XV
LE DESTIN
Bolitho escalada la dunette en pente et laissa le vent humide dissiper sa fatigue. Il était encore tôt. Autour de lui, l’équipage se préparait à une nouvelle journée de labeur.
Il avait plu pendant la nuit, mais il faisait les cent pas sans rien à quoi se retenir s’il glissait sur le pont détrempé. C’était un combat permanent, mais il reprenait doucement confiance en lui et jugeait maintenant stupide, ou bien pis encore, le désespoir qui s’était emparé de lui dans les premiers temps.
Il entendit Keen qui conversait avec son second. Au ton de sa voix, il devina qu’ils parlaient de la punition à infliger à trois marins au cours de la matinée.
Et c’était la même chose dans toute l’escadre. Après le départ de l’Hélicon, il y avait eu plusieurs actes d’indiscipline : menaces ou voies de fait envers des officiers mariniers, ou entre hommes, avec leur conséquence habituelle, le fouet. Le bâtiment amiral ne faisait pas exception. En dépit de l’humanité dont il savait faire preuve, Keen n’avait pas pu éviter cette dernière flambée de violence et l’acte de justice sommaire qui allait suivre.
Bolitho revoyait en pensée ses bâtiments. Chacun vivait sa propre vie, sous l’autorité de son seul et unique commandant.
Un amiral, même jeune, n’était pas supposé s’occuper de choses aussi abstraites, songeait Bolitho. Il savait également que la valeur d’un bâtiment se résumait à celle de ses hommes.
Lorsqu’il ferait grand jour, ses vaisseaux se retrouveraient en ligne de front, avec l’Argonaute au centre. Le Barracuda, qui portait toujours son camouflage sommaire, était sur leur arrière, prêt, sur un simple signal, à jaillir de la position au vent où il se tenait et, à se rendre n’importe où. Le Rapide, totalement seul, était loin devant et louvoyait dans l’espoir de repérer un bateau de pêche ou quelque navire de commerce susceptible de leur fournir de précieux renseignements.
Ils avaient aperçu plusieurs navires de ce genre, mais n’avaient pu en prendre que trois. L’un d’eux, qui avait échappé à la poursuite menée par Le Rapide jusqu’à ce qu’il eût reçu l’ordre de reprendre son poste, était une goélette rapide. Les bâtiments marchands avaient coutume d’éviter les vaisseaux de guerre, quel que fût leur pavillon. Mais dans ces parages, tout étranger était un ennemi en puissance et, pis encore, un espion susceptible de renseigner Jobert sur l’effectif et les mouvements de l’escadre.
Cela ne pouvait durer, Bolitho le savait bien. Et ses officiers le savaient sans doute aussi. Il allait devoir admettre son échec et envoyer le brick à la recherche de Nelson pour l’informer de ce qui se passait. Selon toute vraisemblance, Nelson allait répartir ses bâtiments au sein de son escadre et attendre de voir les Français sortir de Toulon. Jobert ne compterait pas. Bolitho n’était pas loin de penser que, pour l’amiral commandant à Malte ou même pour Herrick, Jobert était devenu un sujet de plaisanterie, voire une pure fantasmagorie de Bolitho.
Keen traversa le pont pour venir le saluer.
— Des ordres particuliers pour la journée, sir Richard ?
La présence autour d’eux des timoniers et du pilote lui avait dicté le choix de ce ton protocolaire. Keen semblait tendu. Ou bien était-ce une critique voilée des plans de son supérieur et de leurs résultats ?
Bolitho hocha négativement la tête.
— Nous poursuivons nos recherches. Les Français sont peut-être allés voir ailleurs, mais j’en doute.
Ils observaient le vaisseau en train de prendre un peu partout figure humaine, et la façon dont le soleil colorait les voiles ainsi que le gréement. La Dépêche montrait sa carène dans une forte houle, si bien que sa coque luisante et ses sabords brillaient comme des éclats de verre.
