16
Poursuite à cheval
Dimanche était jour de repos pour la majorité des gens et, au Campus, c’était en gros la même chose, sauf pour les personnels de sécurité. Gerry Hendley se dit que, là, Dieu avait peut-être eu raison, que des semaines de sept jours étaient bien loin d’ajouter 16,67% à votre productivité hebdomadaire. Elles ramollissaient en outre la cervelle en lui interdisant toute forme d’association libre, ou simplement le luxe de ne rien faire.
Mais aujourd’hui, il en allait autrement, bien sûr. Aujourd’hui, il préparait pour la première fois des opérations vraiment noires. Le Campus était en activité depuis un peu plus de dix-neuf mois et cette période avait été consacrée pour l’essentiel à établir leur couverture de société de bourse. Ses chefs de service avaient fait bien des fois la navette en train de et vers New York pour rencontrer leurs homologues en col blanc, et même si cela avait pu paraître long sur le coup, rétrospectivement, ils avaient su drôlement vite asseoir leur réputation dans le monde de la gestion financière. Ils n’avaient bien sûr qu’à peine levé le voile sur leurs véritables résultats, entre la spéculation sur les monnaies fortes et quelques opérations boursières soigneusement choisies, parfois même par le truchement d’opérations d’initiés sur des compagnies qui ne se doutaient même pas de l’intérêt qu’elles suscitaient. Demeurer discrets avait été l’objectif premier mais comme le Campus devait s’autofinancer, il devait également générer des profits. Pendant la Seconde Guerre mondiale, les Américains avaient rempli d’avocats tous leurs services d’actions clandestines, alors que les Britanniques préféraient les banquiers. Les uns comme les autres s’étaient révélés redoutablement efficaces pour baiser les gens… et les tuer. Cela devait avoir un lien avec leur façon d’envisager le monde, estima Hendley en sirotant son café.
Il contempla les autres : Jerry Rounds, son responsable de la planification stratégique ; Sam Granger, son chef des opérations. Avant même qu’on eût fini de construire le bâtiment, tous trois avaient réfléchi à la forme du monde et au meilleur moyen d’en arrondir certains angles. Rick Bell était là aussi : son chef analyste, celui qui passait ses journées à trier les « prises » de la NSA et de la CIA, pour tâcher de trouver un sens à ce flot d’informations sans liens – aidé, bien entendu, par les trente-cinq mille analystes de Langley, Fort Meade et autres sites analogues. Comme tous les grands analystes, il ne détestait pas aller jouer sur le terrain des opérations, et ici, cela restait tout à fait possible, puisque le Campus était de taille assez réduite pour ne pas s’être encore noyé sous sa propre bureaucratie. Hendley et lui craignaient toutefois qu’il n’en soit pas toujours ainsi, et l’un et l’autre faisaient en sorte qu’aucun empire ne se constitue.
À leur connaissance, ils étaient la seule institution au monde de ce type. Et elle avait été montée de telle manière qu’elle pouvait disparaître de la surface de la terre en l’espace de deux ou trois mois. Comme Hendley Associates n’avait pas convié d’investisseurs extérieurs, leur profil public demeurait assez discret pour qu’aucun radar ne repère leurs machinations et, de toute manière, la communauté à laquelle ils appartenaient ne faisait pas de publicité. Il était facile de se cacher dans un domaine où tout le monde faisait la même chose et où personne ne dénonçait son voisin, à moins d’avoir été méchamment attaqué. Et le Campus n’attaquait pas. Du moins, pas avec de l’argent.
« Bien, commença Hendley, sommes-nous prêts ?
– Oui », répondit Rounds, à la place de Granger. Ce dernier se contenta d’acquiescer sobrement avec un sourire.
« Nous sommes prêts, annonça enfin Granger sur un ton officiel. Nos deux hommes ont gagné leurs galons d’une manière que personne n’avait prévue.
– Ils les ont gagnés, certes, admit Bell. Et le jeune Ryan a identifié une excellente cible de premier choix, ce fameux Sali. Les événements de vendredi ont provoqué un important trafic de messagerie électronique. Lequel a fait apparaître pas mal de clients qui semblaient se réjouir. Dans le nombre, il y a un paquet de seconds couteaux et de petites frappes. Mais quand bien même on en éliminerait un par erreur, ce ne serait pas une grosse perte. J’ai déjà aligné les quatre premiers clients. Alors, Sam, est-ce que tu as un plan pour les traiter ? »
Davis saisit la balle au bond. « Nous allons procéder à une reconnaissance armée. Une fois qu’on en a descendu un ou deux, on voit les réactions et, à partir de là, on avise. Je suis d’accord avec l’idée que M. Sali constitue une première cible de choix. La question est : élimination ouverte ou discrète ?
