17
Le petit renard rouge et la première haie
Ils quittèrent Dulles International sur un vol British Airways, qui se trouva être un 747 dont son propre père avait dessiné les surfaces de contrôle vingt-sept ans plus tôt. Dominic se rendit compte qu’il portait encore des couches à l’époque et que pas mal d’eau avait coulé sous les ponts depuis.
Tous deux possédaient des passeports neufs à leur propre nom. Tous les autres documents importants étaient sous forme cryptée sur le disque dur de leurs portables, accompagnés de modems et de logiciels de communication, eux aussi cryptés. Ceci mis à part, ils étaient en tenue sport, comme la plupart des autres passagers de première. L’hôtesse papillonnait avec efficacité, distribuant à tout le monde des amuse-gueule, accompagnés de vin blanc pour les deux frères. Ils prirent de l’altitude et la nourriture était correcte – à peu près ce qu’on peut espérer de mieux en avion – tout comme le choix des films : Brian choisit Independence Day tandis que Dominic optait pour Matrix. Tous deux adoraient la science-fiction depuis qu’ils étaient mômes. Dans leur poche de veston, ils avaient des stylos en or. Les recharges étaient dans leur trousse de rasage, emballée avec leurs bagages de soute. Ils avaient encore six heures de vol jusqu’à Heathrow et tous deux espéraient pouvoir dormir un peu d’ici là.
« Pas d’hésitations, Enzo ? demanda doucement Brian.
– Non, répondit Dominic. Pour autant que tout marche. » Les cellules des prisons britanniques n’étaient pas réputées pour la qualité de leurs sanitaires, s’abstint-il d’ajouter. Ce n’était peut-être pas un problème pour un officier de marines, mais ce serait positivement humiliant pour un agent assermenté du FBI.
« Faut l’espérer. Allez, bonne nuit, frérot.
– Reçu cinq sur cinq, tête de nœud. » Et tous deux jouèrent avec les commandes compliquées de leurs sièges pour les mettre en position couchette. Et c’est ainsi que l’Atlantique défila sous eux durant quatre mille cinq cents kilomètres.
De retour à son appartement, Jack Junior savait que ses cousins étaient partis outre-Atlantique et, même si on ne lui avait pas expliqué au juste la raison de leur mission, il ne fallait pas un bien grand effort d’imagination pour la deviner. On pouvait être certain qu’Ouda ben Sali ne passerait pas la semaine. Jack l’apprendrait par le trafic matinal émanant de Thames House et il se surprit à se demander ce que diraient les Rosbifs, s’ils en manifesteraient de l’excitation et ou des regrets. Sans doute apprendrait-il pas mal de choses sur la méthode employée. Cela excitait sa curiosité. Il avait passé suffisamment de temps à Londres pour savoir que les armes à feu étaient mal vues par là-bas, sauf s’il s’agissait d’une élimination commanditée par le gouvernement. Dans un tel cas – si par exemple le SAS se débarrassait d’un individu qui déplaisait tout particulièrement au 10 Downing Street -, la police savait ne pas trop pousser son enquête. Peut-être quelques interrogatoires pour la forme, juste de quoi instruire le dossier avant de le glisser dans le placard des affaires « non élucidées » où il prendrait peu à peu la poussière sans susciter trop d’intérêt. Pas besoin d’être grand clerc pour comprendre ce genre de choses.
Mais il allait s’agir en l’occurrence d’une exécution faite par des Américains sur le sol britannique et cela, il en était certain, ne ravirait pas du tout le gouvernement de Sa Gracieuse Majesté. C’était une question territoriale. En outre, ce n’était pas une action officielle du gouvernement américain. Du point de vue de la loi, il s’agissait d’un meurtre avec préméditation, acte que tout gouvernement réprimait avec la plus extrême sévérité. Donc, quoi qu’il advienne, il espérait que ses cousins seraient prudents. Même son père ne pourrait pas grand-chose pour eux en cas de pépin.
« Oh, Ouda, tu es une bête ! » s’exclama Rosalie Parker quand enfin il roula sur le côté. Elle regarda sa montre. Il était en retard et elle avait un rendez-vous juste après déjeuner avec un cadre du pétrole de Dubaï. Un brave vieux, plutôt gentil, et qui avait le pourboire facile, même s’il lui avait dit un jour qu’elle lui faisait penser à l’une de ses filles préférés, le vieux saligaud.
« Reste cette nuit, pressa Ouda.
– Je ne peux pas, chou. Je dois aller chercher ma mère pour déjeuner et l’emmener faire des courses chez Harrods. Mon Dieu, j’aurais déjà dû être partie, dit-elle avec une excitation habilement feinte, se rasseyant d’un bond.
– Non. » Ouda la prit par l’épaule et l’attira en arrière.
« Oh, espèce de démon ! » Petit rire et sourire chaleureux.
« Il s’appelle Shahatin, rectifia Ouda. Et il ne fait pas partie de ma famille.
– Eh bien, on peut dire que tu sais épuiser une fille, Ouda. » Non que ce soit une mauvaise chose, mais elle avait à faire. Elle se leva donc, récupéra ses vêtements épars – il avait tendance à les jeter au sol.
