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Mercredi 13 avril
Londres
Profitant d’une brève accalmie dans l’activité de plus en plus frénétique du MI-6, Toni trouva le temps de passer un coup de fil à Carl Stewart.
« Allô ?
– Carl ?
– Ah, Toni. Comment vas-tu ?
– Bien. Écoute, je suis dans le boulot jusqu’au cou et je ne vois vraiment pas comment je pourrais me libérer pour venir à ton cours, ce soir. Désolée.
– Pas grave. Tu nous manqueras, mais je comprends.
– Merci. »
Après un bref silence, il ajouta : « Enfin, il faut bien que tu manges, quand même, non ? Peut-être qu’on pourrait se voir à déjeuner ou dîner d’ici la fin de la semaine ? »
Toni sentit comme un coup au creux de l’estomac. C’étaient moins les mots que le ton sur lequel ils étaient prononcés qui la mirent en alerte. Est-ce qu’il n’était pas en train de lui proposer un rendez-vous ? Elle aurait pu lui poser la question tout de go mais elle ne se sentait pas encore tout à fait prête. Devait-elle répondre à l’invite ? Ou bien au contraire la décliner ? Elle pouvait certes toujours dire qu’elle était trop occupée, mais non. Elle avait par trop tergiversé à son goût, ces temps derniers. L’heure était peut-être venue de prendre le taureau par les cornes.
« S’agit-il de deux adeptes du silat qui se retrouvent pour manger un morceau, Carl ? Ou bien d’autre chose ?
– Eh bien… je pensais plutôt à deux personnes qui trouvent leur compagnie mutuellement agréable et qui s’avèrent partager un goût commun pour le pentjak silat… »
Un rendez-vous, donc.
Sa réaction instinctive faillit être de lui dire qu’elle était déjà prise et de décliner poliment. La fenêtre s’ouvrit… et resta ouverte. C’était un homme plein de vie, séduisant, et dont le talent forçait son admiration. S’ils devaient se retrouver sur le gelanggang, le tapis de combat, pour une vraie compétition, il la vaincrait, aucun doute là-dessus. Alors qu’elle était sûre que même son propre gourou, aujourd’hui octogénaire, n’était désormais plus à son niveau, qu’elle était à peu près certaine de pouvoir tenir tête en combat singulier à la plupart des maîtres d’arts martiaux de l’un ou l’autre sexe, si prétentieux que cela puisse paraître, elle savait avec certitude qu’elle ne pourrait vaincre Carl. Et c’était, pour une grande part, ce qui le rendait si séduisant. Elle imagina, fugitivement, ce que ça pouvait donner de se retrouver étendue nue sur un lit en compagnie de cet homme plein de force et de séduction, et le fantasme n’avait rien de désagréable. Bien au contraire. En fait…
Elle sentit, brutal, l’aiguillon de la culpabilité. « Je suis très proche d’Alex, Carl, tu sais, et je suis sensible à ton invitation, mais je pense qu’on ferait peut-être mieux d’en rester sur un plan strictement professionnel.
– Ah… eh bien, tant pis. Mais je comprends, bien sûr. J’apprécie ta franchise. Préviens-moi dès que tu pourras reprendre les cours.
– Sans faute. Merci. »
Dès qu’elle eut raccroché, Toni eut le cœur tout chaviré. Pendant un instant, la tentation avait été si forte… Plus qu’elle n’aurait voulu l’admettre. Elle aurait pu suivre cette voie, et ça la tracassait que l’idée même l’eût effleurée. Elle admirait Carl, elle éprouvait même pour lui une certaine attirance sexuelle, mais elle aimait d’amour Alex, et il y avait un monde entre eux deux. L’espace d’une seconde, pourtant, elle s’était interrogée, elle avait eu une hésitation, avait envisagé la chose.
On ne peut pas vous pendre pour vos pensées : ce vieil adage disait vrai parce que personne ne pouvait lire vos pensées, mais on ne pouvait jamais se leurrer longtemps soi-même. Comment une idée pareille avait-elle pu lui traverser l’esprit ? Non, vraiment, c’était moche, très moche.
Mercredi
Les Ifs, Sussex, Angleterre
Roujio rajusta le pistolet 9 mm Firestar dans l’étui de hanche sous son imper, basculant légèrement la crosse vers l’avant pour que la position soit plus confortable. L’arme de poing précédente, celle fournie par Peel, le Beretta de fabrication américaine, était à présent au fond de la Tamise, soigneusement nettoyée et cassée en plusieurs morceaux, le mécanisme et le canon séparés par plus de trois kilomètres. Si, par le plus grand des hasards, quelqu’un parvenait à les récupérer avant qu’ils ne rouillent, à les assembler, puis à effectuer des tests balistiques et en conclure que la balle dans le corps du cadavre de la librairie provenait de cette arme, cela n’aurait guère d’importance, puisque de toute façon il n’aurait rien pour la relier à Roujio. Mais quand on ne laissait rien au hasard, le hasard avait alors d’autant moins de chances de vous retomber sur le paletot.