– Explique-toi, ordonna Hendley.
– Eh bien, si on le retrouve mort dans la rue, c’est une chose. S’il disparaît avec l’argent de papa et laisse derrière lui un billet indiquant qu’il veut arrêter ce qu’il fait et se retirer des affaires, c’est une autre paire de manches, expliqua Sam.
– Un enlèvement ? C’est dangereux. » La police urbaine de Londres avait un taux de réussite sur ces affaires qui avoisinait les cent pour cent. C’était un jeu risqué, surtout lors de leur première action.
« Eh bien, on pourrait engager un comédien, l’habiller comme il faut, lui faire prendre l’avion pour Kennedy à New York et, arrivé là-bas, le faire disparaître dans la nature. En fait, on se débarrasse du corps et on garde l’argent. À combien a-t-il accès, Rick ?
– Directement ? Plus de trois cents millions de dollars.
– Ça ferait bien, dans le portefeuille de la boîte, nota rêveusement Sam. Et puis, ça ne priverait pas trop son paternel, pas vrai ?
– L’argent de son père ? Toute sa fortune… ça tourne plutôt aux alentours de trois milliards, répondit Bell. Ça lui manquerait, mais pas au point de le briser. Et compte tenu de son opinion sur le fiston, ça pourrait même donner une bonne couverture pour notre opération, spécula-t-il.
– Je ne recommanderais pas une telle méthode mais ça reste une solution », conclut Granger.
Ils en avaient déjà parlé, bien sûr. C’était un peu trop évident pour ne pas attirer l’attention. Et puis, trois cents millions de dollars, cela aurait été parfait sur un compte du Campus, disons aux Bahamas ou au Liechtenstein. Vous pouviez planquer de l’argent dans n’importe quel endroit pourvu d’une ligne téléphonique. Après tout, ce n’étaient que des électrons, pas des lingots d’or.
Hendley fut surpris que Sam ait si vite soulevé cette question. Peut-être voulait-il sonder ses collègues. Ils n’étaient manifestement pas bouleversés à l’idée de supprimer Sali, mais lui piquer son fric au passage, cela faisait appel à des ressorts bien différents. La conscience humaine était décidément une drôle de chose, conclut Gerry.
« Mettons ça provisoirement de côté. Quelle sera la difficulté de l’opération ? s’enquit le patron.
– Avec ce que nous a refilé Rick Pasternak ? C’est un jeu d’enfant, à moins que nos gars merdent complètement. Et même, dans le pire des cas, ça passera pour un vol qui a mal tourné, leur dit Granger.
– Et si notre gars laisse échapper le stylo ? s’inquiéta Rounds.
– C’est jamais qu’un stylo. On peut écrire avec. Il passerait à travers le crible de l’inspection avec n’importe quel flic au monde », répondit Granger, plein d’assurance. Glissant la main dans sa poche, il en sortit son échantillon qu’il fit circuler. « Celui-ci n’est pas activé », fit-il, rassurant. Tous avaient déjà été informés. L’objet avait en effet toutes les apparences d’un coûteux stylo à bille plaqué or, avec un clip d’obsidienne. Quand on pressait celui-ci tout en faisant pivoter la pointe, la bille se rétractait et à la place sortait une seringue hypodermique remplie du produit mortel. Celui-ci paralyserait la victime en quinze à vingt secondes, et la tuerait en trois minutes, faute de traitement, et en laissant dans l’organisme une signature tout à fait transitoire. Le stylo fit le tour de la table et, invariablement, les responsables tâtèrent la pointe hypodermique, puis mimèrent une frappe avec l’instrument, en général comme avec un pic à glace, même si Rounds mania l’objet comme une épée en réduction.
« Ce serait pas mal de pouvoir l’essayer à blanc, observa-t-il sans se démonter.
– Quelqu’un ici veut se porter volontaire pour jouer la victime ? » s’enquit Granger. Personne ne broncha. L’ambiance générale le surprit modérément. L’heure était venue de marquer une pause sobre, le genre de silence qui gagne un homme sur le point de signer une demande d’assurance-vie, un produit qui ne prend sa valeur que si vous êtes mort, ce qui aurait tendance à retirer toute gaieté à cet instant.
« On les met tous les deux dans l’avion de Londres ? demanda ensuite Hendley.
– Correct, acquiesça Granger qui avait repris son ton professionnel. On les laisse repérer la cible, choisir leur moment, puis réaliser leur frappe.
