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Conviction

 

 

Mustafa et Abdullah se réveillèrent aux aurores, dirent leurs prières matinales et mangèrent, puis ils allumèrent leurs ordinateurs pour vérifier leur courrier. Et de fait, Mustafa avait un message électronique de Mohammed qui avait fait suivre le message d’un autre, un certain Diego, avec pour instruction un rendez-vous à… dix heures trente, heure locale. Il tria le reste de son courrier électronique, dont une bonne partie était composée de ce que les Américains appelaient des « spams ». Il avait appris que ce mot désignait une sorte de conserve de porc, ce qui semblait parfaitement approprié.

Tous deux sortirent ensuite – mais séparément -juste après neuf heures, surtout pour faire circuler le sang et surveiller les parages. Pas trace apparente de filature. Puis ils se rendirent au point de rendez-vous convenu à dix heures vingt-cinq.

Diego les y attendait déjà, lisant un journal, vêtu d’une chemise blanche rayée de bleu.

« Diego ? fit Mustafa sur un ton aimable.

– Vous devez être Miguel, répondit le contact avec un sourire, en se levant pour une poignée de main. Asseyez-vous, je vous en prie. » Pablo scruta les alentours. Il avisa le renfort de « Miguel », assis tout seul et commandant un café, assurant la couverture comme un professionnel. « Alors, comment trouvez-vous Mexico ?

– Je ne savais pas que la ville était aussi vaste et animée », répondit Mustafa avec un grand geste.

Les trottoirs étaient encombrés d’une foule de gens filant dans toutes les directions. « Et que l’air était si pollué…

– C’est un problème ici. Les montagnes confinent la pollution. Il faut beaucoup de vent pour dégager l’atmosphère. Alors, café ? »

Mustafa acquiesça. Pablo fit signe au garçon et brandit le pot de café. L’établissement était de style européen, mais pas bondé. La moitié des tables environ étaient occupées par des groupes de gens réunis pour raisons personnelles ou professionnelles, qui bavardaient et vaquaient à leurs affaires. Le nouveau pot de café arriva. Mustafa se servit et attendit que l’autre prenne la parole.

« Alors, que puis-je faire pour vous ?

– Nous sommes tous ici comme prévu. Quand pouvons-nous y aller ?

– Quand voulez-vous ? demanda Pablo.

– Cet après-midi, ce serait parfait, mais cela risque d’être un peu tôt par rapport à vos dispositions.

– En effet. Que diriez-vous de demain, disons aux alentours de treize heures ?

– Ce serait parfait, répondit Mustafa, plaisamment surpris. Comment comptez-vous organiser le passage ?

– Je ne m’en occuperai pas personnellement, comprenez-vous, mais vous serez conduits à la frontière et là, confiés à quelqu’un spécialisé dans le passage des gens et de certaines marchandises en Amérique. Vous aurez à marcher environ six kilomètres. Il fera chaud, mais pas tant que ça. Une fois en territoire américain, vous serez conduits à une planque dans les faubourgs de Santa Fe, au Nouveau-Mexique. Là, vous pourrez rejoindre votre destination en avion ou louer des voitures.

– Les armes ?

– Que vous faudra-t-il au juste ?

– Dans l’idéal, nous aimerions des AK-47. »

Pablo hocha aussitôt la tête. « Ça, on ne peut pas vous en fournir mais vous pourrez avoir des Uzi ou des Ingram. Calibre 9 millimètres Parabellum avec, disons, six chargeurs de trente balles chacun.

– Il nous faut plus de munitions, objecta d’emblée Mustafa. Douze chargeurs, plus trois boîtes de munitions supplémentaires pour chaque arme. »

Pablo acquiesça. « Ce n’est pas un problème. » Le surcroît de dépense serait de deux mille dollars. Les armes devraient être achetées sur le marché libre, ainsi que les munitions. On pouvait en théorie en remonter la trace jusqu’à leur origine et/ou leur acheteur, mais c’était purement théorique. Les pistolets-mitrailleurs seraient en majorité des Ingram, pas des Uzi israéliens de meilleure fabrication et plus précis, mais ces clients n’étaient pas difficiles. Qui sait, ils avaient peut-être des objections morales ou religieuses à toucher des armes faites par des juifs. « Dites-moi, qu’avez-vous prévu pour les dépenses de voyage ?