Il n’appréciait pas trop la nouvelle arme, mais au moins pouvait-il s’en servir. Solide, fabriquée avec soin, c’était un semi-automatique plaqué chrome dont le fonctionnement était assez proche de celui des antiques Colt 45 de l’armée : fiable, peu encombrant, bien qu’un peu lourd. Il était doté d’un chargeur de sept balles chemisées à pointe creuse, plus une engagée dans la chambre. Tous ces projectiles avaient une pointe rayée pour exploser à l’impact dans un corps humain et provoquer le maximum de dégâts. Bref, pas une arme conçue pour faire des trous dans du carton au stand de tir, ou dégommer de vieilles canettes de bière dans les bois : non, elle était destinée à tirer sur de la chair tendre, l’endommager sérieusement, voire la faire passer de vie à trépas.
Roujio sourit. Ces dernières années, surtout aux États-Unis, les fabricants d’armes s’étaient trouvés en butte aux attaques des trusts anti-armement. Leur dernière tactique avait été de poursuivre les manufacturiers pour défaut de dispositifs de sécurité ou de mises en garde. Il avait du mal à imaginer la stupidité d’une pareille attitude. Poussée à l’extrême, elle aurait conduit à l’apposition d’avertissements analogues sur les véhicules, les ustensiles de cuisine, voire les allumettes : « Attention ! Vous pouvez vous faire tuer si vous percutez un gros camion au volant de cette petite voiture ! » « Attention ! Ce couteau est doté d’une lame affûtée – ne pas la plaquer contre votre gorge ! » « Danger ! Les allumettes peuvent déclencher un feu susceptible de vous brûler ! »
Cette idée d’étiquetage des armes à feu lui semblait d’une monumentale sottise pour quiconque avait deux doigts de jugeote. C’était une chose d’exiger un dispositif de verrouillage difficile à actionner pour des enfants, et une autre d’imprimer sur le canon d’une arme à feu : « Attention ! Ne pas pointer sur quelqu’un en pressant la détente ! » De toute façon, celui qui ne comprenait pas à quoi servait un flingue ne serait pas non plus capable de déchiffrer une telle mise en garde. Tout ça lui rappelait la vieille publicité qu’il avait pu lire jadis dans les trolleybus de sa Tchétchénie natale : « Vous êtes illettré ? Si oui, contactez telle adresse… » Le 9mm se chargerait du boulot, et il avait toujours le parapluie, au cas où. En supplément, il s’était acheté un couteau automatique Benchmark tactique, avec une lame crantée de dix centimètres. Compte tenu des lois en vigueur dans le pays, avec deux armes à feu et un couteau, il était sans doute mieux armé que n’importe qui, y compris la majorité des forces de police. Comme naguère en plein désert du Nevada, Roujio éprouvait le besoin d’être armé. La situation risquait de tourner au vinaigre, il en avait le pressentiment.
Il envisagea la possibilité de filer. Sauter dans un bateau, un train ou un avion pour gagner le continent, puis retourner au pays, en faisant des détours pour éviter d’être pisté. C’était encore possible, Peel s’apercevrait trop tard de sa disparition pour l’en empêcher, quand bien même il l’aurait voulu.
Seulement Roujio était las. Et regarder sans cesse par-dessus son épaule accroissait sa lassitude. Il avait toujours les Américains aux trousses ; ils étaient quelque part aux aguets et ils allaient bien finir par réussir à le repérer. Inutile de se retrouver avec un autre ennemi sur les talons. Non, il allait d’abord terminer cette affaire avec Peel, et quand il tirerait sa révérence, ce serait de sa propre initiative. D’une manière ou d’une autre, il réglerait le problème. Une fois de retour au bercail, eh bien, advienne que pourra, il aviserait le moment venu.
Peel ressortit de la chapelle reconvertie et lui adressa un signe de tête avant de se diriger vers sa voiture personnelle. Roujio répondit en acquiesçant puis démarra à son tour. Ils devaient retourner voir l’informaticien à l’endroit où Roujio avait détecté la fameuse filature qui s’était achevée par un cadavre dans une librairie. Apparemment, le commandant Peel avait des plans qui risquaient de ne pas être du goût de M. Bascomb-Coombs.
Le scientifique était le cadet des soucis de Roujio. Il comptait rester aux côtés de Peel jusqu’à ce qu’une occasion favorable se présente, et à ce moment-là, salut la compagnie ! Et ce serait pour bientôt, estima-t-il en sortant à son tour de la propriété derrière lui. Pour très bientôt.
