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Troisième vague de l’avenir : l’hyperdémocratie

À la fin de son dernier livre, rédigé en 1875, Critique du programme de Gotha, Karl Marx écrit cette phrase mystérieuse, en latin : « Dixi et salvavi animam meam » (« Je ne dis ça que pour sauver mon âme »). Comme s’il voulait faire comprendre à ses lecteurs que le programme politique qu’il venait de proposer aux socialistes allemands n’avait, à ses yeux, pas la moindre chance d’être appliqué ; comme s’il pensait que personne, jamais, n’aurait le courage, ni les moyens, de maîtriser le capitalisme et ses conséquences, à la fois enthousiasmantes et suicidaires.

Aujourd’hui, au moment où les démocraties de marché ont parcouru une grande partie du chemin prévu par l’auteur du Capital, et alors que le socialisme s’est fourvoyé dans bien des impasses prévues et dénoncées par Marx, la survie durable d’une humanité libre, heureuse, diverse, équitable, soucieuse de dignité et de respect, paraît impossible. Il semble même vain d’y réfléchir.

Et pourtant : quand, en 1516, Thomas More rêvait de faire élire les dirigeants d’Utopia, sa cité imaginaire, il n’imaginait pas que les ministres de son propre pays seraient, quatre siècles plus tard, élus par le peuple tout entier. De même, quand, en juillet 1914, Jean Jaurès imaginait une Europe libre, démocratique, pacifique et rassemblée, rien ne permettait d’espérer que telle serait la situation du Vieux Continent moins de quatre-vingts ans plus tard.

Il faut aujourd’hui oser faire le même acte de foi en l’avenir. Tenter une nouvelle fois de montrer que l’humanité n’est pas condamnée à se détruire ; ni par le marché, ni par la science, ni par la guerre, ni surtout par la bêtise et la méchanceté.

Tout annonce une transformation progressive de l’homme en objet, une amplification des injustices, de la précarité, de la violence ; tout indique même que nous entrons dans une sombre avant-guerre : les nations les plus sophistiquées réagissent à la barbarie par la violence, à la peur par l’égoïsme, à la terreur par les représailles. Il semble donc raisonnable de se résigner à admettre que l’homme n’est qu’un monstre, et que notre monde ne pourra jamais devenir une démocratie planétaire, tolérante, pacifique, diverse mais rassemblée. Pourtant, une telle dynamique est en marche : Le bien, après le marché et la guerre. Jupiter après Quirinus et Mars.

Pour sauver l’humanité de ses démons, cette troisième vague de l’avenir devra évidemment déferler avant que l’une ou l’autre des deux premières n’aient mis fin, chacune à sa façon, à l’espèce humaine.

Pour imaginer comment un tel avenir pourrait advenir à temps, il faut oser, comme les visionnaires d’antan, regarder très loin, bien au-delà de l’actuelle suprématie de l’Empire américain, de l’émergence menaçante de l’ordre polycentrique, de l’hyperempire et des innombrables conflits qui s’ensuivront. On comprendra alors que ce que je nomme ici l’hyperdémocratie s’inscrit tout naturellement dans cette histoire de l’avenir ; on verra que bien des forces sont déjà, souterrainement, en train d’en établir les fondations, et qu’il ne dépend que de nous, aujourd’hui, qu’elle devienne, dans quelques décennies, la réalité du monde.

Le choc démocratique

Comme à l’aube de toute révolution majeure, il nous appartient d’abord d’en mesurer l’urgence, d’en nommer les acteurs, d’en définir les valeurs et d’en imaginer les institutions, dans la modestie du quotidien et la démesure de l’idéal.

Maintes forces positives poussent dès aujourd’hui à l’instauration d’un monde vivable pour tous : les vertigineuses découvertes des sciences, les formidables progrès des techniques feront de plus en plus prendre conscience à un nombre croissant de gens que le monde est un village, que l’abondance est possible, qu’il est possible à tous de vivre bien plus longtemps et bien mieux.

On pourrait en particulier en déduire, rationnellement, que le climat peut être stabilisé, que l’eau et l’énergie peuvent abonder, que l’obésité et la misère peuvent disparaître, que la non-violence est possible, que la prospérité pour tous est réaliste, que la démocratie peut devenir universelle, que les entreprises peuvent servir le bien commun ; qu’il est même envisageable de protéger toutes les différences et d’en créer d’autres.

Et pourtant, la prise de conscience de ces potentialités ne suffirait pas à empêcher l’avènement de l’hyperempire ni à éviter l’hyperconflit : l’homme n’a jamais rien bâti sur de bonnes nouvelles.

