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Destinations

 

 

Pour Mustafa et ses amis, le trajet jusqu’à Las Cruces s’avéra une parenthèse étonnamment bienvenue, et même s’ils n’en montrèrent rien, ils étaient manifestement excités. Enfin, ils étaient en Amérique. Au milieu des gens qu’ils se proposaient de tuer. La mission était désormais quelque part plus proche de son accomplissement : pas seulement de quelques dizaines de kilomètres mais par quelque lien magique, invisible. Ils étaient dans la maison du Grand Satan. Ici, se trouvait le peuple qui avait fait pleuvoir la mort sur leur terre natale, et sur les fidèles dans tout le monde musulman, le peuple qui soutenait si servilement Israël.

À Deming, ils prirent à l’est la direction de Las Cruces. Soixante-deux miles – cent kilomètres – jusqu’à leur prochaine étape intermédiaire, sur l’autoroute 1-10. Il y avait des panneaux publicitaires signalant des motels et des restaurants, des attractions touristiques, et ces collines et ces horizons qui semblaient toujours lointains même si leur véhicule dévorait les kilomètres à un bon cent dix à l’heure.

Le chauffeur, comme leur guide précédent, avait le type mexicain et ne parlait pas. Probablement un autre mercenaire. Personne ne disait rien, le chauffeur parce qu’il n’en avait rien à cirer, ses passagers parce qu’ils parlaient anglais avec un accent et que leur chauffeur risquait de le remarquer. De cette manière, il ne se souviendrait que d’avoir embarqué des gens sur un chemin de terre quelque part au sud-est du Nouveau-Mexique pour les conduire autre part.

C’était sans doute plus dur pour les autres membres de son groupe, songea Mustafa. Ils devaient lui faire confiance. Il était leur commandant de mission, le chef d’une bande de guerriers sur le point de se diviser en quatre commandos qui ne devaient jamais se réunir. La mission avait été laborieusement mise au point. Leurs seules communications à l’avenir allaient s’effectuer par ordinateur, et encore de manière limitée. Ils devaient fonctionner de manière indépendante, mais en suivant un emploi du temps simple en vue d’un objectif stratégique unique. Ce plan allait ébranler l’Amérique comme aucun autre plan, se dit Mustafa en regardant l’intérieur d’un break qu’ils doublaient. Deux parents, et deux mômes à l’arrière, un petit garçon de quatre ans, et sa petite sœur d’un an et demi peut-être. Des infidèles, tous. Des cibles.

Son plan opérationnel était entièrement rédigé, bien sûr, sur des feuilles de papier blanc en caractères Geneva 14 points. En quatre exemplaires. Un par chef de groupe. Les autres données étaient consignées dans des fichiers sur les ordinateurs portatifs que tous les hommes avaient dans leur petit sac de voyage, avec un change de chemise, de sous-vêtements et guère plus. Ils n’auraient pas besoin de grand-chose et le plan était de laisser derrière eux le minimum afin de brouiller un peu plus les pistes pour les Américains.

Cela suffit à faire naître chez lui l’ombre d’un sourire alors qu’il regardait défiler le paysage. Mustafa alluma une cigarette – il ne lui en restait plus que trois – et inspira profondément la fumée ; la climatisation soufflait sur lui son air glacé. Derrière, le soleil déclinait dans le ciel. Ils feraient leur prochaine – et dernière – étape dans le noir, ce qui, estima-t-il, était de bonne tactique. Il savait que ce n’était bien sûr qu’accidentel, mais, même ainsi, cela prouvait qu’Allah Lui-même considérait leur plan avec bienveillance. Comme il était en droit de le faire, bien entendu. Après tout, ils ne faisaient qu’accomplir Son œuvre.

 

 

Encore une morne journée de boulot de tirée, se dit Jack en se dirigeant vers sa voiture. Un inconvénient du Campus, c’est qu’il ne pouvait en discuter avec personne. Personne n’était habilité à connaître ce truc, même s’il n’était toujours pas évident de savoir pourquoi. Il pourrait, bien sûr, aborder la question avec son père – le président, par définition, était habilité à tout entendre, et les ex-présidents jouissaient du même accès aux informations sinon par les textes, du moins par la jurisprudence. Mais non, il ne pouvait pas faire une chose pareille. Papa ne serait pas enchanté par son nouveau boulot. Il pourrait passer un coup de fil et tout flanquer par terre et Jack en avait déjà fait l’expérience et préférait rester sur sa faim. N’empêche, la possibilité d’évoquer le problème avec quelqu’un qui savait de quoi il retournait aurait été, quelque part, une bénédiction. Juste quelqu’un pour lui dire, oui, c’est vraiment important et, oui, en faisant ça, tu contribues vraiment à la Vérité, la Justice et à l’Avenir de l’Amérique.