« Rosalie, mon amour, il n’y a que toi », gémit-il. Et elle savait que c’était un mensonge. C’était elle qui lui avait présenté Mandy…
« Est-ce bien vrai ? demanda-t-elle.
– Oh, l’autre… Elle est bien trop maigre. Elle ne mange pas. Elle n’est pas comme toi, ma princesse.
– Tu es si adorable. » Se pencher, l’embrasser, puis enfiler le soutien-gorge. « Ouda, tu es le meilleur, et de loin », roucoula-t-elle. Ça flattait toujours la vanité masculine, et sa vanité était particulièrement développée.
« Tu dis ça juste pour me faire plaisir, l’accusa Sali.
– Me prendrais-tu pour une comédienne ? Ouda, tu me fais grimper aux rideaux. Mais il faut que j’y aille, chou.
– Comme tu voudras. » Il bâilla. Il décida de lui acheter des souliers le lendemain. Il y avait une nouvelle boutique Jimmy Choo près de son bureau et il avait l’intention d’aller y faire un tour. Elle chaussait un petit 38. Il aimait bien ses pieds, en fait.
Rosalie fila vers la salle de bains s’inspecter dans la glace. Ses cheveux étaient en désordre – Ouda n’arrêtait pas de les ébouriffer, comme pour marquer sa propriété. Quelques coups de brosse la rendirent presque présentable. « Faut vraiment que j’y aille, chou. » Elle se pencha pour l’embrasser de nouveau. « Te lève pas. Je sais où est la porte. » Un ultime baiser, qui s’attarde, comme une invite… pour la prochaine fois. Ouda était le plus régulier des clients. Et elle comptait bien revenir. Mandy était bonne, c’était une amie, mais elle, elle savait s’y prendre avec ces métèques, et surtout, elle n’avait pas besoin de se priver comme ces putains de mannequins. Mandy avait trop de clients réguliers américains ou européens pour pouvoir manger normalement.
Dehors, elle héla un taxi.
« Je vous conduis où, ma belle ? demanda le chauffeur.
– New Scotland Yard, je vous prie. »
Il était toujours déroutant de se réveiller à bord d’un avion, même avec des fauteuils confortables. Les rideaux des hublots se relevèrent et les lumières de cabine s’allumèrent ; les écouteurs diffusaient des nouvelles qui n’étaient peut-être pas si nouvelles que ça ; comme c’étaient des infos britanniques, ce n’était pas facile à savoir. On leur servit le petit déjeuner -graisses à volonté, arrosées d’un authentique café Star-bucks qui valait bien un six, peut-être même un sept sur dix. Par le hublot sur sa droite, Brian avisa les vertes prairies d’Angleterre au lieu de l’ardoise noire de l’océan agité qui avait défilé sous eux durant son sommeil, heureusement sans rêves. Les deux jumeaux les redoutaient à présent, à cause du passé qu’ils avaient vécu et de l’avenir qu’ils appréhendaient malgré leur engagement total. Vingt minutes encore et le 747 se posa en douceur sur la piste d’Heathrow. Le passage de l’immigration ne fut qu’une formalité – de ce côté, les Rosbifs étaient plus doués que les Américains, estima Brian. Leurs bagages arrivèrent assez vite sur le carrousel et, bientôt, ils gagnaient la station de taxis.
« Je vous conduis où, messieurs ?
– Hôtel Mayfair, Stratton Street. »
Le chauffeur acquiesça sans un mot et prit la route de la capitale. Le trajet vers l’est prit une trentaine de minutes avec le début des embouteillages matinaux. Ce séjour en Angleterre était une première pour Brian, contrairement à Dominic. Le spectacle était agréable pour ce dernier, à la fois neuf et captivant pour le premier. Brian avait l’impression de se sentir chez lui, si ce n’est que les gens conduisaient du mauvais côté de la route. Au premier abord, les conducteurs lui parurent en outre plus courtois, mais c’était difficile à juger. Il nota au moins un terrain de golf aux pelouses vert émeraude mais, en dehors de cela, l’heure de pointe n’était pas si différente de ce qu’elle pouvait être à Seattle.
Une demi-heure plus tard, ils contemplaient Green Park, qui était en effet d’un vert superbe, puis le taxi prit à gauche et, deux rues plus loin, à droite, il s’arrêta devant leur hôtel. Juste de l’autre côté de la rue se trouvait un concessionnaire Aston-Martin, dont les voitures étincelaient comme autant de diamants dans la vitrine de Tiffany à New York. Un quartier chic, pas de doute.
Même si Dominic était déjà venu à Londres, il n’était pas descendu ici. Les hôtels européens auraient pu donner des leçons à n’importe quel établissement d’Amérique question service et hospitalité. En six minutes, ils se trouvaient dans leurs deux chambres communicantes. Les baignoires étaient assez vastes pour qu’un requin puisse s’y ébrouer, et les serviettes étaient accrochées sur des chauffe-serviettes. Le mini-bar offrait un choix généreux – même si les prix ne l’étaient pas. Les deux jumeaux prirent le temps de se doucher. Il n’était après tout que neuf heures moins le quart et puisque Berkeley Square était à cent mètres à peine, ils en profitèrent pour descendre faire un tour du côté du refuge où chantaient les rossignols.