Bolitho leva la tête à la recherche de la minuscule silhouette de la vigie.
— Faites relever les veilleurs toutes les heures, Val. Je ne veux pas d’yeux fatigués aujourd’hui.
— Aujourd’hui, amiral ? demanda Keen, soudain curieux.
Bolitho haussa les épaules : il n’avait pas spécialement fait attention à ce qu’il disait. Avait-il voulu laisser deviner qu’il allait abandonner ses recherches et admettre son échec ? Ou était-ce encore cet instinct qui le glaçait parfois, une sorte d’alerte ?
— Je ne suis pas tranquille, Val.
Il songeait à son déjeuner, à la nuit dont il avait passé la plus grande partie à arpenter le pont. Voulait-il retrouver sa confiance en lui ou était-ce qu’il l’avait totalement perdue ?
— Prévenez-moi si vous voyez quoi que ce soit.
Et il se dirigea vers ses appartements où l’attendaient, comme d’habitude, Ozzard et Yovell.
Il resta assis à sa table pour laisser à Ozzard le temps de disposer le déjeuner et de servir le café. Il ressentait un besoin de se laver des pieds à la tête, sa chemise était froissée et sentait mauvais. Mais, ainsi qu’il l’avait expliqué à Keen, on devait rationner l’eau et, s’il fallait diminuer encore les rations, la règle valait pour tout le monde. Sauf pour Inch, bien entendu. Il faisait peine à voir, il délirait parfois avant de sombrer dans une espèce de coma.
D’après Tuson, l’amputation donnait de bons résultats. Mais Inch avait besoin d’être débarqué et soigné dans un hôpital où il recevrait les soins adéquats. Bolitho avait appris d’expérience que chaque cri venu du pont, chaque changement de vent, tout mouvement du gouvernail pouvaient réveiller de vieilles angoisses chez un vieux marin. Et surtout chez un commandant.
— Juste comme vous l’aimez, amiral, lui dit Ozzard en posant une assiette d’étain sur la table. C’est la fin dit pain de Malte, j’en ai bien peur, amiral.
Bolitho baissa les yeux sur du porc finement coupé avec des miettes de biscuit, frit à point. Le pain était dur comme de la caillasse, mais Ozzard avait réussi à l’empêcher de moisir ; enfin, la mélasse que Bolitho affectionnait tant en dissimulerait le goût.
Il songeait aux déjeuners de Falmouth, Belinda assise près de lui et savourant son plaisir. Tu es comme un enfant, lui disait-elle. Que penserait-elle de ce menu ? Et en bas, dans les postes, c’était cent fois pis.
Il leva les yeux vers la claire-voie grande ouverte en entendant des voix qui venaient de la dunette. Des bruits de pieds dans la coursive : Keen entra dans la chambre.
— Pardon de vous déranger, amiral.
Bolitho reposa son couteau. Keen n’était pas du genre à quitter le pont lorsqu’il y avait urgence.
— Le Rapide est en vue, amiral. Il a des nouvelles.
Bolitho repoussa son assiette et se tartina une bonne couche de mélasse sur son pain.
— Racontez-moi cela.
— Il a aperçu un navire et l’a arraisonné. Je n’en sais pas plus, mais Le Rapide fait sûrement l’impossible pour se rapprocher de nous.
Bolitho se leva, il réfléchissait à toute vitesse.
— Augmentez la toile et dites aux autres bâtiments de faire de même.
Au prix d’un effort littéralement physique, il se rassit et commença à mordre dans sa tartine.
— Je veux parler à Quarrell dès que nous aurons mis en panne.
Keen le quitta précipitamment. Le pont résonna bientôt du martèlement des pieds nus, les poulies et le gréement claquaient. Mais ils durent attendre que le premier quart de l’après-midi se fût à moitié écoulé pour voir Le Rapide rattraper enfin le reste de l’escadre. L’excitation laissa rapidement place à une morne résignation : on gréait les caillebotis et l’équipage fut rappelé pour assister à la punition. Deux douzaines de coups pour chacun au son des tambours et sous des embruns qui arrosaient indifféremment victimes et spectateurs.