– Nous avons chacun cinq mille dollars en liquide.

– Vous pouvez les utiliser pour les dépenses minimes, comme la nourriture et l’essence, mais pour le reste, vous aurez besoin de cartes de crédit. Les Américains n’accepteront pas de liquide pour les locations de voiture, et en aucun cas pour l’achat de billets d’avion.

– Nous avons des cartes », répondit Mustafa. Lui et chaque membre du groupe avaient des cartes Visa émises à Bahreïn. Elles avaient même des numéros consécutifs. Toutes étaient sur un compte suisse, qui contenait juste un peu plus de cinq mille dollars. Suffisant pour leurs besoins.

Le nom inscrit sur la carte, nota Pablo, était John Peter Smith. Bien. Celui qui s’en était chargé n’avait pas commis l’erreur d’utiliser des noms ouvertement arabes. Tant que la carte ne tombait pas entre les mains d’un policier susceptible de demander à M. Smith d’où il venait au juste… Il espérait qu’on les avait convenablement informés sur la police américaine et ses mœurs.

« Les autres documents ? demanda Pablo.

– Nos passeports sont qataris. Nous avons des permis de conduire internationaux. Nous parlons un anglais convenable, nous savons lire les cartes. Nous connaissons la législation américaine. Nous respecterons les limitations de vitesse et conduirons avec prudence. Le clou qui dépasse se fait taper dessus. Donc, on tâchera de ne pas dépasser.

– Bien », observa Pablo. Donc, on les avait correctement briefés. Il était à espérer qu’ils se souviennent de la leçon… « Rappelez-vous qu’une seule erreur peut suffire à compromettre toute la mission. Et il est aisé de commettre des erreurs. L’Amérique est un pays où il est facile de vivre et de se déplacer, mais la police est très efficace. Si on ne vous remarque pas, vous ne risquez rien des flics. Par conséquent, vous devez éviter de vous faire remarquer. Dans le cas contraire, vous courez à l’échec.

– Diego, nous n’échouerons pas », promit Mustafa.

Échouer à quoi ? se demanda Pablo tout en s’abstenant de poser la question. Combien de femmes et d’enfants allez-vous tuer ? Mais peu lui importait en fait. Tuer était lâche mais les règles de l’honneur dans la culture de ses nouveaux « amis » étaient bien différentes des siennes. C’était le business, et il n’avait pas besoin d’en savoir plus.

 

 

Un cinq mille mètres, des pompes, un petit déj’pour faire passer le café, telle était la vie dans le sud de la Virginie.

« Brian, vous portiez habituellement une arme à feu ?

– En général un M16, avec cinq ou six chargeurs. Quelques grenades à fragmentation, aussi, c’est dans le barda de base, ouais, Pete.

– Je parlais d’armes de poing, en fait.

– Le M9 Beretta, c’était celui que je connaissais.

– Bon avec ?

– Il est dans mon barda, Pete. J’avais la qualification d’expert à Quantico, mais c’était le cas de la majorité de ma promotion. Pas un exploit.

– Vous l’aviez toujours sur vous ?

– Vous voulez dire, en civil ? Non.

– OK, faudra vous y habituer.

– C’est légal ? demanda Brian.

– La Virginie est un État pragmatique. Si vous n’avez pas de casier, on vous accordera un permis de port dissimulé. Et vous, Dominic ?

– J’appartiens toujours au FBI, Pete. Je me sentirais comme qui dirait tout nu en pleine rue sans un ami.

– Vous portez quoi ?

