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Camp d’entraînement

 

 

La traversée du fleuve pour repasser au Marriott permit à Dominic de récupérer ses bagages – avec vingt dollars de pourboire au chasseur – avant d’entrer sa destination dans l’ordinateur de bord de la Mercedes. Bientôt, il roulait en direction du sud sur l’autoroute 95, laissant Washington derrière lui. La vue de la silhouette des immeubles de la capitale fédérale avait en fait quelque chose d’agréable dans son rétro. La voiture était un vrai plaisir à conduire, comme il se doit d’une Mercedes ; la radio locale était plaisamment conservatrice – c’était une tendance lourde chez les flics – et la circulation était relativement fluide, même s’il se surprit à plaindre les pauvres bougres qui devaient se taper tous les jours le trajet jusqu’à la capitale pour aller remuer du papier au bâtiment Hoover et dans tous ces grotesques immeubles fédéraux qui entouraient le Mail. Au moins le siège du FBI avait-il son propre stand de tir pour y évacuer le stress. Sans doute utilisé à plein régime, estima Dominic.

Juste avant qu’il n’atteigne Richmond, la voix synthétique de son ordinateur de bord lui dit de prendre à droite la bretelle de sortie sur le périphérique de Richmond, qui lui permit de rallier l’autoroute 64 en direction des molles collines boisées. La campagne était belle, et plutôt verdoyante. Sans doute pleine de terrains de golf et d’élevages de chevaux. Il avait entendu raconter que la CIA possédait des planques dans le coin depuis l’époque où elle devait interroger les transfuges soviétiques. Il se demanda à quoi elles pouvaient bien servir aujourd’hui. Pour des Chinois ? Des Français, peut-être ? Sûr qu’elles n’avaient pas été revendues. Le gouvernement n’aimait pas se dessaisir de ses biens, sinon peut-être lorsqu’il s’agissait de fermer des bases militaires. Les clowns du Far West ou de la côte Est adoraient faire ça. Ils n’aimaient pas trop le Bureau non plus, même s’ils le redoutaient sans doute un peu. Il ne savait pas ce qui, chez les flics et les militaires, pouvait gêner certains hommes politiques, mais ça ne le préoccupait pas vraiment. Il avait son bol de soupe, ils avaient le leur.

Au bout d’une heure et demie de route à peu près, il se mit à chercher des yeux le panonceau de sortie mais l’ordinateur se débrouillait fort bien sans lui. Préparez-vous à prendre la prochaine sortie à droite, annonça la voix synthétique, environ deux minutes à l’avance.

« Bien, ma choute », répondit l’agent Caruso, sans recevoir le moindre remerciement. Une minute après, il prit la sortie indiquée – sans même un très bien de la machine -, puis retrouva le réseau routier normal pour traverser la gentille bourgade et bientôt gravir les collines qui fermaient le flanc nord de la vallée jusqu’à ce qu’enfin il entende : prenez la prochaine voie à gauche et vous êtes parvenu à destination.

« Sympa, ma choute, merci », observa-t-il.

Votre destination était le débouché d’une route de campagne tout ce qu’il y avait de banal, une voie privée peut-être car il n’y avait pas de marquage sur la chaussée. Au bout de quelques centaines de mètres, il avisa deux murets de briques rouges et une clôture de rondins peinte en blanc qui était fort opportunément ouverte. Une maison se dressait trois cents mètres plus loin, arborant six colonnes en façade pour soutenir l’avant-toit. Lequel toit semblait en ardoises – des ardoises anciennes, d’ailleurs -, tandis que les murs étaient en briques, usées par les intempéries et qui avaient dû être rouges dans le temps. L’endroit devait dater d’un siècle ou deux. L’allée d’accès était en fins gravillons récemment ratissés. L’herbe – il y en avait beaucoup – était un gazon de golf d’un vert luxuriant. Quelqu’un sortit d’une porte latérale et lui fit signe de contourner le bâtiment par la gauche. Il tourna le volant pour ce faire et eut alors une surprise. La demeure – la résidence ? Quel nom donner à une maison de cette taille ? – était plus grande qu’au premier abord et elle était dotée d’un parking de bonne dimension sur lequel étaient déjà garés un Chevy Suburban, un 4 x 4 de loisirs Buick et… une autre Mercedes Classe C, exactement comme la sienne, immatriculée en Caroline du Nord. La coïncidence était trop improbable pour être imaginable…

« Enzo ! »

Dominic tourna brusquement la tête. « Aldo ! »

Les gens notaient souvent leur ressemblance même si elle était plus apparente lorsqu’ils étaient séparés. Tous deux étaient bruns au teint clair. Brian était plus grand de deux centimètres et demi. Dominic faisait peut-être quatre ou cinq kilos de plus. Leurs quelques différences d’attitude quand ils étaient petits étaient demeurées alors qu’ils avaient grandi ensemble. Comme ils avaient des origines italiennes, ils s’étreignirent chaleureusement, mais, bien que frères jumeaux, sans s’embrasser. Ils n’étaient plus italiens à ce point.

« Bon Dieu, qu’est-ce que tu fiches ici ? interrogea d’emblée Dominic.

– Moi ? Et toi, alors ? rétorqua Brian en s’approchant pour aider son frère à décharger. J’ai vu dans la presse ton intervention musclée en Alabama. C’est quoi, cette histoire ?

– Un pédophile, répondit Dominic en sortant du coupé. Il avait violé et tué une gentille petite. Je suis arrivé peut-être une demi-heure trop tard.