Cela pouvait-il réellement faire une différence ? Le monde tournait comme il tournait et il ne pouvait pas y changer grand-chose. Même son père, malgré tous les pouvoirs qui lui avaient été conférés, s’était montré impuissant à le faire. Et lui, bien modeste prince héritier d’un nouveau genre, de quoi voulait-on qu’il soit capable ? Mais si les parties cassées du monde devaient un jour être réparées, ce serait par les mains de quelqu’un qui ne se soucierait guère de savoir si c’est possible ou non. Sans doute quelqu’un de trop jeune et trop idiot pour savoir que l’impossible était… impossible. Mais ni sa mère ni son père ne croyaient en un tel monde, et c’était ainsi qu’ils l’avaient élevé. Sally devait bientôt décrocher son diplôme de médecin, et elle allait se spécialiser dans l’oncologie – la seule discipline que sa mère regrettait de n’avoir pas abordée durant sa carrière médicale – et elle disait à tous ceux qui le lui demandaient qu’elle serait là le jour où le dragon du cancer serait enfin vaincu pour de bon. Bref, croire en l’impossible ne faisait pas partie du credo des Ryan. Il ignorait juste encore comment, mais le monde était plein de choses à découvrir, non ? Et il était intelligent et instruit, il jouissait d’un confortable fonds en fidéicommis, ce qui voulait dire qu’il pouvait poursuivre sans craindre de mourir de faim, si jamais il déplaisait à telle ou telle personne. C’était là la plus grande liberté que lui ait accordée son père, et John Patrick Ryan Junior était assez intelligent pour en mesurer la valeur – sinon pour appréhender encore la responsabilité qu’une telle liberté impliquait.

 

 

Au lieu de se préparer eux-mêmes leur dîner, ils décidèrent, ce soir-là, de se rendre dans un restaurant-grill du coin. Il était rempli de jeunes étudiants de l’université de Virginie. On sentait bien qu’ils avaient tous l’air intelligent, mais peut-être pas autant qu’ils se l’imaginaient, et tous parlaient un peu trop fort, avec un peu trop de confiance en eux. C’était un des avantages d’être des mômes – ils auraient détesté cette appellation -, des mômes encore à la charge de leurs parents, même si c’était de loin. Pour les deux jeunes Caruso, c’était un clin d’œil à ce qu’ils étaient encore eux-mêmes quelques petites années plus tôt, avant que les rudes coups de l’entraînement et de l’expérience de la vie réelle ne les eussent transformés. En quoi au juste, ils n’en étaient pas trop sûrs. Ce qui avait paru si simple à l’école était devenu infiniment complexe au sortir du giron universitaire. Le monde n’était pas une réalité numérique, après tout – c’était une réalité analogique, toujours désordonnée, toujours pleine de brins épars qui ne se laissaient pas relier et nouer comme des lacets de chaussure, de sorte qu’il était toujours possible de trébucher et s’étaler au moindre faux pas, à la moindre imprudence. Et la prudence ne venait qu’avec l’expérience – après quelques gamelles qui enseignaient la douleur, pas le plus mauvais moyen de retenir les leçons. Ces leçons étaient venues tôt pour les deux frères. Pas aussi tôt que pour d’autres générations mais bien assez, malgré tout, pour qu’ils se rendent compte des conséquences des erreurs dans un monde qui n’avait jamais appris à pardonner.

« Pas mal, comme endroit, jugea Brian, à la moitié de son filet mignon.

– Pas facile de rater un bon morceau de bœuf, si nul soit le cuisinier. » L’établissement avait manifestement un cuisinier, sinon un chef, mais les frites étaient plutôt bonnes sauf pour le cholestérol… – et les brocolis étaient tout frais sortis du congélateur, estima Dominic.

« Je devrais vraiment surveiller mon alimentation, observa le commandant de marines.

– Profites-en tant que tu peux. On n’a pas encore trente ans, après tout ? »

La remarque fit rire son frère. « À une époque, ça paraissait un bien gros chiffre, pas vrai ?

– À partir de quand commence-t-on à être vieux ? Mouais… enfin, t’es quand même plutôt jeunot pour un commandant, non ? »

Aldo haussa les épaules. « Je suppose. Mon patron m’aimait bien et j’avais pas mal de gars sympa sous mes ordres. Je n’ai malgré tout jamais pu me faire aux rations. Elles t’aident à tenir mais c’est bien tout. Mon instructeur adorait les frites, il disait qu’elles étaient meilleures que celles qu’on lui avait servies à ses débuts au sein du Corps.

– Au Bureau, on a tendance à vivre de beignets et, ma foi, ils font, je crois bien, le meilleur café industriel d’Amérique. Difficile de garder la ligne avec un tel régime.

