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Paradis
Les journalistes fondirent sur Charlottesville comme une nuée de vautours sur une carcasse échouée… jusqu’à ce que la situation se complique encore.
Les bulletins d’information suivants provinrent d’un centre commercial baptisé Citadel Mail, à Colorado Springs, puis de Provo, Utah et enfin de Des Moines, dans l’Iowa. Cela faisait un scoop incroyable. L’attentat dans le centre du Colorado avait occasionné la mort de six cadets de l’école de l’air – un certain nombre avaient été mis à l’abri par leurs propres camarades -et de vingt-six civils.
Mais l’annonce de l’attentat de Colorado Springs était rapidement parvenue à Provo, Utah, où le chef de la police locale, se fiant à son instinct de flic, avait aussitôt envoyé des véhicules-radio dans tous les centres commerciaux de la ville. Au Provo Towne Center, ils firent mouche. Chaque voiture de patrouille était dotée d’une carabine réglementaire et une fusillade spectaculaire se déclencha entre quatre terroristes armés et six flics – qui tous savaient tirer. L’échange fit deux blessés graves chez les flics, trois morts dans la population civile – onze personnes s’étaient jointes spontanément à la bataille rangée – et quatre terroristes tout ce qu’il y a de plus morts au cours de ce que le FBI devait qualifier d’attaque ratée. Cela aurait pu tourner de la même façon à Des Moines, sauf que là, les forces de police furent plus lentes à réagir et que le bilan définitif fut de quatre terroristes morts… mais hélas, trente et un citoyens connurent le même sort.
Dans le Colorado, deux terroristes survivants se retrouvèrent bloqués dans une boutique avec une brigade d’intervention de la police à cinquante mètres à peine, plus une compagnie de la Garde nationale armée – prestement mis en état d’alerte par le gouverneur de l’État, armés jusqu’aux dents, ils rongeaient leur frein à l’idée d’assouvir le fantasme de tout soldat : passer à l’action pour immoler l’adversaire et laisser les dépouilles aux charognards. Il fallut un peu plus d’une heure pour que le rêve se concrétise mais, aidés de grenades fumigènes, ces guerriers du dimanche usèrent d’une puissance de feu propre à détruire une armée d’envahisseurs pour mettre fin à la vie de deux criminels – des Arabes, devait-on découvrir sans grande surprise – de la façon la plus spectaculaire qui soit.
Dans l’intervalle, toute l’Amérique était rivée à la télé, avec des reporters de New York et d’Atlanta pour raconter à la nation ce qu’ils savaient – en l’occurrence pas grand-chose – et tenter d’expliquer les événements du jour – ce qu’ils firent avec la précision et l’exactitude d’élèves de classe primaire. Ils répétaient à l’infini les rares éléments concrets qu’ils avaient réussi à glaner et battirent le rappel de prétendus experts qui en savaient peu mais parlaient beaucoup. C’était parfait pour occuper le temps d’antenne, faute d’informer convenablement l’opinion.
Il y avait également des téléviseurs au Campus, et presque partout le travail cessa tandis que les troupes regardaient.
« Nom de Dieu », observa Jack Junior. D’autres murmuraient ou pensaient à peu près la même chose, mais quelque part, c’était encore pire pour eux, puisque techniquement ils étaient membres de la communauté du renseignement qui n’avait pas réussi à déclencher une alerte stratégique contre cette attaque visant leur pays natal.
« C’est relativement simple, observa Tony Wills. Si nous n’avons pas de renseignement humain sur le terrain, alors il nous est difficile de recevoir la moindre alerte, à moins que l’adversaire ne se montre particulièrement imprudent dans l’emploi de téléphones mobiles. Mais les médias aiment raconter au public comment on piste les méchants, et ces derniers ne manquent pas de l’apprendre. Les fonctionnaires de la Maison-Blanche aussi… ils aiment bien jouer les malins auprès des journalistes et divulguent des éléments d’enquête. On en vient à se demander parfois s’ils ne sont pas complices des terroristes, tellement ils sont enclins à balancer des infos classées confidentielles. » En réalité, ces connards de bureaucrates ne cherchent qu’à se faire mousser, bien sûr, vu que c’est à peu près la seule chose dont ils soient capables.
« Donc, le reste de la journée, les journaleux vont encore nous bassiner sur le thème d’"un nouvel échec du renseignement", c’est ça ?
– C’est à parier, répondit Wills. Les mêmes qui vouent aux gémonies la communauté du renseignement vont maintenant se plaindre qu’elle ne sait pas remplir sa tâche – mais sans admettre qu’ils ont contribué à la priver de tout moyen de le faire. Idem pour le Congrès, bien entendu. Enfin, que cela ne nous empêche pas de nous remettre au boulot. La NSA va chercher un semblant de soutien du côté de l’opposition – ils sont humains, après tout… Ils aiment bien se tambouriner la poitrine lorsqu’ils démontent une opération. Reste à voir si notre copain Sali est dans le coup.
– Mais qui est le grand manitou qui a commandité celle-ci ? demanda Jack.
– On va voir si on peut trouver ça. » Plus important, s’abstint pour l’heure d’ajouter Wills, était de localiser ce salaud. Un visage avec un point de chute précis était bien plus précieux qu’un simple visage anonyme.
En haut, Hendley avait réuni son état-major devant un poste de télévision.
« Des réflexions ?
– Pete a appelé de Charlottesville. Vous voulez deviner où se trouvaient nos deux stagiaires ? demanda Jerry Rounds.
– Tu plaisantes ? réagit Tom Davis.