– Et attendre de voir les résultats ? demanda Rounds, pour la forme.
– Tout à fait. Ils peuvent reprendre l’avion, direction la cible suivante. L’ensemble de l’opération ne devrait pas prendre plus d’une semaine. Ensuite, on les rapatrie et on attend la suite. Si quelqu’un pioche dans sa caisse après sa disparition, on le saura probablement, d’accord ?
– On devrait, oui, confirma Bell. Et si quelqu’un dérobe le fric, on saura où il va.
– Excellent », observa Granger. Après tout, c’était ce que signifiait l’expression « reconnaissance armée ».
Ils ne resteraient pas longtemps ici, se dirent les jumeaux. On les avait logés dans deux chambres contiguës au Holiday Inn local et, en ce dimanche après-midi, tous deux regardaient la télé avec leur invité.
« Comment va votre mère ? demanda Jack.
– Très bien, elle est très occupée avec les écoles locales – les écoles paroissiales. C’est un peu plus que du boulot de soutien scolaire, mais pas non plus vraiment de l’enseignement. Papa bosse sur un nouveau projet – il semblerait que Bœing se soit remis à étudier un long-courrier supersonique. Papa dit qu’ils ne le construiront sans doute jamais, à moins que Washington crache un max de blé, mais maintenant que le Concorde a pris sa retraite, pas mal de gens se sont remis à y songer, et Bœing a toujours bien aimé occuper ses ingénieurs. Ils sont un tantinet nerveux à cause d’Airbus et ils n’ont pas envie de se faire doubler encore une fois si jamais les Français commencent à devenir ambitieux.
– C’était comment, chez les marines ? demanda Jack en s’adressant cette fois à Brian.
– Les marines, ça reste les marines, vieux. Ça tourne toujours, prêts à l’action en prévision de la prochaine guerre.
– Papa s’est fait du souci quand t’es parti en Afghanistan.
– C’était plutôt passionnant. Les gens là-bas, c’est des clients sérieux, et ils ne sont pas idiots, mais ils ne sont pas non plus si bien entraînés que ça. Alors, quand on se frottait à eux, c’est nous qui prenions l’avantage. Si on voyait un truc un peu louche, on appelait l’aviation en renfort et, en général, ça réglait la question.
– Combien ?
– Combien on en a éliminé ? Pas mal. Pas assez, mais pas mal. Les Bérets verts y sont allés les premiers, puis les Afghans en ont tiré la leçon qu’un affrontement en règle n’était pas dans leur intérêt. Dans la plupart des cas, on faisait des opérations de traque et de reconnaissance, on jouait les rabatteurs pour l’aviation. On avait un gars de la CIA avec nous, et un détachement de renseignement radio. L’adversaire utilisait un peu trop ses émetteurs-récepteurs. Dès qu’on avait repéré une cible, on s’approchait à quinze cents mètres environ pour jeter un œil et, si c’était intéressant, on appelait l’aviation et on se tirait vite fait. Assez effrayant comme spectacle, résuma Brian.
– Je te crois volontiers. » Jack ouvrit une canette de bière.
« Donc, ce Sali, c’est bien celui avec sa copine,
Rosalie Parker ? » demanda Dominic. Comme la plupart des flics, il avait une bonne mémoire des noms. « Tu dis qu’il était tout content des attentats ?
– Ouaip, confirma Jack. Il trouvait ça cool.
– Et alors, avec qui se réjouissait-il ?
– Des potes à qui il envoyait des mails. Les Rosbifs ont mis ses téléphones sur écoute, ainsi que ses comptes de courrier électronique… Bon, comme j’ai dit, je ne peux pas t’en parler. Ces réseaux téléphoniques européens sont loin d’être aussi sûrs que les gens se l’imaginent… je veux dire, tout le monde est au courant des interceptions de téléphones mobiles, tout ça, mais les flics là-bas font des trucs qui nous sont interdits ici. Les Rosbifs se servent des écoutes pour traquer les gars de l’IRA. J’ai entendu dire que les autres pays d’Europe ont une plus grande latitude encore dans ce domaine.
– C’est vrai, confirma Dominic. À l’école, la question était abordée dans le cadre du programme académique national, c’est un peu l’équivalent d’un cours de doctorat pour les flics. Ils nous parlaient de ce genre de trucs dès qu’on leur avait payé quelques verres… Donc, ce Sali semblait se réjouir de ce qu’avaient fait ces terroristes, hein ?
– Comme si son équipe avait gagné la finale du championnat, répondit aussitôt Jack.
– Et il les finance ? demanda Brian.
– Exact.
– Intéressant », fut tout ce que Brian eut à ajouter.