– Smith & Wesson 1076. Cartouches de 10 millimètres, double action. Le Bureau a reçu récemment des Glock, mais je préfère le Smith. » Eh non, je ne grave pas des entailles dans la crosse, s’abstint-il d’ajouter. Même s’il y avait songé.

« OK, eh bien, quand vous êtes en dehors du Campus, je veux que vous soyez armés tous les deux, juste pour vous faire à l’idée, Brian. »

Haussement d’épaules. « Ça me va. » C’était certainement autre chose qu’un sac à dos de trente-cinq kilos.

 

 

Il n’y avait pas que Sali, bien sûr, loin de là. Jack travaillait sur un total de onze personnes différentes, toutes, sauf une, originaires du Moyen-Orient, et toutes dans la finance. L’unique Européen vivait à Riyad. C’était un Allemand mais converti à l’islam, ce qui avait paru suffisamment bizarre pour justifier une surveillance électronique. L’allemand scolaire de Jack était suffisant pour lui permettre de lire les courriers électroniques du gars, même s’ils ne révélaient pas grand-chose. Il avait de toute évidence pris les habitudes du pays, il ne buvait même plus de bière. Il était visiblement populaire auprès de ses amis saoudiens -un avantage de l’islam était que si vous suiviez les règles et priiez comme il faut, on ne s’occupait pas trop de votre aspect. Tout cela eût été admirable, si ce n’est que la majorité des terroristes internationaux priaient tournés vers La Mecque. Mais, se remémora Jack, ce n’était pas la faute de l’islam. La nuit même de sa naissance, des gens avaient essayé de le tuer dans le ventre de sa mère – et ils s’étaient eux-mêmes définis comme des catholiques. Les fanatiques restaient toujours des fanatiques, où qu’ils soient. L’idée que des gens aient voulu assassiner sa mère suffisait à lui donner envie de saisir son Beretta. 40. Son père… eh bien, papa était capable de se débrouiller tout seul, mais s’en prendre aux femmes, c’était sérieusement mordre sur la ligne, et c’était une ligne qu’on ne franchissait qu’une fois, et dans un seul sens. Il n’y avait pas de retour.

Il n’en avait gardé aucun souvenir, bien sûr. Les terroristes de l’ULA avaient tous rejoint leur Dieu – billet payé par l’État du Maryland – avant son entrée à l’école primaire, et ses parents n’en avaient jamais parlé. Sa sœur Sally, en revanche, si. Elle continuait d’en avoir des cauchemars. Il se demanda si ses parents aussi. De tels événements s’effaçaient-ils jamais ? Il avait vu des documentaires sur la chaîne Histoire qui montraient que les anciens combattants de la Seconde Guerre mondiale avaient encore la nuit des flashes des combats, et pourtant, ceux-ci remontaient à plus de soixante ans. De tels souvenirs devaient être une malédiction.

« Tony ?

– Ouais, Junior ?

– Cet Otto Weber, c’est quoi le problème avec lui ? Il a l’air à peu près aussi excitant qu’une glace à la vanille.

– Si t’es un méchant, est-ce que tu crois que tu vas te balader avec un néon sur le dos, ou plutôt tâcher de te planquer dans les hautes herbes ?

– Avec les serpents, acheva Junior. Je sais… on cherche les petits détails.

– Comme je t’ai dit. Tu peux faire de l’arithmétique de cours moyen. Mais exerce ta jugeote. Et oui, on cherche des trucs qui sont censés être quasiment invisibles, d’accord ? C’est pour ça que ce boulot est si amusant. Et les petits trucs innocents restent des petits trucs innocents. S’il télécharge des images pédophiles sur le Net, ce n’est pas parce que c’est un terroriste. C’est parce que c’est un pervers. Dans la plupart des pays, ce n’est pas un crime capital.

– Je parie que c’en est un en Arabie.

– Sans doute, mais ils ne pratiquent pas ce genre de traque, j’en suis sûr.

– Je croyais que c’étaient tous des puritains.