– Hé, personne n’est parfait, Enzo. Les journaux disent que tu as mis fin à sa carrière. »

Dominic regarda Brian droit dans les yeux : « Ouais, on peut dire que j’ai réussi cet exploit.

– Comment, au juste ?

– Trois pruneaux dans le buffet.

– Ça marche à tous les coups, observa le capitaine Brian Caruso. Et pas d’avocats pour pleurer sur le cadavre.

– Non, pas cette fois. » Les mots n’avaient rien d’ironique mais son frère y décela une froide satisfaction.

« Avec ça, hein ? » Le marine sortit de l’étui l’automatique de son frère. « Il a l’air sympa.

– Il tire plutôt bien. Gaffe, vieux, il est chargé. »

Brian éjecta le chargeur et vida la chambre. « 10 millimètres ?

– Exact. Dotation FBI. Il fait de jolis trous. Le Bureau y est revenu après cette fusillade entre l’inspecteur O’Day et les méchants… tu sais, la gamine d’oncle Jack. »

Brian se souvenait fort bien de l’histoire : l’agression contre Katie Ryan à son école peu après que son père fut devenu président, la fusillade, les morts…

« Ce mec avait rudement bien mené son affaire. Et tu sais quoi, ce n’est même pas un ancien marine. Il était simple matelot avant de passer flic. C’est ce qu’ils ont dit à Quantico, en tout cas.

– Ouais, ils ont fait une cassette pédagogique à partir de l’intervention. J’ai eu l’occasion de faire sa connaissance, juste lui serrer la main au milieu d’une vingtaine d’autres types. Le bougre sait drôlement bien tirer. Il expliquait que le tout était d’attendre sa chance et de soigner son premier coup de feu. Il a descendu les deux mecs d’un coup double en pleine tête.

– Comment a-t-il réussi à garder un tel sang-froid ? » Le sauvetage de Katie Ryan avait frappé les deux fils Caruso. C’était après tout leur cousine germaine, une chouette petite fille, tout le portrait de sa mère.

« Hé, toi aussi, t’as senti le vent du boulet, là-bas… Comment as-tu gardé le tien ?

– L’entraînement, frérot. J’avais à m’occuper… d’un certain nombre de marines, je te signale. »

Ensemble, ils portèrent les affaires de Dominic à l’intérieur. Brian monta prendre une douche. Ils avaient chacun leur chambre, l’une à côté de l’autre. Puis ils redescendirent à la cuisine prendre un café, autour de la table.

« Alors, comment se passe la vie chez les marines, Aldo ?

– Je vais pas tarder à décrocher mes galons de commandant, Enzo. J’ai ramassé une Étoile d’argent pour mes actions là-bas – enfin, ce n’était pas bien sorcier, j’ai juste fait ce pour quoi on m’avait entraîné. Un de mes dix gars s’est fait choper, mais il va mieux maintenant. On n’a pas réussi à emballer le mec qu’on recherchait – il était pas d’humeur à se rendre, alors Sullivan la Mitraille l’a envoyé voir Allah – mais on a pu en capturer deux vivants et ils ont parlé. Des infos intéressantes, d’après les gars du renseignement.

– Et pour quoi as-tu décroché le joli ruban ? insista Dominic.

– Pour être resté en vie, surtout. J’ai moi-même descendu trois de ces salauds. Pas vraiment des fines gâchettes, du reste. Je n’ai eu qu’à viser. Par la suite, ils m’ont demandé si ça me donnait des cauchemars. Bien trop de toubibs chez les marines… et c’est tous des marsouins.

– Pareil au Bureau, mais j’ai esquivé. Pas de mauvais rêves non plus pour ce salopard. La pauvre gamine. Tiens, j’aurais dû lui faire sauter la queue.

– Pourquoi tu l’as pas fait ?

– Parce que ça n’a jamais tué personne, frérot. Mais trois pruneaux dans le palpitant, si.

– Tu ne l’as pas descendu sur le coup de la colère, non ?

– Pas exactement, mais…

– Et c’est pour cela que vous êtes ici, agent Caruso », l’interrompit un homme en entrant dans la pièce. Il dépassait le mètre quatre-vingts et affichait une cinquantaine athlétique, songèrent les deux frères.

« Qui êtes-vous, monsieur ? demanda Brian.

– Pete Alexander, répondit l’interpellé. J’étais censé vous rencontrer ce…

– Non, en fait non, mais c’est ce que nous avons dit au général. »

Alexander s’assit avec sa propre tasse de café.

« Alors, qui êtes-vous au juste ?

– Je suis votre officier instructeur.

– Vous seul ? demanda Brian.

– Dans quel but précis, l’instruction ? demanda en même temps Dominic.

– Non, je ne suis pas seul mais c’est moi qui serai là en permanence. Et la nature de l’instruction vous montrera quel est son but, répondit-il. OK, vous voulez en savoir plus sur moi. Je suis sorti de Yale il y a trente ans, diplômé de sciences politiques. J’ai même fait partie du Pavillon noir. Vous savez, ce club d’ados sur lequel aiment à gloser les théoriciens du complot. Bon Dieu, ce que des ados attardés peuvent bien inventer avant d’aller se coucher, un soir de bamboche… »

L’étincelle dans le regard de ces yeux bruns ne provenait pas de l’université, même d’un établissement aussi huppé de la côte Est. « Au bon vieux temps, l’Agence aimait bien recruter parmi les jeunes diplômés de Yale, Harvard ou Dartmouth. C’est du passé, tout ça. Aujourd’hui, leurs étudiants veulent tous travailler dans la banque et ramasser un max de blé. J’ai bossé trente-cinq ans au service clandestin, puis je me suis fait recruter par le Campus. Je ne les ai plus quittés.

