chapitre 6

Lyon

Lundi 26 janvier au soir.

En quittant l’hôpital Édouard-Herriot, je réserve, pour au moins une semaine, une suite à la villa Caroline, un ancien couvent du xviie siècle transformé en palace discret, assez proche de l’établissement de soins.

Je ne suis attendu à Princeton que le 12 février. Je peux donc rester un peu ici. J’appelle Larry pour l’informer que je vais séjourner au moins une semaine en France. Il semble déçu. Je comprends qu’il a envie de m’aider à finaliser mon exposé. Je préfère m’en charger seul. Après tout, huit ou dix jours de tranquillité ne seront pas du luxe pour mettre au point ce que je veux vraiment exprimer. Pas pour répéter ce que Larry voudrait que je dise. Certes, je lui suis redevable de mon intérêt pour l’ethnomathématique. Mais c’est mon programme de travail à moi, pour un département que je dirigerai, moi, au sein de la faculté.

Plus que dix jours. Ah, j’avais oublié, il y a aussi ce week-end à Rome promis à Evlyn ! Quand, déjà ? Les 7 et 8 février. Impossible d’y aller. Je serai à Lyon ou à Princeton. Il faudra bien sûr que je pense à l’annuler.

J’aime bien l’idée de faire halte ainsi. Enfin, me poser. Il me faudra acheter quelques vêtements. Je m’allonge sur le lit de l’immense chambre. Un besoin nouveau surgit : j’ai soudain envie de musique.

La musique ? Étrange retour… Elle qui m’a si longtemps accompagnée dans mon enfance et que j’ai chassée de ma vie depuis… depuis quand, au juste ? Vingt ans, semble-t-il.

Sans hésiter ni vraiment choisir, comme un affamé qui se rue sur une nourriture dont il a été longtemps privé, je me lève et télécharge sur mon téléphone les quatre derniers quatuors de Beethoven, les ouvertures des Puritains de Bellini et de Luisa Miller de Verdi, la fin du Chevalier à la Rose et les Métamorphoses de Strauss. Je ne sais le pourquoi de ces choix.

Dans la soirée, seul à l’hôtel, je les écoute en boucle pendant des heures. Ils me reviennent à la mémoire comme de très vieilles connaissances. C’est déjà si extraordinaire, au bout de tant d’années, d’y revenir…

 

Le lendemain et les jours suivants, je passe tous mes après-midi à l’hôpital avec Che. Il se rétablit vite. Nous ne parlons plus de sa tentative de suicide. Rien ne vaut la convalescence des sentiments, les retrouvailles avec parents, amis, amoureux un temps éloignés. Nous plaisantons même avec tendresse à propos de sa sœur ; et avec indulgence à propos de sa mère. Comme si l’on pouvait rattraper le temps perdu, comme si l’on pouvait, ainsi que disait Lewis Carroll, remonter le fleuve du temps, partir des conséquences pour revenir aux causes.

Nous ne parlons pas non plus de l’énigme de l’article paru à Phnom Penh. Insoluble. J’ai beau faire défiler cette histoire dans ma tête, je ne parviens pas à lui trouver la moindre explication plausible.

Je passe mes matinées et mes soirées à préparer cette présentation devant le conseil de l’université. Je reprends mes notes : j’entends démontrer que, au-delà des fractales et des pratiques divinatoires, les Anciens savaient aussi théoriser le temps ; en particulier, les formes africaines de divination ont permis à certaines pensées magiques d’accéder à un savoir très proche des théories contemporaines les plus avancées sur le temps.

Le soir, je lis mes messages sans répondre à aucun. Une cure de silence. D’innombrables appels d’Evlyn depuis Lausanne. Elle me reparle de notre voyage en Italie, me donne rendez-vous à Cointrin le samedi 7 février. Elle a, dit-elle, réservé les billets d’avion pour Rome, et l’hôtel. Voilà qui est ennuyeux. J’aurais dû annuler depuis longtemps… Après tout, je pourrais peut-être y aller quand même, au moins une journée, avant de repartir pour New York. On verra. Ça dépendra de l’état de Che, le moment venu.

Yse ne m’écrit pas, ne m’appelle pas. Pas un jour ne passe sans que je pense à elle. Elle me manque. C’est absurde. Est-ce le fait qu’elle m’interdise de l’appeler qui crée ce manque ? Quand elle aura besoin de moi, m’a-t-elle dit, elle me fera signe. Elle a parlé de prescience… L’est-elle, « presciente » ? Que sait-elle au juste de ce que je cherche ? Que connaît-elle de mes visions ? Elle a beau me fasciner, je ne tiens pas à me lancer dans une nouvelle aventure. Je refuse qu’elle m’aide à en finir avec Evlyn. Pas envie d’être amoureux, de souffrir encore. Me garder d’elle… Et puis l’interview… Après tout, elle figure sur la liste des suspects ! Je lui en ai assez dit pour qu’elle ait pu le faire…

L’attentat commis à Londres il y a trois jours a semé une panique boursière qui contraint la Banque centrale américaine à mettre fin à ses velléités de ralentissement de la création monétaire. Le 29 janvier, les troupes turques, massées à Erbil, capitale de leur Kurdistan, déclarent avoir un droit de regard sur la situation en Irak et en Syrie. Le lendemain, le secrétaire général des Nations unies, sans son adjoint spécialisé, Mark Diffenthaler, resté à Genève, entame une tournée des pays de la région. En mer de Chine, le Japon tire un missile de semonce. Pékin proteste et mobilise. Le lendemain, la Corée du Nord en fait autant. Même si personne ne semble vouloir le voir, même si les experts entendus à la télévision se veulent rassurants, je suis convaincu que le monde court à la guerre. Mes visions, tous ces morts, ces soldats qui font feu, l’annoncent.

Le 30 janvier, la crise financière s’aggrave, surtout sur le Vieux Continent. Les Européens déclarent que, même si le Traité sur l’union bancaire qui vient d’être ratifié ne le permet pas, ils demanderont à la Banque centrale d’intervenir pour soutenir tout établissement bancaire en péril. La Turquie menace de détourner le cours des fleuves qui irriguent l’Irak et la Syrie, et concentre ses troupes aux frontières des Kurdistan irakien et syrien. Les Kazakhs et les Russes annoncent qu’ils ne laisseront pas faire. Les Indiens se disent solidaires de Moscou. Les Pakistanais préviennent qu’ils empêcheront les Indiens d’intervenir. Quoique occupé en mer de Chine, Pékin convoque les ambassadeurs des pays concernés et leur fait savoir qu’il ne permettra pas que cette zone du Moyen-Orient et d’Asie centrale, si essentielle à son approvisionnement en énergie, verse dans le chaos. Les troupes chinoises et russes se massent face à face sur les deux rives du fleuve Amour. Ce que je craignais est en train d’advenir : les « conflits jumeaux », ainsi que les nomme maintenant la presse internationale, sont en train de se rejoindre comme le ferait un arc électrique. Et, ainsi que je le redoutais, cela semble devoir se focaliser en territoire russe.

Pendant ce temps, les médias français, que je regarde le soir dans ma chambre d’hôtel, ne parlent que du chômage qui continue de croître, du Front national qui prétend pouvoir remporter plusieurs victoires aux prochaines élections régionales, du nouveau parti « antisioniste » qui chasse sur les mêmes terres, du délitement des partis traditionnels, du nouvel entraîneur de l’équipe de France (un Italien parachuté d’urgence après le désastre de la Coupe du monde au Brésil), du prochain remaniement gouvernemental que le président annonce pour la mi-mars, enfin du camouflet qu’Anglais et Allemands lui ont infligé en refusant la convocation d’un Conseil européen extraordinaire pour évoquer la situation internationale et les conséquences de l’attentat de Londres.

