Palo Alto,
Googleplex.
25 février 2018.
Le grand jour était arrivé. La salle de conférences était pleine de journalistes scientifiques triés sur le volet qui étaient venus du monde entier. Retransmission en direct sur tous les réseaux. On attendait un milliard de connexions. Des centaines de flics et les colosses du service de sécurité étaient sur les dents. Palo Alto était en état de siège, façon sommet international. Le bouclage habituel du périmètre aérien avait été élargi à cinquante kilomètres.
Sergey était assis à son bureau. Seul. Il mesurait en silence l’importance de l’événement. Cette annonce marquerait un tournant dans l’histoire de l’humanité. Il regarda la photo qui n’avait pas quitté son bureau depuis plus de vingt ans. Larry et lui, un verre de champagne à la main, célébrant la naissance de Google en 1997. Ils étaient jeunes et insouciants. Deux brillants étudiants en informatique de l’université de Stanford, abandonnant leurs études pour créer le premier moteur de recherche digne de ce nom. Deux idéalistes empilant les ordinateurs dans un garage avec la folle ambition de changer le monde. Tout s’était passé si vite… Dix ans après, Google était devenu un vampire informationnel, absorbant et synthétisant toute la connaissance en y intégrant les passions humaines. Larry et lui étaient devenus en un clin d’œil les barons de l’information. Des gamins pesant des milliards de dollars, à la tête de la société la plus puissante et disruptive que le monde ait jamais vue. Chaque année, la valorisation boursière s’envolait. Chaque année, l’influence de Google grandissait. La concurrence était devenue anecdotique. Google était un trou noir avalant des pétabits d’informations à la seconde. Une extension de notre mémoire parfaitement infaillible et indispensable pour la majorité des Occidentaux. Une machine infernale à la solde du diable en personne pour les autres.
Sergey reposa la photo et avala une gélule, un bêtabloquant qui l’empêchait de bafouiller. Sa ligne sécurisée vibra. Le président des États-Unis. Jeff Fernandez, un Républicain d’origine latino, avait remplacé Obama à la Maison-Blanche. Sergey se méfiait de lui. Fernandez était un type insondable. Un catholique qui jouait les geeks. Peut-être un réactionnaire amadouant ses ennemis avant de les poignarder dans le dos. Personne ne savait. Jeff Fernandez était une énigme pour son propre camp.
— Bonjour, Sergey.
— Bonjour, monsieur le Président.
— Je tenais à vous féliciter et à vous encourager personnellement avant la conférence de presse.
C’est un grand jour pour l’Amérique et le monde libre.
— Merci, monsieur.
— L’ennemi chinois ne va pas en croire ses yeux bridés. Quant aux Européens, vous et moi savons qu’ils vont pousser des cris d’orfraie.
— Comme d’habitude, monsieur.
— Dites-moi, Sergey, pensez-vous, comme le docteur Fokuyama, que nous connaîtrons de notre vivant un retour de bâton ?
— Que voulez-vous dire, monsieur ?
— Pensez-vous que les machines pourraient un jour devenir… hostiles ? Suffira-t-il de leur couper le courant ?
— Il y aura, à long terme, des précautions à prendre. Mon avenir génétique n’est pas très encourageant, et j’espère tenir jusque-là…
— Je sais tout cela, Sergey. Mais gardez confiance. Les meilleurs généticiens travaillent jour et nuit. Ils trouveront une solution à temps. Nous avons besoin de vous.
— Merci de vos encouragements, monsieur.
— La politique consiste aussi à gérer le futur, Sergey. Vous savez mieux que moi que l’amélioration de l’espèce humaine et l’intelligence artificielle n’en sont qu’à leurs débuts.
— La singularité est inévitable, monsieur. L’homme ne désapprend jamais une technologie. Notre civilisation va connaître une croissance scientifique spectaculaire.
— Mon métier consiste aussi à rassurer les hommes, Sergey. Ces perspectives abyssales provoquent des pertes de repères. Les êtres humains sont par nature des petits animaux craintifs. Allez-y mollo, voulez-vous ?
— Je tâcherai de ne pas leur faire peur, monsieur. Il faut éviter la multiplication des sectes bioconservatrices.
— Parfait. Saviez-vous que le maire de New York a donné son feu vert pour le lancement de la fondation Larry-Mage ?
— Cette nouvelle m’a fait chaud au cœur, monsieur. La femme de Larry est également très honorée de cette décision.