– Le Campus ? C’est quoi, ça ? » demanda le marine. Alexander nota que Dominic Caruso n’avait pas bronché. Il écoutait et observait avec attention. Brian ne cesserait jamais d’être un marine et Dominic d’être du FBI. Jamais. C’était à la fois un bien et un mal.

« C’est un service de renseignements privé.

– Privé ? demanda Brian. Merde, comment…

– Vous verrez plus tard comment il fonctionne et, à ce moment-là, vous serez surpris de découvrir à quel point c’est facile. Ce qui vous intéresse pour l’heure, c’est ce qu’on y fait.

– On y tue des gens », lança d’emblée Dominic. Les mots étaient sortis tout seuls.

« Qu’est-ce qui vous fait penser ça ? demanda Alexander, l’air innocent.

– Les installations semblent de petite taille. Nous sommes les seuls ici, à en juger par le parking, dehors. Je n’ai pas assez d’expérience pour être un agent aguerri. Tout ce que j’ai fait, c’est descendre un type qui le méritait et, dès le lendemain, je me retrouve au siège à discuter avec un directeur adjoint, et deux jours plus tard je me rends dans la capitale où l’on m’envoie ici. Cet endroit est très, très bizarre et très, très petit, il exige une accréditation secret-défense pour savoir ce qu’on y fait. Vous ne vendez pas des bons du Trésor, hein ?

– Votre dossier indique que vous avez de bonnes facultés d’analyse, nota Alexander. Pouvez-vous apprendre à garder la bouche close ?

– Ce n’est pas indispensable dans cet endroit précis, j’imagine. Mais ouais, je sais faire, quand la situation l’exige, répondit Dominic.

– OK, assez pour le laïus de présentation. Vous savez ce que veut dire le mot "noir", n’est-ce pas ? Je parle de programmes ou de projets qui ne sont pas officiellement reconnus par le gouvernement. Les gens font comme s’ils n’existaient pas. Le Campus va un peu plus loin : nous n’existons vraiment pas. Il n’y a pas un seul document en possession d’un quelconque fonctionnaire gouvernemental qui mentionne un seul mot sur nous. Dorénavant, messieurs, vous n’existez plus. Oh, bien sûr, capitaine Caruso – où, dois-je déjà dire commandant ? – vous continuerez de recevoir une solde qui sera directement versée sur le compte bancaire que vous allez ouvrir cette semaine, mais vous n’êtes plus un marine. Vous êtes détaché pour une mission dont la nature reste inconnue. Quant à vous, agent Caruso…

– Je sais. Gus Werner m’a dit. Ils creusent un trou et le rebouchent derrière eux. »

Alexander acquiesça. « Vous laisserez tous vos documents d’identification, papiers, cartes, plaque d’identité, tout, avant de repartir d’ici. Vous pourrez -peut-être – conserver votre nom, mais ce ne sont jamais que deux mots et, de toute façon, plus personne ne se fie à un simple nom, dans ce métier. Ça m’a d’ailleurs valu un truc marrant quand j’étais sur le terrain, en mission. Une fois, j’ai changé d’identité sans m’en rendre compte. Bougrement ennuyeux quand je m’en suis aperçu. Comme un acteur : on se retrouve dans la peau de Macbeth quand on est censé être Hamlet. Enfin, il n’y a pas eu de mal, et je ne suis pas sorti les pieds devant à la fin de la pièce.

– Qu’allons-nous faire au juste ? » C’était Brian.

« En gros, du travail d’enquête. Traquer de l’argent. C’est une des spécialités du Campus. Vous découvrirez plus tard le comment du pourquoi. On vous déploiera sans doute ensemble. Vous, Dominic, vous vous chargerez de la partie pointue de l’enquête. Vous, Brian, vous lui fournirez un appui, côté muscles, et, dans le même temps, vous apprendrez à faire ce que… comment l’avez-vous appelé, tout à l’heure ?

– Oh, vous voulez dire Enzo ? Je l’appelle comme ça parce qu’il avait le pied lourd quand il a passé son permis… Vous savez, comme Enzo Ferrari. »

Dominic indiqua son frère et se mit à rire. « Et lui, c’est Aldo parce qu’il se fringue comme un plouc. Vous savez, comme Aldo Cella dans cette pub pour une marque de vin : Tout sauf un esclave de la mode. C’est une vieille blague de famille.

– OK, eh bien, allez chez Brooks et fringuez-vous mieux, dit Pete Alexander. Votre couverture sera en général celle d’un homme d’affaires ou d’un touriste. Donc, il faudra vous habiller convenablement, sans pour autant ressembler au prince de Galles. Vous vous laisserez tous les deux pousser les cheveux, surtout vous, Aldo. »

Brian passa la main sur sa brosse rase. Où qu’il aille, cela le désignait comme un marine américain. Cela aurait pu être pire. Les rangers de l’armée étaient encore plus radicaux, côté capillaire. Brian aurait l’air d’un être humain à peu près normal d’ici un mois ou deux. « Bigre, va falloir que je m’achète un peigne.

– C’est quoi, le plan ?

– Pour aujourd’hui, détente et installation. Demain, lever aux aurores et on s’assure que vous êtes en bonne forme physique. Puis, il y a le test de niveau avec les armes et enfin les cours. Vous avez tous les deux des connaissances en informatique, je présume ?

– Pourquoi cette question ? » C’était Brian.

« Le Campus travaille pour l’essentiel avec un bureau virtuel. On vous fournira des ordinateurs avec modem intégré et c’est ainsi que vous communiquerez avec le siège.