En revanche, quelques catastrophes annoncées démontreront crûment aux plus sceptiques que notre mode de vie actuel ne peut perdurer : le bouleversement du climat, l’écart croissant entre les plus riches et les plus pauvres, l’augmentation de l’obésité et de l’usage des drogues, l’emprise de la violence dans la vie quotidienne, les actes terroristes de plus en plus terrifiants, l’impossible bunkerisation des riches, la médiocrité du spectacle, la dictature des assurances, l’envahissement du temps par les marchandises, le manque d’eau et de pétrole, la montée de la délinquance urbaine, les crises financières de plus en plus rapprochées, les vagues d’immigration échouant sur nos plages, d’abord main tendue puis le poing levé, les technologies de plus en plus meurtrières et sélectives, les guerres de plus en plus folles, la misère morale des plus riches, le vertige de l’autosurveillance et du clonage, viendront un jour réveiller les dormeurs les plus profondément assoupis. Les désastres seront, une fois de plus, les meilleurs avocats du changement.

Comme à la fin de chaque grande guerre, on parlera alors, encore une fois, de tirer des leçons du passé, de pardonner sans oublier, de reconstruire le monde autrement, d’en finir à jamais avec la violence. Des gens de toutes conditions, de toutes nationalités, de toutes cultures et obédiences réfléchiront aux conditions d’une survie durable de l’humanité. On comprendra que ni l’hyperempire ni l’hyperconflit ne peuvent créer un monde voué à durer. Des projets politiques surgiront de partout pour régler les contentieux frontaliers, rendre compatibles les multiples revendications nationales sur un même sol, apprendre aux gens à vivre sereinement avec eux-mêmes et avec les autres.

Ces projets utopistes seront peut-être récupérés un temps par des dictateurs rêvant de fonder un empire apaisé et planétaire. Une nouvelle idéologie totalitaire, englobante, rassurante, messianique, religieuse ou laïque, aura sans doute son prophète, son livre, ses prêtres, ses policiers, ses bûchers. Puis une nouvelle organisation harmonieuse du monde verra le jour : elle ne sera d’abord qu’une cohabitation planétaire du marché et de la démocratie. Peu après, ils seront l’un et l’autre dépassés par ce que je nomme ici l’hyperdémocratie.

Pour comprendre ce pronostic, il me faut introduire ici de nouveaux concepts :

Des acteurs d’avant-garde, que je nommerai les transhumains, animeront  – animent déjà  – des entreprises relationnelles où le profit ne sera plus qu’une contrainte, et non une finalité. Chacun des transhumains sera altruiste, citoyen de la planète, nomade et sédentaire à la fois, égal en droits et en devoirs à son voisin, hospitalier et respectueux du monde. Ensemble, ils feront naître des institutions planétaires et réorienteront les entreprises industrielles. Elles développeront, pour le bien-être de chaque individu, des biens essentiels (le plus important sera le bon temps), et pour le bien-être de tous un bien commun (dont la dimension principale sera une intelligence collective).

Puis, au-delà même d’un nouvel équilibre mondial entre marché et démocratie, entre services publics et entreprises, les transhumains feront naître un nouvel ordre d’abondance dont le marché sera peu à peu exclu au profit de l’économie relationnelle.

Tout cela peut paraître totalement improbable. Aucun des acteurs de ces changements ne semblent même exister. Là encore, ce n’est pas la première fois : quand, en janvier 1848, Marx parlait de la victoire prochaine de la bourgeoisie et de la force à venir de la classe ouvrière, il n’existait ni bourgeoisie ni classe ouvrière. Il avait détecté, avant même qu’ils surgissent, les futurs acteurs de l’Histoire. Telle est encore la tâche d’aujourd’hui.

L’avant-garde de l’hyperdémocratie : transhumains et entreprises relationnelles

Quand un convoi est en marche, l’avant-garde compte beaucoup plus que les généraux se prélassant au milieu de leurs troupes. L’Histoire ne bifurque que quand des êtres aventureux, soucieux de la sauvegarde de leur liberté et de la défense de leurs valeurs, font  – en général pour leur plus grand malheur  – avancer la cause des hommes. Dans l’Ordre marchand, cette avant-garde fut jusqu’ici composée, on l’a vu de « cœur » en « cœur » par ce que j’ai nommé la classe créative : entrepreneurs, inventeurs, artistes, financiers, dirigeants politiques.

À l’avenir, une partie de cette classe, réunissant des individus particulièrement sensibles à cette histoire de l’avenir, comprendront que leur bonheur dépend de celui des autres, que l’espèce humaine ne survivra que rassemblée et pacifique. Ils cesseront d’appartenir à la classe créative marchande et refuseront de se mettre au service des pirates. Ils deviendront ce que je nomme ici les transhumains.