– T’es plutôt en forme pour un guerrier rond-de-cuir, Enzo », observa son frère, plutôt chevaleresque. À la fin du décrassage matinal, son frère donnait parfois l’impression d’être sur le point de s’effondrer. Mais une course de cinq mille mètres était comme un café matinal pour un marine, juste un truc pour vous ouvrir les yeux. « N’empêche, j’aimerais bien savoir à quoi au juste on nous entraîne, observa Aldo après une nouvelle bouchée.

– Frérot, on nous entraîne à tuer des gens, c’est tout ce qu’on a besoin de savoir. Se faufiler sans être vus, et puis se tirer vite fait sans se faire remarquer.

– Au pistolet ? répondit Brian, dubitatif. Plutôt bruyant, et pas aussi sûr qu’un fusil. J’avais un tireur d’élite dans mon équipe en Afghanistan. Il en a descendu quelques-uns à plus de quinze cents mètres. Il se servait d’un fusil Beretta 50, le gros machin, genre BAR anabolisé. Il tirait des projectiles de MA2. Précis comme tout, et quand il fait mouche, c’est radical, tu vois ? Pas évident de continuer avec un trou de quinze millimètres dans le buffet. » Surtout que son tireur, le sergent Alan Roberts, un grand Noir de Détroit, avait un faible pour les balles dans la tête et que les 50 faisaient du joli boulot.

– Eh bien, peut-être des modèles avec silencieux. Ça donne des résultats pas mal sur une arme de poing.

– J’en ai vu. On s’entraînait avec à l’École de reconnaissance ; mais ils sont affreusement encombrants à trimbaler sous un costard, et il faut toujours les sortir, s’immobiliser et viser la tête. À moins de nous envoyer à l’école de James Bond pour y prendre des cours de magie, on ne va pas tuer grand monde avec des armes de poing, Enzo.

– Ma foi, peut-être qu’on utilisera autre chose.

– Alors, tu ne sais pas, toi non plus ?

– Hé, vieux, je suis toujours employé par le Bureau. Tout ce que je sais, moi, c’est que Gus Werner m’a envoyé ici, et ça rend mon boulot en gros tout ce qu’il y a de plus légal… enfin, je pense, conclut-il.

– Tu m’as déjà parlé de lui. Qui est-ce, au juste ?

– Le directeur adjoint, le patron de la nouvelle section antiterroriste. On ne fait pas le con avec Gus. Il a été à la tête de la brigade de récupération des otages, lui aussi, il a tous ses états de service. Très intelligent, et un vrai dur à cuire. Pas le genre à défaillir à la vue du sang. Il a toujours su garder la tête sur les épaules. Le terrorisme est la nouvelle tendance au Bureau et Dan Murray ne l’a pas choisi pour ce boulot uniquement parce qu’il sait se servir d’un flingue. Murray et lui sont très proches, ils se connaissent depuis plus de vingt ans. Murray n’est pas non plus un imbécile. Toujours est-il que, s’il m’a expédié ici, ça doit être avec l’aval de quelqu’un. Alors, je vais jouer le jeu, jusqu’à ce qu’ils me disent d’enfreindre la loi.

– Moi aussi, n’empêche, ça me rend nerveux. »

 

 

Las Cruces avait un aéroport régional pour le trafic local et les sauts de puce. On y trouvait également plusieurs agences de location de voitures. Ils s’y arrêtèrent et c’est là que Mustafa eut des raisons d’être nerveux.

Un de ses camarades et lui allaient louer des voitures. Deux autres allaient faire de même en ville.

« Tout est préparé pour vous », leur dit le chauffeur. Il leur tendit deux feuilles de papier. « Voici vos numéros de réservation. Vous conduirez des berlines Ford Crown Victoria quatre portes. Nous n’aurions pas pu vous procurer des breaks comme vous le réclamiez sans aller à El Paso, et ce n’était pas souhaitable. Utilisez vos cartes Visa. Vous vous appelez Tomas Salazar. Et votre ami est Hector Santos. Montrez-leur vos numéros de réservation et faites ce qu’on vous dira de faire. C’est tout simple. » Aucun des deux hommes n’avait l’air trop latino aux yeux du chauffeur, mais les employés de l’agence étaient deux ploucs ignorants dont l’espagnol se limitait à taco et cerveza.

Mustafa descendit de voiture et entra dans l’agence en faisant signe à son ami de le suivre.

D’emblée, il sut que ce serait facile. Qui que soit le patron de ce magasin, il ne s’était pas foulé pour trouver des employés intelligents. Le garçon au guichet était penché sur une bande dessinée qu’il lisait avec une attention un rien trop soutenue.

« Salut, dit Mustafa, l’air faussement confiant. J’ai une réservation. » Il inscrivit le numéro sur un bloc et le donna à l’employé.