– Eh non. Ils ont descendu les méchants pour de bon, sans aide extérieure, et ils ont réintégré le bercail à l’heure qu’il est. En prime : Brian – le marine – en a fini avec ses scrupules concernant sa fonction. Tout ça, me signale Pete, c’est du passé. Il a hâte désormais d’être engagé pour de bon sur des missions en vraie grandeur. Et Pete estime lui aussi qu’ils sont quasiment prêts désormais.
– Bref, il ne nous manque plus que des cibles concrètes ? demanda Hendley.
– Mes gars vont surveiller les infos en provenance de la NSA. On peut supposer que les méchants vont avoir un certain nombre de conversations à présent. Le black-out sur les messages devrait avoir cessé à l’heure où nous parlons, observa tout haut Rick Bell. Si on doit passer à l’action, alors on va le faire, et sans traîner. »
Ça, c’était le boulot de Sam Granger. Il était demeuré silencieux jusqu’ici mais il était à présent temps pour lui de s’exprimer.
« Eh bien, les gars, nous avons deux petits gars prêts à y aller pour servir certaines cibles, annonça-t-il en recourant à une phraséologie inventée par l’armée vingt ans plus tôt. Ce sont des gars bien, me dit Pete, et, à voir ce qui s’est passé aujourd’hui, je pense qu’ils ont la motivation qu’il faut.
– Que pense l’adversaire ? » demanda Hendley. C’était difficile à deviner, mais il souhaitait des avis supplémentaires.
« Ils voulaient nous frapper adroitement. Leur objectif est ici manifestement de frapper au cœur de l’Amérique profonde, résuma Rounds. Ils pensent nous paralyser de peur en nous montrant qu’ils sont capables de nous frapper partout, pas simplement de viser des cibles évidentes à New York. C’était l’élément clé de l’opération. Sans doute quinze à vingt terroristes au total, plus peut-être quelques éléments de soutien. C’est un effectif relativement important mais qui n’est pas sans précédent. Ils ont maintenu une bonne sécurité opérationnelle. Leurs membres étaient parfaitement motivés. Je n’irai cependant pas jusqu’à dire qu’ils étaient particulièrement bien entraînés, disons qu’ils se sont contentés de jeter un chien fou dans la cour pour mordre quelques mômes. Ils ont ainsi fait la preuve de leur volonté politique de nuire, mais ce n’est pas là une surprise ; et aussi de faire agir des éléments dévoués, mais ce n’est pas une surprise non plus. L’attaque n’avait rien de high-tech, juste quelques méchants munis d’armes automatiques légères. Ils ont montré leur caractère vicieux, mais pas un véritable professionnalisme. Dans moins de quarante-huit heures, le FBI aura sans doute remonté leur piste jusqu’au point d’origine et peut-être même leur itinéraire d’entrée. Ils n’ont pas appris à piloter ou quelque chose comme ça, donc ils ne devaient pas être dans le pays depuis si longtemps. Ça m’intéresserait d’ailleurs de savoir qui a effectué pour eux le repérage des objectifs. Le déroulement chronologique suggère une certaine planification, mais rien de plus… il n’est pas si dur de lire l’heure sur une montre-bracelet. Ils n’avaient pas envisagé de s’échapper après la fusillade. Ils sont sans doute arrivés dans le pays avec des objectifs déjà identifiés. À ce point, je suis prêt à parier qu’ils n’étaient à l’intérieur de nos frontières que depuis une semaine ou deux – voire moins, selon leur procédure d’entrée. De ce côté-là, le Bureau aura la réponse d’ici peu.
– Pete signale que les armes étaient des pistolets-mitrailleurs Ingram. Ils en jettent – c’est pour ça qu’on les voit tout le temps à la télé et au cinéma, expliqua Granger. Mais ce ne sont pas des armes vraiment efficaces.
– Comment les ont-ils obtenues ? demanda Tom Davis.
– Bonne question. J’imagine que le FBI a déjà récupéré celles de Virginie et s’active à les identifier par leur numéro de série. Ça, ils savent faire. On devrait avoir l’information dès ce soir. Ça nous donnera des pistes sur la façon dont ces armes ont échoué aux mains des terroristes et, de là, l’enquête pourra se poursuivre. »
« Que va faire le Bureau, Enzo ? demanda Brian.
– C’est une affaire énorme. Elle va se voir assigner un nom de code et tous les agents du pays vont être appelés à travailler dessus. Pour l’heure, leur première mission est de rechercher les véhicules utilisés par les terroristes. Peut-être ont-ils été volés. Plus probablement loués. Mais pour ça, il faut signer un bon, laisser une copie de son permis de conduire, de sa carte de crédit, bref, tous les trucs habituels indispensables pour avoir une existence légale en Amérique. Tout cela peut être retracé. Tout aboutit quelque part, frérot. C’est bien pourquoi on traque toutes ces pistes jusqu’au moindre détail.
– Comment ça va, les gars ? demanda Pete en entrant dans la pièce.
– Un petit verre, ça aide », répondit Brian. Il avait déjà nettoyé son Beretta, tout comme Dominic son Smith & Wesson. « C’était pas marrant, Pete.
– Ça n’était pas censé l’être. OK, je viens juste de causer avec le siège. Ils veulent vous voir, les gars, dans un jour ou deux. Brian, vous aviez eu des scrupules, il y a quelque temps, et vous dites que ça a changé. Toujours vrai ?
– Vous nous avez entraînés à identifier, approcher et tuer des gens, Pete. Et je peux vivre avec… tant qu’on ne nous demande pas de faire un truc complètement en dehors de la ligne jaune. »
Dominic se contenta d’acquiescer, mais sans quitter des yeux un seul instant leur instructeur.