Paget salua :
— Punition exécutée, commandant.
Keen acquiesça d’un signe. Il regardait le caillebotis qu’on démontait pour le nettoyer, tandis qu’on conduisait les hommes punis à l’infirmerie. Il rendit le Code de justice maritime à Paget en lui disant :
— La peste soit de cette attente !
Lorsque Quarrell monta enfin à bord, il avait du mal à cacher son excitation et son bonheur.
À l’aube, Le Rapide avait ordonné à un vaisseau de mettre en panne et d’attendre l’arrivée d’une équipe de prise. L’enseigne de vaisseau qui était monté à bord était un fin limier. Ce brigantin était un navire de commerce grec. Son patron parlait anglais et il s’était montré très coopératif. Le bâtiment transportait une cargaison d’huile d’olive et de figues, mais, à en croire la description qu’en donnait Quarrell, il était d’une saleté telle qu’on se demandait comment il arrivait encore à trouver à se faire affréter.
Quarrell reprit longuement sa respiration.
— Le patron avait aussi plusieurs bouteilles de vin et de cognac, amiral. Mon second les a tout de suite vues – et, se tournant vers Keen : Tous ces produits étaient français, commandant, fit-il, radieux.
Tous les deux attendaient une réaction de Bolitho. Keen essaya :
— Et votre enseigne avait sa petite idée, non ?
Bolitho déroula une carte sur la table ; il se sentait soudain la bouche sèche :
— Poursuivez !
Il fallait laisser Quarrell aller à son rythme, le presser n’aurait servi qu’à le troubler. Le jeune commandant reprit :
— Lorsqu’on l’a interrogé au sujet de ces bouteilles, le bonhomme a fini par admettre qu’on les lui avait échangées contre de l’huile trois jours plus tôt.
Mais Bolitho conservait son expression grave.
— Il s’agissait de l’escadre du contre-amiral Jobert, amiral, il n’y a pas de doute possible. Le Grec en a fait la description, il a même parlé de la figure de proue, le léopard du vaisseau amiral !
— Montrez-moi l’endroit.
Bolitho maintint la carte à plat en la fixant à l’aide d’une règle et des pointes sèches. On sentait à quel point Quarrell se sentait des ailes, sa découverte le remplissait de fierté.
Penché sur la carte, il examina les marques et les droites qui retraçaient les positions et les routes de l’escadre.
— Ils faisaient cap plein est, amiral. Ce qui les mettrait à peu près ici, dit-il, désignant un point du bout du doigt.
Keen s’inclina à son tour :
— La Corse… Je l’aurais juré, soupira-t-il.
Quarrell les regardait tour à tour.
— Le patron grec a déclaré qu’un officier français était monté à bord. Il lui a dit qu’ils étaient sur le point de faire aiguade.
Keen fronça le sourcil :
— Avant une longue traversée, peut-être ?
Bolitho se leva. Son esprit fonctionnait à une allure vertigineuse. De l’eau douce. Pourquoi cette expression réveillait-elle toujours de si sombres souvenirs ?
— Et qu’avez-vous fait du brigantin ?
Quarrell devint tout pâle. Il n’y avait aucune bienveillance dans la question de Bolitho.
— Je… je savais que vous aviez besoin de renseignements, amiral, j’ai donc considéré qu’il était de mon devoir de…
— Vous l’avez laissé repartir ? Vous n’avez laissé personne à bord ?
— A vrai dire, non, amiral.
Il essayait désespérément de trouver un soutien chez Keen.
— Ce pourrait être vrai, amiral, fit Keen.