Altruistes, conscients de l’histoire de l’avenir, concernés par le sort de leurs contemporains et de leurs descendants, soucieux d’aider, de comprendre, de laisser après eux un monde meilleur, les transhumains ne se contenteront ni de l’égoïsme des hypernomades ni du désir de détruire des pirates. Ils ne se croiront pas propriétaires du monde, admettront qu’ils n’en ont que l’usufruit. Ils seront prêts à mettre en pratique les vertus du sédentaire (vigilance, hospitalité, sens du long terme) et celles du nomade (entêtement, mémoire et intuition). Ils se sentiront à la fois citoyens du monde et membres de plusieurs communautés ; leurs nationalités seront celles des langues qu’ils parleront, et non plus seulement des pays qu’ils habiteront. Pour eux, la rébellion contre l’inéluctable sera la règle, l’insolence de l’optimisme sera la morale, la fraternité servira d’ambition. Ils trouveront leur bonheur dans le plaisir de faire plaisir, en particulier aux enfants dont ils se sauront responsables. Ils réapprendront que transmettre est le propre de l’homme.

Les femmes seront plus aisément transhumaines que les hommes : trouver son plaisir à faire plaisir est le propre de la maternité. La montée progressive des femmes dans toutes les dimensions de l’économie et de la société multipliera les transhumains. Parmi les transhumains d’aujourd’hui, on pourrait citer à la fois Melinda Gates et mère Teresa ; on trouvera aussi parmi eux des milliardaires ayant confié l’essentiel de leur fortune à une fondation, des innovateurs sociaux, des professeurs, des créateurs, des religieux, des laïcs, et des gens de bonne volonté, tout simplement. Des gens pour qui autrui est une valeur en soi.

Alors que, dans le monde de la rareté, c’est-à-dire dans le marché, autrui est un rival (l’ennemi qui vient disputer les biens rares, celui contre qui se construit la liberté et avec qui il ne faut partager aucun savoir), l’autre sera d’abord pour le transhumain le témoin de sa propre existence, le moyen de vérifier qu’il n’est pas seul. L’autre lui permettra de parler, transmettre, se montrer généreux, amoureux, de se dépasser, de créer plus que pour ses propres besoins et plus que ce qu’il se croit capable de créer. L’autre lui permettra de comprendre que l’amour d’autrui, et donc d’abord de soi-même, est la condition de la survie de l’humanité.

Les transhumains mettront en place, à côté de l’économie de marché où chacun se mesure à l’autre, une économie de l’altruisme, de la mise à disposition gratuite, du don réciproque, du service public, de l’intérêt général. Cette économie que je nomme « relationnelle » n’obéira pas aux lois de la rareté : donner du savoir n’en prive pas celui qui le donne. Elle permettra de produire et d’échanger des services réellement gratuits  – de distraction, de santé, d’éducation, de relations, etc.  –, que chacun jugera bon d’offrir à l’autre et de produire sans autre rémunération que la considération, la reconnaissance, la fête. Des services non rares, car plus on donne, plus on reçoit. Plus on donne, plus on a le désir et les moyens de donner. Travailler deviendra, même dans l’économie relationnelle, un plaisir sans contraintes.

Les transhumains formeront une nouvelle classe créative, porteurs d’innovations sociales et artistiques et non plus seulement marchandes.

Les transhumains mettront au point les outils de leur action : comme les animateurs du marché créent des entreprises industrielles, allocataires de ressources rares, les transhumains animeront des entreprises relationnelles, allocatrices de ressources pour l’essentiel illimitées. Leur finalité sera d’améliorer le sort du monde, en traitant les problèmes que le marché ne pourra résoudre, en contrebalançant la mondialisation du marché par celle de la démocratie. Dans ces entreprises, le profit ne sera qu’une contrainte nécessaire à la survie, non une finalité.

Partis politiques et syndicats sont les premières entreprises relationnelles. La Croix-Rouge, Médecins sans frontières, Care, Greenpeace, WWF et surtout bien d’autres ONG créées au Sud ont pris la suite. Pour n’en citer qu’une au Sud, parmi les centaines de milliers qui existent, celle qui a permis à un bidonville de Lima, Villa El Salvador, de scolariser 90 % des enfants et des adultes. Ces entreprises relationnelles jouent déjà, en marge du capitalisme, le rôle que les marchands de Bruges et de Venise avaient en marge du féodalisme. On y trouvera bientôt toutes sortes d’institutions hors sol remplissant des missions civiques, médicales, écologiques ou sociales, ONG, intermédiaires de négociations diplomatiques, clubs de sports amateurs, lieux ou sites de rencontre gratuits ou de coopération. La plupart d’entre elles sont et seront créées au Sud par des gens qui se prendront en main sans plus rien attendre de personne. Une des catégories les plus importantes d’entreprises relationnelles sera constituée par les institutions de microfinance, acteurs de plus en plus majeurs du marché, de la démocratie et de la relation.