« OK, à la bonne heure. Je ne vais pas vous resservir la vieille scie : pourquoi les avocats texans sont si bons ? Parce qu’il y a plus de types à tuer que de chevaux à voler. Eh bien, pour ces types-là, peut-être que vous pouvez leur filer un coup de main.
– Est-ce que vous allez finir par nous dire pour qui on bosse au juste ? demanda Brian.
– Vous le saurez le moment venu… patientez juste un jour ou deux.
– -OK, je peux attendre jusque-là », fit Brian. Il avait fait sa petite analyse de son côté. Le général Terry Broughton pourrait bien savoir quelque chose. Ce Werner, au FBI, à coup sûr aussi, mais cette ancienne plantation sur laquelle ils s’étaient entraînés n’appartenait à aucun des services gouvernementaux qu’il connaissait. La CIA possédait « la Ferme », près de Yorktown, en Virginie, mais c’était à plus de deux cents kilomètres d’ici. Cet endroit n’avait en rien le style de l’« Agence », du moins tel qu’il l’imaginait, quand bien même ses suppositions seraient erronées. À vrai dire, cet endroit n’avait – à ses yeux en tout cas – rien de « gouvernemental ». Mais d’une manière ou d’une autre, d’ici deux jours, il aurait du concret et il pouvait bien attendre jusque-là.
« Qu’est-ce qu’on sait de ces gars qu’on a descendus aujourd’hui ?
– Pas grand-chose. Il faudra patienter un peu. Dominic, combien de temps avant qu’ils commencent à trouver du concret ?
– D’ici demain midi, ils auront un paquet d’informations, mais nous n’avons aucun contact direct au Bureau, à moins que vous me demandiez…
– Non, absolument pas. On sera peut-être obligés de leur signaler que Brian et vous n’êtes pas la nouvelle version du vengeur masqué, mais ça ne devrait pas aller plus loin.
– Vous voulez dire qu’il va falloir que je cause avec Gus Werner ?
– Sans doute. Mais il a assez d’influence au Bureau pour leur dire que vous êtes en "mission spéciale" et rendre cette version crédible. J’imagine qu’il va se rengorger à l’idée de nous avoir aidés à vous recruter. En passant, vous vous êtes rudement bien débrouillés, tous les deux.
– Tout ce qu’on a fait, observa le marine, c’est ce qu’on nous avait entraînés à faire. On n’a pas vraiment eu le temps de réfléchir et, après ça, les réflexes ont joué. On m’a appris pendant mes classes que la différence entre le succès et l’échec tient en général à quelques secondes de réflexion. Si on s’était trouvés au Sam Goody quand tout a commencé au lieu d’y arriver quelques minutes plus tard, tout aurait pu se dérouler autrement. Par ailleurs, deux hommes sont à peu près quatre fois plus efficaces qu’un type seul. Il y a même eu une étude là-dessus : "Les facteurs tactiques non linéaires dans les engagements à effectifs réduits", je crois qu’elle s’appelle comme ça. Elle fait partie du cursus de formation.
– Alors comme ça, les marines savent vraiment lire ? » fit mine de s’étonner Dominic en saisissant la bouteille de bourbon. Il en versa deux bonnes rasades, passant le verre à son frère avant de boire une gorgée du sien.
« Le gars au Sam Goody… il m’a souri, fît Brian, incrédule. Je n’y ai pas vraiment réfléchi sur le coup. Je crois qu’il n’avait pas peur de mourir.
– On appelle ça le martyre, et certaines personnes ont vraiment cet esprit-là, leur dit Pete. Alors, qu’est-ce que vous avez fait ?
– Je lui ai tiré dessus, presque à bout portant, peut-être six ou sept fois…
– Largement plus de dix, frérot, rectifia Dominic. Plus la dernière dans la nuque.
– Il remuait encore, expliqua Brian. Et j’avais pas de menottes à lui passer. Et tu sais quoi, ça me chagrine pas vraiment. » De toute façon, le gus se serait vidé de son sang. Comme les choses s’étaient goupillées, son voyage vers l’autre dimension s’était juste produit un peu plus tôt que prévu.
« B-3 et un croiseur coulé ! Un croiseur coulé ! plaisanta Jack derrière sa station de travail. Sali est dans le coup, Tony. Regarde-moi ça. » Il désigna son écran.
D’un clic, Wills récupéra sa « prise » de la NSA et effectivement, tout était là : « Tu sais, on dit que les poules caquettent après avoir pondu un œuf, rien que pour s’en vanter devant le monde entier. Ça marche aussi avec ce genre d’oiseaux. OK, Jack, c’est officiel. Ouda ben Sali est bien dans le coup. À qui est-ce adressé ?
– Un gars avec qui il bavarde sur le Net. Il lui parle essentiellement de transferts d’argent.
– Enfin ! » observa Wills en inspectant le document depuis son propre poste de travail. « Ils réclament des photos du gus, la totale. Peut-être que Langley s’est finalement décidé à le faire surveiller. Dieu soit loué ! » Il marqua un temps. « T’as une liste des gens à qui il envoie des courriels ?
– Ouaip. Tu la veux ? » Jack pianota pour l’afficher, puis il pressa la touche impression. Quinze secondes plus tard, il tendit la feuille à son collègue de bureau. « La liste des messages, avec leurs dates. Je peux t’imprimer les plus intéressants et les raisons qui motivent mon choix, si tu veux.
– On va attendre. Pour l’heure, je monte déjà tout ça à Rick Bell.
– Je garde la place. »
Est-ce que t’as vu les nouvelles à la télé ? avait écrit Sali à l’un de ses correspondants épisodiques. Ça devrait leur flanquer des brûlures d’estomac, à ces amerloques.