Il aurait pu rester une nuit de plus, mais il avait des trucs à faire dans la matinée, aussi reprit-il son Aston-Martin Vanquish pour regagner Londres. Carrosserie noir Boxland, intérieur gris anthracite, et un V-12 qui poussait une bonne partie de ses 460 chevaux sur la M4, direction est, à cent soixante à l’heure. Dans un sens, la bagnole, c’était encore mieux que le cul. Dommage quand même que Rosalie ne soit pas avec lui mais – il jeta un œil sur sa compagne – Mandy était agréable pour chauffer son lit, même si elle était un peu trop décharnée à son goût personnel. Si seulement elle pouvait se remplumer un peu, mais la mode européenne n’encourageait pas la chose. Les idiots qui décidaient des canons de la beauté féminine devaient être des pédérastes qui voulaient les voir toutes ressembler à de jeunes garçons. Quelle bêtise, songea Sali. De la pure bêtise.
Mais Mandy aimait bien rouler dans sa voiture, plus que Rosalie. Rosalie, la pauvre, avait peur de la conduite sportive, elle ne lui faisait pas confiance, comme elle aurait dû. Il espérait bien pouvoir ramener cette voiture chez lui – en avion, bien sûr. Son frère avait une voiture rapide, lui aussi ; mais le concessionnaire lui avait dit que cette fusée sur quatre roues dépassait les trois cents à l’heure – et le royaume avait quantité de longues lignes droites parfaitement plates. D’accord, il avait un cousin qui pilotait des Tornado de la Royal Saudi Air Force, mais cette voiture, c’était la sienne, et ça faisait toute la différence. Hélas, la police d’ici ne le laissait pas l’utiliser convenablement – encore un PV et il risquait de perdre son permis, quels rabat-joie… mais chez lui, il n’aurait plus ce genre de problèmes. Et après avoir vu ce qu’elle avait dans le ventre, il la ferait rapatrier en avion à Gatwick et s’en servirait pour exciter les femmes, ce qui était presque aussi bien que de la conduire. Pas de doute que Mandy était tout émoustillée. Il faudrait qu’il lui achète un chouette sac Vuitton qu’il ferait porter chez elle dès demain. Ça ne faisait jamais de mal d’être généreux avec les femmes, et Rosalie devrait apprendre qu’elle n’était pas seule en lice.
Fonçant dans la capitale aussi vite que le permettaient la circulation et la police, il passa en trombe devant chez Harrods, traversa le tunnel et passa devant la maison du duc de Wellington avant de tourner à droite dans Curzon Street, puis de virer à gauche pour entrer dans Berkeley Square. Un appel de phares signala au gardien de sa place de parking de déplacer son véhicule et il put ainsi se garer juste devant son hôtel particulier de deux étages. Avec une prévenance tout occidentale, il descendit de voiture et se précipita pour ouvrir la portière de Mandy et l’escorter galamment jusqu’au perron menant à l’imposante porte d’entrée en chêne qu’il lui ouvrit en souriant. Après tout, d’ici quelques minutes, c’était un autre genre de porte, encore plus charmant, qu’elle lui ouvrirait.
« Ce petit con est de retour », observa Ernest, en consignant la chose sur son calepin. Les deux agents du Service de sécurité étaient dans un fourgon de British Telecom garé à cinquante mètres de là. Ils planquaient depuis environ deux heures. Ce jeune fou de Saoudien conduisait comme s’il était la réincarnation de Jim Clark.
« J’imagine qu’il a eu un week-end plus agréable que nous », nota Peter. Puis il se retourna pour presser les boutons qui activaient les divers systèmes de surveillance installés dans le vieil hôtel particulier de style géorgien. Au nombre desquels trois caméras vidéo dont les cassettes étaient récupérées tous les trois jours par une équipe de pénétration. « C’est qu’il est vigoureux, le bougre.
– Je parie qu’il prend du Viagra, songea tout haut Ernest, avec une pointe d’envie.
– Faut être beau joueur, Emie, mon ami. Ça va lui coûter deux semaines de notre paye. Et pour ce qu’elle va recevoir, sûr qu’elle peut se montrer reconnaissante.
– L’enculé, observa Ernest, aigrement.