La production des entreprises relationnelles, évaluée en termes marchands, représente d’ores et déjà environ 10 % du PIB mondial, et leur part est en très forte croissance. Elles ont déjà créé des concepts annonciateurs des valeurs de l’avenir : le droit d’ingérence, le droit à l’enfance, le droit à la dignité. Elles sont aussi à l’origine de la plupart des institutions internationales récentes : le Fonds pour le sida, le Tribunal pénal international, le Fonds mondial pour l’environnement. Grâce à ces entreprises d’un genre particulier, on commence à parler de communauté internationale (pour ne pas parler encore de gouvernement mondial), et de protection de la nature (pour ne pas parler encore de bien commun). Là se situent déjà les balbutiements d’une démocratie mondiale, que je nomme l’hyperdémocratie.

De nouvelles entreprises relationnelles apparaîtront, en particulier dans la gestion des villes, dans l’éducation, la santé, la lutte contre la pauvreté, la gestion de l’environnement, la protection de la femme, le commerce équitable, l’alimentation équilibrée, la valorisation du gratuit, la réinsertion sociale, la lutte contre la drogue et la surveillance des surveilleurs. Elles se substitueront à des entreprises privées et à des services publics ; elles prendront en charge la prévention des maladies, la réinsertion des marginaux, l’organisation de l’accès des plus faibles aux biens essentiels, en particulier à l’éducation, la résolution des conflits. Dans ces entreprises, de nouveaux métiers apparaîtront. Une nouvelle attitude à l’égard du travail s’y développera, consistant à trouver du plaisir à donner : à faire sourire, à transmettre, soulager, consoler.

Ensemble, ces entreprises relationnelles constitueront une nouvelle économie, aussi marginale aujourd’hui que l’était le capitalisme au début du XIIIe siècle, et tout autant annonciatrice d’avenir.

Les institutions de l’hyperdémocratie

Avant le milieu du XXIe siècle, l’hyperdémocratie commencera à se manifester dans la réalité institutionnelle du monde. On commencera à débattre de la mise en place d’institutions planétaires cohérentes, permettant à l’humanité de ne pas succomber sous les coups de l’hyperempire et d’éviter les ravages de l’hyperconflit.

Il ne servirait à rien de vouloir décrire ces institutions futures en détail : trop de temps s’écoulera avant que leur heure n’advienne ; trop d’orages éclateront, trop de technologies se feront jour. Trop de surprises aussi viendront détourner, momentanément, le cours de l’Histoire.

On peut cependant en dessiner les grands traits, sans trop risquer de se tromper, à partir de l’histoire passée et des deux premières vagues de l’avenir.

Ces institutions seront constituées d’un empilement d’organisations locales, nationales, continentales et mondiales. En leur sein, chaque être humain vaudra et influera autant qu’un autre.

La ville sera le principal lieu de vie de l’essentiel de l’humanité. Des centaines de villes seront plus peuplées qu’une centaine de pays d’aujourd’hui. Alors que plus des deux tiers des humains y vivront, des sommes gigantesques devront être consacrées à leur infrastructure. La ville sera le cadre des plus importants investissements collectifs et le premier collecteur d’impôt. C’est là que se concentrera l’essentiel de l’action politique à venir. L’urbanisme deviendra une science majeure. L’infrastructure numérique aidera à faire de la ville un lieu de rencontres, d’échanges, de vie. Une démocratie participative et associative y associera, par les technologies de l’ubiquité nomade, tous ceux qui y résideront, qui y travailleront, qui en seront les usagers ou qui seront d’une façon ou d’une autre affectés par son devenir. Des quartiers s’érigeront en autogestion.

Les États, pour résister aux attaques des marchés, devront se concentrer sur quelques fonctions souveraines : la sécurité, la tranquillité publique, la liberté, la défense de la langue, l’accès de tous, résidents durables ou de passage, aux soins et au savoir, le droit à un revenu minimum de formation. Pour remplir équitablement ces fonctions, les États, comme les villes, seront subventionnés, si nécessaire, par l’échelon continental voire planétaire. Les frontières s’effaceront. Chacun sera citoyen de plusieurs entités à la fois et il deviendra possible de défendre ses identités sans vouloir détruire celles du voisin. Les nations réussiront peu à peu à trouver des conditions d’un voisinage apaisé. De nouvelles formes de contrôle démocratique apparaîtront, fondées sur des agences autonomes de notation, surveillant en permanence le travail des élus, grâce aux techniques de l’ubiquité nomade et de l’hyper-surveillance.