« OK. » Ce dernier ne parut pas ennuyé d’être ainsi distrait des toutes dernières aventures de Batman. Il savait se servir de l’ordinateur du guichet. Et de fait, la machine cracha un formulaire de location déjà presque entièrement rempli.

Mustafa tendit son permis de conduire international que l’employé photocopia, puis il agrafa la copie à son exemplaire du formulaire. Il se montra ravi que M. Salazar ait choisi toutes les options d’assurance -il touchait une prime pour encourager les clients à le faire.

« OK, votre voiture est la Ford blanche garée à l’emplacement numéro quatre. Z’avez qu’à sortir et prendre à droite. Les clés sont sur le contact, m’sieur.

– Merci », répondit Mustafa dans son anglais au fort accent. Était-ce donc si facile ?

À l’évidence, oui. Il n’avait pas fini de régler le siège de sa Ford que Saïd apparut à l’emplacement numéro cinq pour prendre le volant de la sœur jumelle de sa berline mais en vert. Les deux hommes avaient une carte de l’État du Nouveau-Mexique mais ils n’en avaient pas vraiment besoin. Ils démarrèrent et sortirent du parking pour gagner la rue où les 4 x 4 attendaient. Il ne fut pas bien compliqué de les suivre. Il y avait de la circulation à Las Cruces mais pas tant que ça à l’heure du dîner.

Il y avait une autre agence de location de voitures à huit pâtés de maisons au nord, sur ce qui semblait être la rue principale du patelin. Celle-ci était une agence Hertz – un nom qui sonnait vaguement juif pour Mustafa. Ses deux camarades y entrèrent et, dix minutes après, ils ressortaient prendre possession de leurs voitures. Là encore, il s’agissait de deux Ford du même modèle que la sienne ou celle de Saïd. Cela fait – sans doute la partie la plus risquée de leur mission – il était temps de suivre les 4 x 4 en direction du nord durant quelques kilomètres – une vingtaine en fait – avant de quitter la route pour s’engager sur une piste en terre. Il semblait y en avoir pas mal dans le coin… tout comme chez lui. Encore un kilomètre et ils avisèrent une maison isolée, avec juste un camion garé à proximité pour suggérer une présence. Là, tous les véhicules se garèrent et leurs occupants en sortirent pour participer, comprit Mustafa, à ce qui allait être leur dernière véritable réunion.

« Nous avons les armes ici », lui dit Juan. Il désigna Mustafa. « Suivez-moi, je vous prie. »

L’intérieur de cette bâtisse en bois d’aspect banal se révéla être un véritable arsenal. Seize caisses en carton au total contenaient seize pistolets-mitrailleurs MAC-10. Pas une élégante arme à feu, le MAC est constitué de pièces d’acier embouti, à la finition relativement médiocre. Chaque arme était accompagnée de douze chargeurs, apparemment tous remplis, fixés dos à dos avec du ruban d’électricien de couleur noire.

« Les armes sont vierges. Elles n’ont encore jamais tiré, lui dit Juan. Nous avons également des silencieux. Ils ne sont pas très efficaces mais améliorent l’équilibre et la précision de tir. Ce flingue n’est pas aussi maniable qu’un Uzi – mais les Uzi sont également beaucoup plus difficiles à obtenir ici. Pour cette arme, la portée effective est d’environ dix mètres. Elle est facile à charger et décharger. La culasse mobile est ouverte, bien sûr, et la cadence de tir relativement élevée. » L’arme pouvait en fait vider un chargeur de trente munitions en moins de trois secondes, ce qui était un peu trop rapide pour un usage délicat, mais ça ne semblait pas la qualité première de ces gens aux yeux de Juan.

Ils ne l’étaient pas. Chacun des seize Arabes s’empara d’une arme et la soupesa, comme s’il saluait un nouvel ami. Puis l’un d’eux saisit une paire de chargeurs…

« Stop ! Alto ! aboya aussitôt Juan. Vous n’allez pas charger ces armes à l’intérieur. Si vous voulez les essayer, nous avons des cibles dehors.

– Est-ce que ça ne va pas être trop bruyant ? demanda Mustafa.

– La maison la plus proche est à quatre kilomètres », répondit Juan, écartant l’objection. Les balles ne pouvaient pas aller si loin et il supposait que le bruit non plus. Ce en quoi il se trompait.

Mais ses hôtes supposaient qu’il connaissait tout des alentours et ils étaient toujours partants pour tirer, surtout en rafales. À vingt mètres de la maison se trouvait un talus sablonneux avec quelques caisses et cartons essaimés alentour. L’un après l’autre, ils introduisirent des chargeurs dans leurs SMG et ramenèrent la culasse. Il n’y eut pas d’ordre de tir. Ils suivirent plutôt l’exemple de Mustafa qui saisit la bride pendant sous le canon et pressa la détente.