31 janvier : Che va beaucoup mieux, il sortira bientôt de l’hôpital et s’installera « chez un ami », me dit-il, évasif. Je n’insiste pas.

Je commence à songer à repartir. Mais pour où ? Paris ? Princeton ? Rome ? Je ne sais trop…

À l’heure du déjeuner, Che est autorisé à s’absenter deux heures : nous sortons en quête d’un restaurant dans le voisinage de l’hôpital. Nous longeons le quai de Saône. Au bout de dix minutes, il fait froid, nous cherchons refuge dans une galerie commerciale. Au beau milieu de la foule, mes visions me reprennent. J’inspire profondément, me laisse tomber sur un banc. Che me regarde, inquiet :

– Qu’est-ce que tu as ? Une de tes crises ?

Je parviens à articuler :

– Je ne vois pas de quoi tu parles…

Il s’accroupit face à moi.

– Je sais ce que tu as !

– Tu ne sais rien !

– J’en sais beaucoup plus long que tu ne crois !

– Comment pourrais-tu ? Personne ne…

– On en a souvent parlé, maman et moi. Même ma sœur était au courant.

– Ta mère vous en a parlé ? De quel droit ? Elle t’a dit quoi ?

Il s’assied sur le banc à côté de moi et murmure, sur le ton de quelqu’un qui explique à un enfant pris en faute que sa bêtise n’est pas si grave :

– Tu souffres d’un trouble obsessionnel compulsif. D’un TOC. Pas n’importe lequel : tu ne t’assures pas en permanence que tes mains sont propres ; tu ne tentes pas de récapituler tous les faits et gestes de ta journée ; tu ne passes pas ton temps à réciter des listes de mots ; tu ne vérifies pas la place des meubles, tu ne ranges pas, tu ne refermes pas les portes, tu ne collectionnes rien, tu n’accumules pas, tu ne jettes pas ton argent par les fenêtres… Tu comptes. C’est bien ça, n’est-ce pas ? Tu comptes.

– Comment as-tu deviné ?

– C’était l’hypothèse de maman. Elle t’a vu compter avec tes doigts. Elle m’a même dit que cela porte un nom : l’arithmomanie. Tu es arithmomane ?

Décidément, je connais mal les femmes qui m’entourent. Tina avait donc deviné sans jamais m’en souffler mot ? Elle avait supporté mon obsession des années durant sans jamais m’interroger ?

Pourquoi les hommes ne comprennent-ils l’amour des femmes qu’après qu’elles les ont quittés ?

Che reprend :

– Mais ce n’est pas l’essentiel. Les TOC sont des réactions à des pensées négatives, pour les refouler. C’est quoi, les tiennes ?

Ne pas lui dire…

– Absurde !

– Je suis sûr que tu as parfois, comme maintenant, la vision de quelque chose que tu repousses ; et que tu as sécrété ce mécanisme – ce TOC – pour l’écarter. Quelle est cette obsession dont tu as si peur ? Laisse-moi deviner : peur des microbes ? du vertige ? peur d’avoir oublié de refermer une porte ? de te jeter sous un train ? de tomber d’une fenêtre ? d’une asymétrie ? de céder à des pulsions agressives ?

– Rien de tout cela !

– Alors, quelle est cette obsession que tu cherches à repousser en comptant ?

– Je ne te le dirai jamais. N’insiste pas.

Comment lui avouer que je vois les gens devant moi à l’état de cadavres ? que je vois des soldats leur tirer dessus ? Et que compter me permet de chasser cette vision ?

Il continue :

– Tu te vois commettre un meurtre ? Si tu ne me le dis pas, je vais imaginer le pire. Tu te vois violer She, ta propre fille, c’est ça ?

– Non ! quelle horreur ! Comment peux-tu même penser à une telle horreur ? C’est épouvantable, mais autrement. Et il est vrai que compter m’en prémunit quelque peu. Mais où es-tu allé chercher tout ça ?

– Pas compliqué : c’est écrit partout ! Tu n’es pas le seul dans ton cas : 3 % des Français souffriraient d’obsessions ; plus d’un million ont un TOC. Et c’est pareil partout dans le monde. Beaucoup se soignent en prenant des médicaments.

– Il n’y a pas de traitement pour ça.

– Ce n’est pas vrai. J’ai lu que certains médicaments sont très efficaces. J’ai cherché sur le net : on appelle ça des « inhibiteurs de recapture de la sérotonine ». Tu as essayé ?

– Te voilà bien savant ! Dis-toi que j’ai tout essayé. Les antidépresseurs…

– La psychanalyse ?

– Oui, et aussi la thérapie cognitive qui prétendait me convaincre que mes obsessions étaient normales. Et qu’il fallait que je me focalise chaque soir sur trois idées positives, pour en finir. J’ai même pensé à la chirurgie !

– Allons donc !

– La neurochirurgie : ça marche, paraît-il, dans certains cas. On sectionne une boucle entre le cortex et les ganglions de la base. Mais le risque est trop grand, m’a prévenu le chirurgien. Je n’ai pas voulu.

– N’importe quoi ! Pourquoi pas des électrochocs ?

– Ça marche aussi, paraît-il, dans certains cas parmi les plus graves. Mais, là non plus, je n’ai pas essayé. Pourquoi me demandes-tu tout cela ? Rassure-toi : ce n’est pas héréditaire.

– Ce n’est pas ça qui m’inquiète, papa. Pas du tout !

– C’est quoi, alors ?

Il se lève.

– Rien… Tu te sens mieux, on dirait ?

– Oui. Allons déjeuner.

Jamais nous n’en avions parlé. Je me sens soulagé de l’avoir fait.

 

Dans la soirée du lendemain 1er février, après que Che s’est décommandé (« Pardon, je ne peux pas dîner avec toi, mais on se voit demain, promis ? »), j’écoute pour la centième fois Le Chevalier à la Rose et je m’apprête à ouvrir au room-service quand Yse m’appelle. Enfin ! Ni sur Skype ni sur FaceTime, qui fait maintenant fureur, mais seulement au téléphone :

– Bonsoir ! Comment allez-vous ?

– Bien. Je n’espérais plus de vos nouvelles.

– Un reproche ?

– Non… De quel droit vous en ferais-je ?

– En effet.

– Mais vous m’aviez dit que vous me contacteriez et je m’étonnais de votre silence.

– Je n’ai pas d’explication à vous donner, Tristan.

Son agressivité déclenche la mienne :

– Yse… Quel est votre vrai prénom ? Vous ne pouvez vous appeler Yse pour de bon !

– Pourquoi donc ? Parce que vous vous appelez Tristan ? Ne ramenez pas tout à vous ! C’était une idée de ma mère. Elle pensait que les prénoms déterminent le destin de ceux qui les portent, et qu’avec celui-là je connaîtrais une belle histoire d’amour… Mais rassurez-vous : si c’est avec vous, ce dont je doute, la nôtre ne ressemblera pas à celle du roman.

– C’est-à-dire ?

– Vous n’avez donc jamais lu ce chef-d’œuvre ?

– Non, j’avoue.