– Elle a l’air d’un garçon manqué, mais quand même pas tant que ça, mec. » Peter rit grassement. Ils savaient ce que Mandy Davis faisait payer à ses clients et, comme tous les hommes, ils se demandaient quels trucs spéciaux elle pouvait bien faire pour gagner tout ça, sans pour autant dissimuler leur mépris. Après tout, ils étaient des agents du contre-espionnage et n’éprouvaient pas vraiment la sympathie qu’un flic endurci pouvait éprouver à l’égard de jeunes femmes relativement peu qualifiées qui tâchaient de gagner leur vie. Sept cent cinquante livres pour la soirée, et deux mille pour une nuit entière. Quels étaient ses tarifs exacts pour un week-end complet ? Personne n’avait demandé.
Tous deux prirent les écouteurs pour s’assurer du bon fonctionnement des micros, changeant de canal pour les suivre d’une pièce à l’autre de la maison.
« C’est qu’il est impatient, le bougre, observa Emest. Imagine qu’elle reste toute la nuit…
– Je suis prêt à parier que non, Ernie. Mais peut-être qu’il se décidera à décrocher son foutu téléphone, ce connard, qu’on ait quelque chose d’intéressant à se mettre sous la dent.
– Sale métèque », marmonna Emest, avec l’approbation de son collègue. Tous deux jugeaient Mandy malgré tout plus mignonne que Rosalie. Faite pour un ministre du gouvernement.
Ils avaient eu un jugement sans faille. Mandy Davis repartit à vingt-deux heures vingt-trois, s’arrêtant sur le seuil pour un dernier baiser, assorti d’un sourire propre à briser le cœur de n’importe quel homme, avant de redescendre à pied par Berkeley Street pour rejoindre Piccadilly, où elle ne tourna pas à droite, à hauteur du drugstore Boots pour entrer dans la bouche de métro à l’angle de Piccadilly et Stratton ; non, elle héla plutôt un taxi pour rejoindre le centre et New Scotland Yard. Là, elle fut interrogée par un jeune inspecteur amical qui ne lui déplaisait pas, même si elle était trop sérieuse pour mélanger les affaires professionnelles avec les affaires de cœur. Ouda était un micheton vigoureux, et généreux qui plus est, mais s’il nourrissait des illusions quant à leurs relations, il était bien le seul.
Les chiffres apparurent sur l’affichage à diodes et furent sauvegardés, avec la date et l’heure de l’appel, sur leur ordinateur portable – il y en avait deux, et au moins un de plus à Thames House. Sur chaque téléphone de Sali, une puce espion notait la destination de chaque appel passé. Un dispositif analogue faisait de même pour les appels entrants, tandis que trois magnétophones enregistraient chaque mot des conversations. Celui-ci était international, adressé à un téléphone mobile.
« Il appelle son ami Mohammed, observa Peter. Je me demande de quoi ils vont bien parler.
– Pendant dix minutes au moins de son escapade du week-end, je parie.
– Oui, ça, il aime bien causer », convint Peter.
« Elle est trop maigre, mais c’est une catin accomplie, mon ami. On peut reconnaître ça aux incroyantes », assura-t-il à son collègue. Rosalie et elle avaient le béguin pour lui. Il s’en rendait toujours compte.
« Je suis heureux de l’apprendre, Ouda, dit Mohammed, patient, depuis Paris. À présent, parlons affaires.
– Comme tu voudras, mon ami.
– L’opération américaine s’est bien déroulée.
– Oui, j’ai vu. Combien, au total ?
– Quatre-vingt-trois morts et cent quarante-trois blessés. Le bilan aurait pu être plus lourd, mais un des commandos a commis une erreur. L’essentiel, toutefois, c’est que les infos étaient partout. Toute la journée, la télé a diffusé des reportages sur nos saints martyrs et leurs attaques.
– C’est vraiment magnifique. Une grande victoire pour Allah.
– Ça oui. À présent, j’aurais besoin d’un virement sur mon compte.
– Combien ?
– Cent mille livres devraient suffire pour l’instant.
– Je peux te les faire virer d’ici dix heures demain matin. » En fait, il aurait pu une ou deux heures plus tôt, mais il comptait faire la grasse matinée. Mandy l’avait vidé. Il était allongé sur le lit, buvant du vin français tout en regardant la télé d’un œil distrait, une cigarette à la main. Il attendait les infos horaires de Sky News. « Ce sera tout ?
– Oui, pour le moment.
– Ce sera fait.
– Excellent. Bonne nuit, Ouda.
– Attends, j’ai une question…
– Pas maintenant. Nous devons être prudents », prévint Mohammed. Utiliser un téléphone mobile comportait des risques. Il entendit un soupir à l’autre bout de la ligne.
« Comme tu voudras. Bonne nuit. » Et tous deux coupèrent la communication.