Les résultats immédiats furent concluants. Le MAC-10 faisait le bruit approprié, tressautant vers le haut et la droite, comme toutes les armes de ce type, mais comme c’était la première fois et qu’il ne s’agissait que d’un tir d’exercice, il réussit à loger ses projectiles dans une caisse en carton située à six mètres devant lui sur sa gauche. Apparemment, en un rien de temps, la culasse claqua sur une chambre vide, ayant tiré et éjecté trente cartouches de pistolet Remington 9 millimètres. Il caressa l’idée d’extraire le chargeur et de le retourner pour goûter encore deux ou trois secondes d’extase tonitruante mais il réussit à se maîtriser. Il en aurait de nouveau l’occasion, et dans un avenir pas si lointain. « Les silencieux ? demanda-t-il à Juan.

– À l’intérieur. Ils se vissent sur le canon et mieux vaut les mettre parce que ça permet de mieux contrôler la dispersion des balles, voyez-vous. » Juan parlait avec autorité. Il s’était servi du MAC-10 pour éliminer des rivaux en affaires et quelques autres individus déplaisants à Dallas ou Santa Fe au cours des années. Malgré tout, il considérait ses hôtes avec un certain malaise. Ils souriaient trop. Ils n’étaient pas comme lui, se dit Juan Sandoval, et plus vite ils décamperaient, mieux ce serait. Il n’en irait pas de même pour les personnes à leur destination, mais ce n’était pas son problème. Ses ordres venaient d’en haut. De très haut, comme le lui avait fait sentir son supérieur immédiat, la semaine passée. Et les sommes versées avaient été en proportion. Juan n’avait pas particulièrement à se plaindre mais, en bon psychologue, il avait senti clignoter un feu rouge.

Mustafa réintégra la cache avec lui et saisit un silencieux. Il mesurait peut-être dix centimètres de diamètre et une cinquantaine de longueur. Comme promis, il se vissait sur la partie filetée de l’embouchure du canon et, dans l’ensemble, il améliorait en effet l’équilibre de l’arme. Mustafa la soupesa brièvement et décida qu’il préférait l’utiliser ainsi. Mieux valait réduire la remontée du canon et privilégier la précision de tir. La réduction du bruit avait peu d’intérêt pour sa mission, au contraire de la précision. Toutefois, le silencieux donnait un encombrement inacceptable à une arme autrement facile à dissimuler. Aussi le dévissa-t-il pour le moment avant de le replacer dans sa housse. Puis il ressortit rassembler ses hommes. Juan le suivit dehors.

« Quelques détails que vous devez savoir », dit Mustafa à ses chefs d’équipe.

Juan poursuivit, d’une voix lente et mesurée : « La police américaine est efficace, mais ils ne sont pas tout-puissants. Si, durant votre trajet en voiture, l’un d’eux vous arrête, tout ce que vous avez à faire, c’est parler poliment. S’il vous demande de descendre de voiture, vous faites ce qu’il vous dit. Les lois américaines l’autorisent à vérifier si vous portez sur vous une arme – en opérant une fouille par palpation -, mais s’il demande à fouiller votre véhicule, alors vous répondez simplement « Non, je refuse » – et selon la loi, il n’a pas le droit d’insister. Je vous le répète encore une fois : si un policier américain demande à fouiller votre voiture, vous n’avez qu’à lui répondre non et il ne pourra pas le faire. Puis vous redémarrez. Quand vous roulez, ne dépassez pas la vitesse indiquée sur les panneaux. Si vous respectez cette consigne, vous ne serez probablement pas dérangé. Si vous dépassez la vitesse limite, tout ce que vous y gagnerez, c’est une raison de vous faire arrêter par la police de la route. Donc, évitez. Faites preuve constamment de patience. Avez-vous des questions ?

– Si jamais un policier se montre trop agressif, pouvons-nous… »

Juan avait senti venir la question. « Le tuer ? Oui, bien sûr, c’est toujours possible mais, dans ce cas, vous en aurez encore plus à vos trousses. Quand un agent de police vous interpelle, la première chose qu’il fait est de signaler par radio à son QG sa position, le numéro d’immatriculation de votre voiture ainsi que sa description. Donc, même si vous le tuez, ses camarades se lanceront à votre poursuite en l’espace de quelques minutes – et en force. Cela n’en vaut pas la peine. Vous ne ferez que vous attirer plus d’ennuis. Les forces de police américaines ont de nombreux véhicules et même des avions et des hélicoptères. Une fois qu’ils sont lancés à vos trousses, ils vous retrouvent forcément. Bref, votre seule défense contre ça est de ne pas vous faire remarquer. Ne foncez pas. Ne commettez pas d’infractions au code de la route. Si vous vous comportez ainsi, vous n’aurez aucun problème. Violez ces lois et vous vous ferez prendre, flingues ou pas. Est-ce que vous comprenez ?