– Une des plus belles histoires d’amour jamais écrites. Composée au Moyen Âge par plusieurs auteurs successifs. Une histoire universelle, aux versions multiples, toutes plus fascinantes les unes que les autres.

– Et que se passerait-il si notre histoire était la même ?

– Si nous étions Tristan et Yseut, votre père serait mort avant votre naissance, votre mère serait morte juste après, et vous auriez été élevé par un certain Mark…

– Parce qu’il y a aussi un Mark dans ce roman ?

– Oui, quelle coïncidence, n’est-ce pas ?

– Vous vous moquez de moi…

Pour ne pas dévoiler mon trouble, je marche de long en large dans le salon de la suite.

– Pas du tout. Nous en avons beaucoup ri quand nous nous sommes rencontrés, Mark et moi. Il m’a dit qu’il connaissait un Tristan et qu’il me le ferait rencontrer. Il ne vous a jamais parlé de l’amitié de Mark et Tristan ? Sans doute parce qu’elle finit mal et que Mark, lui, n’aime pas ce qui finit mal. Vous voyez : on peut dire que notre rencontre était prévue depuis des siècles.

– La suite ?

– Si nous vivions la même histoire que les héros du roman médiéval, à dix siècles d’écart, nous aurions bu tous deux par erreur un philtre magique qui nous aurait enchaînés l’un à l’autre par un lien indissoluble, sans pour autant m’empêcher d’épouser Mark ni de vous laisser mourir ; puis de mourir à mon tour de chagrin. Mark aurait ramené nos deux corps en Cornouailles pour les inhumer l’un à côté de l’autre, un rosier et une vigne enlaçant nos deux tombes.

– Le dénouement n’est pas très gai, en effet.

– Rassurez-vous : comme je vous l’ai dit, notre histoire ne ressemblera en rien à celle-là.

– Parce que vous allez épouser Mark ?

– Non. Au grand jamais. Non !

– Et vous savez déjà, vous, quelle tournure prendra notre histoire ?

– Elle sera ce que nous en ferons. Je ne me laisse jamais porter par les événements. Et quand je n’y arrive pas toute seule, je cherche de l’aide. C’est pourquoi je vous ai dit que j’aurais bientôt besoin de vous.

– Je ne comprends toujours pas en quoi.

Je cesse de marcher de long en large dans le salon de la suite et je m’assieds sur une liseuse. Après un long silence qui me fait croire que la communication est coupée, elle reprend :

– Vous travaillez sur les pratiques et les théories de la « prescience », n’est-ce pas ?

Me méfier : ne rien dire de plus. Que cherche-t-elle au juste à savoir ?

– En effet.

– Et vous-même, êtes-vous « prescient » ?

– Pas comme vous le croyez, en tout cas.

– Que savez-vous de ce que je crois ? Ce n’est pas une question : je le sais. J’aurai donc besoin de vous… Nous en reparlerons. Pour l’heure, vous avez assez à faire avec vos propres soucis.

Que sait-elle encore ? Je ne relève pas. Elle enchaîne :

– Moi aussi, j’ai eu quelques problèmes.

– Vous ? Que vous est-il arrivé ?

– Mark et moi… une grosse dispute…

– À mon propos ?

Elle éclate de rire.

– Vous êtes bien prétentieux ! Non.

– Que s’est-il passé ?

– Au lendemain de notre dîner, à l’issue de cette conférence qui l’a tant mobilisé, Mark m’a proposé de faire avec lui l’ascension des contreforts de l’Eiger.

– Ah, j’oubliais : vous faites de l’alpinisme.

– Mark lui-même est un grand grimpeur, vous l’ignoriez ?

Cette excentricité-là m’était sortie de l’esprit. Mark est en effet mondialement connu pour avoir escaladé, dix ans plus tôt, deux des « 8 000 », au Népal.

– C’est ainsi que nous nous sommes connus durant l’été 2002. Il faisait de l’escalade avec mon père, j’avais treize ans. On a eu alors une… relation…

– Une « relation » à treize ans ? Avec un homme qui avait alors, si je calcule bien, trente-deux ans ?

– Rassurez-vous, il ne m’a pas violée. Juste un flirt… un peu poussé. Cela a fait scandale, à l’époque, quand ma mère l’a découvert. Après, nous nous sommes beaucoup écrit, malgré l’interdiction de ma mère. Nous nous sommes même un peu revus en cachette. Et je l’ai retrouvé, dix ans plus tard, à l’université…

– Et, depuis, vous êtes sa maîtresse.

– Dites donc, Tristan, je n’ai pas de comptes à vous rendre !

– C’est vous qui m’en parlez !

– Je voulais seulement vous dire que vendredi dernier, au soir de la conférence de Genève, il m’a proposé de l’accompagner dans la montée vers l’Eiger… Je ne voulais pas. Je ne sentais pas cette course. Au surplus, il avait beaucoup à faire avec la crise kurde. Nous sommes cependant partis de Genève le lendemain matin.

– Après que vous m’avez envoyé ces deux mangas ?

– En effet… Nous avons dormi, à mi-chemin de la montée, dans un refuge. Avant l’aube, je me suis réveillée. Mark ne dormait pas. Il était de mauvaise humeur. Il m’a rabrouée sur ma tenue, mes chaussures, ma démarche. J’ai compris que le secrétaire général ne l’associait plus à toutes ses décisions.

– Et alors ?

– Tout le temps que Mark vociférait, je n’ai pas pensé un instant à moi : j’ai senti qu’un danger vous menaçait, vous. Ou menaçait un de vos proches. C’était une sensation très vive et précise ; il fallait que je vous prévienne. J’ai essayé de vous envoyer un SMS, mais il n’y avait pas de réseau. J’ai alors voulu redescendre au plus vite.

– Quand était-ce exactement ?

– Dimanche dernier, le 25 janvier.

– À quelle heure ?

– Vers 4 heures du matin.

Exactement le jour et l’heure où, dans une chambre à Lyon, Che avalait des comprimés.

Yse est donc « presciente » ? Autrement que moi, qui ne devine que des événements lointains ? C’est pour cela qu’elle avait tenu à me rencontrer ?

Me méfier… Peut-être a-t-elle appelé l’hôpital pour connaître la date de l’hospitalisation de Che et, à partir de là, échafaudé toute cette histoire. Je l’interroge :

– Vous avez eu une vision ?

– Juste une intuition qui m’a traversé l’esprit. Cela m’arrive de temps à autre. En fait, de moins en moins souvent…

– Qu’est-ce qui vous arrive de temps en temps ? de deviner des pans de l’avenir ?

– Oui.

– Comment ça ?

– Je vous le confierai peut-être un jour…

J’insiste :

– Comment avez-vous su, pour mon fils ?

Elle hésite encore. Et si c’était elle qui avait dicté l’article paru dans l’Angkor Times ? Je quitte le salon de ma suite pour aller dans ma chambre. Elle reprend :

– Il m’arrive de deviner ce qui attend les autres. Mais les gens les plus proches de moi me sont maintenant indéchiffrables. Tenez, l’année dernière, un ami d’enfance a empoisonné sa femme : je n’avais rien pressenti. Inculpé de meurtre avec préméditation, il s’est suicidé en prison après deux tentatives ratées. Là encore, je n’avais rien anticipé… Quarante-huit heures après sa mort, j’ai reçu de lui une lettre dans laquelle il m’expliquait tout. Ça m’a profondément marquée de constater que je n’avais rien deviné de la noirceur de ses démons intérieurs… Vous voyez, je ne suis pas vraiment « presciente ». J’ai simplement eu l’intuition que votre fils allait mal.