– Là-bas, un homme garde sa libido pour lui. Mais si tu fais quelque chose avec un vrai môme, là, t’es très mal barré. L’Arabie Saoudite est un bon endroit pour se conformer aux lois. Tu peux garer ta Mercedes et laisser la clé de contact au tableau et la voiture sera là à ton retour. Tu peux même pas faire ça chez les mormons à Sait Lake City.

– Tu y es déjà allé ?

– Ouais, quatre fois. Les Saoudiens sont des gens amicaux, pour peu qu’on les traite dans les règles, et quand on se fait un ami là-bas, c’est un ami pour la vie. Mais leurs règles sont différentes, et le prix lorsqu’on les enfreint est lourd à payer.

– Donc, Otto Weber suit la règle du jeu ? »

Wills acquiesça. « Exact. Il a intégralement adopté le système, religion et tout le barda. Il leur plaît bien pour ça. Quand un gars se convertit et vit selon les règles de l’islam, cela valide leur monde et ça, ils aiment – comme n’importe qui, du reste. Je ne pense pas qu’Otto soit un comédien, toutefois. Les gens que nous recherchons sont des sociopathes. Il peut y en avoir partout. Certaines cultures les récupèrent précocement et les changent – ou les tuent. D’autres, non. On n’est pas aussi bons à ça qu’on devrait l’être, et je suspecte les Saoudiens de l’être, eux. Mais les vraiment bons sont capables de surfer sur n’importe quelle culture, et certains recourent même au camouflage de la religion. L’islam n’est pas un système de croyance pour psychopathes, mais il peut être perverti à l’usage de tels individus, tout comme le christianisme. Déjà suivi des cours de psychologie ?

– Non, et je regrette, admit Ryan.

– Eh bien, achète-toi quelques livres. Potasse-les. Trouve des gens qui s’y connaissent et pose-leur des questions. Écoute leurs réponses. » Wills se retourna vers son écran d’ordinateur.

Merde, se dit Junior. Ce boulot devenait de pire en pire.

Combien de temps, se demanda-t-il, avant qu’ils estiment qu’il avait déterré quelque chose d’utile ? Un mois ? Un an ? C’était quoi, un examen réussi, dans ce Campus ?…

… Et qu’arriverait-il au juste quand il aurait déterré quelque chose d’utile ?

Retour au dossier d’Otto Weber…

 

 

Ils ne pouvaient pas rester toute la journée dans leur chambre sans que les gens s’interrogent. Aussi Mustafa et Abdullah sortirent-ils après avoir pris un repas léger à la cafétéria pour aller faire un tour. À trois rues de l’hôtel, ils trouvèrent un musée. L’entrée était libre et, une fois à l’intérieur, ils comprirent pourquoi. C’était un musée d’art moderne et peintures et sculptures dépassaient de loin leur compréhension. Ils y déambulèrent pendant environ deux heures et tous deux parvinrent à la conclusion que le pot de peinture ne coûtait pas cher au Mexique. Quoi qu’il en soit, cela leur permit de parfaire leur couverture, tandis qu’ils faisaient mine d’apprécier les immondices accrochés aux murs ou posés à même le sol.

Puis ils regagnèrent tranquillement leur hôtel. Le seul point agréable était la météo. Chaud pour les citadins d’origine européenne, le temps était plutôt agréable pour les visiteurs arabes, malgré cette brume grise. Demain, ils reverraient le désert. Une dernière fois, peut-être.

 

 