Chaque continent ou sous-continent regroupera les démocraties de marché qui s’y trouvent en une Union, comme le fait déjà l’Union européenne. Chaque Union aura la responsabilité de la monnaie, de la transparence des marchés, de l’harmonisation des conditions sociales, de la protection de l’environnement, de la sécurité intérieure, de la protection sociale, de la santé, de l’éducation, de l’immigration, de la politique étrangère et de la défense de l’espace commun. Elle devra se doter d’un parlement et d’un gouvernement continentaux. Elle devra aussi disposer, comme c’est déjà le cas en Europe, d’une instance de résolution des conflits entre nations du même continent. Un tel avenir devrait en particulier devenir possible au Moyen-Orient qui devra un jour rassembler toutes les nations, y compris Israël et la Palestine, en une Union régionale. L’Union européenne, avant-garde de l’hyperdémocratie, deviendra une nation d’un genre nouveau, allant sans doute un jour jusqu’à la Turquie et la Russie. C’est là que les conditions d’un équilibre entre marché et démocratie seront les mieux réunies. C’est en Europe que commencera l’hyperdémocratie.

À l’échelle mondiale devront être créées, seront créées, de nouvelles institutions, dans le prolongement de celles qui existent déjà. L’Organisation des Nations unies en sera la base. Une Constitution de la planète reprendra, en l’élargissant, la Charte actuelle des Nations unies. Elle devra pour cela prendre une dimension supranationale et non plus seulement multilatérale. Son préambule regroupera tous les droits et devoirs de chaque humain à l’égard de la nature, des autres humains et de la vie ; il inclura des droits nouveaux non prévus par la Charte actuelle ; il prévoira en particulier le nouveau droit, essentiel, fondateur, à une enfance, ce qui impliquera un devoir de parenté. D’autres droits et devoirs imposeront la protection de la vie, de la nature, de la diversité, et fixeront des frontières infranchissables au marché.

L’Assemblée générale de l’ONU, où se retrouveront des États de plus en plus nombreux, sera progressivement épaulée, d’abord par une deuxième chambre, où des élus au suffrage universel représenteront chacun un nombre égal d’êtres humains, puis par une troisième, où se retrouveront les entreprises marchandes et relationnelles. Ce Parlement planétaire lèvera des impôts planétaires, dont l’assiette sera composée du PIB de chaque pays, de ses dépenses en armements et de ses émissions de gaz à effet de serre.

Le Conseil de sécurité de l’ONU fusionnera avec le G8 et s’élargira à quelques-uns des Onze, dont l’Inde, le Brésil et l’Indonésie. Il sera ensuite composé des seuls représentants des Unions continentales.

Le Conseil de sécurité servira d’organe de contrôle d’un gouvernement planétaire constitué autour de l’actuel secrétaire général. Ce gouvernement planétaire consacrera à la protection de l’humanité beaucoup plus de ressources que ne le font aujourd’hui tous les gouvernements de la planète. Il dictera des normes sociales, tel le principe du meilleur régime social mondial, qu’il imposera progressivement à l’échelle du globe à toutes les entreprises. Il se donnera les moyens de les faire respecter.

Les institutions financières internationales, comme l’Organisation mondiale du commerce et l’Organisation internationale du travail, seront placées directement sous sa tutelle, pour ne plus obéir seulement aux instructions des pays les plus riches. Ce gouvernement planétaire se donnera les moyens militaires de lutter contre les mafias, le trafic de drogue, l’exploitation sexuelle, l’esclavage, le dérèglement climatique, le déversement des déchets et les attaques (accidentelles, terroristes ou militaires) par des nano-robots et autres pathogènes autorépliquants, qui pourraient détruire la biomasse : une gelée bleue (arme nanotechnologique absolue) entre les seules mains du gouvernement planétaire pour combattre la gelée grise. Une force planétaire d’assistance et de sécurité, dotée des meilleurs équipements, dont il a été question plus haut, protégera l’environnement et luttera contre les pirates.

Progressivement, pour appuyer ce gouvernement mondial, de nouvelles instances de contrôle, de défense et de régulation se mettront en place, à partir des instances de gouvernance de l’hyperempire et de celles des entreprises relationnelles : un Tribunal pénal planétaire assurera la compatibilité des jurisprudences élaborées dans chaque continent et jugera les principaux pirates ; une Agence mondiale de l’eau protégera sa disponibilité ; une instance universelle des marchés contrôlera les monopoles et le respect du droit du travail. Une autre instance contrôlera la qualité des produits de consommation, en particulier alimentaires. Une autre contrôlera les principales compagnies d’assurances, les autres organes de gouvernance et les très grandes entreprises essentielles à la vie ; cette instance aura les moyens de lutter contre l’économie pirate et de défendre la propriété intellectuelle et matérielle.