« Ouais, à coup sûr, mec, dit à l’écran Jack Junior. Mais tu viens de te trahir, vieux. Oups. »
Seize martyrs de plus, songea Mohammed en regardant la télé à l’hôtel Bristol de Vienne. Ce n’était douloureux que dans l’abstrait. Ces individus étaient, à proprement parler, des denrées périssables. Ils étaient moins importants que lui-même, à cause de sa valeur pour l’organisation. Il avait le physique et les aptitudes aux langues pour voyager partout, et les facultés intellectuelles pour planifier parfaitement ses missions.
Le Bristol était un hôtel fort cossu, situé juste en face de l’Impérial – un palace encore plus richement décoré – et le minibar était pourvu en excellent cognac, or il appréciait le bon cognac. La mission ne s’était pas déroulée si bien que ça… il avait espéré plusieurs centaines de victimes, au lieu de quelques dizaines, mais avec tous ces flics – et même quelques civils – en armes, l’estimation haute avait été par trop optimiste. L’objectif stratégique avait été toutefois atteint. Tous les Américains savaient à présent qu’ils n’étaient plus en sûreté chez eux. Peu importait l’endroit où ils vivaient, ils pouvaient à tout moment être frappés par ses militants de la Guerre sainte, tous prêts à donner leur vie en échange du sens de la sécurité des Américains. Mustafa, Saïd, Sabawi et Mehdi étaient désormais au paradis – si tant est qu’un tel endroit existât réellement. Il se disait parfois que c’était simplement un conte pour impressionner les enfants ou les simples d’esprit qui écoutaient et croyaient à la lettre les prêches des imams. Il fallait toujours choisir son imam avec soin parce que tous ne voyaient pas l’islam comme le voyait Mohammed. Mais ils ne voulaient pas tout régenter. Lui si – ou peut-être juste une partie, pour autant qu’elle comprenne les Lieux saints.
Il ne pouvait pas s’exprimer à haute voix sur de tels sujets. Certains des dirigeants de l’organisation avaient vraiment la foi, et ceux-là penchaient vers la branche la plus conservatrice – pour ne pas dire réactionnaire -de l’islam, comme les wahhabites d’Arabie Saoudite. À ses yeux, ces derniers n’étaient que les riches corrompus d’un pays lui-même hideusement corrompu, des gens qui énonçaient la loi tout en se livrant à leurs vices chez eux comme à l’étranger, en dilapidant leur fortune. Et l’argent filait vite. Après tout, on ne l’emportait pas en paradis. Au paradis, s’il existait, on n’avait pas besoin d’argent. Et si le paradis n’existait pas, alors l’argent était inutile, là aussi. Ce qu’il voulait, ce qu’il espérait – non, ce qu’il aurait de son vivant – c’était le pouvoir, la capacité à diriger les gens, les plier à sa volonté. Pour lui, la religion était la matrice qui modelait la forme du monde qu’il contrôlerait. Il lui arrivait même de prier, parfois, pour ne pas perdre la forme du moule – surtout quand il se retrouvait avec ses « supérieurs ». Mais en tant que chef des opérations, c’était lui et pas eux qui déterminait la marche de l’organisation dans le parcours d’obstacles placé sur leurs pas par les idolâtres occidentaux. Et en choisissant ce parcours, il choisissait également la nature de leur stratégie ; celle-ci venait de leurs croyances religieuses, lesquelles étaient aisément guidées par le monde politique au sein duquel ils opéraient. Votre ennemi modelait votre stratégie de toute façon, puisque c’était la sienne qu’il fallait contrecarrer.
Dorénavant, donc, les Américains allaient connaître la peur comme jamais encore auparavant. Ce n’était pas leur capitale financière ou politique qui était menacée. C’étaient leurs vies. La mission avait été conçue d’emblée pour tuer un maximum de femmes et d’enfants, le bien le plus précieux et le plus vulnérable de toute société.
Et sur cette réflexion, il décapsula une autre mignonnette de cognac.
Plus tard, il comptait allumer son ordinateur portable pour récupérer les rapports de ses sous-fifres sur le terrain. Il faudrait aussi qu’il dise à l’un de ses banquiers de réapprovisionner son compte au Liechtenstein. Inutile de risquer de le mettre à sec. Puis les comptes des cartes Visa seraient supprimés pour disparaître à jamais dans le monde virtuel. Sinon, la police risquait de se lancer à ses trousses, avec un nom et peut-être des photos. Pas question. Il comptait rester à Vienne quelques jours encore, puis retour au pays pendant une semaine, afin de retrouver ses chefs et de planifier les opérations futures. Avec un tel succès à son actif, nul doute qu’ils l’écouteraient désormais avec un peu plus d’attention.
Son alliance avec les Colombiens avait payé, malgré leurs appréhensions, et il surfait sur la crête de la vague. Encore quelques soirées de célébration et il serait prêt à retrouver la vie nettement moins animée de son pays natal, à savoir café ou thé et bavardage, cet interminable et sempiternel bavardage. Pas d’action. Or, ce n’était que par l’action qu’il pouvait parvenir aux objectifs que ses chefs lui avaient assignés… que lui-même s’était assignés.
« Mon Dieu, Pablo, dit Ernesto, coupant la télé.
– Allons, arrête, c’est pas vraiment une surprise, réagit Pablo. Tu ne t’attendais quand même pas à ce qu’ils aillent vendre des gâteaux à une kermesse ?