Dominic donna une bourrade à son frère et lui fit signe de regarder à gauche. « On dit que le MI5 avait un immeuble par-là, autrefois, en haut de Curzon Street. Pour te rendre à l’ambassade, tu montes tout en haut, tu prends à gauche, deux rues, puis à droite, et ensuite à gauche sur Grosvenor Square. Le bâtiment est moche, mais c’est notre gouvernement. Et notre ami vit tout près… là-bas, de ce côté du lac, à un demi-pâté de maisons de la Westminster Bank. C’est l’hôtel particulier avec le cheval sur l’enseigne.
– Ça m’a l’air rupin, comme quartier, observa Brian.
– Ça, tu l’as dit, confirma Dominic. Ces baraques valent une fortune. La plupart sont divisées en appartements mais notre ami Ouda l’a toute pour lui, un vrai Disneyland de sexe et de débauche. Hmm…, fit-il en avisant une fourgonnette de British Telecom parquée une vingtaine de mètres plus loin. Je parie que c’est l’équipe de surveillance… pas vraiment discret. » Il n’y avait personne de visible à bord mais c’était parce que les vitres avaient été recouvertes de plastique opaque. C’était le seul véhicule bon marché de toute la rue -dans le coin, tout le monde possédait au moins une Jaguar. Mais la reine du quartier, c’était la Vanquish noire garée de l’autre côté du parc.
« Putain… sacrée bagnole », observa Brian. Et de fait, même ainsi, garée au bord du trottoir devant la maison, elle donnait l’impression de rouler déjà à cent soixante.
« Le top, c’est d’avoir la McLaren. Un million de dollars, mais, à ce prix-là, pas de place pour les bagages. Rapide comme un avion de chasse. Enfin, la caisse que tu regardes, vieux, elle vaut quand même son quart de million.
– Meeerde…, réagit Brian. Tant que ça ?
– Elles sont faites main, Aldo, par des gars qui bossent à leurs heures perdues au plafond de la chapelle Sixtine. Ouais, c’est une sacrée bagnole. J’aimerais bien pouvoir m’en payer une. Tu pourrais monter le moteur sur un Spitfire et descendre quelques Boches avec, qui sait…
– Ça doit sans doute biberonner un max, observa Brian.
– Oh… ma foi, tout a son prix en ce bas monde… Merde, voilà notre bonhomme. »
Juste à cet instant, en effet, la porte de la maison s’ouvrit et un jeune homme en sortit. Il portait un costume trois pièces, gris anthracite. Il s’immobilisa à mi-perron pour regarder sa montre. Comme à un signal, un taxi londonien noir descendit la pente et l’homme finit de descendre les marches pour sauter dedans.
Un mètre soixante-quinze, soixante-dix-huit, soixante-quinze kilos, estima Dominic. Un mince filet de barbe noire, comme un pirate de cinéma. Le connard devrait arborer un sabre… mais non.
« Plus jeune que nous », observa Brian alors qu’ils continuaient de marcher. Puis, sur l’initiative de Dominic, ils traversèrent le parc pour revenir par l’autre côté, ralentissant pour jeter un regard d’envie sur l’Aston-Martin avant de poursuivre leur chemin. L’hôtel avait une cafétéria où ils prirent un café avec un petit déjeuner léger – croissants et confiture.
« J’aime pas trop l’idée de cette surveillance policière sur notre oiseau, dit Brian.
– C’est inévitable. Les Rosbifs doivent le trouver un peu louche, eux aussi. Mais il va juste avoir un infarctus aigu, souviens-toi. C’est pas comme si on le flinguait, même avec une arme à silencieux. Pas de bruit, pas de traces.
– Bon, d’accord, on le suit jusqu’au centre, mais si ça paraît pas bon, on laisse tomber et on prend du recul pour réfléchir, OK ?
– D’accord. » Ils devraient redoubler de prudence. Dominic allait sans doute prendre la tête, parce que son boulot serait de repérer la filature policière. Mais, d’un autre côté, il était inutile d’attendre trop longtemps. Ils étaient venus jeter un coup d’œil à Berkeley Square juste pour tâter le terrain, et dans l’espoir de repérer visuellement leur cible. Mais l’endroit ne valait rien pour une action, pas avec cette équipe de surveillance à trente mètres de là. « La bonne nouvelle, c’est que son suiveur est censé être un bleu. Si j’arrive à identifier le gars, alors, dès qu’on est prêts, tu lui rentres dedans et… merde, je sais pas, moi, le mien, je lui demande mon chemin, par exemple. Tu n’auras besoin que d’une seconde pour intervenir. Ensuite, on repart chacun de son côté comme si de rien n’était. Même si des passants crient pour appeler une ambulance, tu te retournes juste, mine de rien, et tu poursuis ta route. »
Brian récapitula mentalement la procédure. « Il faudra d’abord qu’on repère l’endroit.
– Entendu. » Ils finirent leur petit déjeuner sans en dire plus.