Il était impossible, même pour un service financé par le gouvernement, de filtrer tous les messages qui parcouraient chaque nuit le cyberespace, aussi la NSA avait-elle recours à des programmes informatiques qui recherchaient les phrases clés. Les adresses électroniques des terroristes connus ou présumés, ainsi que celles de leurs complices présumés, avaient été identifiées depuis des années et ces dernières étaient surveillées, tout comme les serveurs des FAI, les fournisseurs d’accès à internet. Tout cela exigeait de vastes capacités de mémoire, de sorte que des camions de livraisons faisaient en permanence la navette pour apporter de nouvelles unités de stockage à Fort Meade, Maryland. Les nouveaux disques durs étaient alors raccordés aux unités centrales de sorte que, lorsqu’une cible était identifiée, ses courriers électroniques, même remontant à plusieurs mois, voire plusieurs années, pouvaient être analysés. S’il existait un jeu du chat et de la souris, c’était bien celui-ci. Les malfaiteurs connaissaient évidemment l’existence de ces programmes d’analyse qui recherchaient mots et phrases spécifiques, si bien qu’ils avaient pris l’habitude de dialoguer par mots clés – ce qui était là aussi un autre piège, car les codes procuraient une fausse sensation de sécurité, à son tour exploitée par une agence qui avait soixante-dix années d’expérience dans le déchiffrement de l’esprit des ennemis de l’Amérique.

La procédure avait ses limites. Un usage trop délibéré des informations recueillies par le renseignement électronique révélait son existence, conduisant les cibles à modifier leurs méthodes de cryptage, et donc compromettait la source. Un usage trop limité, en revanche, était aussi inutile que si l’on n’avait rien. Hélas, les services de renseignements avaient plus tendance à choisir la dernière méthode que la première. La création du nouveau ministère de la Sécurité intérieure avait, en théorie, instauré une sorte de bureau central collectant toutes les informations liées aux menaces, mais la taille de cette nouvelle super agence l’avait handicapée d’emblée. Toute l’information était bien là, mais en trop grande quantité pour être traitée, et avec trop d’unités de traitement pour en faire sortir un produit viable.

Seulement, les vieilles habitudes avaient la vie dure. La communauté du renseignement demeurait intacte, sa propre bureaucratie chapeautée ou non par une super agence, et ses divers segments continuaient à dialoguer. Comme toujours, chacun savourait ce que savaient les initiés par opposition à ceux qui ne savaient pas… et chacun désirait conserver le statu quo.

Le moyen principal de communication de la NSA avec la CIA consistait pour l’essentiel à dire : C’est intéressant, qu’est-ce que vous en pensez ? Parce que chaque service avait son éthique propre. Ils s’exprimaient différemment. Pensaient différemment. Et pour autant qu’ils agissaient, ils agissaient différemment.

Mais au moins pensaient-ils selon des directions parallèles, non pas divergentes. Dans l’ensemble, la CIA avait de meilleurs analystes, et la NSA savait mieux collecter l’information. Il y avait certes des exceptions à ces deux règles générales ; et dans l’un et l’autre cas, les individus réellement talentueux se connaissaient les uns les autres et parlaient entre eux à peu près le même langage.

Cela devint clair le lendemain matin lors de la liaison inter agence sur les communications. Un chef analyste de Fort Meade orienta un trafic avec la mention Flash à son homologue de Langley. Cela garantissait que l’échange serait relevé par le Campus. Jerry Rounds le vit en effet au sommet de sa pile de courrier électronique et il en fit part lors de la conférence matinale.

« On va les choper, cette fois, dit le gars. Qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire ? » se demanda tout haut Jerry Rounds. Tom Davis avait passé la nuit à New York. Il avait un petit déjeuner de travail avec les spécialistes des obligations de Morgan Stanley. C’était ennuyeux quand les « affaires » venaient entraver la marche des affaires.

« Quelle valeur a la traduction ? s’enquit Gerry Hendley.

– La note dit qu’il n’y a pas de problème de ce côté. L’interception est claire et sans parasites. C’est une simple phrase déclarative en arabe littéraire, sans nuances particulières, indiqua Rounds.

– Origine et destinataire ? poursuivit Hendley.

– L’émetteur est un certain Fa’ad, patronyme inconnu. On connaît ce gars. On pense que c’est un de leurs agents de niveau moyen – plutôt côté planification qu’action sur le terrain. Il est basé quelque part à Bahreïn. Il n’utilise son téléphone mobile que dans une voiture en déplacement ou dans un lieu public, un marché par exemple. Personne n’a encore réussi à le mettre sur écoute. Le destinataire, poursuivit Bell, est censément un nouveau – plus probablement un ancien mais sur un nouveau téléphone cloné. C’est un vieil appareil analogique, si bien qu’ils n’ont pas pu établir d’empreinte vocale.