Bolitho se dirigea vers les fenêtres et se passa la main dans les cheveux. Il sentait la profonde cicatrice qui marquait sa tempe, souvenir cruel d’une autre époque, un jour d’aiguade, qui paraissait chose si simple.
— Je pourrais repartir à sa poursuite, amiral, tenta Quarrell.
Il avait l’air désespéré.
— Trop tard.
Bolitho regardait quelques poissons qui sautaient à l’ombre de l’Argonaute.
— Il vous glisserait entre les doigts dès la tombée de la nuit. Cap sur la Corse, vous croyez ? Pour ravitailler en eau trois bâtiments de ligne et deux de cinquième rang, combien de jours faut-il, à votre avis ? Trois, quatre, demanda-t-il à Keen, fort tracassé par les élancements qu’il sentait dans son œil.
Keen hocha lentement la tête :
— Nous pourrions encore le rabattre vers la terre, amiral !
Bolitho s’assit sur le banc et croisa les mains. Il n’avait pas besoin de carte pour se représenter très clairement la chose. Les bâtiments de Jobert… Si le vent restait favorable, ils pouvaient se retrouver coincés sur une côte sous le vent, ou se faire prendre au piège, jusqu’au moment où ils sortiraient pour combattre.
— Ainsi, reprit Keen, ce n’était ni l’Egypte ni Gibraltar, amiral.
— Ozzard, allez me chercher mon aide de camp.
C’était étrange, il avait réussi à discuter avec Stayt sans jamais évoquer la commission d’enquête. Stayt se montrait circonspect, il se tenait à l’écart et ils ne se parlaient plus que rarement, uniquement pour des questions d’ordres et de signaux.
En arrivant, Stayt jeta un rapide coup d’œil au groupe qui se tenait près de la table. Il demanda :
— Puis-je faire quelque chose, amiral ?
— Les comptes rendus du commandant en chef à Malte. Apportez-les-moi.
— Mon second est persuadé que le Grec lui a dit la vérité, nota Quarrell.
— Ou peut-être ce que les Français voulaient qu’il croie, répliqua Bolitho.
Stayt ouvrit un dossier sur la table, et Bolitho essaya de se concentrer pour parcourir les documents. Arrivée d’un convoi, escortes, dates d’appareillage, passagers et cargaisons à débarquer ou en transit.
Bolitho sortit un papier sur lequel un secrétaire inconnu avait écrit en grosses lettres : Benbow.
Sans prêter attention aux autres, il écarta les pointes sèches et leur fit parcourir de larges enjambées sur la carte. C’était la seule chose en son pouvoir pour s’empêcher de jurer, avec son œil valide qui pleurait à force de faire les efforts qu’il lui demandait.
Trois jours, quatre au maximum. Il fallait que ce soit cela. Il le fallait.
Il quitta la carte des yeux :
— Le Benbow a appareillé de Malte avec deux bâtiments qui rentrent au pays. Et il y a une autre frégate d’escorte.
— Tout cela pour deux bâtiments ! s’exclama Keen. Et on attend de nous que nous fassions avec…
Bolitho leva la main :
— J’aurais dû le voir, Val. Une chose que m’a dite le second d’Inch après la bataille.
Il revoyait l’officier, cet homme épuisé, avec sa tête bandée. Quel dommage que je n’aie pas pu récupérer cette bôme supplémentaire qu’avait le français ! Il entendait encore la voix de Savill, l’homme qui avait noté ce point, sans mesurer la portée de ce qu’il avait découvert. Il reprit :
— Ces bâtiments transportent un chargement d’or et de pierres précieuses. Le tribut d’un roi, je ferais mieux de dire d’un sultan.
Il avait envie de crier, de taper sur la table pour les forcer à prendre conscience de l’énormité de cette trouvaille, et de l’assurance que montrait Jobert.