Sam Granger était déjà au bureau. Il était trois heures quinze du matin quand il entra et alluma son ordinateur. Les jumeaux étaient arrivés à Londres aux alentours d’une heure – pour lui – et son petit doigt lui disait qu’ils n’allaient pas traîner avec leur mission. Cette première opération allait valider – ou non – cette idée de bureau virtuel mise au point au Campus. Si tout se déroulait conformément au plan, il serait informé de la progression de l’opération encore plus vite que Rick Bell avec ses infos récupérées sur le service de messagerie interne du renseignement. Venait à présent la partie qu’il avait toujours su qu’il détesterait : attendre que les autres aient accompli la mission qu’il avait concoctée tout seul dans sa tête, derrière son bureau. Le café aidait. Un cigare aurait été encore mieux, mais il n’en avait pas. C’est à cet instant que sa porte s’ouvrit.
C’était Gerry Hendley.
« Toi aussi ? » fit Sam, à la fois surpris et amusé.
Hendley sourit. « Ma foi… la première fois, pas vrai ? Je n’arrivais pas à dormir.
– Je comprends. Pas de jeu de cartes ?
– J’aurais bien voulu. » Hendley se débrouillait à vrai dire fort bien aux cartes. « Des nouvelles des frangins ?
– Pas un mot. Ils sont arrivés à l’heure, sans doute sont-ils à leur hôtel en ce moment. J’imagine qu’ils ont pris leur chambre, se sont rafraîchis, sont ressortis faire une petite reconnaissance. L’hôtel n’est qu’à une ou deux rues de la résidence d’Ouda. Merde, à ce que j’en sais, ils pourraient fort bien lui avoir déjà réglé son compte. Le moment s’y prêterait. C’est à peu près l’heure où il se rend à son travail, si les gars sur place ont bien cerné ses habitudes et, de ce côté, je pense qu’on peut leur faire confiance.
– Ouais, à moins qu’il reçoive un coup de fil imprévu, ou qu’il ait vu un truc dans le journal qui ait capté son attention, ou que sa chemise préférée ait été mal repassée. La réalité est analogique, Sam, pas numérique, souviens-toi.
– Comme si on ne le savait pas », approuva Granger.
Le quartier des finances avait exactement l’aspect auquel on pouvait s’attendre, quoique plus intime que les tours-cibles de verre et d’acier de New York. Il y en avait également quelques-unes ici, bien sûr, mais elles n’étaient pas aussi oppressantes. À quelques numéros de l’endroit où les déposa leur taxi, se dressait un fragment de l’ancien mur d’enceinte romain qui avait entouré la garnison de Londinium, site choisi pour ses puits de bonne qualité et son large fleuve. Les gens ici étaient pour la plupart vêtus avec élégance, notèrent-ils, et les boutiques très haut de gamme, dans une ville où déjà bien peu de choses étaient bas de gamme. La cohue était assez importante, avec des masses de gens qui se déplaçaient sans traîner et avec détermination. Il y avait également un grand nombre de pubs, dont la plupart avaient des ardoises près de la porte pour indiquer le menu. Les jumeaux en choisirent un d’où l’on pouvait voir sans peine la tour Lloyd’s. Détail agréable, il était pourvu de tables à l’extérieur, comme si c’était un restaurant romain près de la place d’Espagne. Le ciel limpide démentait la réputation de Londres. Les deux jumeaux étaient suffisamment bien habillés pour ne pas avoir trop l’air de touristes amerloques. Brian avisa un distributeur de billets et y retira un peu de liquide qu’il partagea avec son frère, puis ils commandèrent des cafés – ils étaient trop américains pour demander du thé – et attendirent.
À son bureau, Sali travaillait sur son ordinateur. Il avait une occasion d’acheter un hôtel particulier à Belgravia – un quartier encore plus chic que le sien – à huit millions et demi de livres, ce qui n’était pas vraiment une affaire, mais n’était pas non plus excessif. Il pourrait sûrement le louer pour une coquette somme, et la parcelle était en pleine propriété foncière, ce qui voulait dire qu’en achetant les murs, il achetait également le terrain, au lieu de devoir payer un loyer foncier au duc de Westminster. Un loyer pas excessif, certes, mais ça faisait toujours un surcoût. Il prit note d’aller y jeter un coup d’œil dans la semaine. En dehors de ça, les fluctuations monétaires étaient plutôt modérées. Cela faisait plusieurs mois déjà qu’il jouait épisodiquement sur les taux de change, mais il ne pensait pas avoir la formation suffisante pour ça. Du moins, pas encore. Peut-être aurait-il l’occasion d’en discuter avec quelques spécialistes. Tout s’apprenait et, avec plus de deux cents millions de livres à sa disposition, il était en mesure de jouer sans trop rogner sur la fortune paternelle. En fait, il avait gagné cette année près de neuf millions de livres, ce qui n’était pas si mal. Durant l’heure qui suivit, il resta assis derrière son ordinateur à surveiller les tendances – la tendance est ton amie -, pour tenter de voir comment elles s’orientaient. Le coup, il le savait, c’était de les repérer assez tôt suffisamment pour acheter bas avant de revendre haut -mais même s’il progressait, il ne maîtrisait pas encore tout à fait ce talent bien particulier. Sinon, son portefeuille aurait enregistré une plus-value de trente et un millions au lieu de tout juste neuf. La patience, songea-t-il, était une vertu bougrement difficile à acquérir. C’était tellement mieux d’être jeune et brillant.
