas supporté que le retrait de Ryan ait fait accéder son vice-président, un Noir, à la présidence des États-Unis. Son procès, sa condamnation et l’exécution de la sentence s’étaient déroulés à une vitesse éclair – l’assassinat avait été intégralement enregistré sur bande vidéo, sans compter la présence de six témoins oculaires, tous situés à moins de deux mètres du tueur. Même la Bannière étoilée au-dessus du siège du Parlement à Jackson avait été mise en berne, au grand désarroi, pour ne pas dire au grand dégoût, de certains.
« Sic volvere Parcas, observa Jack.
– Pardon ?
– Les Parques, sénateur. La première file, la seconde mesure le fil, la troisième le coupe. "Ainsi filent les Parques", disaient les Romains. Je n’ai jamais vu papa aussi bouleversé. Maman a mieux accusé le coup, en fait. Je suppose que les toubibs sont habitués à voir mourir des gens. Papa… eh bien, il aurait voulu dézinguer le gars lui-même. Dur, vraiment dur. » Les caméras avaient montré le président en pleurs lors des obsèques à la chapelle de l’Académie navale. Sic volvere Parcas. « Alors, sénateur, comment se déroule le fil de mon destin par ici ? »
La question ne prit pas Hendley de court. Il l’avait sentie venir à un kilomètre, mais elle n’était pas plus facile pour autant. « Et ton père ?
– Qui dit qu’il doit savoir ? Vous avez six filiales qui doivent sans doute vous servir à dissimuler vos activités de négoce. » Le découvrir n’avait pas été si simple mais Jack savait creuser.
« Pas dissimuler, rectifia Hendley. Déguiser, peut-être.
– Excusez-moi, mais comme je vous l’ai dit, j’ai eu l’habitude de fréquenter des espions.
– Tu as appris pas mal de choses.
– J’ai eu d’assez bons maîtres. »
Ed et Mary Pat Foley, John Clark, Dan Murray, et son propre père. Sacré Skippy, il avait eu de sacrés bons maîtres, en effet, songea Hendley.
« Que penses-tu au juste pouvoir faire ici ?
– Monsieur, je suis assez intelligent, mais pas tant que ça. J’aurai beaucoup à apprendre. Je le sais. Vous aussi. Ce que je veux faire ? Servir mon pays, répondit Jack, d’un ton égal. Je veux contribuer à ce que soit fait ce qui doit être fait. Je n’ai pas besoin d’argent. J’ai des fonds en fidéicommis ouverts par mon père et mon grand-père – Joe Muller, le père de maman. Merde, si je voulais, je pourrais décrocher un diplôme de droit et finir comme Ed Kealty, tracer mon petit bonhomme de chemin vers la Maison-Blanche, mais papa n’est pas un roi et moi un prince héritier. Je veux suivre ma propre voie et voir ce que ça donne.
– Ton père ne doit pas être mis au courant de tout ceci, du moins pas dans un premier temps.
– Et alors ? Il m’en a caché des choses, lui aussi. » Jack trouva l’idée plutôt drôle. « Chacun son tour, c’est réglo, non ?
– J’y réfléchirai. Tu as une adresse électronique ?
– Bien sûr. » Jack lui tendit une carte.
« Accorde-moi deux jours.
– Bien entendu. Merci de m’avoir reçu. » Il se leva, échangea une poignée de main et ressortit.
Le garçon avait grandi rudement vite, songea Hendley. Peut-être que le fait de bénéficier d’une protection rapprochée y aidait… ou empêchait, tout dépendait de votre caractère. Mais ce garçon avait de qui tenir, que ce soit du côté maternel ou paternel. Et de toute évidence, il était doué. Il débordait de curiosité, signe en général d’intelligence.
Et l’intelligence était la seule chose dont on n’avait jamais trop, où que ce soit dans le monde.
« Alors ? fit Ernesto.
– C’était intéressant, répondit Pablo en allumant un cigare dominicain.
– Que veulent-ils de nous ? demanda son patron.
– Mohammed a commencé par évoquer nos intérêts communs, puis nos ennemis communs.
– Si on essayait de faire des affaires là-bas, ça nous coûterait nos têtes », fit observer Ernesto. Avec lui, tout se résumait toujours à une question d’affaires.