– Donc, ils ont sans doute lancé une opération, observa Hendley.

– Ça paraît probable, en effet, confirma Rounds. Nature et localisation inconnues.

– Bref, on ne sait rien. » Hendley saisit sa tasse de café et réussit un plissement de front digne d’être mesuré sur l’échelle de Richter. « Qu’est-ce qu’ils vont bien pouvoir faire ? »

Granger récupéra la balle au bond. « Rien de bien utile, Gerry. Ils sont pris dans un piège logique. S’ils font quoi que ce soit, comme faire monter la couleur sur l’arc-en-ciel des menaces, ils déclenchent l’alarme, et ils l’ont fait si souvent que ça en devient contre-productif. Sauf à révéler le texte et la source, personne ne la prendra au sérieux. Et s’ils révèlent quoi que ce soit, on grille la source pour de bon.

– Et s’ils ne sonnent pas l’alarme, le Congrès leur fera porter le chapeau de tout ce qui pourra éventuellement se produire. » Les élus étaient toujours bien plus à l’aise dans le rôle du problème que dans celui de la solution. Il y avait toujours des retombées politiques à engranger avec des pinaillages non productifs. Donc, la CIA et les autres services allaient continuer à travailler sur l’identification d’individus à partir de leurs téléphones cellulaires. C’était un travail de police laborieux et sans prestige, qui se déroulait sur un rythme que tous ces politiciens congénitalement impatients ne pouvaient dicter – et mettre de l’argent pour résoudre le problème ne réglait rien, ce qui était doublement frustrant pour des gens qui ne savaient guère faire autre chose.

« Donc, ils enfourchent le problème et font un truc dont ils savent qu’il ne marchera pas… en espérant un miracle », termina Granger, d’accord avec son patron.

Tous les services de police d’Amérique seraient avertis, bien entendu – mais pour quoi faire, et contre quelle menace, nul ne le savait. Et les flics avaient toujours tendance à traquer le faciès arabe pour interpellation et interrogatoire, au point que les policiers eux-mêmes finissaient par se lasser de ce qui était presque toujours un exercice improductif contre lequel s’élevaient déjà les ligues antiracistes. Il y avait déjà six affaires de « conduite en état d’arabesque » en attente dans diverses cours de district fédéral, dont quatre impliquant des médecins et deux des étudiants manifestement innocents que la police locale avait harcelés avec un peu trop d’entrain. Quelles qu’elles soient, les suites judiciaires de ces affaires feraient plus de mal que de bien. C’était précisément ce que Sam Granger avait qualifié de piège logique.

Le plissement de front de Hendley se creusa un peu plus. L’info était, il en était sûr, répercutée sur une demi-douzaine de services gouvernementaux qui, malgré leurs crédits et leur personnel, étaient à peu près aussi utiles qu’une poule devant un couteau. « Qu’est-ce qu’on peut bien faire ? demanda-t-il.

– Rester en alerte et appeler la police si on découvre quelque chose d’inhabituel, répondit Granger. À moins d’avoir un flingue sous la main.

– Et d’abattre un clown innocent qui suit sans doute des cours d’insertion sociale, ajouta Bell. Ça n’en vaut pas la peine. »

J’aurais^ mieux fait de rester au Sénat, se dit Hendley. Être une partie du problème avait au moins ses satisfactions. C’était bon pour l’humeur d’extérioriser sa rogne de temps en temps. Ici, crier était totalement contre-productif, et mauvais pour le moral des troupes.

« OK, on va donc faire comme si on était des citoyens lambda », conclut le patron. Ses chefs de service acquiescèrent avant de passer au reste des affaires courantes. Vers la fin, Hendley demanda à Rounds comment se débrouillait leur nouvelle recrue.