– Et la sécurité ? s’enquit Dominic.

– Les machines sont parfaitement équipées de ce côté. S’il existe un moyen de les craquer, personne ne l’a encore découvert.

– C’est toujours bon à savoir, observa Enzo, dubitatif. Ils se servent d’ordis, chez les marines, Aldo ?

– Ouais, on a tout le confort moderne. Même du PQ. »

 

 

« Et vous vous appelez Mohammed ? demanda Emesto.

– C’est exact, mais pour l’instant, appelez-moi Miguel. » Contrairement à Nigel, c’était un nom qu’il arriverait à mémoriser. Il s’était abstenu d’invoquer Allah au début de cette réunion. Ces mécréants n’auraient pas compris.

« Votre anglais est… ma foi, à vous entendre, on dirait un Anglais.

– J’ai fait mes études là-bas, expliqua Mohammed. Ma mère était britannique. Mon père saoudien.

– Étaient ?

– Tous deux sont morts.

– Mes condoléances, émit Ernesto avec une sincérité douteuse. Eh bien, que pouvons-nous faire l’un pour l’autre ?

– J’ai parlé à Pablo, ici présent, de l’idée. Vous a-t-il mis au courant ?

– Si, mais j’aimerais l’entendre de votre bouche. Vous comprenez que je représente les intérêts de six autres personnes dans cette affaire.

– Je vois. Avez-vous pouvoir de négocier en leur nom ?

– Pas entièrement, mais je leur exposerai ce que vous me dites – vous n’aurez pas du tout besoin de les rencontrer – et ils n’ont jusqu’ici jamais rejeté mes propositions. Si nous parvenons à un accord, il pourra être intégralement ratifié d’ici la fin de la semaine.

– Très bien. Vous connaissez les intérêts que moi-même je représente. Je suis moi aussi habilité à conclure un accord. Comme vous, nous avons un ennemi d’envergure au nord. Un pays qui exerce une pression toujours plus forte sur mes amis. Nous désirons réagir en détournant leur attention.

– C’est en gros la même chose avec nous, observa Ernesto.

– Toutefois, il est de notre intérêt mutuel de provoquer troubles et chaos en Amérique. Leur nouveau président est un faible. Mais pour cette raison même, il peut s’avérer dangereux. Les faibles sont plus enclins que les forts à recourir à la force. Même s’ils en usent de manière inefficace, cela peut être gênant.

– Pour notre part, ce sont leurs méthodes de collecte de renseignements qui nous préoccupent. Vous aussi ?

– Nous avons appris la prudence, répondit Mohammed. Ce qui nous manque, c’est une bonne infrastructure en Amérique. Et pour cela, nous avons besoin d’aide.

– Vous n’en avez pas ? Je suis surpris. Leurs médias n’arrêtent pas de parler de la traque menée par le FBI et leurs autres services contre vos sympathisants à l’intérieur de leurs frontières.

– À l’heure qu’il est, ils pourchassent des ombres… et, ce faisant, sont en train de semer la discorde dans leur propre pays. Cela complique la tâche de construction d’un réseau qui nous permette de monter des opérations offensives.

– La nature desdites opérations ne nous concerne pas ? intervint Pablo.

– C’est exact. Elles ne diffèrent du reste en rien d’autres opérations que vous avez pu mener, bien sûr. » Mais pas en Amérique, s’abstint-il d’ajouter. Ici, en Colombie, on ne prenait pas de gants, mais aux Etats-Unis, chez leur « client », ils avaient toujours veillé à se tenir à carreau. Tant mieux. Cela aurait complètement détonné avec leurs pratiques habituelles. Or la sécurité opérationnelle était un concept que l’un et l’autre camp comprenaient parfaitement.

« Je vois », dit le principal responsable du Cartel. Il n’était pas un imbécile. Mohammed pouvait le lire dans ses yeux. L’Arabe ne devait surtout pas sous-estimer ces hommes ou leurs capacités…

Ni faire l’erreur de les prendre pour des amis. Ils pouvaient se montrer aussi impitoyables que ses propres hommes, il le savait. Ceux qui niaient l’existence de Dieu pouvaient être tout aussi dangereux que ceux qui œuvraient en Son nom.

« Alors, que pouvez-vous nous offrir ?

– Nous menons depuis longtemps des opérations en Europe, dit Mohammed. Vous désirez y étendre vos activités commerciales. Nous maintenons sur place un réseau parfaitement sûr depuis plus de vingt ans. Les modifications du marché intérieur européen – la suppression des frontières et tout ce qui s’ensuit – jouent en votre faveur, comme elles ont joué en la nôtre. Nous avons une cellule en Grèce, dans la ville portuaire du Pirée, qui pourrait aisément convenir à vos besoins, et des contacts auprès de plusieurs compagnies de fret routier international. S’ils peuvent convoyer pour nous des armes et des hommes, ils pourront certainement sans problème convoyer vos marchandises.

– Nous aurons besoin d’une liste de noms, ceux des gens avec qui nous pourrons discuter des aspects techniques de cette affaire, indiqua Ernesto.

– Je l’ai sur moi. » Et Mohammed de brandir son ordinateur portable. « Ils sont habitués à faire des affaires en échange d’un dédommagement financier. » Il vit ses hôtes acquiescer sans lui demander le montant de celui-ci. De toute évidence, ce n’était guère un souci pour eux.