– Nous comprenons, lui assura Mustafa. Merci pour votre aide.

– Nous avons des cartes pour vous tous. Elles sont excellentes, éditées par l’AAA, l’Automobile Club d’Amérique. Vous avez tous des couvertures, je présume ? » demanda Juan, pressé d’en finir.

Mustafa regarda ses amis, guettant de nouvelles questions mais ils étaient trop pressés d’en découdre pour se laisser plus longtemps distraire. Satisfait, il se retourna vers Juan. « Encore merci pour votre aide, mon ami. »

Ami, mon cul, oui, songea Juan, mais il prit la main de son interlocuteur avant de raccompagner la troupe jusqu’à la façade du bâtiment. Leurs sacs furent prestement transférés des 4x4 aux berlines, puis il les regarda démarrer et reprendre le chemin de la route d’Etat 185. Ils n’étaient qu’à quelques kilomètres de Radium Springs et de l’entrée sur la branche nord de l’autoroute 1-25. Les étrangers se regroupèrent une dernière fois pour se serrer la main – et même échanger quelques baisers, nota Juan, non sans surprise. Puis ils se divisèrent en quatre groupes de quatre qui rejoignirent chacun leur voiture de location.

Mustafa s’installa dans sa berline. Il posa ses paquets de cigarettes sur le siège voisin, s’assura que les rétros étaient bien réglés, puis boucla sa ceinture puisqu’on lui avait dit que ne pas l’attacher était une infraction aussi grave qu’un excès de vitesse. Et s’il y avait bien une chose qu’il voulait éviter, c’était de se faire arrêter par la police. Conformément aux instructions délivrées par Juan, c’était un risque qu’il n’avait aucune envie de courir. De loin, un flic pouvait ne pas identifier leur origine mais, de près, c’était une autre chanson, et il n’avait aucune illusion sur l’opinion que les Américains avaient des Arabes. Raison pour laquelle tous leurs exemplaires du Coran étaient bien planqués au fond de la malle.

Ça allait durer un moment, Abdullah le relaierait certes au volant, mais la première étape était pour lui. Direction nord sur 1T-25 vers Albuquerque, puis est sur l’l-40, presque de bout en bout, jusqu’à leur destination. Plus de trois mille kilomètres. Il allait devoir calculer en miles, à présent, se remémora-t-il. Un kilomètre six pour un mile. Il allait lui falloir multiplier tous les chiffres par cette constante ou bien renoncer définitivement au système métrique lorsqu’il était au volant. Toujours est-il qu’il roula vers le nord sur la route d’État 185 jusqu’au moment où il avisa le panonceau vert indiquant l’embranchement de l’I-25 nord. Il se cala au fond de son siège, vérifia que la voie était libre pour s’insérer dans le trafic, puis accéléra jusqu’à soixante-cinq miles à l’heure avant d’enclencher le régulateur de vitesse pile sur cette valeur. Après cela, ce n’était plus qu’une question de conduite, tenir le volant tout en surveillant le trafic des véhicules anonymes qui, tout comme ses amis et lui, se dirigeaient vers Albuquerque.

 

 

Jack ne savait même pas pourquoi il avait du mal à s’endormir. Il était onze heures du soir passées, il avait eu sa dose de télévision pour la soirée, et il avait bu ses deux ou trois – ce soir, trois – verres. Il aurait dû se sentir somnolent. De fait, il l’était, mais le sommeil ne voulait pas venir. Et il ne savait pas pourquoi. Ferme juste les yeux et pense à des choses agréables, lui disait sa maman quand il était petit. Mais penser à des choses agréables était le plus dur maintenant qu’il n’était plus un môme. Il était entré dans un nouveau monde qui en avait bien peu à lui offrir. Son boulot était d’examiner les faits connus ou supposés concernant des gens qu’il ne rencontrerait sans doute jamais, et de décider s’ils voulaient tuer d’autres gens qu’il ne rencontrerait jamais non plus, puis de transmettre cette information à d’autres gens encore qui pourraient ou non tenter d’agir en conséquence. Ce qu’ils tenteraient au juste de faire, il l’ignorait, bien qu’il ait des soupçons… des soupçons terrifiants, du reste. Se tourner dans son lit, retaper l’oreiller, essayer de trouver un endroit frais sur la taie, reposer la tête, essayer de trouver le sommeil…

… qui ne venait pas. Il finirait bien par venir. Il finissait toujours par venir, généralement une demi-seconde avant le déclenchement du radio-réveil.

Et merde ! ragea-t-il en direction du plafond.