– Oui, mais c’est exactement au moment où vous dites que vous l’avez pressenti qu’il a essayé de mettre fin à ses jours. Heureusement, il a échoué… Et vous avez encore connaissance d’autres choses à venir ?

Elle hésite.

– Non… Si ! Par exemple, je sais que Mark va me quitter.

– Comment le savez-vous ?

– Rien à voir avec la prescience. Je le sais, c’est tout.

– Cela vous attriste ?

– Cela me soulage. Aimer, c’est souffrir. Il faut admettre un jour que la vie, comme les rêves, n’est qu’illusions. Désormais, je me contenterai donc d’observer les gens et de ne pas avoir mal. Vous avez connu ça, n’est-ce pas ? Vous aussi avez été ravagé ? Je ne parle pas de la mort de votre fille, qui est sûrement une douleur insurmontable. Je parle d’une rupture sentimentale.

Je m’allonge sur mon lit, avant de lui répondre, très ému :

– …On est surpris, on pense d’abord : « Pas ça, pas moi, pas maintenant ! » Et quand la douleur sourd et éclate, on tient à la garder pour se prouver que son amour était très fort. Puis on essaie de passer à autre chose. Mon ultime preuve d’amour, quand cela est arrivé, a été de ne pas encombrer l’autre de mon chagrin. Maintenant, c’est fini.

– En amour, il n’y a ni début ni fin, sauf pour ceux qui ont la manie de ranger toutes choses dans des catégories ; comme vous qui cherchez à tout théoriser. Il n’y a ni présent, ni passé, ni futur.

Je ne sais quoi dire. Elle a raison. Avec toutes les femmes qui ont passé dans ma vie, il n’y a eu ni début ni fin. Je me retourne, regarde au plafond et hasarde :

– Pourquoi m’avoir fait porter ces mangas ?

– Vous n’avez pas deviné ? Là, vous me décevez ! J’imaginais que vous trouveriez vite. Cherchez encore !

– Cela m’a inspiré quelques idées.

– Voilà ! Lesquelles ?

– Qu’il faut revenir dans le passé pour maîtriser l’avenir.

– Très bien. Et encore ?

– Que je ne dois pas m’inquiéter de notre différence d’âge…

– Quelle différence d’âge ? Je suis bien plus vieille que vous !

Je ne sais que répondre. Elle éclate de rire.

– Je vous entends cogiter… Il y a d’autres choses bien plus importantes dans ces mangas. Mais il me faut vous laisser, maintenant. Occupez-vous bien de votre fils. Ne m’appelez surtout pas. C’est moi qui le ferai, le moment venu.

Elle raccroche. Sans que j’aie eu le temps de lui demander ce que voulait dire la phrase qu’elle avait écrite sur la dernière page, et ce nombre : 77.

Seul, j’écoute en boucle At Last dans l’interprétation d’Etta James. Larry l’adore… Puis le quinzième quatuor de Beethoven. Rien d’autre ne peut me calmer ce soir.

 

Ce 2 février, Che sort de l’hôpital. Il semble heureux. Je le sens soulagé.

Les trois jours suivants, nous allons déjeuner ou dîner, selon ses désirs, dans un des nombreux petits restaurants, appelés « bouchons », de la ville. Il me fait remarquer que je n’utilise presque plus mon téléphone, que je ne consulte presque pas mes mails, ni même les nouvelles, en tout cas devant lui.

Il a raison. C’est comme si le sort du monde m’était devenu peu à peu indifférent. Ou comme si je n’en attendais plus que le pire.

 

La tournure des événements mondiaux hésite encore, dirait-on. Comme si des forces puissantes les tiraient vers le mal cependant que d’autres, tout aussi puissantes, tentaient d’empêcher la catastrophe.

Le 2 février, dans un article retentissant et admirablement informé, Henry Kissinger, à l’esprit toujours aiguisé, explique que si les « deux conflits jumeaux » se rejoignent par le jeu des alliances, ils entraîneront une déflagration planétaire. Le même jour, le secrétaire général adjoint de l’ONU, Mark Diffenthaler, annonce qu’il va proposer à Genève un compromis sur la gestion des fleuves transitant par le territoire kurde. Le 3 février, des troupes spéciales américaines s’installent dans le Kurdistan irakien face aux troupes syriennes et irakiennes. Le 4, des fantassins chinois prennent position sur une des îles Diaoyu. À Bruxelles, les ministres des Finances de l’Union européenne tentent de rassurer les marchés, malgré la menace de faillite de la Grèce, du Portugal et de l’Italie, et en dépit des rumeurs persistantes sur les pertes des plus grandes banques françaises, espagnoles et allemandes.

À Rome, le gouvernement de Matteo Renzi est renversé. Rome… j’ai promis à Evlyn de l’y emmener après-demain et je n’ai toujours rien annulé. Pourquoi passer quarante-huit heures avec une femme qu’on a décidé de quitter ? Ce serait absurde. Il n’y a pas d’avenir entre nous. Et je commence à m’ennuyer avec elle. Alors, pourquoi ne pas avoir encore annulé ce voyage ? Je déteste faire de la peine. Il faudra pourtant bien. Attendons encore. Mais ce sera plus vraisemblable si je m’y prends au dernier moment.

Le 5 février, succès diplomatique du président français : un sommet des Européens finit par se réunir, sans parvenir à adopter une position commune sur les deux conflits. Les Allemands sont pour la neutralité, les Français et les Anglais pour le soutien à l’Irak et au Japon.

 

Vendredi 6 février : dire au revoir à Che. Partir demain, mais pour où ? Comme chaque jour dans l’après-midi, je me connecte sur le site de l’université de Princeton tout en écoutant le dernier acte du Chevalier à la Rose. J’y lis un message d’excuse pour avoir publié à tort, deux heures plus tôt, une nécrologie du professeur Larry Snower… L’université aurait annoncé le décès de Larry ? Puis publié un démenti ? J’appelle Larry sur FaceTime. Il décroche, mais sa caméra n’est pas branchée. J’entends du bruit autour de lui.

– Bonjour, attends… Laissez-moi seul !

Il branche la caméra. Visage défait. L’objectif est braqué en gros plan sur lui, comme s’il ne tenait pas à ce que je voie ce qui l’entoure. Il est étendu dans un lit (il n’est que 18 heures à Princeton, cela ne lui ressemble pas). Pas le sien : un lit d’hôpital.

– Que se passe-t-il ? Qu’est-ce que cette histoire de fausse nécrologie ? Qui a pu commettre cette mauvaise blague ?

– Oh, tu sais, annoncer la mort de quelqu’un n’est jamais une fausse nouvelle, c’est juste un peu d’anticipation !

– On a trouvé l’auteur de cette plaisanterie ?

– Non. C’est quelqu’un de malin, en tout cas, car il a réussi à convaincre le webmaster qu’il était un de mes fils !

– Incroyable ! Tu es où, là ?

– À l’hôpital de l’université : une visite de routine.

Je sais que c’est faux. Je n’insiste pas. Je lâche juste, bêtement :

– Courage !

– Tu as raison. Il faut une sacrée dose de courage pour se convaincre qu’il vaut la peine de se montrer courageux. On dirait que tu écoutes Le Chevalier à la Rose ? Le dernier acte, n’est-ce pas ? On n’a jamais rien écrit de plus beau pour la voix humaine… Qui chante ? Elisabeth Schwarzkopf ?