Son bureau était également doté d’un téléviseur, bien sûr, et il l’alluma sur une chaîne financière américaine qui évoquait des prévisions de baisse de la livre par rapport au dollar, même si les raisons étaient loin d’être convaincantes, aussi se garda-t-il d’acheter trente millions de dollars par pur jeu spéculatif. Son père l’avait mis en garde contre la spéculation, et puisqu’il s’agissait de l’argent paternel, il avait écouté attentivement et répondu aux souhaits du vieux bougre. Sur les dix-neuf derniers mois, il n’avait perdu que trois millions de livres, et l’essentiel de ces erreurs datait déjà de plus d’un an. Le portefeuille immobilier en revanche se tenait fort bien. Il achetait surtout des biens à de vieux Anglais pour les revendre quelques mois plus tard à ses compatriotes qui le payaient en général en espèces ou par virement électronique. Dans l’ensemble, il se considérait comme un spéculateur immobilier d’un talent certain – et grandissant. Et avant tout, bien sûr, comme un superbe amant. Il était bientôt midi et déjà tout son corps se languissait de Rosalie. Serait-elle disponible ce soir ? Pour mille livres, elle avait intérêt, estima Ouda. Aussi, juste avant l’heure, il décrocha son téléphone et pressa la touche mémoire numéro neuf.
« Ma Rosalie bien-aimée, c’est Ouda. Si tu peux passer ce soir vers sept heures et demie, j’aurai un joli cadeau à t’offrir. Tu connais mon numéro, ma chérie. » Et il raccrocha. Il attendrait jusqu’à seize heures et quelques et, si elle ne rappelait pas, il appellerait Mandy. Rares étaient les journées où l’une ou l’autre n’était pas disponible. Ces jours-là, il préférait croire qu’elles passaient leur temps à faire des courses ou dîner avec des amis. Après tout, qui d’autre les payait mieux que lui ? Et il voulait voir son visage quand elle découvrirait ses nouveaux souliers. Les Anglaises craquaient vraiment pour ce Jimmy Choo. À ses yeux pourtant, ces chaussures semblaient d’un inconfort grotesque, mais les femmes restent les femmes. Pour assouvir ses fantasmes, lui pilotait son Aston-Martin. Les femmes préféraient avoir mal aux pieds. Il ne fallait pas chercher à les comprendre.
Brian trouva bien ennuyeux de rester assis là à contempler l’immeuble de la Lloyd’s. En outre, c’était une agression pour les yeux. La bâtisse était plus que banale, elle était franchement hideuse, comme une usine DuPont toute vitrée où l’on fabriquerait du gaz neurotoxique ou une autre substance chimique délétère. C’était probablement aussi peu conseillé de rester trop longtemps à contempler ce genre de chose. Il y avait quelques boutiques dans cette rue, là encore pas vraiment bon marché. Un tailleur pour hommes et plusieurs équivalents pour dames, et ce qui ressemblait à un chausseur de luxe. C’était le seul article qui ne l’intéressait pas tant que ça. Il avait une jolie paire de bottes en cuir habillées – celles qu’il portait présentement -, une bonne paire de baskets qu’il avait achetées un jour qu’il valait mieux oublier, et quatre paires de rangers, deux noires et deux de la couleur chamois qu’affectionnait le corps des marines – hormis pour les défilés et autres cérémonies officielles qui concernaient toutefois rarement ces bouffeurs de serpents qu’étaient les membres de la force de reconnaissance. Tous les marines étaient censés être des soldats « élégants », mais la variété bouffeuse de serpents était considérée comme issue de la branche familiale dont on aimait mieux ne pas parler. Et il n’avait pas encore digéré la fusillade de la semaine passée. Même ceux qu’il avait traqués en Afghanistan n’avaient jamais tenté délibérément de tuer des femmes et des enfants… du moins, à sa connaissance. C’étaient des barbares, sûr, mais même les barbares étaient censés avoir des limites. Hormis la bande de types avec qui ce gars jouait. C’était pas viril – d’abord, même sa barbe ne l’était pas. Celle des Afghans, oui, mais ce type ressemblait plutôt à une espèce de maquereau. Il était, en bref, indigne de l’acier des marines, pas un homme à tuer mais plutôt un cafard à éliminer. Même s’il conduisait une voiture qui équivalait à la solde d’un capitaine de marines en dix ans, avant impôts. Un officier de marines pourrait encore économiser pour s’acheter une Corvette mais non, il fallait qu’il roule dans la petite-fille de la voiture de James Bond, sans doute pour s’assortir aux putes qu’il louait. On pouvait le traiter de tout un tas de noms, mais celui d’« homme » n’était sûrement pas du lot, estima le marine, s’échauffant mentalement en vue de la mission.