« Le pub de Somerset était plutôt sympa – le Sanglier Bleu, dit Mandy. La nourriture était correcte. Ouda a pris de la dinde et bu deux pintes vendredi soir. Hier soir, nous avons dîné dans un restaurant en face de l’hôtel, le Verger. Il a pris un chateaubriand et moi une sole. On était sortis faire un peu de shopping samedi après-midi. Il n’aime pas trop sortir, la plupart du temps il préfère rester au pieu. » Le mignon inspecteur enregistrait tout ça tout en prenant en plus des notes, comme du reste un collègue.
« A-t-il parlé de quoi que ce soit ? Des infos à la télé ou dans les journaux ?
– Il a regardé les journaux télévisés. Mais il n’a pas ouvert la bouche. J’ai dit que c’était épouvantable, tous ces massacres, mais lui, il s’est contenté de grogner. Il peut se montrer totalement insensible, même s’il est toujours gentil avec moi. On n’a pas encore eu d’engueulade », leur confia-t-elle, tout en les caressant tous les deux de ses yeux bleus.
C’était dur pour les flics de la considérer d’un regard purement professionnel. Elle avait l’allure d’un mannequin, même si, avec son mètre soixante, elle était trop petite. Il y avait en outre chez elle une douceur qui devait lui servir… Mais à l’intérieur, son cœur était glacé. C’était triste mais, enfin, ce n’était pas leur problème.
« A-t-il passé des coups de fil ? »
Signe de dénégation. « Pas un seul. Il n’avait pas pris son mobile ce week-end. Il m’a dit qu’il se consacrait entièrement à moi et que je n’aurais pas à le partager avec quelqu’un d’autre. C’était une première. Autrement, c’était comme d’habitude. » Puis elle songea à autre chose : « Il se lave un peu plus à présent. Je lui ai fait prendre une douche durant ces deux jours, et il ne s’est même pas plaint. Enfin, j’ai aidé… Je suis allée sous la douche avec lui. » Elle leur adressa un sourire charmeur. Cela mit plus ou moins fin à l’entretien.
« Eh bien, merci, mademoiselle Davis. Comme toujours, vous nous avez été très utile.
– Je fais que mon boulot. Vous pensez que c’est un terroriste ou quoi ? ne put-elle s’empêcher de demander.
– Non. Si vous risquiez quoi que ce soit, on vous préviendrait. »
Mandy glissa la main dans son sac Vuitton et en ressortit un couteau muni d’une lame de quinze centimètres. Elle n’avait pas le droit d’avoir sur elle un tel objet mais, dans sa profession, on avait besoin d’être accompagné par un ami sûr, et les inspecteurs comprenaient. Elle savait sans doute s’en servir, supposèrent-ils. « Je suis capable de me défendre toute seule, leur assura-t-elle. Mais Ouda n’est pas comme ça. C’est en fait plutôt un type doux. C’est un truc qu’on finit par apprendre dans mon métier : déchiffrer les hommes. À moins qu’il soit rudement bon comédien, c’est pas un mec dangereux. Il joue avec des billets, pas avec des flingues. »
Les deux flics prirent au sérieux ce commentaire. Elle avait raison – si une prostituée était bonne à quelque chose, c’était bien à déchiffrer les hommes. Celles qui en étaient incapables mouraient souvent avant d’avoir atteint vingt ans.
Après que Mandy fut retournée chez elle en taxi, les deux inspecteurs de la Branche spéciale rédigèrent ce qu’elle leur avait dit, puis ils envoyèrent leur compte rendu par courrier électronique à Thames House, où il s’ajouta au dossier du Service de sécurité sur le jeune Arabe.
Brian et Dominic arrivèrent au Campus à huit heures du matin, pétantes. Leur tout nouveau laissez-passer leur permettait de monter en ascenseur jusqu’au dernier étage, où ils s’assirent une demi-heure pour boire un café en attendant l’arrivée de Gerry Hendley que les deux jumeaux accueillirent au garde-à-vous – surtout Brian. « Bonjour, dit l’ancien sénateur en passant devant eux, puis il s’arrêta. Vous avez intérêt à parler d’abord avec Sam Granger, je pense. Rick Pasternak sera ici aux alentours de neuf heures cinquante. Sam devrait arriver incessamment. Je dois d’abord jeter un coup d’œil à mes papiers, d’accord ?
– Oui, monsieur », lui assura Brian. Après tout, le café n’était pas si mauvais.
Granger sortit de l’ascenseur deux minutes après. « Salut, les gars. Suivez-moi. » Ce qu’ils firent.
Le bureau de Granger n’était pas aussi vaste que celui du patron, mais ce n’était pas non plus un cagibi de stagiaire. Il indiqua deux sièges aux visiteurs et accrocha son pardessus.