« Il est assez intelligent pour poser des tas de questions. Je suis en train de le faire enquêter sur des complices connus ou présumés pour découvrir des transferts de fonds illicites.

– S’il arrive à tenir jusqu’au bout, chapeau, observa Bells. Ce truc a de quoi vous rendre dingue.

– La patience est une vertu, commenta Gerry. C’est juste qu’elle est chiante à acquérir.

– Nous alertons nos hommes de cette interception ?

– On ferait aussi bien, répondit Bell.

– Entendu », leur dit Granger.

 

 

« Merde, observa Jack, un quart d’heure plus tard. Qu’est-ce que ça signifie ?

– Qu’on pourrait le savoir demain, dans une semaine… ou jamais, répondit Wills.

– Fa’ad… le nom me dit quelque chose. » Jack se retourna vers l’ordinateur et pianota pour afficher un dossier. « Ouais ! C’est le gars de Bahreïn. Comment se fait-il que les flics locaux ne l’aient pas cuisiné ?

– Ils n’ont encore rien sur lui. Jusqu’ici, sa traque est restée la prérogative de la NSA mais peut-être que Langley va voir s’ils peuvent en apprendre un peu plus sur lui.

– Est-ce qu’ils sont aussi bons que le FBI pour le travail de police ?

– À vrai dire, non. Leur formation est différente, mais après tout, ce n’est pas si différent de ce que peut faire un individu normal… »

Ryan Junior le coupa. « Conneries. Savoir déchiffrer les individus, c’est une qualité propre aux flics. C’est un talent acquis, et il faut en plus apprendre à savoir poser des questions.

– Qui a dit ça ? demanda Wills.

– Mike Brennan. C’était mon garde du corps. Il m’a beaucoup appris.

– Eh bien, un bon espion doit savoir déchiffrer les gens, lui aussi. Leur vie en dépend.

– Peut-être, mais si tu veux te faire réparer les yeux, tu vas voir ma mère. Pour les oreilles, tu t’adresses à quelqu’un d’autre.

– OK, peut-être bien. Pour le moment, regarde voir notre ami Fa’ad. »

Jack se retourna vers son ordinateur. Il fit remonter l’affichage jusqu’à la première conversation intéressante qu’ils avaient interceptée. Puis il se ravisa et revint au tout début, à la première fois où l’homme avait attiré l’attention. « Pourquoi ne change-t-il pas de téléphone ?

– Peut-être qu’il est paresseux. Ces gars sont intelligents mais ils ont des points faibles, eux aussi. Ils cèdent à des habitudes. Ils sont adroits, mais ils n’ont pas un entraînement strict, comme peut l’avoir un espion du KGB ou d’un service analogue. »

La NSA avait un poste d’écoute important mais discret à Bahreïn, sous couvert de l’ambassade américaine, et complété par des bâtiments de la marine qui y faisaient régulièrement escale mais n’étaient pas considérés comme une menace électronique dans cet environnement. Les équipes de la NSA qui naviguaient régulièrement à bord interceptaient même les conversations téléphoniques des badauds se promenant sur le front de mer.

« Ce gars-là n’a pas les mains propres, observa-t-il une minute plus tard. C’est un méchant, à tous les coups.

– Il s’est révélé un bon baromètre, en plus. Il dit quantité de trucs intéressants.

– Donc, quelqu’un devrait le récupérer.

– Ils y ont songé à Langley.

– Quelle taille, la station de Bahreïn ?

– Six personnes. Un chef d’antenne, deux agents et trois employés divers, signaux, tout le reste.

– C’est tout ? Là-bas ? Juste une poignée de gus ?

– C’est exact, confirma Wills.

– Bigre. Je posais toujours cette question à papa. En général, il bougonnait en haussant les épaules.

– Il a fait tout ce qu’il a pu pour obtenir plus de crédits à la CIA et plus de personnel. Le Congrès ne l’a pas toujours suivi.

– A-t-on déjà ramassé un gars, là-bas pour… enfin, tu vois, lui "parler" ?