— Jobert prévoit d’attaquer ce convoi et de transborder sa cargaison en mer. La Corse, Val ? Je crois bien que non. Je pense que tout ceci était prévu dès le début. Jobert et moi étions sur la piste. Mais maintenant cette piste est claire – et, à Quarrell : Regagnez votre bord et attendez les ordres.
L'intéressé recula.
— Je… je suis désolé, sir Richard.
Bolitho le regarda d’un air placide :
— Votre enseigne s’est laissé convaincre, pourquoi n’en aurions-nous pas fait autant, nous autres ?
Lorsque la porte fut refermée, Keen fit observer :
— Nous n’avons rien de sûr, amiral.
Et Stayt renchérit :
— Si les Français sont vraiment dans les eaux corses, et si nous n’arrivons pas à les retrouver ou à informer Lord Nelson…
— Je sais, messieurs, répondit Bolitho sans le regarder. Et j’en serai tenu pour responsable (bref sourire). Cette fois-ci, je ne pourrai rien dire pour ma défense.
Il s’absorba une fois encore dans la carte. Keen essayait de le mettre en garde pour le protéger. S’ils continuaient comme ils avaient commencé, personne ne pourrait lui en tenir grief. Il baissa la tête pour examiner les calculs inscrits d’une écriture nette. Mais s’il décidait de ne rien croire, sauf son instinct et ce sentiment nouveau, étrange, le sentiment du destin, il pouvait tout aussi bien se tromper.
— A mon avis, nous disposons de deux jours. Pas un de plus.
Il toucha la carte du bout de ses pointes sèches.
— Temps permettant, nous devrions établir le contact avec le convoi par ici.
Il se détourna légèrement pour ne pas leur laisser voir son expression. Tandis qu’ils se débattaient le long des côtes inhospitalières de la Corse, l’or changerait de mains et Herrick serait submergé sous le nombre. Il mourrait au milieu de ses hommes, mais il périrait à coup sûr. Il dit à voix haute :
— Monsieur Yovell ! Sortez de votre trou, monsieur le gratte-papier, que je vous dicte mes instructions pour le combat !
Yovell accourut, tout sourire, comme si on venait de lui décerner un titre honorifique. Bolitho s’adressa alors à Stayt :
— Prévenez l’aspirant des signaux de se tenir paré.
Il eut une pensée pour Sheaffe : comment faisait-il pour s’entendre avec son père ?
De nouveau seul avec Keen, il lui confia :
— C’est une chance que je dois saisir – et, avec un triste sourire : C’est le vin et le cognac qui m’ont alerté. Je n’aurais jamais imaginé Jobert donnant quelque chose à un pauvre négociant grec, sauf s’il espérait que nous l’apprendrions. Mais, cette fois-ci, il a peut-être été trop habile et quelque peu outrecuidant.
Keen ne savait pas si les renseignements rapportés par Quarrell suffisaient à donner des certitudes. Jobert avait peut-être disposé un nouvel appât, mais il était assez malin pour savoir comment Bolitho réagirait.
Et la bonne humeur retrouvée de Bolitho, ce regain de confiance qui lui redonnait le goût de la plaisanterie avec son secrétaire, tout ceci l’agaçait. Il conclut simplement :
— Alors, nous allons nous battre.
Bolitho le prit par le bras. La remarque de Keen transformait ce qui n’était jusqu’ici qu’une vague stratégie en quelque chose de brutalement réel.
— Nous allons faire face ensemble, Val, répondit-d tranquillement.
— Oui, lui répondit Keen dans un sourire. Ensemble.
Mais il ne voyait plus que son visage à elle et, pour la première fois, il eut peur.
Adam Bolitho chassa la mèche rebelle qui lui entrait dans les yeux pour observer les hommes qui travaillaient en haut sur la vergue de misaine. Son petit brick élancé, la Luciole, taillait péniblement sa route bâbord amures. La mer bouillonnait contre les sabords fermés et cascadait le long des dalots sous le vent.