– Euh… oui.

– Très bon choix… Tu devrais lire le livret de Hugo von Hofmannsthal. Il est si riche de messages cachés… Où en es-tu de ton audition ? Quand arrives-tu parmi nous ? Demain ?

– Bientôt. Je m’occupe encore un peu de mon fils, si tu veux bien.

– Je comprends.

Je sens percer une immense déception, vite maîtrisée, dans sa voix.

– Mais je serai prêt, ne t’inquiète pas. J’ai bien avancé.

Il reprend, plus lentement :

– Vous êtes quatre candidats avec quatre projets, et pas des moindres. Ça va être difficile !

– Je vais te dire franchement, si tu permets : je n’en veux pas vraiment, de ce poste. Je suis habité d’un profond sentiment d’inanité de tout cela.

– Je le sais, je le sais et ça me désole, répond Larry. La création de ce département d’ethnomathématique marquerait le couronnement de mon travail. Et il n’y a que toi pour l’obtenir ! Mais si tu ne le veux pas vraiment, tu ne l’auras pas. Ils le sentiront. Comment va Che ?

– Mieux. Il est sorti de l’hôpital.

Il semble caler ses oreillers.

– Tant mieux. Tu sais, ce qui lui est arrivé n’est pas si grave. C’est même plaisant…

– Comment ça, « plaisant » ? Une tentative de suicide ?

– Avec l’âge, tu apprendras qu’il faut se ménager chaque jour une bonne occasion de rire. Maintenant qu’il va bien, c’en est devenu une.

Il est pris d’accès de toux et sort du champ de la caméra. Je m’inquiète :

– Tu ne te sens pas bien ?

– Mais si ! Le mieux qu’il est possible… à quelques jours de ma mort !

– Ne dis pas de bêtises.

Je crois l’entendre marmonner :

– À moins que ce ne soit à quelques jours de la nôtre à tous…

Il se ressaisit :

– Où en es-tu de ta présentation ? As-tu progressé ? Tu peux m’en parler ? As-tu avancé à Angkor ?

– Non, rien. Pas même de simples fractales. Et j’ai dû repartir plus tôt que prévu. À cause de Che. Pas même eu le temps d’aborder le sujet avec qui que ce soit.

Pas question de l’ennuyer avec l’énigme de l’article. Il ne me croirait pas. Il répond :

– Ennuyeux. On ne peut pas se contenter d’exemples africains. Il faudrait alors que tu parles d’autres cultures que celle-là, par exemple des sagesses indiennes. Et juives. Il y a beaucoup de choses, là-dedans, sur la divination. Et sur les mathématiques du temps.

– Tu crois ?

– Oui, en Inde, nombre de pratiques prétendent permettre d’accéder à la prescience, à l’accomplissement, à ce qu’ils appellent le « siddhi suprême ». Tu dois introduire ça dans le programme de travail que tu proposes.

– Pourquoi n’en a-t-on pas parlé avant ?

– Parce que je pensais qu’on pourrait, avec Angkor, nous dispenser d’explorer cet immense univers indien. Visiblement, on ne le peut pas ; on n’a pas assez de choses convaincantes avec l’Afrique. Le conseil trouvera ça trop maigre. Il faut chercher ailleurs. L’Inde, c’est bien difficile. Ça reste une culture secrète, transmise de maître à disciple, peu révélée avec clarté, si ce n’est dans ce que j’ai découvert sur le sujet de la prescience au chapitre 27 d’un texte intitulé Abhinavagupta.

– Qui dit quoi ?

– D’après ce que j’en ai compris (mais il te faudra vérifier), les très grands sages de l’Inde, appelés rishi (« celui qui voit » ou « voyant »), accèdent à la connaissance de l’avenir par la circulation de ce qu’ils nomment kundalini, une sorte de flux qui vient purifier les nadis, des canaux qui dessinent, à travers le corps, une espèce de système nerveux inconnu de la médecine occidentale et qui se croise en certains points importants, les chakras.

– Ça m’a plutôt l’air de relever de l’acupuncture !

– Cela converge, en effet. Et aussi avec le yoga.

– Quel rapport avec la prescience ?

– La purification d’un chakra particulier, situé entre les deux yeux, l’ajna chakra ou « troisième œil », leur permet, disent-ils, de voir dans une dimension autre que le monde matériel, de devenir des rishi. Ceux qui vont plus loin encore, au-delà de l’ajna chakra, parviennent à purifier le dernier chakra, le sahasrara, situé au sommet du crâne. Ils réussissent alors, disent-ils, à marier leur énergie individuelle à ce qu’ils nomment l’énergie cosmique. Dès lors, ils ont accès à la connaissance suprême de tout, notamment aux ressorts secrets du passé, du présent et de l’avenir.

– Il est un peu tard pour que j’intègre tout ça dans mon programme de travail. Au demeurant, je ne vois pas quel rapport avec les théories modernes du temps…

– Mais c’est très proche de la relativité générale ! Et des neurosciences ! Tu devrais au moins le citer. Cela entre exactement dans ton sujet. Il te faudra vraiment en faire un des axes du programme de travail que tu vas leur proposer. Mais ce n’est pas tout : tu ne peux pas non plus ne pas faire mention des Prophètes.

– Quoi ? Les prophètes de la Bible ?

– Oui, eux aussi sont des « prescients ». Tu ne peux les passer sous silence. Ils entrent absolument dans ton champ d’études. Ils renvoient eux aussi à l’ethnomathématique du temps.

– Allons donc !

– Oui. Et il sera passionnant de mieux comprendre le rapport entre leur prescience et les conceptions modernes du temps.

– Des « prescients » actifs ou passifs ?

– L’un et l’autre. Quand ils voulaient influer sur l’avenir, ils annonçaient une catastrophe pour inciter les hommes à réagir. Ça marchait quelquefois ! Ainsi, Jérémie…

– Pas très souvent, si j’en juge par l’histoire juive… En particulier, ils n’ont pas vu venir la Shoah !

– Si : les prophètes l’ont annoncée au chapitre 26, verset 3 du Lévitique.

– Ah ? Comment sais-tu cela ? Parfois, je suis ahuri de tout ce que tu connais…

– Il y a tant de choses que je sais et que tu ne sais pas que je sais.

– C’est vrai, mais là, cela ne leur a pas servi à grand-chose.

– En effet, peu de gens ont écouté ces prophéties au moment où elles ont été faites. Et encore moins en 1940. Parce que personne ne réfléchit assez aux leçons du passé. C’est déjà ce que Joseph disait à Pharaon : la prévision du futur requiert une connaissance approfondie du passé. Voilà qui rejoint les théories du temps, non ?

– Si l’on veut. On m’a aussi expliqué récemment qu’on ne saurait pénétrer dans l’avenir qu’en transitant par le passé.

– Ah ? Tu peux me dire qui se risque à te conseiller sur ce sujet ?

Je reste muet. Il n’insiste pas. Est-il jaloux d’un autre appui dont je pourrais bénéficier ? Il se cale dans son lit et reprend :

– Vois-tu, ton exposé doit énoncer le plan du travail de recherche que tu proposes de mener à bien dans les années à venir. On ne te demande pas d’avancer une solution à tout. Tu dois juste les convaincre que l’ethnomathématique est un champ essentiel qui peut permettre à la science de franchir des pas majeurs. Comme la médecine traditionnelle. Et montrer que Princeton ne doit pas laisser ce terrain à d’autres universités, qui vont bientôt créer des chaires en ce domaine ; ne serait-ce que pour valoriser la dimension africaine de leurs propres programmes d’études !