— Bonne chance pour le discours. C’est une journée qui restera gravée dans toutes les mémoires.
— Larry aurait aimé voir ça, monsieur.
— Au revoir, Sergey.
— Au revoir, monsieur le Président.
L’assistante de Sergey entra avec la maquilleuse pour les derniers préparatifs. Le direct approchait. On l’installa sur un fauteuil et il ferma les yeux. La fille le tartina de fond de teint et le poudra. Son assistante lui noua sa cravate. Derrière elle, un graphique de l’histoire de l’humanité recouvrait le mur. Larry l’avait accroché lui-même dans leur bureau commun, quelques jours avant d’être assassiné. Il disait que ce graphique l’aidait à y voir clair, lui permettait de ne pas trop se prendre au sérieux. La modernité était une idée absurde. Le diagramme était la preuve que nous vivions encore au Moyen Age, et plus sûrement à l’âge de pierre. Le XXIe siècle n’était que le point de départ d’une évolution inimaginable. Il ne fallait surtout pas l’oublier. Si la Terre avait été créée il y a un an, Homo sapiens était là depuis seulement douze minutes. L’agriculture avait commencé il y a moins d’une minute. La révolution industrielle il y a moins de deux secondes. L’ordinateur il y a quatre dixièmes de secondes, et l’Internet un dixième de seconde…
Les perspectives de transformation de l’humanité, à l’échelle d’une seule seconde, donnaient des frissons. Sergey était bouleversé par ce diagramme. Cette simple timeline ridiculisait les technosceptiques qui doutaient de l’imminence de la « singularité », synonyme de la prise de pouvoir de l’IA.
Il pensait souvent à cette matinée pluvieuse du 11 novembre 2015. Larry au volant de sa Tesla, s’arrêtant comme chaque matin pour acheter une douzaine de Dunkin Donuts pour les filles du bureau. Pas de garde du corps. Larry en jean, tee-shirt et baskets, gisant sur le bitume dans une mare de sang. La boîte de donuts intacte, serrée contre sa poitrine. La photo avait fait le tour du monde. Larry dégommé à bout portant façon John Lennon. Le tueur, Marco Lippi, un catholique intégriste d’origine italienne, n’avait même pas cherché à fuir. « Je suis en mission pour Dieu, avait-il dit pour expliquer son geste. Je suis en mission pour tuer l’Antéchrist et sauver l’humanité. » Ce premier assassinat bioluddite en avait motivé d’autres. Sur Internet, Marco Lippi était devenu l’idole des cinglés allergiques à la technologie. L’assassinat de Larry avait marqué le début des hostilités. Le temps n’était plus aux discussions philosophiques sur les bienfaits et les risques de la singularité. La guerre était déclarée. Des mesures de protection devaient être prises. Le moindre expert en IA de seconde zone ne sortait plus sans un gilet pare-balles ou une protection rapprochée. Les dingos armés jusqu’aux dents pouvaient surgir à tout moment. Sergey avait les services secrets à sa disposition pour assurer ses arrières. La société était la cible des extrémistes, et il était naturel que le gouvernement protège les dirigeants des entreprises stratégiques. La presse n’y trouva rien à redire. Larry était devenu un martyr. Le symbole d’une Amérique jeune et moderne en guerre contre tous les obscurantismes.
Sergey se sentait extrêmement calme. La grande annonce du jour n’était in fine qu’un épiphénomène. Un simple pas supplémentaire sur la longue route de la singularité technologique. Vu la croissance exponentielle du progrès, quel type sérieux pouvait douter de l’hybridation de l’homme et de la machine ? Qui pouvait remettre en cause la fusion prochaine de la vie et de la technologie, le mariage des bits et des cellules ? Il fallait être aveugle pour nier l’évidence. Les bioconservateurs pouvaient bien multiplier les attentats, les rapts et les assassinats. Ils pouvaient s’immoler par le feu devant les laboratoires et manifester autant qu’ils le voulaient. L’homme biologique 1.0 vivait ses dernières heures. Sergey pensait que c’était une bonne chose. L’homme biologique était un animal malade et limité, une espèce en bout de course, dégénérée par la fin de la sélection darwinienne. Il en était, à son corps défendant, un exemple parfait. Les manipulations génétiques et l’intelligence artificielle étaient nos seules chances de salut. Changer le monde était son ambition. Une IA omnisciente était la solution.