– Non, mais ça…
– C’est pour ça qu’on les appelle des terroristes, Ernesto. Ils tuent sans prévenir et attaquent des gens incapables de se défendre. » Il y avait eu quantité de reportages sur l’attentat de Colorado Springs où la présence des camions de la Garde nationale composait un arrière-plan spectaculaire. Là, les civils en uniforme avaient même traîné dehors les corps des deux terroristes – ostensiblement pour dégager le secteur où les grenades fumigènes avaient déclenché des débuts d’incendie mais en réalité pour exhiber les cadavres, bien sûr. Les militaires colombiens aimaient eux aussi procéder de la sorte… les soldats qui paradent. Enfin, les propres sicaires du Cartel faisaient souvent de même… Mais ce n’était pas là l’important. L’essentiel pour Ernesto était que son identité demeure celle d’un « homme d’affaires », pas celle d’un trafiquant de drogue ou d’un terroriste. Dans sa glace, le visage qu’il voyait était celui d’un homme qui fournissait une marchandise et un service de valeur au public, marchandise et service pour lesquels on le payait, et pour la protection desquels il devait se défendre contre ses rivaux.
« Mais comment vont réagir les Yankees ? demanda dans le vide Ernesto.
– Ils vont fulminer, puis enquêter comme pour n’importe quel crime crapuleux : ils vont sûrement trouver certaines choses, mais pas l’essentiel, et nous, pendant ce temps-là, nous aurons un nouveau réseau de distribution en Europe, ce qui – rappela-t-il à son patron – est notre objectif.
– Je ne m’attendais pas, malgré tout, à un crime aussi spectaculaire, Pablo.
– Mais nous avons discuté de tout ça, rétorqua Pablo de son ton le plus calme. Leur espoir était de réaliser une démonstration de force spectaculaire – il s’abstint d’employer le mot crime, bien entendu – susceptible de déclencher un sentiment de peur. Ces conneries sont importantes pour eux, et nous le savions tous pertinemment. Pour nous, l’important est que leurs activités détournent l’attention de nos propres intérêts. »
Quelquefois, il fallait être patient pour expliquer des trucs au patron. L’important, en fait, c’était l’argent. Avec de l’argent, on pouvait s’acheter du pouvoir. Avec de l’argent, on pouvait acheter des gens, s’acheter une protection, et ainsi non seulement protéger sa propre vie et celle de ses proches mais aussi contrôler son pays. Tôt ou tard, ils feraient élire quelqu’un qui dirait ce que les Yankees aimeraient entendre mais qui ne ferait pas grand-chose, sinon peut-être traiter avec le groupe de Cali, ce qui leur convenait à merveille. Leur seul vrai souci était que celui dont ils achèteraient la protection retourne sa veste ou leur pique leur fric, comme un chien infidèle. Tous les politiciens étaient du même tonneau, après tout. Mais il avait lui-même ses propres informateurs dans leur propre camp, une mesure de sécurité supplémentaire. Prêts à « venger » l’assassinat du faux ami qu’il se verrait contraint de supprimer en de telles circonstances. L’un dans l’autre, c’était un jeu fort complexe, mais jouable. Et il savait comment manœuvrer les gens et le gouvernement -même le gouvernement américain, si besoin était. Il avait le bras long… assez long pour tâter l’âme et l’esprit de ceux qui ne se doutaient pas de l’identité de qui tirait les ficelles. C’était particulièrement vrai de ceux qui se prononçaient contre la légalisation des drogues. Que cette légalisation arrive et aussitôt sa marge bénéficiaire s’évanouirait et, avec elle, son pouvoir. Il n’en était pas question. Non. Pour lui et pour son organisation, le statu quo était un modus vivendi idéal avec le reste du monde. Ce n’était pas la perfection – mais chacun sait que la perfection n’est pas de ce monde.
Le FBI avait travaillé vite. Identifier la Ford immatriculée au Nouveau-Mexique n’avait pas été trop foulant, vu que chaque numéro relevé sur le parking avait été « suivi » et relié à son propriétaire respectif et, dans bien des cas, ce dernier s’était vu interroger par un agent assermenté – et armé. Au Nouveau-Mexique, on avait découvert que l’agence de location National était équipée d’un système de vidéosurveillance, que la cassette de la journée correspondante était accessible et que, détail remarquable, elle montrait dans la foulée une autre opération de location qui intéressait directement l’antenne locale du FBI à Des Moines, Iowa. Moins d’une heure plus tard, le FBI renvoyait les mêmes agents faire une descente à l’agence Hertz voisine de huit cents mètres, agence qui était, elle aussi, équipée de caméras de surveillance. Entre les doubles de documents écrits et les cassettes vidéo, ils avaient une liste de fausses identités (Tomas Salazar, Hector Santos, Antonio Quifiones et Carlos Olivâ) pour s’occuper, des photos de leurs permis de conduire tout aussi faux, et les noms de code de quatre individus. La documentation les concernant était également importante. Les permis de conduire internationaux ayant été délivrés dans la ville de Mexico, des télex furent aussitôt transmis à la police fédérale mexicaine, dont la coopération fut aussi immédiate qu’efficace.
À Richmond, Des Moines, Sait Lake City et Denver, les numéros de carte Visa furent demandés. Le chef de la sécurité chez Visa était un ancien divisionnaire du FBI et les ordinateurs de cette société purent non seulement localiser la banque émettrice pour chacun des comptes mais également suivre les opérations de quatre cartes sur un total de seize stations-service, ce qui permit de définir l’itinéraire emprunté et la vitesse de progression des quatre véhicules utilisés par les terroristes. Les numéros de série des pistolets-mitrailleurs Ingram furent traités par un organisme jumeau du FBI, le Bureau des alcools, tabacs, armes à feu et explosifs du ministère des Finances. Là, on détermina que les seize armes automatiques avaient fait partie d’un chargement détourné onze années plus tôt au Texas. Certaines de leurs petites sœurs avaient refait surface lors de fusillades liées à des trafics de drogue dans tout le pays, un élément d’information qui ouvrit toute une nouvelle série de pistes d’enquêtes pour le Bureau. Sur les lieux des quatre attentats, on releva les empreintes des terroristes abattus, plus des échantillons de sang en vue de tests ADN.