– Attends, je n’ai aucune envie de faire de l’ethnomathématique juste pour faire plaisir aux partisans de la discrimination positive, si nécessaire soit-elle ! Je n’ai pas vocation à servir d’alibi ! Si tel est le cas, je ne veux pas de ce poste.

Larry sourit faiblement.

– Quel orgueil !

– Tu as sans doute raison. Vous, les Américains, vous dites cela des Français, de toute façon.

Sa toux le reprend. Au même moment, je vois sur mon téléphone qu’Yse me rappelle sur Skype. Yse ! Enfin ! J’abrège ma conversation avec Larry.

– Repose-toi, Larry. Nous en parlerons à mon arrivée.

– Quand ?

– Nous sommes vendredi. J’arrive… dimanche, au plus tard lundi.

– J’aimerais mieux dimanche…

Je bascule l’appel, sans même saluer Larry : Yse apparaît sur FaceTime. Son regard me traverse de part en part. Je ressens le même choc que la première et unique fois où je l’ai vue. Elle est vêtue de blanc, ses cheveux noirs sagement ramassés en une longue tresse roulée en bandeau comme la première fois où je l’ai vue. Une fractale ? Derrière elle, un mur gris orné d’un tableau dont je distingue mal les contours. On dirait qu’elle s’est mise en scène dans ce décor.

– Bonjour, vous. Je suis heureuse de vous revoir. Vous êtes donc toujours à Lyon, d’après ce que je vois…

– Oui… Je n’arrive pas à me faire à l’idée que nous ne nous sommes vus qu’une seule fois…

– Vous me reverrez vite. Je vous l’ai dit : dès que j’aurai besoin de vous.

– Dites ! Quand ?

– Je dois d’abord vous raconter une histoire de famille. Parce que, pour que vous puissiez me venir en aide, il faut que vous compreniez qui est…

– Une histoire de famille ? J’adore, racontez ! J’ai tout l’après-midi devant moi. Racontez !

Elle sourit :

– Solitaire, aujourd’hui ?

– Comme tous les jours, depuis que je vous ai rencontré.

– Oh, vous n’étiez pas seul, après notre dîner. Et vous ne serez pas seul demain, si je comprends bien ?

Je sursaute. Que sait-elle d’Evlyn et de ce week-end qu’il me faudrait vraiment annuler ? J’esquive :

– Racontez donc cette histoire de famille, comme vous dites.

– C’est une longue histoire qui débute au moins avec ma grand-mère maternelle, Elisabeth. Suivez-moi bien. Cela vous aidera à comprendre pourquoi j’aurai besoin de vous. Elisabeth Smolnyi, ma grand-mère, est née en 1916 à Budapest au sein d’une famille de grands propriétaires terriens. Enfant, elle souffrait d’affreux maux de tête. En fait, elle pressentait intuitivement l’avenir. Comme une évidence qu’elle cachait à tout le monde. Il semble que ce don lui venait de son propre grand-père…

– Continuez.

– Sa famille a été ruinée par la chute de l’empire austro-hongrois. À vingt ans, en 1936, elle a été envoyée à Londres chez un oncle pour finir ses études de droit. L’année suivante, elle y a rencontré Simon Dreyfus, fils du docteur Joseph Dreyfus, un ami de Freud. Simon travaillait à Vienne avec son oncle, un industriel en électricité allié des Rathenau. Joseph était venu à Londres pour affaires. Ce fut le coup de foudre. Elisabeth n’osa lui dire qu’elle le voyait mourir étranglé, ou étouffé, dans une baraque. Ils se sont mariés et elle a oublié ces visions.

– Elle le voyait comment ? Mort ? À l’état de cadavre ?

– Oui, je crois bien…

Yse me dévisage, puis se sert un verre de vin. Elle semble prêter l’oreille à la musique de Strauss, derrière moi. J’en change pour remettre At Last, d’Etta James. Elle sourit et boit à petites gorgées sans me quitter des yeux. Minutes d’intense partage.

Je ne vais pas lui dire qu’il m’arrive à moi aussi de voir les gens face à moi à l’état de cadavres ; et que c’est précisément pour échapper à ces visions que je compte et recompte tout ce qui se présente devant moi.

Elle continue :

– Elisabeth a épousé Joseph au grand dam des siens, bons bourgeois antisémites et ruinés. Joseph et elle sont revenus vivre à Vienne. Ils ont eu très vite trois enfants, trois filles, dont ma mère Lisa. Il y a eu l’Anschluss. Joseph, optimiste, n’a pas voulu rejoindre son père, son oncle et son frère en Amérique. Ses affaires ont été réquisitionnées en 1939 ; il a été arrêté en 1941.

– Et elle, votre grand-mère ?

– Elle n’était pas juive ; au début, elle n’a donc pas été inquiétée. Puis, quand la pression sur les conjoints de juifs s’est faite plus forte, elle est partie avec ses filles, dont ma mère, se cacher dans une des dernières propriétés familiales, en Carélie. Elle a ensuite réussi à passer avec elles en Suisse, à Locarno, où elle avait une sœur.

– Et votre grand-père ?

Elle me scrute, paupières plissées, comme si j’avais disparu de son écran. Il est vrai que je pense à Evlyn, avec qui j’ai rendez-vous demain matin…

– Vous êtes toujours là ? Je ne vous vois plus. Que faites-vous ? Vous m’écoutez ?

– Bien sûr, continuez !

Je déplace mon téléphone. Elle me sourit, paraît m’avoir retrouvé.

– Mon grand-père est demeuré dans un camp en Autriche jusqu’à sa déportation, en avril 1944, à Auschwitz. À la fin de la guerre, il n’est pas revenu et ma grand-mère a été rongée par le remords de ne pas avoir assez insisté pour quitter l’Autriche en 1938. Elle est restée vivre avec ses filles chez sa sœur, à Locarno, grâce à l’argent que son mari avait pu sortir avant la guerre. En 1976, ma grand-mère s’est suicidée en laissant un long message à l’intention d’éventuels arrière-petits-enfants. Ma mère s’est mariée en 1980 avec Antoine Ziegler, diplomate suisse. Je suis née neuf ans plus tard à Genève. Mon frère a vu le jour l’année suivante.

Elle semble trembler en parlant de son frère. Je pense : l’année de sa naissance, je suis parti poursuivre mes études dans l’Ohio. Nous avons donc bien vingt-deux ans d’écart.

Elle reprend sans se départir de son sourire :

– Oui, vingt-deux ans…

Elle lit donc encore une fois dans mes pensées ? Je ne relève pas, mais poursuis :

– Que disait le message de votre grand-mère ?

Elle hésite, sort un moment de l’écran, puis réapparaît. Elle semble d’abord incapable de rien articuler, puis reprend :

– Il est toujours chez le notaire. Mes tantes n’ont pas eu d’enfants ; ni mon frère ni moi n’en avons encore.

– Votre mère ne possédait-elle pas le même don que sa propre mère ?

– Elle ne m’en a jamais rien dit. Elle est morte en 2005. J’avais seize ans.

– Et votre père ?

– Mon père… Antoine a mené une vie compliquée. Il avait eu une fille d’un premier mariage, Clara, puis il a eu deux autres enfants avec ma mère : moi en 1989, mon frère Jonasz un an plus tard.

– Votre demi-sœur présente les mêmes dons que vous ?