Il ne portait comme vêtement que sa chemise et un pantalon qui lui collaient à la peau comme une doublure humide. Il ne s’en lasserait jamais. Il avait envie de rire ou de chanter tandis que le brick, son brick, faisait plonger ses bossoirs en soulevant des gerbes irisées d’embruns.
Il attendit de voir les bossoirs se redresser pour s’approcher de l’habitacle. Tout cela le remplissait d’un merveilleux sentiment de fierté. Le bâtiment faisait route plein est : les Baléares se trouvaient quelque part sous l’horizon à bâbord.
Nouveau plongeon, un rideau d’embruns monta par-dessus le gaillard où des marins s’activaient pour ajuster les vergues.
Le second d’Adam, un jeunot de son âge, arriva en titubant de la lisse et lui cria :
— On prend un autre ris, commandant ?
— Non, lui répondit Adam en riant de toutes ses dents, pas encore !
L’enseigne fit d’abord la moue avant de sourire. Son jeune commandant avait toujours le temps.
Adam se mit à arpenter la poupe tandis que sa Luciole s’élevait à la lame et faisait un bruit de tonnerre sur la grosse mer. Quelques jours plus tôt, il était encore à l’abri du Rocher, paré à quitter la Méditerranée pour aller retrouver l’hiver anglais. Et, au lieu de cela, il avait reçu ordre de retourner à Malte sur-le-champ.
L’épidémie était terminée sur le Rocher et le pli qu’Adam avait serré dans son coffre ordonnait à l’amiral commandant à Malte de surseoir au départ d’un convoi pour l’Angleterre. Si le convoi avait déjà appareillé, Adam devait se placer sous les ordres du Commodore. Cela aussi l’avait fait sourire : le contre-amiral Herrick. Pour Adam, il était davantage un oncle affectionné qu’un amiral.
Tout cela était fort excitant. Son bâtiment, la mer pour lui tout seul. Les Français étaient sortis, on avait signalé des mouvements de l’escadre placée sous les ordres du contre-amiral Jobert. S’il avait réussi d’une manière ou d’une autre à échapper à l’escadre de son oncle, on demandait à ses vaisseaux d’interdire Gibraltar et de s’opposer à toute tentative que ferait Jobert pour passer dans l’Atlantique. Un gigantesque jeu du chat et de la souris.
Adam essuya les embruns sur ses lèvres. Tout cela était un jeu pour les amiraux et les gros vaisseaux de ligne. Tandis qu’ici…
Il s’approcha de la lisse de couronnement pour aller examiner le sillage qui bouillonnait sous le tableau. C’est là qu’il avait sa chambre à lui, un luxe impensable, un endroit pour lui tout seul.
Il repensa soudain à la commission d’enquête qui s’était réunie à Malte. Il connaîtrait le résultat en arrivant là-bas. Keen éprouvait sans doute les mêmes sentiments que Bolitho, la rage à l’idée qu’on les pourchassait pour de basses raisons de jalousie, de vengeance. Ils avaient croisé le Lord Egmont et Adam avait eu une pensée pour la jeune fille. Cela ressemblait assez à son oncle de…
La vigie cria :
— Voile ! Devant, sous le vent !
Morrison, son second, se précipita vers les enfléchures, mais Adam l’arrêta :
— Non, je vais y aller moi-même.
Lorsqu’il était aspirant, il avait toujours adoré faire le singe là-haut avec ses camarades pendant le quart du soir. Un aller et retour dans le mât, en passant par les gambes de revers. En général, les commandants ne disaient rien. Ils jugeaient sans doute que cela évitait à leurs « jeunes messieurs » de commettre d’autres bêtises. Il grimpa rapidement, le vent lui arrachait sa chemise. Une fois installé là-haut, il se pencha pour regarder le gaillard. La mer écumait par-dessus les capons et les ancres solidement saisies avant de rebondir sur les quatre-livres tout noirs.