Mercredi
Washington, DC
Il y avait eu un interminable conseil de discipline au collège, et une fois celui-ci achevé, Tyrone s’était retrouvé dans le préau ; il salua Jimmy-Joe au passage. Essai, le monstre du bahut, s’était bel et bien fait exclure, pour au moins deux semaines, et alors qu’il restait encore quelques spécimens à éviter dans les corridors, ils ne jouaient pas dans la même catégorie que l’autre grand idiot.
Alors qu’il allait prendre la queue du car de ramassage, il avisa Bella, son livre électronique à la main, qui marchait en riant avec trois copines. Elle le remarqua et lui sourit : « Hé, TV, par ici ! »
Il sentit cette bouffée d’excitation qui le transperça comme une aiguille de glace pour venir se ficher dans son bas-ventre. Il se tourna vers elle, en retenant ses pas pour ne pas donner l’impression d’être pressé. Il essayait de garder l’air dégagé, tranquille, QC – Quasi Congelé – tant il était hypercool. Bella voulait le voir ? C’était super-CPI et tout, mais surtout pas de panique, Nick, d’accord ? Cool, Raoul. Peinard. C’était l’image qu’il voulait donner : le mec peinard. Mais il allait peut-être un poil trop vite pour ne pas se trahir. Genre démarche à douze images par seconde qui aurait fait nettement meilleur effet à vingt-quatre.
« Hé, Bella !
– On va faire un tour à la galerie marchande. Tu veux nous accompagner ? »
Il sourit. Et à la seconde précise où il allait lui servir un « Bien sûr, pourquoi pas ? » hyper décontract’, il avisa, derrière Bella, Nadine qui traversait le hall.
Nadine le vit elle aussi et détourna les yeux.
Bella remarqua son regard et suivit aussitôt sa direction. Juste un coup d’œil fugitif, avant de faire comme si de rien n’était, mais Tyrone avait deviné son manège : Nadine venait de subir l’inspection, de recevoir le label « éliminée » et d’être oubliée, tout cela en un clin d’œil, au revoir et merci.
Alors tout d’un coup, Tyrone Howard, bientôt quatorze ans, se trouva à la croisée des chemins qui devait marquer le reste de son existence. Devant lui s’ouvraient deux itinéraires partant à angle droit, et il n’avait guère de changes de sauter de l’un à l’autre dès lors qu’il aurait fait son choix.
Tu as le com dans la main, Tyrone. Alors, qui vas-tu appeler ?
Peut-être qu’il pouvait encore jouer sur les deux tableaux. Il répondit : « Si on se retrouvait plutôt au bus ? J’ai un truc à régler d’abord. »
Bella n’était peut-être pas la diode la plus brillante au tableau d’affichage, mais elle n’était quand même pas nulle au point de ne pas saisir aussitôt de quoi il retournait. Elle ne manqua pas de le lui faire savoir : « C’est tout de suite qu’on y va, Ty. » Sous-entendu : c’est maintenant ou jamais, Tyrone. À toi de choisir.
Eh bien… flûte. Ce serait chouette de pouvoir en profiter aussi, mais aucun risque, pas question, il n’était pas zéro-formaté-brouillé à ce point.
La seconde s’éternisa quelques millions d’années. Il avait l’impression qu’il était sur le point d’exploser. Zut, zut et super zut.
On pouvait se dérober d’un côté, se dérober de l’autre, mais pas des deux côtés à la fois.
Et puis merde. Il prit sa décision. « Nadine ! Hé, Nadine ! Attends une seconde ! »
Nadine se retourna, surprise, c’était manifeste. Il n’osa pas se retourner pour regarder Bella, pourtant il aurait bien voulu voir sa tronche. On venait de lui accorder une seconde chance de monter au paradis et il venait de la balancer aux chiottes et de tirer la chasse. Il avait envie de fuir se cacher dans un trou de souris.
Nadine sourit et son visage n’avait plus du tout l’air aussi quelconque. Quand il fut à sa hauteur, elle remarqua : « Ta petite amie vient de filer sans toi. Elle avait pas vraiment l’air ravie. »
Il haussa les épaules. « Et alors ? » Il se sentait mal mais il se sentait vachement bien en même temps. « Comment va ce bras ? Tu veux quand même t’entraîner un peu ?
– Ça te dit ?
– Ça me dit. »
Le sourire s’élargit. « Mon bras va nettement mieux maintenant. Ouais. Allons nous entraîner. »
Et en marchant à ses côtés, Tyrone sentit lui aussi le sourire le gagner. C’était un truc que lui avait dit son père. Quand on a fait le bon choix, on se sent toujours mieux que dans le cas contraire.
Et un point de plus pour son vieux.