– Clara ? Non ! Nous n’avons pas la même mère. Et les dons viennent sans doute de ma grand-mère maternelle. Clara a connu une jeunesse difficile. Très jeune, elle a dû être opérée d’un rein. Elle s’est retrouvée en dialyse à quinze mois et a dû être transplantée à l’âge de huit ans. Elle a bien récupéré. Nous n’avons pas longtemps vécu ensemble. Elle a fait ensuite de brillantes études et est devenue avocate à New York, métier qu’elle a vite abandonné pour suivre un autre avocat de sa firme, Donald Lawson, qui a lui aussi renoncé au barreau pour s’installer comme viticulteur près de Mondecino, en Californie, au nord de San Francisco, dans une maison isolée en forêt. Ils y produisent du vin à partir de cépages qu’ils achètent aux vignerons de la Napa Valley.

– Et votre père ?

– Ah, lui… Il a divorcé d’avec ma mère en 1990, juste avant la naissance de mon frère Jonasz. Il a déclaré à ma mère qu’il « avait fait son devoir », mais qu’à parler franc il n’aimait que les hommes. Il a quitté la diplomatie, a eu beaucoup d’aventures assez sordides. Il n’a vu ses enfants que trois fois. Puis il est retourné vivre avec sa propre mère ; il lui a avoué son homosexualité, lui a dit qu’il était désespéré. Il l’a poussée au suicide en lui promettant de se tuer après elle… Ce qu’il n’a pas fait. Il est mort en prison. Nous sommes restés seuls avec ma mère.

– Et vous ? Vous êtes aussi « presciente » ?

– Non. En tout cas, je cherche à oublier que je l’ai été. Cela ne m’a pas réussi…

– Comment cela ?

Elle hésite.

– Je dois vous le dire, sinon vous ne comprendriez pas. Vous vous souvenez de l’attentat en 2003, à Bagdad, contre le siège de l’ONU ?

– Bien sûr, là où Sergio de Mello a laissé la vie ?

– À l’époque, je connaissais Mark depuis quelques mois.

– Vous m’avez raconté : une « relation », vous n’aviez que treize ans…

– Oui… Ce jour-là, j’ai senti une menace planer sur Mark. Je ne savais pas au juste où il se trouvait. J’ai aperçu une lumière aveuglante dans un immeuble où je le voyais. Je lui ai téléphoné, alors que ma mère m’avait interdit de lui parler après notre… aventure. Il m’a dit qu’il était à Bagdad, dans l’immeuble de l’ONU. Je l’ai supplié de quitter les lieux sur-le-champ, sans savoir pourquoi. Il l’a fait ; juste pour me rassurer, tout en riant, heureux de mon appel, quelle qu’en eût été la raison. Trois minutes après, une explosion au troisième étage a démoli l’immeuble et tué ceux qu’il abritait. Mark, alors, a pris peur : qui peut aimer quelqu’un qui voit tout de vous, y compris votre avenir ? Il a refusé de me revoir pendant cinq ans… Puis je l’ai retrouvé ici, quand je suis revenue à l’université pour ma thèse.

– Qu’avez-vous fait entre-temps ?

– Des bêtises.

– Comment ça ?

– Rien d’intéressant. Maintenant, parlons de mon frère Jonasz… C’est pour lui que j’aurai besoin de vous. Il a été très marqué par l’histoire de notre père. Il a tout de suite été très… agité. Hospitalisé six fois, il a été diagnostiqué schizophrène. Au cours de son dernier internement, il y a trois ans, il a subi une série de vingt électrochocs. En fait, il n’est pas du tout schizophrène, il est « prescient »… Il a hérité des dons de notre grand-mère. En plus prononcé…

– Ce qui veut dire ?

– Comme Elisabeth Dreyfus, Jonasz, son petit-fils, pouvait décrire avec précision des événements des prochains jours… Il voit les gens à l’état de cadavres.

Comme moi ? Je sens comme une peur panique dans sa voix.

– Pourquoi « pouvait » ? Il ne le peut plus ?

– Je l’ignore. Il est parti voici trois ans. Je n’ai plus de nouvelles de lui depuis un an ; je pense qu’il a tout laissé tomber. Je suppose qu’il n’a pas pu supporter de connaître à l’avance les malheurs des autres.

Pourquoi ai-je encore l’impression qu’elle me ment, tout en étant sourdement terrorisée ? Par qui ? Pourquoi ?

Elle reprend :

– Remettez cette chanson que vous écoutiez.

– At Last ? Vous aimez ?

– C’est Mark qui me l’a fait découvrir.

Mark ? Larry… Oui, ils se connaissent. Je reviens prudemment à ce qu’elle m’a dit de Jonasz :

– Je comprends votre frère. Personne n’a envie de s’adresser à des gens en les voyant déjà morts.

Elle me regarde, troublée, puis dit d’une voix au bord de se briser :

– En sachant quand et comment ils vont mourir… Il voyait tout le monde à l’état de cadavres et en souffrait épouvantablement…

Sait-elle que je ressens pratiquement la même chose, même si c’est en moins précis ? Que je vois les gens de cette façon sans pour autant cerner les circonstances ou la date de leur mort ? Est-ce pour ça, en définitive, qu’elle a tenu à me rencontrer ?

Elle se ressaisit et lâche plus sèchement :

– Comme vous.

Nouveau choc ! Comment est-elle au courant ?

– Qui vous l’a dit ? Mark ? Je ne me rappelle pas lui en avoir parlé…

– Vous lui en avez parlé à Princeton, un soir où vous aviez sans doute beaucoup bu l’un et l’autre.

– Et c’est pour cette raison que vous êtes venue assister à ma conférence, n’est-ce pas ? Vous vous moquiez bien des fractales et de l’ethnomathématique ! Vous vouliez seulement comprendre comment on peut continuer à vivre avec ça ? En quoi pourrais-je être d’aucune aide à votre frère ?

– Je ne le sais pas encore.

Son frère… Je hasarde :

– Vous n’avez donc aucune idée de l’endroit où il se trouve actuellement ?

Elle hésite à me répondre :

– Il y a trois ans, il est parti en Inde. Il y était encore il y a un an. Depuis, il n’a plus fait signe…

– Pourquoi en Inde ?

– Il disait penser trouver là-bas un enseignant capable de lui apprendre à maîtriser ce don… Celui de prévoir l’avenir… et de le modifier.

De le modifier : c’est donc bien de cela qu’il s’agit. Ne pas lui confier ce dont Larry vient de me parler. Ce ne peut pourtant pas être une coïncidence. Larry et Yse se connaissent-ils ? Absurde ! Non, c’est sûrement le fruit du hasard. Je reprends :

– Où imaginez-vous qu’il soit maintenant ?

– Je ne sais… La dernière fois où je lui ai parlé… il y a un an, il voulait devenir un sâdhu.

– Un mendiant ?

– C’est cela.

– Pouvez-vous me le décrire physiquement ?

– Très grand, athlétique, très brun, des yeux…

– Ce n’est donc pas lui…

– Comment ça ? De qui voulez-vous parler ?

– Il y a six mois, à Jaipur, au Rajasthan, j’ai filmé avec mon téléphone portable une procession de sâdhus lors de la grande migration annuelle des nomades vers le nord. En revoyant ce film, j’ai vu passer furtivement au milieu des Indiens un jeune Blanc à l’air à la fois souriant et hagard. Ce ne pouvait être votre frère : il était blond, frêle, pas très grand.