« D’ici combien de temps pouvez-vous être prêts pour une mission ?
– Aujourd’hui, ça vous va ? » demanda Dominic, en guise de réponse.
Granger sourit de la repartie, mais les gens trop pressés pouvaient être un souci. D’un autre côté, trois jours plus tôt… peut-être que l’impatience avait du bon, après tout.
« Y a-t-il un plan ? s’enquit Brian.
– Ouais. On a bossé dessus ce week-end. » Et Granger de commencer par le concept opérationnel : la reconnaissance armée.
« Ça se tient, commenta Brian. Où opérons-nous ?
– Dans la rue, probablement. Je ne vais pas vous dire comment accomplir une mission. Je vous dirai plutôt ce qu’on veut voir faire. Comment procéder, c’est à vous de voir. À présent, pour votre première cible, nous avons un bon dossier sur sa localisation et ses habitudes. Il vous suffira de bien identifier votre cible et de décider comment faire le boulot. »
Faire le boulot, songea Dominic. On se serait vraiment cru dans Le Parrain.
« Qui est-ce et pourquoi ?
– Son nom est Ouda ben Sali, il a vingt-six ans et réside à Londres. »
Les jumeaux échangèrent des regards amusés. « J’aurais dû m’en douter, dit Dominic. Jack nous a parlé de lui. C’est le jeune richard qui aime bien les putes, c’est ça ? »
Granger ouvrit l’enveloppe kraft du dossier qu’il avait récupéré en montant et leur tendit son contenu. « Des photos de Sali et de deux de ses copines. Le plan de situation et des photos de sa maison à Londres. Et là, une de lui dans sa voiture.
– Une Aston-Martin, observa Dominic. Chouette bagnole.
– Il travaille dans le quartier des finances, il a un bureau dans l’immeuble de la Lloyd’s. » D’autres photos. « Une complication. Il est en général filé. Le Service de sécurité – le MI5 – l’a à l’œil, mais le gars qu’on lui a assigné semble être un bleu, et il est tout seul. Donc, quand vous passez à l’action, gardez ça à l’esprit.
– On ne va pas se servir d’un flingue, non ? demanda Brian.
– Non, on a mieux que ça. Aucun bruit, rapide, discret. Vous verrez quand Rick Pasternak montera. Pas d’armes à feu pour cette mission. Les pays d’Europe n’apprécient pas trop les armes, et une attaque à mains nues est trop dangereuse. L’idée est que ça ait l’air d’une crise cardiaque.
– Pas de traces ? demanda Dominic.
– Vous pourrez demander à Rick. Il vous fera un topo complet.
– Qu’est-ce qu’on utilisera pour administrer le produit ?
– Un de ces objets. » Granger ouvrit son tiroir de bureau et en ressortit le stylo bleu « inactif ». Il le leur tendit et leur expliqua son fonctionnement.
« Joli petit bijou, observa Brian. Suffit de le piquer dans le cul, c’est ça ?
– Tout juste. La seringue transfère sept milligrammes du produit – c’est de la succinylcholine – et, en gros, emballé c’est pesé. Le sujet s’effondre, la mort cérébrale intervient en quelques minutes, et la mort définitive en moins de dix.
– Et en cas d’intervention médicale ? Si jamais il y avait une ambulance de l’autre côté de la rue ?
– Rick dit que cela ne changerait rien, à moins d’avoir en même temps une salle d’opération avec des chirurgiens prêts à intervenir.
– Bon, d’accord. » Brian prit la photo de leur première cible, a regarda, mais ce qu’il voyait en réalité, c’était le jeune David Prentiss. « Pas de pot pour toi, vieux. »
« Je vois que notre ami a eu un chouette week-end. » Jack s’adressait à son ordinateur. Le rapport du jour incluait une photo de Mlle Mandy Davis, accompagnée d’une transcription de son interrogatoire par la Branche spéciale de la police londonienne. « Elle est canon.
– Pas donnée non plus, observa Wills, de derrière sa station de travail.
– Combien de temps reste-t-il à Sali ? lui demanda Junior.
– Jack, mieux vaut ne pas s’interroger là-dessus, prévint Wills.
– Parce que les deux exécuteurs… merde, Tony, ce sont mes cousins.
– Je n’en sais rien, et je ne veux rien savoir. Moins on en saura, moins on risque d’avoir de problèmes. Point, souligna-t-il.
– Tu l’as dit, vieux, reconnut Jack. Mais le peu de sympathie que je pouvais avoir pour ce connard a disparu quand il a commencé à se réjouir et que j’ai appris qu’il finançait des armes. Il y a des lignes qu’on ne doit pas franchir.