Une Banque centrale assurera la stabilité des principales monnaies, puis gérera une monnaie unique ; elle exclura de la communauté financière internationale toute institution permettant de blanchir l’argent de la drogue. Une Banque de développement planétaire financera les grandes infrastructures des villes et des pays qui respecteront la Constitution planétaire ; elle soutiendra les pays qui convertiront leur économie dépendant de la drogue ou du crime organisé et les confortera dans leur lutte contre les pirates. Une institution spécifique aidera à structurer les entreprises relationnelles et à vérifier qu’elles ne sont pas le masque d’institutions pirates ou terroristes. Une autre institution planétaire aidera en particulier à développer la microfinance.

Les sièges de ces institutions n’auront évidemment pas à être tous installés dans le même lieu  – même s’il a été question, plus haut, de Jérusalem pour certaines d’entre elles. Leur existence pourra être aussi nomade que l’hyperempire qu’elles auront la charge d’équilibrer.

La place du marché dans l’hyperdémocratie

Marché et démocratie retrouveront ainsi peu à peu un équilibre planétaire. D’une part, les institutions de l’hyperdémocratie permettront au marché de fonctionner de façon efficace et d’éviter le sous-emploi des capacités de production en lançant des grands travaux mondiaux d’infrastructure urbaine, d’énergie et de numérique. D’autre part, régulé et mondialisé, le marché ne cherchera plus à pénétrer le sanctuaire de la démocratie. Il trouvera même son intérêt à développer des outils au service de la démocratie, à créer des infrastructures urbaines, des produits contre la pollution, contre l’obésité et pour les plus pauvres. De nouvelles technologies rendront ainsi possible une nouvelle abondance en énergie et en eau dans un environnement protégé et un climat apaisé ; des architectes et des urbanistes inventeront des villes à taille humaine ; des artistes feront prendre conscience que la beauté du monde mérite qu’on la protège et développe.

Le microcrédit dominera le système bancaire ; des entreprises relationnelles marchandes (c’est-à-dire ayant le profit pour finalité et la relation comme produit) fourniront des services personnels (de la santé à l’éducation en passant par les loisirs), des services à domicile (garde d’enfants, aide aux populations en difficulté). Les marchés réorienteront le progrès technique vers les industries de la santé, en particulier alimentaire, du savoir et de l’environnement. Ils valoriseront plus le temps vécu que le temps stocké, les services plus que les produits industriels. Ils rendront gratuit le spectacle du temps stocké et payant le spectacle vivant. Le cinéma deviendra gratuit, et les cinéphiles paieront pour voir les mêmes comédiens sur une scène de théâtre. Les fichiers musicaux seront gratuits, et les mélomanes paieront pour assister aux concerts ; les livres et journaux deviendront gratuits, et les lecteurs paieront les éditeurs pour entendre des conférences et débattre avec les auteurs. La gratuité s’étendra à tous les domaines essentiels à la vie.

L’économie relationnelle et l’économie de marché auront chacune intérêt au succès de l’autre : l’économie relationnelle aura intérêt à ce que le marché soit le plus efficace possible ; réciproquement, l’efficacité du marché dépendra de manière cruciale du climat social engendré par l’économie relationnelle. Enfin, les grandes entreprises du marché seront de plus en plus jugées par leurs actionnaires eux-mêmes, sur leur capacité à servir l’intérêt général, à promouvoir les activités relationnelles.

Le résultat collectif de l’hyperdémocratie : le bien commun, dont l’intelligence universelle

L’hyperdémocratie développera un bien commun, qui créera de l’intelligence collective.

Le bien commun de l’humanité, finalité collective de l’hyperdémocratie, ne sera ni la grandeur, ni la richesse, ni même le bonheur, mais la protection de l’ensemble des éléments qui rendent possible et digne la vie : climat, air, eau, liberté, démocratie, cultures, langues, savoirs... Ce bien commun sera comme une bibliothèque à maintenir, un parc naturel, à transmettre après l’avoir cultivé et enrichi sans l’avoir modifié de façon irréversible. La façon dont la Namibie entretient sa faune, dont la France entretient ses forêts ou dont certains peuples protègent leur culture donne une idée de ce que pourrait être une conception avancée du bien commun. Celui-ci ne saurait être ni un enjeu du marché, ni la propriété des États, ni un bien multilatéral ; ce devra être un bien supranational.

L’essentiel de la dimension intellectuelle du bien commun sera constitué par une intelligence universelle propre à l’espèce humaine, différente de la somme des intelligences des humains.