– Vous avez là ces images ? Montrez !

Je manipule mon téléphone. Elle paraît soudain prise de panique. Elle s’impatiente :

– Montrez !

Sa voix est impérieuse. Elle ne semble pas avoir l’habitude qu’on la fasse attendre.

– Vous êtes sûre que vous voulez le voir ?

Je retrouve la vidéo de ces vacances avec Evlyn. Et je lui envoie par mail ces images furtives qui m’ont longtemps hanté : un cortège de sâdhus remontant du désert, suivant des nomades juchés sur des éléphants, traversant Jaipur et passant devant le palais des Vents. Je n’ai rien vu d’autre lorsque je les ai prises. Mais, en regardant la vidéo après coup, Evlyn a aperçu, l’espace de quelques secondes, un jeune homme pâle aux yeux bleus, très blond, pas très grand, le visage hâve, la silhouette efflanquée, marchant courbé. En arrêtant sur image et en zoomant, j’ai discerné ses traits d’Occidental. Il m’a paru serein, heureux. Depuis, j’ai souvent repensé à ce gamin : que faisait-il là ? Ses parents le cherchaient-ils ?

Yse regarde l’image intensément, mâchoires serrées. Va-t-elle se mettre à pleurer ? Puis elle sourit et, d’une voix beaucoup plus détendue :

– Non, ce n’est pas du tout Jonasz… J’ai peur pour lui. Ses visions peuvent le conduire à commettre n’importe quelle bêtise…

Elle semble réfléchir :

– Vous n’avez rien remarqué de bizarre, ces temps-ci ?

Je songe à l’article prémonitoire paru au Cambodge. Et à la nécrologie imaginaire de Larry. Comment saurait-elle ? Son frère y est-il pour quelque chose ? Prudemment, je n’en dis mot. Elle insiste :

– Vous n’avez pas reçu de messages incongrus ?

Je me tais. Elle me regarde intensément, semble comprendre mon silence et ajoute, très fermement :

– Je dois vous voir. Demain. C’est maintenant que je vais avoir besoin de vous.

Je sursaute :

– Demain ? À Lyon ? Vous êtes donc à Lyon ?

– Non, je suis à Genève. Je viendrai vous voir à Lyon, ou bien à Paris. Comme vous voulez. En voiture. J’adore la vitesse. Et cela n’a que trop attendu.

Elle joue avec ses cheveux. J’hésite : la retrouver demain ici, à Lyon, ou bien à Paris avant de repartir pour Princeton ? Pourquoi pas ? Mais non…

– Me voir demain ? Ce n’est pas possible. Je serai à… Rome.

Je viens de le décider : j’irai… Pour rompre avec Evlyn avant de repartir pour Princeton. Et aussi pour me fournir une excuse valable pour ne pas voir Yse.

Elle n’a pas l’air contrariée :

– Vous restez là-bas combien de temps ?

– Deux jours.

– Très bien. Je viendrai donc à Paris d’ici à quarante-huit heures. En voiture. Nous sommes vendredi après-midi. J’y serai dimanche matin.

– Vous plaisantez ?

– Pas le moins du monde !

– Ce serait adorable, mais je vous en prie : au moins, pas en voiture… Je ne veux pas vous faire prendre de risques.

– Croyez-moi : rouler des heures sur autoroute est à peine plus risqué que faire de l’alpinisme. À propos : j’aime beaucoup Etta James… mais pas du tout Richard Strauss.

Elle raccroche. Que sait-elle ?

Viendra-t-elle ? Et pourquoi ai-je dit que j’irais à Rome alors que je devrais partir au plus tôt pour Princeton ? Aller à Rome ? Encore une fois, j’ai trop attendu pour annuler. J’irai donc à Rome dire en face à Evlyn que tout est fini entre nous. Puis je repasserai par Paris pour voir Yse avant de m’envoler pour New York.

J’envoie un message à Evlyn pour lui confirmer que je la retrouverai demain matin à Cointrin. Elle me répond d’une voix enjouée que tout est prêt et qu’elle aura une bonne surprise pour moi.

Une surprise ? Elle ne serait pas enceinte, au moins ?

Pas envie de descendre là où elle a réservé : l’hôtel de France et de Russie, où j’ai séjourné avec Tina. Pas question d’y remettre les pieds avec Evlyn. Ne jamais revenir au même endroit avec deux femmes différentes. J’appelle mon ami l’écrivain Albert Galliera, spécialiste de Dino Buzzati, qui dirige la villa Médicis : il n’a personne ce week-end, il est ravi de me revoir et nous logera.

 

Dans la soirée de ce vendredi 6 février, je dîne avec Che et lui explique que, comme il va beaucoup mieux, s’il n’y voit pas d’objection, je vais partir le lendemain pour Rome avant de retourner à Princeton. Il ne me pose pas de questions. Il semble plutôt pressé de me quitter, ce soir-là. Un amour tout neuf ? ou revenu ? Je devine en lui comme une jubilation, une euphorie nouvelle. Je le raccompagne boulevard des Brotteaux, « chez des amis », dit-il ; je le laisse devant un immeuble cossu, il m’embrasse et me lance d’un air mystérieux :

– Merci d’avoir été là pour moi. Je ne l’oublierai jamais. Et je trouverai bientôt une raison plus gaie de te faire revenir ici.

Je rentre à pied à l’hôtel. Rome, demain, mais pourquoi ai-je accepté ? Passant devant la terrasse d’un café, je vois deux vieux messieurs, chacun seul à une table, éloignés de quelques mètres, devant un même verre de vin, lisant le même journal. Comme dans un tableau de Hopper. Est-ce moi que je vois là tel que je serai un jour ? Est-ce encore une vision ? une prescience ? Ne plus y penser…

Une fois dans ma chambre de la villa Caroline, je regarde, comme chaque soir, les nouvelles sur mon ordinateur. Il est cette fois question de l’Écosse qui s’apprête à accéder à l’indépendance après le vote positif au référendum de septembre 2014. Le Premier ministre britannique convoque des élections dans un mois pour contrer ce projet et préparer le référendum sur l’adhésion de la Grande-Bretagne à la zone euro. En mer de Chine, dix morts dans un incident, sur une des îles Senkaku, entre Chinois et Nippons. Au Kurdistan, les États-Unis font savoir qu’ils ne laisseront pas l’Iran intervenir. Je sens toujours aussi distinctement que la Russie va s’illustrer dans la catastrophe.

J’hésite, je me trouble. L’image d’un massacre dans la neige me submerge. Des gens tirent. D’autres hurlent. Ils avancent l’un derrière l’autre et tombent, massacrés à bout portant. Des cadavres entassés. Des soldats autour. C’est la première fois que j’assiste à cette scène. Que j’entends ces cris, le bruit des balles. Impossible de discerner la langue qu’ils parlent. Vite, dominer tout cela, compter. Compter ! Mais cela ne m’aide plus. Panique.

Je mets l’ouverture de Luisa Miller, qui m’exalte. Puis le dernier quatuor de Beethoven, le seizième. Il me rassérène. Au bout de tant d’années, la musique fait retour dans ma vie. Après tant de chagrins, va-t-elle me consoler, me guérir ?

Je réussis à trouver le sommeil.

 

Le lendemain matin, samedi 7 février à l’aube, je quitte Lyon en train pour retrouver Evlyn à Cointrin.

Je peste contre ma lâcheté : pourquoi diable ai-je accepté ce voyage ?