« Taïaut, Aldo », dit Dominic, en posant de l’argent sur la table pour régler la note. Tous deux se levèrent et commencèrent par s’éloigner de l’objectif. Parvenus à l’angle de la rue, ils s’arrêtèrent, puis se retournèrent comme pour chercher des yeux quelque chose… Et là, il y avait Sali…
… et son suiveur. Vêtu comme un ouvrier – de luxe. Dominic constata qu’il sortait également tout juste d’un pub. Vraiment un bleu. Ses yeux étaient un peu trop obstinément fixés sur le sujet, même s’il se tenait quand même en retrait, d’une cinquantaine de mètres, manifestement pas inquiet d’être repéré par la cible. Sali n’était sans doute pas le plus alerte des sujets, faute d’avoir reçu une formation en contre-surveillance. Il devait à coup sûr se juger parfaitement en sécurité. Et sans doute aussi très malin. Tous les hommes avaient leurs illusions. Les siennes allaient se révéler plus graves que la normale.
Les jumeaux scrutèrent la rue. Des centaines de personnes alentour. Des tas de voitures. La visibilité était bonne – un peu trop, même – mais Sali s’offrait à eux comme par un fait exprès, et c’était une occasion trop bonne pour qu’on la laisse passer…
« Plan A, Enzo ? » demanda soudain Brian. Ils en avaient élaboré trois, plus le signal d’annulation.
« Bien reçu, Aldo. Allons-y. » Ils se séparèrent, prenant des directions différentes dans l’espoir que Sali tournerait vers le pub où ils s’étaient tapé leur méchant café. Tous deux avaient chaussé des lunettes noires pour masquer la direction de leur regard. Dans le cas d’Aldo, c’était celle de l’espion qui filait Sali. C’était sans doute parfaitement routinier pour lui, une activité à laquelle il se livrait depuis plusieurs semaines, et on ne peut pas faire quelque chose aussi longtemps sans tomber dans la routine, anticiper ce que le sujet s’apprête à faire, se polariser sur lui et en oublier de scruter la rue comme on était censé le faire. Mais il travaillait à Londres, peut-être chez lui, un endroit où il était convaincu de connaître tout ce qu’il y avait à savoir et de n’avoir rien à redouter. Illusions d’autant plus dangereuses. Son seul boulot était de surveiller un individu pas vraiment suspect pour lequel Thames House nourrissait un intérêt inexpliqué. Les habitudes de l’individu en question étaient bien établies et il n’était un danger pour personne, du moins, pas à son niveau. Un riche enfant gâté, c’est tout. L’homme était à présent en train de prendre à gauche après avoir traversé la rue. Apparemment parti pour faire des courses. Des chaussures pour une de ses nanas, supposa l’agent du Service de sécurité. Des cadeaux plus reluisants que ceux qu’il pouvait offrir à sa fiancée, bougonna mentalement l’espion.
Ils avaient une jolie paire de chaussures en vitrine, nota Sali, en cuir noir avec des anneaux d’or. Il remonta d’un bond sur le trottoir, puis prit à gauche dans la direction de l’entrée de la boutique, souriant en s’imaginant déjà l’éclat que Rosalie aurait dans les yeux quand elle ouvrirait la boîte.
Dominic sortit son plan Chichester du centre de Londres, un petit recueil rouge qu’il ouvrit au moment où il arrivait à hauteur de la cible, sans même lui adresser un regard, laissant sa vision périphérique s’acquitter de la tâche. Ses yeux étaient fixés sur le suiveur. Il avait l’air encore plus jeune que son frère et lui, c’était sans doute son premier boulot au sortir de l’école de formation, raison même pour laquelle on lui avait assigné une cible facile. Il devait être un brin nerveux, d’où les yeux fixes et les poings serrés. Dominic n’était pas bien différent un an plus tôt, à Newark : jeune et candide. Il s’arrêta et tourna rapidement, évaluant la distance entre Brian et Sali. Brian allait faire exactement la même chose, bien sûr, et son boulot était de synchroniser ses mouvements avec ceux de son frère qui menait la danse. OK. Encore une fois, sa vision périphérique reprit le dessus, jusqu’aux tout derniers pas.
Puis ses yeux se fixèrent sur le suiveur. Les yeux de l’Anglais le remarquèrent et la direction de son regard changea également. Il s’arrêta presque machinalement et entendit alors le touriste yankee lui demander, l’air stupide : « Excusez-moi, mais pourriez-vous me dire où… » Et de brandir son guide pour illustrer à quel point il était perdu.
Brian glissa la main dans sa poche de pardessus et en sortit le stylo en or. Il fît pivoter la pointe et la bille noire se rétracta pour laisser place à une aiguille en iridium quand il pressa le clip d’obsidienne. Ses yeux se rivèrent sur l’individu. Parvenu à moins d’un mètre de distance, il fit un demi-pas sur la droite comme pour éviter quelqu’un qui n’était pas là, et rentra dans Sali.
« La Tour de Londres ? Eh bien, vous allez juste par là », dit le gars du MI5 en se retournant pour indiquer la direction.
Parfait.