Ernesto et Pablo réfléchissaient : il y avait plus de trois cents millions d’Européens et bon nombre apprécieraient sans aucun doute la cocaïne colombienne. Certains pays d’Europe autorisaient même l’usage de drogues dans des établissements discrets, contrôlés – et taxés. Les sommes engagées étaient insuffisantes pour réaliser un profit décent mais l’avantage manifeste était de créer un climat favorable. Et rien, en dehors de l’héroïne de qualité médicale, ne pouvait égaler la coca des Andes. Pour en avoir, ils seraient prêts à lâcher leurs euros et, cette fois, ce serait suffisant pour rendre l’opération juteuse. Le danger, bien sûr, résidait dans l’aspect distribution. Des petits revendeurs imprudents se feraient sans aucun doute arrêter, et certains parleraient. Donc, il convenait d’établir un clivage strict entre la distribution en gros et la revente au détail, mais c’était une pratique à laquelle ils étaient accoutumés -si professionnels que soient les flics européens, ils ne pouvaient pas être si différents de leurs collègues américains. Certains seraient même ravis d’empocher les euros du Cartel et de graisser certains rouages. Les affaires restaient les affaires. Et si les Arabes pouvaient y contribuer – gratis, ce qui était réellement remarquable -, tant mieux. Ernesto et Pablo ne manifestèrent aucune réaction tangible devant l’offre commerciale ainsi mise sur la table. Un étranger aurait pu les croire blasés. C’était tout le contraire, bien entendu. Cette offre était un don du ciel. Tout un nouveau marché allait s’ouvrir et avec les nouveaux revenus qu’il allait apporter, peut-être auraient-ils les moyens d’acheter entièrement leur pays. Ils devraient apprendre à faire des affaires autrement, mais ils auraient l’argent pour s’exercer et puis ils étaient des créatures adaptables : des poissons nageant dans un océan de paysans et de capitalistes.

« Comment allons-nous les contacter ? s’enquit Pablo.

– Mes hommes feront les présentations. »

De mieux en mieux, songea Ernesto.

« Et quels services exigerez-vous de nous ? demanda-t-il enfin.

– Nous aurons besoin de votre aide pour introduire des gens en Amérique. Comment pourrions-nous procéder ?

– Si vous entendez par là faire passer des individus de votre région du monde sur le continent américain, le mieux est de les faire venir par avion en Colombie – ici même à Cartagena, en fait. Nous nous arrangerons ensuite pour les introduire dans d’autres pays hispanophones plus au nord. Au Costa Rica, par exemple. De là, s’ils possèdent des documents de voyage fiables, ils pourront prendre un vol direct, sur une compagnie américaine, ou via le Mexique. S’ils ont le type latino et parlent espagnol, on peut les faire passer clandestinement par la frontière américano-mexicaine – c’est une épreuve physique, et certains risquent de se faire appréhender mais, si c’est le cas, ils seront simplement renvoyés au Mexique, avant de retenter leur chance. Ou, toujours s’ils ont des papiers en règle, ils peuvent tout bonnement traverser la frontière à San Diego, en Californie. Une fois aux Etats-Unis, il leur suffira de préserver leur couverture. Si l’argent n’est pas un problème…

– Ce n’en est pas un, lui assura Mohammed.

– Eh bien dans ce cas, vous engagez un avocat sur place – bien peu ont des scrupules – et vous convenez de l’achat d’une planque convenable qui vous servira de base pour vos opérations. Pardonnez-moi, je sais que nous sommes convenus que ces opérations ne nous concernaient pas… mais si vous pouviez me donner, ne serait-ce qu’une idée de ce que vous envisagez, je pourrais vous conseiller… »

Mohammed réfléchit un instant et puis il expliqua.

« Je vois. Vos hommes doivent être sérieusement motivés pour faire de telles choses, observa Ernesto.

– Ils le sont. » Cet homme pouvait-il nourrir le moindre doute ? s’étonna Mohammed.

« Et avec une organisation correcte et des nerfs solides, ils peuvent même survivre. Mais vous ne devez jamais sous-estimer les services de police américains. Dans notre secteur d’activités nous pouvons négocier des arrangements financiers avec certains, mais dans votre cas il ne faut pas y compter.

– Nous comprenons ça. Dans l’idéal, nous aimerions voir nos militants survivre, mais nous devons admettre avec tristesse que certains seront sacrifiés. Ils connaissent les risques. » Il ne parla pas du paradis. Ces gens ne comprendraient pas. Le Dieu qu’ils vénéraient tenait plié dans leurs portefeuilles.

Quelles sortes de fanatiques étaient-ce donc pour envoyer les leurs aussi froidement à la mort ? se demanda Pablo. Ses hommes prenaient librement leurs risques, mesurant l’argent à gagner à l’aune des conséquences d’un échec, et ils faisaient leur choix de leur plein gré. Pas ces gens-là. Enfin, on ne pouvait pas toujours choisir ses associés en affaires.

« Très bien. Nous avons un certain nombre de passeports américains vierges. Votre tâche sera de vous assurer que les gens que vous nous enverrez savent parler correctement l’anglais ou l’espagnol et présentent bien. J’imagine qu’aucun d’eux n’a l’intention de prendre des leçons de pilotage ? » ajouta Ernesto, en manière de plaisanterie.

Mohammed ne prit pas du tout la chose à la légère.

« Ce temps-là est derrière nous. Le succès se présente rarement deux fois dans mon genre d’entreprise.

