Prologue
Au moment même où Naïla traversait le temps et l’espace, un courant glacial envahit Alix, le faisant désagréablement frissonner. Le Cyldias ne put malheureusement pas s’attarder à cette sensation inhabituelle puisqu’elle fut éclipsée par deux choses : un bruit de cavalcade croissant – sûrement Simon et ses hommes – et une série de jurons télépathiques qui le laissèrent bouche bée.
— Arrrrgh… Tu peux vraiment être fier de toi ! Maintenant que tu l’as bêtement laissée partir, il va falloir aller la récupérer. Mais comment ai-je pu engendrer un fils aussi stupide…
Ce n’est pas tant la rage contenue dans ces quelques phrases qui dérangea Alix que la notion de paternité implicite. Du coup, Naïla fut reléguée au second plan et il se concentra pour sonder rapidement les environs. Même si la télépathie pouvait franchir d’incroyables distances et traverser la barrière spatiotemporelle des mondes parallèles à celui de la Terre des Anciens, Alix croyait l’homme éminemment près. Il ne se trompait pas. Repérant une présence à quelques centaines de mètres, il effectua un déplacement magique, laissant derrière lui un Simon furieux.
À peine matérialisé, Alix fut cloué de stupeur sur place. Parfaitement visible grâce à la pleine lune, une réplique de lui-même l’attendait, bras croisés. Seuls les effets du temps pouvaient différencier les deux hommes. La chair de poule envahit alors le Cyldias, s’associant à une effrayante impression d’irréalisme. Il était impossible de contester le fait que cet homme put être son père ; pourtant, d’emblée, il éprouva pour lui une haine profonde, convaincu d’avoir des valeurs aux antipodes des siennes. Des centaines de questions se bousculaient dans son esprit, sans franchir ses lèvres. La bouche sèche, il déglutit péniblement, cherchant comment briser la glace. Son vis-à-vis était encore sous l’emprise de la fureur perçue plus tôt, comme en témoignait son visage de marbre.
Le face-à-face silencieux se prolongea, chacun étudiant l’autre avec une fascination quasi morbide doublée d’une exemplaire maîtrise de soi. Puis l’homme éructa soudain :
— Va la chercher et ramène-la-moi ! Et avant qu’elle n’accouche !
L’injonction s’accompagna d’un puissant sortilège. Alix hurla sa douleur tout en s’effondrant sur le sol, en proie à un insoutenable feu intérieur. Quand son calvaire s’acheva enfin, son père avait disparu.
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La rage qui habitait Roderick, provoquée par le départ de la Fille de Lune maudite, décupla après qu’il eut attaqué son fils, atteignant des proportions dangereuses. Incapable de garder son sang-froid face à Alexis, il allait maintenant devoir vivre avec les conséquences de ses actes. Lui qui avait pourtant su se dominer pendant plus d’un quart de siècle, il avait flanché si près du but. Cette seule pensée lui arracha un rugissement, qui se répercuta sur la pierre, attisant le feu qui courait dans ses veines.
Comme un lion en cage, Roderick arpentait la grotte dans laquelle il avait trouvé refuge depuis son arrivée sur la Terre des Anciens, maugréant contre sa faiblesse, mais cherchant surtout comment rattraper cette gaffe monumentale. L’image de Solianne s’imposait constamment à son esprit, le narguant. Comme elle serait fière de savoir que son ancien amant avait échoué. Maudite soit cette Édnée et sa redoutable famille. Si la mère de Solianne n’avait pas été aussi douée, jamais elle n’aurait réussi à soustraire Alexis au courroux de son père. Roderick avait souvent l’insupportable impression de réentendre ses paroles :
— Jamais tu ne pourras impunément toucher cet enfant, même devenu un homme. Si tu oses lever la main sur lui, ne serait-ce qu’une fois, le sortilège qui le protège se rompra, causant ta mort et obligeant Alix à affronter son destin. Ma seule consolation réside dans le fait que tu ne seras plus là pour lui nuire…
Depuis, Roderick avait su annihiler une partie de la redoutable protection magique de l’ancienne reine des Ednés, adoucissant les conséquences pour lui-même et son autre fils. Ainsi, il n’était plus condamné à mourir et Alejandre conservait en lui, par le sortilège de Dissim, de grands pouvoirs à transmettre à sa descendance, celle que portait la Fille de Lune maudite. Malheureusement, Naïla risquait maintenant d’accoucher sur Brume, lui faisant perdre le puissant petit-fils qu’il espérait tant. Quant à Alexis, il allait amorcer la transformation qui attendait en lui depuis si longtemps, compromettant ainsi les chances de Roderick de s’approprier les inestimables pouvoirs de son fils, qu’il convoitait depuis sa naissance…
* *
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Alix se releva péniblement, son corps entier l’élançant douloureusement. Il peina même à retrouver son équilibre.
Ayant désespérément besoin de réfléchir et de panser ses plaies dans un endroit plus approprié, il voulut disparaître. À son grand désarroi, il resta bêtement sur place.
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? lâcha-t-il, éberlué.
Une seconde tentative, de même qu’une troisième, ne donna pas plus de résultats que la première, faisant naître le pire des doutes : sa magie commençait à se ressentir du départ de Naïla. Il ne pouvait pas savoir que ce premier contact avec son père avait enclenché une transformation aussi rare qu’exceptionnelle, qui entraînait des inconvénients majeurs, comme le dysfonctionnement de ses pouvoirs.
Alix s’obligea au calme. Ce début de panique ne lui ressemblait pas du tout. Il inspira profondément puis essaya à nouveau de se déplacer magiquement. À son grand soulagement, il disparut en une fraction de seconde avant de reparaître dans un endroit connu de lui seul. Avant de songer à sa rencontre avec son père, il tenta de se remémorer, dans les moindres détails, les secondes qui avaient suivi le départ de Naïla. Lorsque la jeune femme avait plongé dans les couloirs du temps et de l’espace, un long courant glacé avait transperce son Cyldias. Une onde nouvelle et dérangeante. Parce que cela faisait partie des enseignements que Foch lui avait transmis, il savait que ce n’était pas ce qui devait se produire. Tous les protecteurs reconnaissent instinctivement les signes précurseurs de catastrophes. Ce qui était le cas. Quand un être traverse sain et sauf, la sensation est brève, empreinte de chaleur et, surtout, exempte du sentiment de danger imminent. Ce qu’Alix avait ressenti ressemblait plutôt à un avertissement, avec quelque chose de douloureux. Il était pratiquement certain que Naïla avait échoué et qu’elle était loin de l’époque où elle souhaitait se retrouver. Il ferma les yeux et expira bruyamment. Dès l’instant où elle avait abordé la question d’un retour vers le monde de Brume, Alix s’était dit que ce n’était pas souhaitable, qu’il y aurait sûrement des complications par la suite. Il avait bien cherché à se convaincre que son étrange attirance pour la Fille de Lune faussait son jugement, mais sa position de Cyldias désigné ne pouvait mentir. Pire, ses craintes s’étaient sans cesse raffermies, venant même le hanter dans ses cauchemars des derniers jours.
Il rouvrit les yeux, regardant au loin la vallée qui s’étendait en contrebas, scrutant la nuit. Il savait très bien à qui il devait s’adresser pour confirmer ses appréhensions. Par la suite, s’il avait vu juste, il ne lui resterait probablement qu’une seule solution. À cette pensée, son estomac se noua.