« Excusez-moi », dit Brian qui laissa l’homme avancer d’un demi-pas sur sa gauche et le stylo redescendit dans un mouvement de poinçon vers l’arrière, cueillant l’individu en plein dans la fesse droite. La pointe de la seringue pénétra peut-être de trois millimètres sous la peau. Libérée, la charge de gaz carbonique injecta ses sept milligrammes de succinylcholine dans le tissu du plus gros muscle de l’anatomie de Sali. Et Brian Caruso continua de marcher.
« Oh, merci, vieux », fit Dominic, fourrant le Chichester de nouveau dans sa poche et faisant un pas dans la bonne direction. Quand il se fut éloigné du suiveur, il s’arrêta et se retourna – ce n’était pas professionnel, et il le savait – pour voir Brian remettre le stylo dans sa poche de pardessus. Son frère se massa alors le nez, signal convenu pour dire : mission accomplie.
Sali grimaça à peine sous le choc ou la piqûre – il n’aurait su dire – aux fesses, mais rien de bien grave. Sa main droite se porta en arrière pour masser l’endroit mais la douleur se dissipa immédiatement et, avec un haussement d’épaules, il continua de se diriger vers le marchand de chaussures. Il fit peut-être une dizaine de pas encore et puis se rendit compte…
… que sa main droite tremblait, oh, imperceptiblement. Il s’immobilisa pour la regarder, y portant la main gauche…
… qui tremblait, elle aussi. Pourquoi diable…… ses jambes se dérobèrent sous lui et son corps tomba à la verticale sur le trottoir en ciment. Ses rotules rebondirent littéralement à la surface, un choc douloureux, très douloureux, même. Il voulut prendre une profonde inspiration pour chasser la douleur et l’embarras…
… mais rien ne se passa. La succinylcholine avait à présent imprégné tout son organisme en neutralisant toutes les interfaces neuromusculaires existantes. Les derniers muscles à se déconnecter furent ceux des paupières et Sali, le visage se rapprochant désormais à grande vitesse du trottoir, ne se vit pas le heurter. À la place, il fut enveloppé par les ténèbres – en fait, des ténèbres rougies par la lumière à basse fréquence qui filtrait à travers la mince membrane des paupières. Très vite, son cerveau fut submergé d’abord par la confusion… bientôt suivie par la panique.
Que se passe-t-il ? se demanda son esprit avec insistance. Il avait la sensation de ce qui se passait. Son front reposait sur la surface rêche du ciment semi-lissé. Il pouvait entendre les pas des gens sur sa gauche et sa droite. Il voulut tourner la tête – non, il devait d’abord ouvrir les yeux…
… mais ils ne s’ouvrirent pas. Que… ! ?… il ne respirait pas…
… il s’intima l’ordre de respirer. Comme s’il était sous l’eau dans une piscine et remontait à la surface après avoir retenu son souffle un peu trop longtemps, il dit à sa bouche de s’ouvrir et à son diaphragme de s’abaisser…
… mais rien ne se produisit !…… Que se passe-t-il ? hurla son esprit. Son corps opérait selon sa propre programmation. À mesure que le dioxyde de carbone s’accumulait dans ses poumons, des ordres passaient automatiquement pour demander au diaphragme de les dilater afin d’aspirer de l’oxygène pour remplacer l’air empoisonné. Mais rien ne se produisit et, avec ce fragment d’information, son corps fut automatiquement submergé par la panique. L’adrénaline envahit la circulation sanguine – le cœur fonctionnait toujours – et, avec ce stimulant naturel, sa conscience s’accrut et son cerveau passa en surmultiplié…
Que se passe-t-il ? se redemanda Sali avec insistance car à présent la panique commençait à prendre le dessus. Son corps le trahissait d’une manière qui défiait l’imagination. Il suffoquait dans le noir sur un trottoir au beau milieu de Londres en plein midi. La surcharge de C02 dans ses poumons ne provoquait pas de réelle douleur mais son corps faisait comme si, en le signalant à son esprit. Il y avait quelque chose qui ne tournait pas rond du tout et ça ne tenait pas debout… comme s’il s’était fait heurter en pleine rue par un autobus – non, renverser par un autobus dans sa salle de séjour. Cela survenait trop vite pour qu’il parvienne à l’appréhender totalement. Ça ne rimait à rien et c’était si… surprenant, étonnant, ahurissant.
Mais pas moins indéniable…
Il continua d’ordonner à son corps de respirer. Il le fallait. Ça n’avait jamais cessé de se produire et donc ça devait continuer. Il sentit juste après sa vessie se vider mais l’éclair de honte fut aussitôt noyé par la panique grandissante. Il pouvait absolument tout sentir. Il pouvait absolument tout entendre. Mais il ne pouvait rien faire. Rien du tout. C’était comme si on l’avait surpris tout nu à la cour du roi à Riyad, un cochon dans les bras…
… et puis la douleur commença. Son cœur battait à tout rompre, cent soixante battements par minute à présent, mais il ne faisait qu’envoyer du sang non oxygéné dans le système cardio-vasculaire, et le cœur – seul organe véritablement actif de son organisme – venait de dilapider les ultimes réserves d’oxygène du corps…
… et, privées d’oxygène, les fidèles cellules cardiaques, insensibles au myorelaxant qui s’était infiltré dans tout le reste du corps de son propriétaire, se mirent à mourir.