– Pas récemment.

– Pourquoi ça ?

– Manque d’effectifs, répondit simplement Wills. C’est marrant, les employés, ils veulent toujours être payés. On n’est pas si gros que ça.

– Dans ce cas, pourquoi la CIA n’a-t-elle pas demandé à la police locale de l’interpeller ? Bahreïn est un pays ami.

– Ami mais pas vassal. Ils ont eux aussi leur conception des droits civiques, qui n’est pas la même que la nôtre, voilà tout. Et puis, on ne peut pas non plus arrêter quelqu’un à cause de ce qu’il sait et de ce qu’il pense. Seulement pour ce qu’il a fait. Et comme tu peux le constater, nous ignorons s’il a fait quoi que ce soit.

– Alors, il n’y a qu’à le faire suivre.

– Et comment la CIA peut-elle faire avec seulement deux agents sur le terrain ?

– Bon Dieu !

– Bienvenue dans le monde réel, Junior. » L’Agence aurait dû recruter des agents, peut-être des flics à Bahreïn, afin de donner un coup de main pour ce genre de tâche, mais ça n’était pas encore arrivé. Le chef d’antenne aurait également pu demander du renfort, bien sûr, mais les espions qui parlaient arabe et qui avaient le type correspondant étaient plutôt rares à Langley, et ceux dont ils disposaient étaient affectés à des postes plus sensibles.

 

 

Le rendez-vous eut lieu comme prévu. Il y avait trois véhicules, chacun doté d’un chauffeur qui ne disait que quelques mots et, qui plus est, en espagnol. Le trajet était agréable et rappelait vaguement le pays natal.

Leur chauffeur était prudent – pas d’excès de vitesse, pas de manœuvre susceptible d’attirer l’attention -, mais ils progressaient néanmoins à bonne allure. Presque tous les Arabes fumaient, et exclusivement des américaines, comme des Marlboro. Mustafa aussi, et il se demanda – comme Mohammed avant lui – ce que le Prophète aurait dit des cigarettes. Sans doute rien de bon, mais il n’avait pas évoqué la question, n’est-ce pas ? Et, donc, Mustafa pouvait fumer comme bon lui semblait. En outre, le problème du risque pour sa santé se posait peu. Il escomptait vivre encore quatre ou cinq jours, mais guère plus, si les choses se déroulaient selon le plan.

Il s’était attendu à des conversations excitées parmi ses hommes, mais non. Ils n’échangeaient presque pas un mot, se contentant de lorgner, l’air absent, le paysage qui défilait derrière les vitres, passant à toute vitesse devant une culture qu’ils connaissaient à peine et dont ils n’apprendraient rien de plus.

 

 

« OK, Brian, voici votre port d’arme. » Pete Alexander lui tendit le document.

Il aurait aussi bien pu s’agir d’un second permis de conduire, et la carte alla dans son portefeuille. « Donc, je suis dans la légalité, désormais.

– En toute hypothèse, aucun flic ne va chercher noise à un officier de marines portant un pistolet, dissimulé ou pas, mais mieux vaut mettre les points sur les i. Vous allez prendre le Beretta ?

– C’est le feu auquel je suis habitué, et les quinze balles sont une garantie de sécurité. Dans quoi est-ce que je suis censé le transporter ?

– Sers-toi d’un de ces trucs, Aldo », dit Dominic en soulevant sa banane. Une simple traction sur le cordon ouvrait le sac, révélant le pistolet et deux chargeurs.

« Des tas d’agents l’utilisent. Plus confortable qu’un étui de hanche qui peut finir par te rentrer dans les reins, lors d’un trajet un peu long en voiture. »

Pour le moment, Brian se contenterait de le glisser sous sa ceinture. « On va où, aujourd’hui ?

– Retour au centre commercial. Encore des exercices de filature.

– Super, répondit Brian. Pourquoi n’avez-vous pas des pilules d’invisibilité ?

– H. G. Wells a emporté la formule dans la tombe. »