– Fort heureusement, nous n’avons pas le même », réagit Ernesto. Et c’était vrai. Il pouvait expédier des chargements dans des conteneurs embarqués sur des cargos puis transportés par camions dans toute l’Amérique. Si l’un d’eux était perdu et si la destination programmée était découverte, l’Amérique disposait de quantité de protections légales pour ses employés au bout de la chaîne. Seuls les idiots allaient en prison. Au fil des années, il avait appris à déjouer chiens renifleurs et autres techniques de recherche. Le plus important était qu’ils employaient des gens prêts à courir des risques, mais la plupart survivaient pour rentrer prendre leur retraite en Colombie et s’intégrer à la haute bourgeoisie ; leur prospérité devenait le fruit d’une activité perdue dans un passé lointain qui s’effaçait, un passé à jamais révolu et dont on ne devait jamais parler.

« Bien, fit Mohammed. Alors, quand pouvons-nous entamer les opérations ? »

Cet homme est anxieux, nota Ernesto. Mais il lui rendrait le service voulu. Quoi qu’il décide de faire, cela contribuerait à détourner des forces consacrées à la lutte contre le trafic de drogue aux États-Unis, et c’était un bien. Les pertes relativement mineures qu’il avait appris à supporter lors de la traversée de la frontière se réduiraient encore, jusqu’à des niveaux négligeables. Le prix de la cocaïne dans la rue dégringolerait, mais la demande aurait tendance à croître, de sorte qu’il n’y aurait pas de perte de revenu global. Voilà pour le bénéfice tactique. Mais surtout, l’Amérique s’intéresserait moins à la Colombie pour concentrer ailleurs ses opérations de renseignement. Ce serait là le bénéfice stratégique de cette opération…

… Et il lui restait toujours l’option de balancer l’information à la CIA. Des terroristes avaient surgi à l’improviste sur son terrain, pourrait-il leur dire, et leurs activités étaient vite apparues inadmissibles, même pour le Cartel. Cette attitude ne leur gagnerait certes pas l’affection de l’Amérique, mais ça ne leur ferait pas de mal non plus. Et du reste, tous ceux de ses hommes qui auraient prêté assistance aux terroristes pourraient voir leur sort réglé en interne. Les Américains respecteraient en fait cette décision.

Donc, l’avantage était certain et les inconvénients maîtrisables. Dans l’ensemble, décida-t-il, cela s’annonçait comme une opération intéressante, extrêmement profitable.

« Señor Miguel, je vais proposer cette alliance à mes collègues, en leur recommandant personnellement de l’accepter. Vous pouvez escompter une décision définitive d’ici la fin de la semaine. Allez-vous rester à Cartagena ou vous déplacer ?

– Je préfère ne pas rester trop longtemps au même endroit. Je prends l’avion dès demain. Pablo pourra me contacter via internet pour me faire part de votre décision. D’ici là, je vous remercie pour la cordialité de cette réunion d’affaires. »

Ernesto se leva et serra la main de son hôte. Il venait de prendre la décision de considérer Miguel comme un homme d’affaires œuvrant dans un domaine similaire mais qui n’entrait pas en compétition avec le sien. Sûrement pas un ami, mais un allié de circonstance.

 

 

« Comment diable avez-vous réussi un truc pareil ? demanda Jack.

– Déjà entendu parler d’une boîte appelée Info-sec ? demanda en retour Rick Bell.

– Les techniques de cryptage, hein ?

– Exact. Information Systems Security Company. La société est domiciliée dans la banlieue de Seattle. Ils possèdent le meilleur programme de sécurité des informations qui soit. Dirigé par un ancien chef adjoint de la division Z à Fort Meade. Avec trois collègues, ils ont monté cette boîte il y a huit ou neuf ans. Je ne suis pas sûr que la NSA puisse le craquer, sinon en recourant à la force brute avec leurs nouvelles stations de travail Sun. Presque toutes les banques de la planète l’utilisent, surtout celles localisées au Liechtenstein et dans le reste de l’Europe. Mais le programme est doté d’une porte dérobée.

– Et personne ne l’a découverte ? » Les acheteurs de logiciels informatiques avaient appris au cours des ans à faire éplucher ligne à ligne ces programmes par des experts indépendants, pour se prémunir contre les informaticiens un peu trop facétieux, bien trop nombreux à leur goût.

« Ces gars de la NSA sont pointus, question codes, réagit Bill. Je n’ai aucune idée de ce qu’il y a là-dedans, mais ces mecs ont gardé dans leur penderie la cravate de l’école de cryptographie, si vous voyez ce que je veux dire…

– Et Fort Meade est à l’écoute et nous, on récupère ce qu’ils déterrent lorsqu’ils le faxent à Langley, compléta Jack. Ils ont quelqu’un de bon à la CIA pour la traque financière ?

– Pas aussi bon que nos gars.

– À voleur, voleur et demi, c’est ça ?

– Ça aide de comprendre la disposition d’esprit de l’adversaire, confirma Bell. Ce n’est pas à un bien vaste groupe que l’on a affaire. Merde, on connaît la plupart d’entre eux : on est dans la même branche, pas vrai ?

– Et cela fait de moi un élément supplémentaire ? » demanda Jack. Il n’était pas un prince selon la législation américaine, mais les Européens continuaient de penser en ces termes. Ils feraient la révérence et se découvriraient rien que pour lui serrer la main, voyant en lui un jeune homme prometteur, si obtus soit-il, et ils rechercheraient ses faveurs, d’abord à cause de la possibilité qu’il en touche un mot aimable à qui de droit. On appelait ça de la corruption, bien sûr, ou, du moins, une tentative de corruption.

« Qu’avez-vous appris à la Maison-Blanche ? demanda Bell.