Il traquait les terroristes. La plupart se prenaient pour des héros, alors qu’ils commettaient des crimes. Pour eux, ce n’étaient en rien des crimes. Aux yeux des terroristes islamistes, ils accomplissaient l’œuvre de Dieu. Sauf que le Coran n’avait jamais dit ça. Il réprouvait particulièrement le meurtre d’innocents, de non-combattants. Comment cela se passait-il en réalité ? Allah accueillait-il les auteurs d’attentats-suicides avec le sourire ou bien… ? Chez les catholiques, la conscience individuelle était souveraine. Si vous croyiez vraiment faire le bien, alors Dieu ne pouvait vous en tenir rigueur. L’islam appliquait-il les mêmes règles ? D’ailleurs, puisqu’il n’y avait qu’un seul et même Dieu, peut-être les règles étaient-elles les mêmes pour tout le monde. Le problème : quel ensemble de règles religieuses s’approchait le plus de ce que pensait réellement Dieu ? Et comment diable démêler le bon du mauvais ? Les croisades avaient accompli pas mal d’horreurs. Mais c’était le cas classique du prétexte religieux donné à une guerre qui n’était en fait qu’une affaire d’économie et d’ambition. Un noble ne voulait surtout pas donner l’impression de se battre pour de l’argent – et avec Dieu de son côté, on n’avait rien à craindre. On maniait son épée et des têtes pouvaient bien tomber, ce n’était pas un problème. L’évêque vous avait donné sa bénédiction.

D’accord. Le vrai problème était que religion et pouvoir politique ne faisaient pas bon ménage, contrairement à ce que semblaient croire nombre de ces jeunes têtes brûlées pour qui l’aventure guettait au coin de la rue. Son père lui en avait parlé parfois, après le dîner, à l’étage des appartements privés de la Maison-Blanche ; il lui expliquait que l’un des avertissements qu’on avait à donner aux jeunes recrues de l’armée et des marines était que même la guerre avait ses règles, et que les enfreindre entraînait de sévères sanctions. Les soldats américains l’apprenaient assez vite, avait expliqué à son fils Jack Senior, parce qu’ils venaient d’une société dans laquelle toute violence arbitraire était sévèrement réprimée, ce qui valait mieux que tous les principes abstraits pour apprendre à discerner le bien du mal. Après une ou deux claques, on avait comme qui dirait saisi le message.

Il soupira, se tourna de nouveau dans son lit. Il était vraiment trop jeune pour penser à toutes ces Grandes Questions de l’Existence, même si son diplôme de Georgetown suggérait l’inverse. De manière générale, les universités ne vous disaient pas que quatre-vingt-dix pour cent de votre éducation venaient après que vous aviez accroché au mur votre peau d’âne. Les gens devraient réclamer un rabais.

 

 

C’était bientôt l’heure de la fermeture au Campus. Dans son bureau du dernier étage, Gerry Hendley révisait les données qu’il n’avait pas réussi à faire entrer dans la journée de travail normale. Il en était de même pour Tom Davis qui avait des rapports de Pete Alexander.

« Des problèmes ? s’enquit le patron.

– Les jumeaux ont encore tendance à un peu trop phosphorer, Gerry. On aurait dû le prévoir. Ils sont tous les deux intelligents, et ce sont deux personnes qui suivent les règles, de manière générale, aussi quand ils voient qu’on les forme à les enfreindre, ça les tracasse. Le plus drôle, dit Pete, c’est que c’est le marine qui s’inquiète le plus. Le gars du FBI s’y fait mieux.

– Je me serais attendu à l’inverse.

– Moi aussi. Tout comme Pete. » Davis prit son verre d’eau glacée. Il ne buvait jamais de café si tard le soir. « Quoi qu’il en soit, Pete dit qu’il ne sait pas trop ce que tout ça va donner, mais il n’a pas d’autre choix que de poursuivre l’entraînement. Gerry, j’aurais dû te mettre davantage en garde. Je me doutais qu’on aurait ce problème. Merde, c’est notre première fois. Comme je t’ai dit, les gens qu’on veut avoir ne sont pas des psychopathes. Ils vont fatalement poser des questions. Ils voudront savoir pourquoi. Ils auront des scrupules. On ne peut pas recruter des robots, pas vrai ?