L’intelligence collective d’un groupe n’est pas la somme des savoirs de ses membres, ni même la somme de leurs aptitudes à penser ; c’est une intelligence propre, qui pense autrement que chacun des membres du groupe. Ainsi, un réseau neuronal fait de cellules devient une machine à apprendre, un réseau téléphonique remplit d’autres fonctions que celles de chacun des centraux ; un ordinateur réfléchit différemment de chaque microprocesseur ; une ville est un être distinct de chacun de ses habitants ; un orchestre est autre chose que l’addition de ses musiciens ; un spectacle d’une autre nature que le rôle tenu par chacun des acteurs ; les résultats d’une recherche valent plus que l’apport de chacun des chercheurs qui la mènent. Toute intelligence collective est le résultat de ponts, de liens entre les intelligences individuelles, nécessaires pour créer du neuf.

L’humanité crée, de la même façon, une intelligence collective, universelle, distincte de la somme des intelligences particulières des êtres qui la composent et distincte des intelligences collectives des groupes ou des nations.

La finalité de cette intelligence universelle ne sera pas d’ordre utilitaire. Elle sera inconnaissable, gratuite. Elle pourra se traduire en diverses œuvres : d’innombrables réseaux coopératifs planétaires permettront de créer des corpus de savoir et des œuvres d’art universelles, transcendant les savoirs et les œuvres de tous de ceux qui y auront participé. Cette intelligence universelle existe en fait, à l’état embryonnaire, depuis toujours. Elle a permis à l’humanité de survivre en s’adaptant. Elle se développe de plus en plus vite avec les nouvelles technologies. Elle créera un rapport tout à fait nouveau à la propriété intellectuelle, qui ne pourra plus être absolue et devra être partagée avec l’ensemble de l’humanité, nécessaire à la créativité de chacun.

Par exemple, les développements de logiciels libres formeront une œuvre de l’intelligence universelle. De même, alors que l’encyclopédie Wikipédia n’est pour l’heure que l’agrégat des intelligences de ses auteurs, on y verra  – on y voit déjà  – naître, par le travail de tous, un résultat collectif différent de ce que chacun a voulu y mettre.

L’Histoire poussera ainsi à l’intégration croissante des intelligences collectives en une intelligence universelle ; elle sera aussi dotée d’une mémoire collective qui conservera et accumulera son savoir. Par sa nature, elle durera au moins aussi longtemps que l’humanité.

L’intelligence universelle pourra même concevoir un jour des machines à son propre service, défendant le bien commun pour lui-même.

L’intelligence universelle pourra ensuite faire émerger une intelligence de l’espèce, une hyperintelligence, qui agira en fonction de son propre intérêt, qui pourra différer de l’intérêt de l’intelligence universelle d’une génération d’êtres humains. Enfin, au degré ultime d’évolution, pourra naître  – est peut-être déjà née  – une hyperintelligence du vivant, dont l’humanité n’est qu’une infime composante. Cette hyperintelligence du vivant n’agirait alors plus en fonction du seul intérêt de l’espèce humaine.

L’histoire singulière de l’Homo sapiens sapiens trouverait là son terme. Non pas dans l’anéantissement, comme dans les deux premières vagues de l’avenir, mais bel et bien dans le dépassement.

Le résultat individuel de l’hyperdémocratie : les biens essentiels, dont le bon temps

L’hyperdémocratie ne réalisera pas que des objectifs collectifs. Elle permettra aussi à chaque être humain de réaliser des objectifs personnels, inaccessibles par le seul marché : avoir accès à des biens essentiels, en particulier à du bon temps.

J’appelle ici biens essentiels ceux auxquels chaque être humain doit avoir droit pour mener une vie digne, pour participer au bien commun. Parmi ces biens essentiels, l’accès au savoir, au logement, à la nourriture, aux soins, au travail, à l’eau, à l’air, à la sécurité, à la liberté, à l’équité, à la dignité, aux réseaux, à l’enfance, au respect, au droit de quitter un lieu ou d’y rester, à la compassion, à la solitude, de vivre des passions simultanées, des sincérités parallèles, d’être entouré dans ses derniers jours.

Cela conduira à supprimer toute punition infamante, violente, ou d’enfermement.

Le principal bien essentiel sera donc l’accès au bon temps. Un temps où chacun vivra non pas le spectacle de la vie des autres, mais la réalité de la sienne propre. Chacun y aura la possibilité de choisir son modèle de réussite, d’épanouir ses talents, y compris ceux que chacun ne se connaît pas encore. « Prendre du bon temps » signifiera alors vivre libre, longtemps et jeune, et non pas, comme dans l’Ordre marchand, se hâter de « profiter ».

Ces deux projets  – individuel et collectif  – de l’hyperdémocratie se nourriront l’un l’autre : l’intelligence universelle de l’humanité augmentera avec le bon temps dont disposera chacun, et réciproquement l’intelligence universelle créera les conditions du bon temps pour chacun. Il ne pourra y avoir d’hyperdémocratie qu’entre personnes ayant accès aux biens essentiels.