– Deux ou trois trucs, je suppose », répondit Jack. Pour l’essentiel, il avait appris des choses de Mike Brennan, qui détestait cordialement tout le déballage diplomatique, sans parler des histoires politiques qui arrivaient tous les jours. Brennan avait eu assez souvent l’occasion de s’entretenir avec ses collègues étrangers qui constataient les mêmes choses dans leurs propres capitales, et qui n’en pensaient pas moins, sous leurs dehors flegmatiques, lorsqu’ils étaient en fonction. C’était sans doute une meilleure façon d’apprendre que ne l’avait fait son père, estima Jack. Il n’avait pas été contraint d’apprendre à nager alors même qu’il se débattait pour ne pas se noyer. C’était un truc dont son père n’avait jamais parlé, sinon quand il s’emportait contre la perversité de ce processus.

« Faites gaffe si vous en parlez à Gerry, prévint Bell. Il se plaît à affirmer combien le milieu boursier est propre et net en comparaison.

– P’pa aime beaucoup ce bonhomme. Je crois que quelque part, ils sont un peu semblables.

– Non, corrigea Bell, pas du tout.

– Hendley a quitté la politique à cause de l’accident, c’est ça ? »

Bell acquiesça. « C’est cela, oui. Attendez d’avoir une femme et des enfants. C’est sans doute le coup le plus dur qu’un homme puisse encaisser. Pire encore que tout ce que vous pouvez imaginer. Il a dû aller identifier les corps. C’était pas joli-joli. Certains se feraient sauter la caisse après ça. Pas lui. Il avait envisagé la course à la Maison-Blanche, peut-être avait-il pensé que Wendy aurait fait une bonne Première Dame. C’est possible, mais son envie du poste est morte avec sa femme et ses mômes. » Bell n’alla pas plus loin. Les cadres dirigeants du Campus protégeaient le patron, côté réputation du moins. Ils le jugeaient un homme digne de leur loyauté. Il n’était pas envisagé d’ordre de succession au Campus. Personne ne s’était projeté aussi loin et le sujet n’avait jamais été abordé lors des conseils d’administration. De toute manière, ces derniers traitaient pour l’essentiel de problèmes extérieurs aux affaires officielles de la maison. John Patrick Ryan Junior ne manquerait pas de relever cette unique faille dans le maquillage du Campus. « Alors, poursuivit Bell, qu’est-ce que vous en pensez jusqu’à présent ?

– J’ai lu les rapports qu’on m’a fournis sur les échanges entre patrons de banques centrales. Je suis surpris de voir la vénalité de certains de ces dialogues. » Jack marqua un temps. « Bon, d’accord, je ne devrais pas être étonné à ce point, n’est-ce pas ?

– Chaque fois que vous donnez à des gens le contrôle sur un tel pouvoir ou sur une telle masse d’argent, il faut s’attendre à voir une certaine dose de corruption. Non, ce qui me surprend, c’est de constater de quelle façon leur amitié s’affranchit des frontières nationales. Une bonne partie de ces bonshommes retirent un profit personnel lorsque leur propre devise est mise à mal, même si cela doit entraîner un certain nombre de déboires pour leurs concitoyens. À une époque à présent lointaine, la noblesse se sentait souvent plus à l’aise avec la noblesse étrangère qu’avec les vassaux de leurs domaines qui s’inclinaient devant le même roi. Ce trait n’a pas encore disparu – du moins, pas là-bas. Ici, les gros industriels pourront collaborer pour faire pression sur le Congrès, mais il est rare qu’ils leur fassent des cadeaux et ils ne négocient jamais de secrets. Un complot à ce niveau n’est pas impossible mais le dissimuler un temps aussi long est passablement difficile. Trop de gens impliqués, et chacun a une bouche pour parler. L’Europe prend la même voie. Là-bas comme ici, les médias n’aiment rien tant qu’un scandale, et ils aimeront mieux épingler un escroc riche qu’un membre du cabinet. Le dernier est souvent une bonne source, après tout. Le premier n’est jamais qu’un escroc.

– Donc, comment faites-vous pour préserver l’honnêteté de votre personnel ? »

C’était une bonne question, se dit Bell, et qui les préoccupait en permanence, même si on n’en parlait pas trop.

« Nous les payons relativement bien, et chacun ici participe à un plan d’investissement du groupe qui les aide à se sentir à l’aise. Sa rentabilité annuelle tourne autour de dix-neuf pour cent ces dernières années.

– Pas mal », commenta Junior. C’était une litote. « Et tout cela dans le cadre légal ?

– Tout dépend du conseiller juridique à qui l’on s’adresse, mais aucun avocat américain ne va s’en formaliser et nous redoublons de prudence sur la gestion de ces fonds. On n’aime pas le lucre, par ici. On pourrait transformer cette maison en véritable pompe à fric, mais les gens finiraient par le remarquer. Alors, on évite de s’afficher. On gagne assez pour financer nos opérations et faire en sorte que les troupes soient bien pourvues. » Ils contrôlaient par ailleurs les revenus de leurs employés, ainsi que les transactions qu’ils pouvaient éventuellement faire. La plupart s’en abstenaient, même si certains géraient leurs comptes via le bureau, ce qui, là aussi, était profitable mais ne trahissait pas d’esprit de lucre. « Vous nous donnerez les numéros et les codes de tous vos comptes personnels et les ordinateurs en assureront le suivi.

– J’ai un compte en fidéicommis par le truchement de mon père, mais il est géré par un cabinet comptable à New York. Je touche un joli pécule, mais je n’ai pas accès au capital. Ce que je gagne par moi-même me revient toutefois en propre, en dehors de ce que je verse sur mon compte d’épargne. Les fonds produisent des intérêts et je reçois un relevé trimestriel. Quand j’aurai trente ans, je pourrai le gérer seul. » Trente ans, cela paraissait toutefois encore un peu loin pour que le jeune Jack s’en préoccupe pour le moment.