Les voitures furent bien entendu emmenées dans les locaux du FBI pour y être entièrement inspectées et soumises à des prises d’empreintes digitales et d’échantillons d’ADN, afin de voir si elles n’auraient pas éventuellement transporté des complices. Le personnel et la direction de tous les hôtels et motels furent interrogés, tout comme les employés des divers fast-foods, bars et restaurants. Les relevés téléphoniques des motels permirent de voir si des coups de fil avaient été passés et à qui. Il s’avéra que c’était le plus souvent des numéros de fournisseurs d’accès à internet. Les ordinateurs portatifs des terroristes furent saisis, on releva dessus les empreintes, puis les techniciens maison analysèrent le contenu des disques durs. Sept cents agents en tout furent mis exclusivement sur l’affaire, baptisée du nom de code islamterr.
Les victimes se trouvaient pour l’essentiel hospitalisées dans les environs et toutes celles en état de parler furent interrogées le soir même pour confirmer ce qu’elles savaient ou ce dont elles pouvaient se souvenir. Les balles furent extraites des corps pour servir de preuves ; elles seraient par la suite comparées aux armes saisies, et l’ensemble emmené dans le nord de l’État de Virginie où se trouvait le tout nouveau laboratoire de balistique du FBI. Toutes ces informations convergeaient ensuite sur le ministère de la Sécurité intérieure qui, bien entendu, transmit tous les éléments à la CIA, à la NSA et au reste de la communauté américaine du renseignement, dont les responsables harcelaient déjà leurs agents sur le terrain pour leur soutirer toutes les informations souhaitables. Les espions interrogeaient également leurs homologues étrangers jugés « bienveillants » pour tout ce qui pouvait avoir un rapport avec l’affaire. L’ensemble des informations ainsi glanées atterrissaient au Campus via la liaison CIA-NSA. Toutes les données interceptées se retrouvaient dans les entrailles de l’énorme ordinateur central installé au sous-sol, où elles étaient triées et classées à destination des analystes qui arriveraient le matin.
En haut, tout le monde était rentré pour la nuit, excepté le personnel de sécurité et de nettoyage. Les stations de travail utilisées par les analystes étaient protégées de diverses manières pour s’assurer que personne ne pouvait les allumer sans autorisation. La sécurité était rigoureuse ici, mais elle demeurait discrète, par souci d’efficacité, et surveillée par un réseau de caméras vidéo dont les prises de vue étaient constamment sous surveillance humaine ou électronique.
De retour dans son appartement, Jack songea un moment à appeler son père mais préféra s’en abstenir. Sans doute devait-il être assailli déjà par les journaleux de la presse écrite et télévisée, malgré son habitude bien connue de ne rien dire qui soit susceptible d’entraver l’action du président en exercice, Edward Kealty. Il y avait certes une ligne cryptée et parfaitement secrète dont seuls les enfants Ryan connaissaient l’existence mais Jack décida de laisser celle-ci à Sally qui était un peu plus émotive que lui. Jack caressa l’idée d’envoyer à son père un courriel qui dirait en gros : Qu’est-ce qui se passe ? Sûr que je regrette que tu ne sois plus à la Maison-Blanche. Mais il savait que Jack Senior devait sans doute plutôt remercier le ciel de ne plus y être, et peut-être même espérer que Kealty écouterait pour une fois ses conseillers – enfin, les bons – et réfléchirait avant d’agir. Son père avait sans doute appelé certains amis à l’étranger pour leur demander ce qu’ils savaient et s’enquérir de leur opinion ; peut-être avait-il également transmis lui-même en haut lieu son avis personnel, puisque beaucoup de gouvernements étrangers avaient encore tendance à écouter ce qu’il avait à dire, discrètement, en privé. Le Grand Jack était toujours plus ou moins dans le système. Il pouvait appeler des amis datant du temps de sa présidence pour savoir de quoi il retournait au juste. Mais Jack Junior renonça finalement à cette idée de courrier électronique.
Hendley avait chez lui comme au bureau un téléphone crypté baptisé STU-5, le tout dernier modèle d’AT&T et de la NSA. Il lui était parvenu par des moyens… irréguliers.
Il était justement en communication sur cet appareil.
« Oui, c’est exact. Nous aurons le signal demain matin. Inutile de traîner au bureau pour passer son temps à contempler un écran vide », nota, toujours prosaïque, l’ancien sénateur, tout en sirotant son bourbon-soda. Puis il écouta la requête suivante.
« Sans doute, répondit-il à une question assez évidente. Mais rien de bien solide à l’heure qu’il est, du moins. »
Encore une question, plutôt longue.
« Nous avons deux gars pour l’instant, quasiment prêts… Oui, bien sûr. Quatre environ. On les surveille de près en ce moment même… enfin, demain matin, plutôt. Jerry Rounds phosphore sur le sujet, en compagnie de Tom Davis… c’est cela, oui, tu ne le connais pas, n’est-ce pas ? Un Noir, il vient de l’autre rive, il a fait les deux ailes du bâtiment. Très intelligent, bonne appréciation des questions financières, mais aussi de l’aspect opérationnel. Curieux que vous ne vous soyez jamais croisés. Sam ? Il est pressé d’en découdre, crois-moi. Le truc, c’est de sélectionner les bonnes cibles… je sais, tu ne veux rien à voir avec ça… Excuse-moi de parler de "cibles". »
Un long monologue, suivi d’une question piège.
« Oui, je sais. C’est bien pourquoi nous sommes ici.