C’était la pire douleur que le corps pût connaître, car chaque cellule isolée fut touchée, en commençant par celles du cœur lui-même qui aussitôt signala le danger au reste de l’organisme, mais les cellules mouraient à présent par milliers, et chacune était connectée à une fibre nerveuse qui hurlait au cerveau que la Mort survenait et qu’elle survenait tout de suite…
Il ne pouvait même pas grimacer. C’était comme un poignard ardent enfoncé dans sa poitrine, qui tournait et s’enfonçait toujours plus loin. C’était la sensation de la mort, infligée par la main même d’Iblis, la main même de Lucifer…
Et c’est à cet instant que Sali vit la Mort arriver, chevauchant une plaine de feu pour s’emparer de son âme, la conduire à la perdition. Avec urgence, mais dans un état de panique interne, Ouda ben Sali se mit à se réciter aussi fort que possible les paroles de la Shahada : Il n’est d’autre Dieu que Dieu et Mahomet est Son prophète… Il n’est d’autre Dieu que Dieu et Mahomet est Son prophète… Il n’est d’autre Dieu que Dieu et Mahomet est Son prophète…
… Il n’est d’autre Dieu que Dieu et Mahomet est Son prophète…
Ses neurones, eux aussi, étaient privés d’oxygène et, eux aussi, se mirent à mourir, et dans ce processus, les données qu’ils contenaient furent noyées dans le brouillard d’une conscience faiblissante. Il vit son père, son cheval préféré, sa mère devant une table pleine de victuailles… et Rosalie, Rosalie qui le chevauchait, son visage en extase qui, quelque part, devint plus lointain… s’effaça en fondu progressif… en fondu… en…
… fondu au noir.
Des badauds avaient fait cercle autour de lui. Une personne se pencha et dit : « Hé ho, vous allez bien ? » Une question stupide, mais c’était celle que les gens posent en de telles circonstances. Puis cette personne -c’était un représentant en périphériques informatiques qui se rendait au pub voisin pour boire une bière et manger son casse-croûte de midi – lui secoua l’épaule. Il ne rencontra aucune résistance, comme s’il retournait une pièce de viande à l’étal du boucher… Et cela l’effraya encore plus que ne l’aurait fait un pistolet chargé. Aussitôt, il fit rouler le corps sur le dos et tâta le pouls. Il y en avait un. Le cœur battait à tout rompre… mais l’homme ne respirait pas. Nom de Dieu…
À dix mètres de là, le suiveur de Sali avait sorti son téléphone mobile et composait le 999. Il y avait une caserne de pompiers à quelques rues d’ici et l’hôpital Guy était juste de l’autre côté du pont de la Tour. Comme bien des espions, il avait commencé à s’identifier au sujet, même s’il le détestait, et la vue de cet homme gisant sur le trottoir l’avait profondément ébranlé. Que lui était-il arrivé ? Une crise cardiaque ? Mais c’était un jeune homme…
Brian et Dominic se retrouvèrent dans un pub un peu plus haut que la Tour de Londres. Ils s’installèrent dans une alcôve et à peine s’étaient-ils assis qu’une serveuse vint prendre leur commande.
« Deux pintes, lui dit Enzo.
– Nous avons de la Tetley Smooth et de la John Smith’s, mon chou.
– Laquelle vous buvez, vous ? rétorqua Brian, du tac au tac.
– De la John Smith’s, bien sûr.
– Alors, deux », commanda Dominic. Il lui prit des mains le menu du déjeuner.
« Pas sûr que j’aie envie de manger quelque chose, mais la bière est une bonne idée, dit Brian, saisissant le menu, les mains tremblant encore imperceptiblement. Et une cigarette, peut-être. » Dominic étouffa un rire. Comme tous les mômes, il avait tâté de la cigarette au lycée, mais tous deux avaient renoncé au tabac avant de devenir accro. Du reste, le distributeur de cigarettes à l’angle était tout en bois et sans doute trop complexe à manipuler pour un étranger.
Juste au moment où leurs bières arrivaient, ils entendirent la sirène dissonante d’une ambulance, à trois rues de là.
« Comment te sens-tu ? demanda Enzo.
– Un peu ébranlé, répondit son frère.
– Pense à vendredi dernier, suggéra l’agent du FBI au marine.
– Je n’ai pas dit que je le regrettais, bougre d’âne. On se sent juste un peu énervés, c’est tout. Tu as distrait le suiveur ?
– Ouais, il me fixait droit dans les yeux quand tu as poinçonné l’autre. Ta cible a bien dû parcourir sept ou huit mètres avant de s’écrouler. Je n’ai pas vu la moindre réaction à la piqûre. Et toi ? »
Brian fit non. « Pas même un ouille, frérot. » Il but une gorgée. « Dis donc, pas mal, cette bière !
– Ouais, au shaker, pas à la cuillère, Double-Zéro-Sept. »
Malgré lui, Brian éclata de rire. « Connard.
– Ben, c’est dans ça qu’on s’est recyclés, pas vrai ? »