« Nous savons, lui assura Bell. Ce n’est pas une question de manque de confiance. C’est juste que nous voulons être sûrs que personne chez nous ne prenne goût au jeu. »

Sans doute les meilleurs mathématiciens de tous les temps étaient-ils ceux qui avaient établi les règles des jeux de hasard, songea Bell. Ils vous procuraient juste assez d’espoir d’avoir une chance de gagner pour vous attirer. Car l’esprit humain possède de naissance la plus dangereuse des drogues : elle a pour nom l’ego.

« Donc, je commence du côté "blanc" de la maison. À surveiller les fluctuations monétaires, ce genre de choses ? » demanda Jack.

Bell acquiesça. « Exact. Vous avez d’abord besoin d’apprendre à manier la langue.

– Pas faux. » Son père avait commencé bien plus humblement, comme aide-comptable chez Merrill Lynch chargé de démarcher les clients sans préavis. Payer ses dettes était sans doute mauvais pour l’ego mais excellent pour l’âme. Son père lui avait souvent fait la morale sur la vertu qu’était la patience. Il avait dit qu’elle était chiante à acquérir, même après qu’on l’eut acquise. Mais le jeu avait ses règles, ici aussi. Surtout ici, réalisa Jack, à la réflexion. Il se demanda ce qui arrivait aux gens du Campus qui franchissaient la ligne. Sans doute rien de bon.

 

 

« Buon vino, observa Dominic. Pour une officine gouvernementale, la cave à vin n’est pas si mauvaise. » L’étiquette indiquait un cru 1962, bien avant leur naissance, à son frère et lui… en fait, à l’époque, leur mère songeait encore à entrer au lycée, à quelques rues de l’appartement de leurs grands-parents sur Loch Raven Boulevard, à Baltimore… aux alentours de la dernière période glaciaire, sans doute. Mais Baltimore était fichtrement loin de la Seattle où ils avaient grandi tous les deux. « De quand date cette baraque ? demanda-t-il à Alexander.

– La propriété ? D’avant la guerre de Sécession. La construction du corps de bâtiment a commencé en 1700 et quelques. Brûlé de fond en comble et rebâti, puis reconstruit en 1882. Le gouvernement l’a acquise juste avant l’élection de Nixon. Le propriétaire était alors un ancien gars de l’OSS, J. Donald Hamilton. Il avait travaillé avec Donovan et sa bande. La vente lui ayant rapporté une coquette somme, il est alors parti s’installer au Nouveau-Mexique où il est mort en 1986, je crois, à l’âge de quatre-vingt-quatorze ans. On dit que c’était un homme d’action, en son temps, qui s’était déjà pas mal illustré durant la Grande Guerre, puis qui avait aidé Wild Bill à lutter contre les nazis. Il y a un portrait de lui dans la bibliothèque. Le genre de gars devant lequel on a intérêt à s’effacer. Et ouais, un fin œnologue. Celui-ci vient de Toscane.

– Parfait avec le veau », observa Brian. C’était lui qui avait fait la cuisine.

« Le veau va bien avec tout. On ne vous a pas appris ça, chez les marines ? observa Alexander.

– Ça vient de papa. Il est meilleur cuistot que notre mère, expliqua Dominic. Vous savez, c’est un vieux truc de paysans. Et le grand-père, ce sacré gaillard, il n’a pas non plus perdu la main. Ça lui fait quoi, Aldo, quatre-vingt-deux ?

– Le mois dernier, confirma Brian. Un drôle de bonhomme, il traverse la moitié de la planète pour venir à Seattle et, une fois installé, il n’en a plus bougé durant soixante ans.

– Et dans la même maison depuis quarante, ajouta Dominic. À deux rues du restaurant.

– Le veau, c’est une recette à lui ?

– Un peu, mon neveu. Nos ancêtres sont florentins. J’y suis passé deux ans de suite, quand l’infanterie de marine en Méditerranée stationnait à Naples. Son cousin tient un restaurant juste en amont du Ponte Vechio. Quand ils ont découvert qui j’étais, ils ont absolument tenu à me gaver. Vous savez, les ritals adorent les marines.

– Ce doit être le vert de l’uniforme, Aldo, nota son frère.

– Peut-être simplement mon allure virile, Enzo. T’y as jamais pensé ? demanda le capitaine Caruso.

– C’est ça, oui, fit l’agent Caruso, tout en reprenant une bouchée de veau alla francese. Le nouveau Rocky est assis devant nous.

– Dites, les gars, vous êtes toujours comme ça ? intervint Alexander.

– Seulement quand on boit, répondit Dominic, ce qui fit rire son frère.

– Enzo ne tient pas l’alcool. Nous autres, marines, on est blindés.

– Entendre dire ça de quelqu’un qui trouve que la Miller Lite est vraiment de la bière ! lança mine de rien le Caruso du FBI.

– Vous savez, observa Alexander, les jumeaux sont censés être semblables.

– Seulement les vrais jumeaux. On est nés de deux œufs différents. Nos parents nous ont confondus jusqu’à ce qu’on ait un an ou deux. Mais nous ne sommes pas du tout pareils, Pete. » Dominic avait sorti sa tirade avec un sourire partagé par le frangin.

Mais Alexander n’était pas dupe. Ils s’habillaient juste différemment – et cela n’allait pas tarder à changer.