Bientôt, Jack… bientôt. Merci, vieux. Toi aussi. À un de ces quatre. »
Et il raccrocha, sachant qu’il ne reverrait pas son ami de sitôt… peut-être même plus jamais en personne. Et c’était franchement regrettable. Il n’y avait pas tant de monde que ça qui comprenne ce genre de choses, et c’était bien dommage.
Encore un coup de fil à passer, cette fois sur la ligne normale.
L’identification d’appel permit à Granger de savoir de qui il s’agissait avant qu’il ne décroche.
« Ouais, Gerry ?
– Sam, ces deux recrues. Tu es sûr qu’elles sont prêtes à jouer dans la cour des grands ?
– Aussi prêtes qu’elles peuvent l’être, assura à son patron le chef des opérations.
– Fais-les-moi monter ici pour le déjeuner. Toi, moi, eux, et Jerry Rounds.
– J’appelle Pete dès demain, à la première heure. » Inutile de le déranger maintenant. Il n’était qu’à deux heures de route, après tout.
« Bien. Pas de doutes ?
– Gerry, la qualité se révèle à l’usage, pas vrai ? On le saura tôt ou tard.
– Ouais, t’as raison. À demain.
– Bonne nuit, Gerry. » Granger raccrocha le téléphone et reprit son bouquin.
Les infos du matin avaient fait sensation dans l’Amérique entière – dans le monde entier, oui ! Les faisceaux satellite de CNN, FOX, MSNBC et autres agences qui possédaient des caméras et un camion émetteur arrosèrent le monde d’une exclu qui n’aurait pu être dépassée que par une explosion nucléaire. Les journaux européens exprimèrent rituellement leur sympathie envers l’Amérique pour cette nouvelle épreuve – avant comme de juste d’oublier, voire de se rétracter, dans les faits sinon en paroles. Les médias américains évoquaient la terreur qui s’était emparée de leurs concitoyens. Sans le moindre chiffre pour confirmer la tendance, dans tout le pays, des citoyens se mettaient à acheter des armes à feu pour leur protection personnelle – un objectif le plus souvent illusoire. La police savait sans qu’on le lui dise qu’elle avait intérêt à surveiller de près tout individu susceptible de provenir d’un pays situé à l’est d’Israël, et si certains connards d’avocats voulaient parler de délit de sale gueule, grand bien leur fasse. Les crimes de la veille n’avaient pas été commandités par un groupe de touristes norvégiens.
La fréquentation des églises augmenta. Un peu.
À travers toute l’Amérique, les gens vaquaient à leurs occupations, avec un « qu’est-ce que tu penses de tout ça ? » adressé aux collègues qui hochaient invariablement la tête avant de se remettre à leur activité, fabriquer de l’acier, des autos, ou livrer le courrier. Ils n’éprouvaient pas une crainte immodérée, en fait, parce que même avec quatre attentats tels que ceux-ci, tous s’étaient produits statistiquement loin de l’endroit où la plupart habitaient et, de toute façon, de tels événements restaient rares, assez du moins pour ne pas constituer une menace personnelle. Mais tous les travailleurs du pays savaient au fond de leur cœur que, quelque part, quelqu’un avait besoin de recevoir une bonne leçon.
À vingt kilomètres de là, Gerry Hendley parcourut ses journaux – le New York Times lui était livré par porteur, alors que le Washington Post était arrivé par courrier normal. Dans l’un et l’autre cas, les éditoriaux auraient pu être rédigés par deux clones : invitant au calme et à la circonspection, notant que le pays avait un président pour réagir à ces événements épouvantables, et conseillant calmement à celui-ci de réfléchir avant d’agir. Les pages de chroniques et de commentaires étaient à peine plus intéressantes. Certains contributeurs reflétaient l’opinion du citoyen moyen. Il y aurait un appel général à la vengeance et, pour Hendley, la bonne nouvelle était qu’il pourrait bien être en mesure d’y répondre. La mauvaise était que personne ne le saurait jamais, s’il s’y prenait bien.
L’un dans l’autre, ce samedi n’allait pas être une journée tranquille.
Et le parking du Campus serait plein, ce qui ne serait toutefois pas remarqué par ceux qui passaient devant. La couverture, si nécessaire, étant que les quatre massacres de la veille avaient suscité une certaine instabilité des marchés financiers – ce qui devait du reste se vérifier un peu plus tard dans la journée.
Jack Junior supposa, avec raison, que ce serait toutefois une journée comme les autres, côté travail, aussi arriva-t-il à bord de son Hummer 2 vêtu comme à l’accoutumée, en jean, pull-over et tennis. Les vigiles à l’entrée étaient en uniforme, comme de bien entendu, et tout aussi impavides que d’habitude.
Tony Wills allumait son ordinateur quand Jack pénétra dans le bureau à huit heures quatorze.
« Hé, Tony, salua le jeune Ryan. Le trafic, ça donne quoi ?
– Regarde par toi-même. Ça ne roupille pas, indiqua Wills.
– Bien reçu. » Jack posa son café sur le bureau et se glissa dans le confortable fauteuil pivotant avant d’allumer l’ordi et de passer par la procédure de sécurité qui en protégeait le contenu. La « prise » matinale de la NSA… cette agence ne dormait jamais. Et il devint aussitôt manifeste que les gens qu’il surveillait prêtaient attention aux infos.