« C’est ce que je lui ai fait remarquer. Il a répondu que les leurs représentaient un marché tout à fait marginal, pas de quoi perdre notre temps avec ça. Ils se contentent d’exporter la matière première. Et c’est vrai.
Mais il peut nous aider, a-t-il ajouté, avec le nouveau marché européen. Mohammed dit que son organisation est bien implantée en Grèce et qu’avec la disparition des frontières intraeuropéennes, ce serait le point d’entrée logique pour nos marchandises. Ils ne nous feront pas payer leur aide technique. Ils disent qu’ils veulent juste instaurer la confiance.
– Ils veulent surtout notre aide, observa Ernesto.
– Ils disposent de leurs propres ressources qui sont considérables, comme ils l’ont démontré, jefe. Mais ils semblent avoir besoin d’une certaine expertise dans l’introduction d’armes en contrebande ainsi que d’hommes. Quoi qu’il en soit, ils demandent peu et offrent beaucoup.
– Et ce qu’ils offrent facilitera nos affaires ? demanda Ernesto.
– Une chose est sûre : cela obligera les Yankees à concentrer leurs forces ailleurs.
– Cela pourrait certes semer la pagaille dans leur pays, mais les conséquences politiques pourraient être sérieuses…
– Jefe, la pression qu’ils nous mettent déjà peut difficilement être pire, non ?
– Ce nouveau président est un imbécile, mais un imbécile dangereux.
– Et donc, nos nouveaux amis pourront se charger de le distraire, jefe, souligna Pablo. On n’aura même pas besoin de puiser dans nos propres fonds pour ça. On court peu de risques et les bénéfices potentiels sont importants, non ?
– Je le vois bien, Pablo, mais s’ils remontent jusqu’à nous, le prix pourrait être élevé.
– C’est certain, mais encore une fois, quel surcroît de pression peuvent-ils exercer sur nous ? Ils attaquent nos alliés politiques par le truchement du gouvernement de Bogota, et s’ils réussissent à provoquer l’effet qu’ils désirent, alors nous en paierons chèrement les conséquences. Vous et les autres membres du Conseil pourriez vous retrouver fugitifs dans notre propre pays », prévint le chef du renseignement du Cartel. Il n’avait pas besoin d’ajouter qu’une telle éventualité ôterait bien des attraits aux immenses fortunes dont jouissaient les membres du Conseil. L’argent avait bien peu d’intérêt sans un lieu confortable pour le dépenser. « Comme on dit : les ennemis de mes ennemis sont mes amis. Jefe, je ne vois vraiment pas quel inconvénient majeur il pourrait y avoir à conclure cet accord.
– Donc, tu penses que je devrais rencontrer cet homme ?
– Si, Ernesto. Ça ne peut pas faire de mal. Il est plus recherché que nous par les gringos. Si nous redoutons la trahison, alors il doit la redouter encore plus, non ? Et en tout cas, on prendra les précautions qui s’imposent.
– Fort bien, Pablo. Je discuterai de tout ceci avec le Conseil en recommandant qu’on l’écoute exposer sa proposition, concéda Ernesto. Des problèmes quelconques pour organiser tout cela ?
– Je pense qu’il devrait venir par Mexico. Il sait sans aucun doute comment voyager en toute sécurité. Il détient probablement plus de faux passeports que nous tous, et il n’a certainement pas l’air d’un Arabe.
– Sa maîtrise des langues ?
– Excellente, répondit Pablo. Il parle anglais comme un Britannique, et cela, c’est déjà un passeport en soi.
– Via la Grèce, hein… ? reprit Ernesto. Pour notre marchandise ?
– Son organisation utilise la Grèce comme port de transit depuis bien des années. Jefe, il est plus facile d’introduire notre marchandise qu’un groupe d’individus ; aussi de prime abord, leurs méthodes et leurs moyens semblent adaptables à nos objectifs. Les nôtres devront bien sûr les examiner.
– Une idée de leurs plans pour l’Amérique du Nord ?
– Je n’ai pas demandé, jefe. Ça ne nous concerne pas vraiment.
– Sauf dans la mesure où cela contribuerait à renforcer la sécurité aux frontières. Ce pourrait être un handicap. » Ernesto leva la main. « Je sais, Pablo, c’est secondaire.
– Tant qu’ils nous prêtent main-forte, peu m’importe ce qu’ils comptent faire en Amérique. »