Le bien commun de l’humanité sera d’autant plus élevé qu’un nombre plus élevé d’humains auront accès aux biens essentiels : comme un centre de recherche a intérêt à ce que ses chercheurs trouvent, comme les locuteurs d’une langue ont intérêt à ce que ceux qui la parlent soient le plus nombreux possible, comme une famille a intérêt à voir ses membres le plus heureux possible, chaque être humain aura intérêt à ce que les autres soient en pleine possession des moyens de leur dignité et de leur liberté, donc en bonne santé et bien formés. L’humanité aura intérêt à ce que chaque humain soit heureux de vivre ; l’altruisme deviendra l’intérêt de chacun. Être transhumain deviendra raisonnable.

Le détournement de l’hyperdémocratie

Pendant de longues décennies, l’hyperempire tentera d’empêcher l’hyperdémocratie de naître. Certains maîtres du marché, hypernomades pour la plupart, chercheront à en saper les valeurs, à empêcher d’en laisser naître les institutions, et à annihiler ses acteurs. Ils traiteront de traîtres les hypernomades transhumains. Ils leur feront peur, tenteront de les corrompre, de les faire changer de camp. Puis, sentant la force de la vague, ils essaieront de commercialiser, dans des entreprises spécialisées, des « objets nomades relationnels » : robots de compagnie, fraternités virtuelles, jeux en trois dimensions simulant l’altruisme, commerce faussement équitable. Ils vendront ce qu’ils appelleront eux aussi du « bon temps » : temps de vacances ou temps produit par des objets nomades et réplicables en série. Ils mettront sur le marché des « auto-surveilleurs » censés mesurer la capacité relationnelle. Ils inventeront aussi des prothèses relationnelles, puis des clones, « frères artificiels » permettant de disposer pour soi de réserves d’organes : le « bonheur » du clone sera d’aider le cloné à survivre.

Par ailleurs, certains maîtres de mouvements religieux, théologiens, gourous, tenteront  – tentent déjà  – de récupérer les concepts de l’hyperdémocratie. Ils assiéront leurs fonds de commerce sur la charité, la maîtrise du temps et du sens, la gratuité, la fraternité, l’intelligence universelle, le bon temps, le bien commun.

Certains savants expliqueront  – expliquent déjà  – que l’incapacité à trouver du sens au temps, à se montrer altruiste, est une maladie que des drogues ou des manipulations génétiques de leur invention pourront guérir.

Enfin, certains hommes politiques tenteront d’instaurer une dictature plus ou moins planétaire destinée à faire surgir un « homme nouveau », digne de vivre dans l’hyperdémocratie. Ils expliqueront qu’il sera même possible un jour de concevoir des êtres assez maîtres d’eux-mêmes pour être exempts du désir d’accumuler, de gaspiller, de jalouser ; des êtres heureux du bonheur des autres, programmés pour aimer être ce qu’ils sont, débarrassés même de tout désir et de tout égoïsme. En assassinant évidemment tous ceux qui, pour des raisons de classe, de religion, ou tout autre, ne seront pas dignes de cette nouvelle élite.

 

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Je veux croire qu’un jour, bien avant la fin du XXIe siècle et malgré tant d’obstacles, de précipices vertigineux et de caricatures, l’hyperempire aura pris assez d’ampleur pour faire percevoir l’unité du monde sans être parvenu à détruire l’identité humaine. Je veux aussi espérer que l’hyperviolence menacera assez fortement l’humanité pour lui faire prendre conscience de la nécessité de changer radicalement d’attitude à l’égard d’elle-même. Je suis encore convaincu que les transhumains seront alors assez nombreux, et assez organisés, pour contenir la première vague de l’avenir et pour détruire la seconde.

Je veux également croire que les dictatures caricaturant l’hyperdémocratie dureront moins longtemps que celles qui ont caricaturé le socialisme. Je veux croire encore que les religions trouveront une façon de se tolérer et de s’enrichir les unes les autres.

Je veux croire enfin que l’horreur de l’avenir prédit ici contribuera à le rendre impossible.

Si tel est le cas, se dessinera, au-delà d’immenses désordres, la promesse d’une Terre hospitalière pour tous les voyageurs de la vie.

D’ici là, auront eu lieu bien des événements, pires et meilleurs que ceux imaginés ici. La beauté aura su héberger et protéger les ultimes étincelles d’humanité. On aura écrit et façonné des chefs-d’œuvre ; on aura découvert des concepts ; on aura composé des chansons. Surtout, on aura aimé. Et on aimera encore.