– Comme la fois où ils ont voulu éliminer Castro », observa Hendley. Il avait lu les dossiers secrets sur cette aventure stupide et ce triste fiasco. Bobby Kennedy avait poussé à fond l’opération Mangouste. Sans doute avait-elle été décidée après quelques verres ou un match de foot. Après tout, Eisenhower avait bien utilisé la CIA pour des objectifs similaires durant son mandat, alors pourquoi s’en seraient-ils privés ? Excepté qu’un ex-lieutenant de marine, qui avait perdu son commandement suite à un éperonnage, et un avocat qui n’avait jamais exercé ne savaient pas d’instinct tout ce qu’un soldat de métier qui s’était hissé jusqu’au plus haut grade de l’armée comprenait parfaitement de bout en bout. Et, de toute façon, ils avaient le pouvoir. La Constitution même faisait de Jack Kennedy le commandant en chef et un tel pouvoir s’accompagnait immanquablement du désir de l’exercer, et d’ainsi remodeler le monde selon des vues plus proches de sa vision personnelle. Et c’est ainsi que la CIA s’était vu ordonner de pousser Castro vers la sortie. Mais voilà, la CIA n’avait jamais eu un service de tueurs à gages, et elle n’avait jamais formé ses agents à accomplir de telles missions. L’Agence s’était donc adressée à la Mafia, dont les pontes avaient peu de raisons d’admirer Fidel – qui avait mis un terme à ce qui s’annonçait l’opération la plus profitable de toute leur histoire. La chose avait paru si sûre que les grands manitous du crime organisé avaient investi leur argent dans les casinos de La Havane… pour les voir fermer par le dictateur communiste.

Et la Mafia ne savait-elle pas comment tuer les gens ?

Eh bien à vrai dire, non, ils n’avaient jamais été trop efficaces en la matière – surtout quand il s’agissait de tuer des individus capables de riposter – contrairement à la légende hollywoodienne. Malgré tout, le gouvernement américain avait tenté de les engager pour l’assassinat d’un chef d’État étranger – parce que la CIA ignorait comment s’y prendre. Rétrospectivement, c’était passablement ridicule. Passablement ? se dit Gerry Hendley. Il s’en était fallu d’un cheveu que la révélation d’un tel scandale fasse chuter le gouvernement. Assez en tout cas pour contraindre le président Gerald Ford à signer le décret présidentiel qui rendait une telle action illégale, et ce décret avait eu force de loi jusqu’à ce que le président Ryan décide d’éliminer le dictateur religieux d’Iran à l’aide de deux bombes intelligentes. Fait remarquable, la période et les circonstances avaient interdit aux médias de commenter une telle élimination. Elle avait été effectuée, après tout, par des bombardiers arborant – quoique discrètement – les marquages de PUS Air Force lors d’une guerre, non déclarée mais bien réelle, où des armes de destruction massive avaient été utilisées contre des citoyens américains. Ces facteurs s’étaient combinés pour rendre l’ensemble de l’opération sinon légitime, du moins louable, comme l’avait ratifié le peuple américain lors de l’élection suivante. Seul George Washington avait recueilli un plus vaste consensus, un fait qui continuait de mettre Jack Ryan Senior mal à l’aise. Mais Jack avait su l’importance de l’élimination physique de Mahmoud Hadji Daryaei, aussi, avant de quitter ses fonctions, avait-il convaincu Gerry de monter le Campus.

Mais Jack ne m’avait pas dit à quel point ce serait dur, se remémora Hendley. C’était toujours ainsi qu’avait opéré Jack Ryan : sélectionner des éléments de valeur, leur donner une mission et les outils pour l’accomplir, puis les laisser agir avec le minimum d’ingérence. C’était ce qui avait fait de lui un bon patron, et un rudement bon président, songea Gerry. Mais cela ne facilitait pas la vie de ses subordonnés. Bon Dieu, mais pourquoi avait-il accepté cette fonction ? se demanda-t-il. Puis il eut un sourire. Comment Jack réagirait-il quand il découvrirait que son propre fils faisait partie du Campus ? Verrait-il l’humour de la chose ?

Sans doute pas.

« Donc, Pete dit de continuer sur notre lancée ?

– Que peut-il dire d’autre ? rétorqua Davis en guise de réponse.

– Tom… jamais eu envie de retourner à la ferme paternelle dans le Nebraska ?

– C’est sacrement dur, comme boulot, et on se fait chier à cent sous de l’heure. » Et jamais rien ni personne n’obligerait Davis à retourner à la ferme après avoir été espion à la CIA. Il pouvait bien être un excellent courtier en bourse du côté « blanc » de son existence, Davis n’était pas plus blanc dans sa vocation qu’il ne l’était par sa couleur de peau. Il aimait bien trop naviguer du côté « noir », obscur…

« Qu’est-ce que tu penses de cette histoire révélée par Fort Meade ?

– Mon petit doigt me dit qu’ils sont mûrs pour quelque chose. On les a piqués au vif. Ils veulent nous rendre la pareille.

– Tu crois qu’ils peuvent s’en remettre ? Après ce que nos troupes leur ont fait subir en Afghanistan ?

– Gerry, certains sont trop cons ou trop convaincus pour remarquer qu’ils ont été blessés. La religion est une motivation puissante. Et même si leurs tireurs sont trop cons pour se rendre compte de l’importance de leurs actes…

–… ils sont assez intelligents pour entreprendre ces missions, convint Hendley.

– Et n’est-ce pas la raison de notre présence ici ? » conclut Davis.