– Ouais, Jack, c’est vrai. Mais fais gaffe à ne pas faire pareil, toi aussi. »
Jack Ryan Junior réfléchit une seconde à cette remarque. Avait-il envie d’être un assassin ? Sans doute pas, mais il y avait des gens qui devaient être tués, et Ouda ben Sali s’était de lui-même inscrit dans cette catégorie. Si les cousins de Jack devaient le descendre, ils ne feraient qu’accomplir l’œuvre du Seigneur – ou celle de son pays, ce qui, vu l’éducation qu’il avait reçue, était à peu près la même chose.
« Rapide à ce point, doc ? » demanda Dominic.
Pasternak acquiesça. « À ce point.
– Et fiable à ce point ? insista Brian à son tour.
– Cinq milligrammes suffisent. Le stylo en délivre sept. Si quelqu’un y survit, il faudra que ce soit un miracle. Hélas pour la victime, c’est une mort des plus déplaisante, mais ça, on ne peut l’éviter. Je veux dire, on aurait pu recourir à la toxine botulique – c’est une neurotoxine à action éclair – mais elle laisse dans le sang un résidu qui serait décelable lors d’un examen toxicologique post-mortem. En revanche, la succinylcholine se métabolise très bien. La détecter exigerait un autre miracle, à moins qu’un médecin légiste sache précisément quoi rechercher, et ça, c’est improbable.
– Quelle rapidité, précisément ?
– Vingt à trente secondes, selon la proximité du point d’injection avec un gros vaisseau sanguin, et ensuite, l’agent provoque une paralysie totale. Le sujet ne pourra même pas cligner les yeux. Il ne pourra pas bouger le diaphragme, donc pas de respiration et pas d’oxygène dans les poumons. Le cœur continuera de battre mais comme c’est l’organe qui utilise le plus d’oxygène, il passera en ischémie en quelques secondes – ce qui veut dire que le tissu cardiaque commencera à se nécroser par manque d’oxygène. La douleur sera intense. D’ordinaire, l’organisme dispose d’une réserve d’oxygène. Combien, cela dépend de la condition physique – les obèses en ont moins que les sujets minces. Quoi qu’il en soit, le cœur sera le premier lésé. Il essaiera de continuer de battre, mais cela ne fera qu’accroître la douleur. La mort cérébrale interviendra en trois à six minutes. Jusque-là, le sujet sera en mesure d’entendre mais pas de voir.
– Pourquoi pas ? » C’était Brian.
« Les paupières finiront sans doute par se clore. Là, il s’agit d’une paralysie totale. Donc, le sujet sera étendu, souffrant le martyre, totalement incapable de bouger, le cœur essayant de faire circuler du sang privé d’oxygène jusqu’à ce que les cellules cérébrales meurent par anoxie. Après cela, il est en théorie possible de maintenir le corps en vie – les cellules musculaires sont les plus longues à résister sans oxygène – mais le cerveau sera mort. OK, ce n’est pas aussi sûr qu’une balle en pleine tête, mais là, ça ne fait pas de bruit, et ça ne laisse pratiquement pas de traces. Quand les cellules cardiaques meurent, elles génèrent des enzymes que l’on recherche lorsqu’on soupçonne un infarctus. De sorte que le légiste qui aura à pratiquer l’examen pensera "infarctus du myocarde" ou "attaque cérébrale" -une tumeur au cerveau peut en être la cause – et peut-être procédera-t-il à une autopsie en ce sens. Mais dès le retour des examens sanguins, le test enzymatique pointera vers l’infarctus aigu, et cela devrait mettre un point final aux recherches. Les examens sanguins ne révéleront pas la succinylcholine parce que celle-ci continue de se métaboliser même après la mort. Ils se retrouveront avec un brusque infarctus aigu du myocarde, et ça, ça arrive tous les jours. Ils chercheront dans le sang un taux élevé de cholestérol ou d’autres facteurs de risque ; mais rien ne changera le fait que le sujet sera mort d’une cause qu’ils ne pourront jamais identifier.
– Bon Dieu…, souffla Dominic. Putain, doc, qu’est-ce qui vous a pris de vous lancer là-dedans ?
– Mon petit frère était vice-président chez Cantor Fitzgerald, fut tout ce qu’il crut bon de dire.
– Donc, en résumé, on a intérêt à faire gaffe avec ces stylos, hein ? » demanda Brian. La raison que lui avait donnée le toubib lui suffisait amplement.
« À votre place, c’est en effet ce que je ferais, oui », leur conseilla Pasternak.