On devait s’attendre à ce que les individus qui intéressaient la NSA ne soient pas des amis des États-Unis mais, malgré tout, Jack Junior fut surpris – et même choqué – par le contenu de certains courriers électroniques. Il se rappela ses propres sentiments quand l’armée américaine s’était lancée en Arabie Saoudite contre les forces de feu la République islamique unie(6), et sa bouffée de satisfaction quand il avait vu un char exploser en une seule frappe. Il n’avait pas songé un seul instant aux trois hommes qui venaient de périr dans leur tombeau d’acier, raisonnant qu’ils avaient pris les armes contre l’Amérique et que certaines choses avaient un prix, un peu comme un pari, et que, selon les caprices du sort, on gagnait ou l’on perdait. C’était en partie à cause de sa jeunesse, car, pour un enfant, tout semblait converger vers lui comme s’il était le centre de l’univers, illusion qu’il faut du temps pour dissiper. Mais pour la plupart des gens, les personnes tuées la veille avaient été des civils innocents, des non-combattants, en majorité des femmes et des enfants, et prendre plaisir à leur mort était de la barbarie pure et simple. Mais tel était le cas. À deux reprises déjà, l’Amérique avait versé son sang pour sauver la mère patrie de l’islam, et certains Saoudiens osaient s’exprimer de la sorte ?
« Merde… », murmura-t-il. Le prince Ali n’était pas ainsi. Le père de Jack et lui étaient amis. C’étaient des copains. Ils se rendaient mutuellement visite. Lui-même avait parlé avec le bonhomme, il avait sondé ses pensées, avait écouté avec attention ce qu’il avait à dire. OK, d’accord, il était jeune à l’époque, mais Ali n’était quand même pas un type comme ça. Mais son père n’avait pas non plus été Ted Bundy, or Ted Bundy était un citoyen américain, et sans doute même un électeur. Donc, vivre dans un pays ne faisait pas de vous pour autant un ambassadeur itinérant.
« Tout le monde ne nous aime pas, gamin, observa Wills, en notant sa mimique.
– Mais qu’est-ce qu’on a bien pu faire pour leur nuire ? demanda Junior.
– On est les plus forts et les plus riches du quartier. Ce qu’on dit se répand, même quand on ne dit pas aux gens ce qu’ils doivent faire. Notre culture est toute-puissante, qu’il s’agisse de Coca-Cola ou de Playboy. Ce genre de chose peut aller à l’encontre des croyances religieuses des gens et, dans certaines parties du monde, les croyances religieuses définissent la pensée. Ils ne reconnaissent pas nos principes de liberté religieuse, et si nous permettons une chose qui va à l’encontre de leurs croyances les mieux ancrées, alors, pour eux, nous sommes fautifs.
– Es-tu en train de défendre ces oiseaux ? demanda Jack Junior.
– Non, j’explique leur mode de pensée. Comprendre une chose ne veut pas dire qu’on l’approuve. » M. Spock l’avait dit un jour mais, de toute évidence, Jack avait raté l’épisode. Ton boulot, rappelle-toi, est de comprendre comment ils pensent.
« Parfait. Ils ont une pensée tordue. Ça, j’arrive à comprendre. À présent, j’ai des chiffres à vérifier. » Et Jack mit de côté les transcriptions de courrier électronique pour s’intéresser aux mouvements d’argent. « Hé, Ouda travaille aujourd’hui… Hmm, il fait ça depuis son domicile, n’est-ce pas ?
– Exact. Bien pratique, les ordinateurs, commenta Wills. Il n’a toutefois pas chez lui le matos dont il dispose au bureau. Des mouvements intéressants ?
– Juste deux, sur la banque au Liechtenstein.
Laisse-moi regarder ce compte… » En quelques clics, Ryan obtint l’identité du compte. Il n’était pas particulièrement gros. En fait, selon les critères de Sali, il était même franchement ridicule. Un malheureux demi-million d’euros, utilisé surtout pour des dépenses en carte de crédit, la sienne… et d’autres…
« Hé, dis donc, ce compte alimente un sacré paquet de cartes Visa, observa-t-il.
– Vraiment ? répondit Wills.
– Ouais, une bonne douzaine… Non, seize, exactement, en plus de ses cartes personnelles…
– Raconte… », ordonna Wills. Seize lui paraissait soudain un chiffre important.
« C’est un compte numéroté. La NSA l’a récupéré grâce à la porte dérobée incluse dans le programme de gestion bancaire. Il n’est pas assez gros pour être vraiment important mais c’est un compte confidentiel.
– Peux-tu récupérer les numéros des cartes ?
– Bien sûr. » Jack les sélectionna, puis les copia-colla dans un nouveau document qu’il imprima et transmit à Wills.
« Non, regarde-moi plutôt ça », dit ce dernier en lui transmettant à son tour une feuille de papier.
Jack la prit et aussitôt, les chiffres lui parurent familiers.
« C’est quoi, cette liste ?
– Ces méchants à Richmond avaient tous des cartes Visa… ils s’en sont servis pour acheter de l’essence dans tout le pays… au fait, il semblerait que le voyage ait débuté au Nouveau-Mexique. Jack, tu viens de relier Ouda ben Sali à l’opération d’hier. Il semblerait bien que le gars ait financé leurs dépenses. »
Jack consulta de nouveau les deux feuilles, comparant les deux listes de numéros. Puis il leva les yeux.
« Putain », lâcha-t-il dans un souffle.
Et Wills songea au miracle de l’informatique et des communications modernes. Les tireurs de Charlottesville avaient utilisé des cartes Visa pour faire le plein et acheter à manger, et leur petit ami Sali venait à l’instant de renflouer le compte bancaire qui payait les factures. Sans doute dès lundi allait-il fermer les comptes pour les faire disparaître de la surface de la terre. Mais ce serait trop tard.
« Jack, qui a dit à Sali d’alimenter le compte bancaire ? » On vient de se trouver une cible, s’abstint-il d’ajouter. Peut-être même plusieurs.