Il avait toujours désiré avoir une frégate, refaire ce que son oncle avait fait de son temps et devenir l’un des meilleurs commandants de frégate de la flotte. Mais quand il admirait sa Luciole, si vivante, il ne supportait pas l’idée de devoir la quitter un jour.
Il alla rejoindre la vigie confortablement installée dans le croisillon. Le visage ridé de l’homme se remplit de curiosité à voir arriver son jeune seigneur et maître, qui se démenait pour arriver jusqu’à lui.
Adam sortit une lunette de sa ceinture et dut s’y reprendre à plusieurs fois avant de réussir à la caler sur bâbord.
La vigie, sans doute l’un des ancêtres du bord, lui dit d’une voix enrouée :
— J’crois qu’y en a deux, commandant.
Sans avoir besoin d’élever la voix, il arrivait à dominer le rugissement du vent et le fracas des voiles. Toutes ces années passées à bord de tous les bâtiments imaginables lui avaient également enseigné cela.
Adam enroula une jambe autour d’un hauban et fit une nouvelle tentative. Le mât le secouait violemment, comme un fouet géant.
— Voilà ! lâcha-t-il enfin. Vous avez une sacrée vue, Marley !
Le marin se mit à ricaner. Il n’avait pas besoin de lunette, mais il aimait bien son nouveau commandant. Probable que ça tapait pas mal dans l’œil des filles, ou ça n’allait pas tarder.
Une énorme lame déferla avec un bruit de tonnerre par-dessus l’étambot et souleva la coque vers le ciel comme une baleine qui jaillirait à la surface. Et il le vit : un navire en fuite sous huniers au bas ris ; la coque encore dissimulée par les crêtes, on eût dit que les voiles avançaient toutes seules. Adam essuya la lentille d’un revers de main et manqua perdre l’équilibre lorsque le navire plongea une nouvelle fois.
Il attendit, comptant les secondes, puis le bâton de foc commença à se redresser. Les voiles claquaient comme des bannières détrempées.
Adam fit claquer la lunette et la referma.
— Vous avez raison, il y en a deux – et, lui donnant une grande claque sur l’épaule : Je vais vous faire relever.
Le marin en aurait craché s’il avait eu assez de salive, mais il se contenta de répondre :
— Non, commandant, je reste ici. Ça doit être des vaisseaux de l’amiral Nelson.
Adam se laissa glisser le long d’un pataras ; toute trace de hiérarchie oubliée, Morrison se hâta de le rejoindre.
— Deux vaisseaux de ligne, lui dit Adam. Ils sont à la même route que nous, précisa-t-il en baissant le ton.
— Pas la peine de s’approcher, commandant, répondit Morrison en faisant la grimace, on risquerait de nous donner d’autres ordres !
Adam passa les doigts dans ses cheveux noirs. Il se sentait collant de sel. Il savait que cette découverte aurait dû le rendre nerveux, l’inquiéter même. Mais son enthousiasme était inentamé.
— Vous pouvez prendre un ris, à présent. Et ne vous inquiétez pas des ordres qui pourraient nous venir d’en haut, « monsieur » Morrison, car ces deux vaisseaux sont français !
Les hommes se précipitèrent à réduire la toile. Morrison prit une profonde inspiration :
— Que comptez-vous faire, commandant ?
Adam lui montra du doigt le quatre-livres le plus proche.
— Nous ne sommes pas de taille à nous mesurer à eux – puis, redevenant sérieux un instant : Nous allons les suivre et voir ce qu’ils font.
Morrison était déjà second du temps de l’ancien commandant, un homme qui avait réussi à rendre l’existence à bord de la Luciole un rien plus agréable que la vie au bagne. Le lieutenant de vaisseau Bolitho leur avait apporté une bouffée d’air frais ; il était compétent et ne s’en laissait pas conter.
Il reprit en hésitant :
— Mais vos ordres, commandant ?
— Mes ordres sont de trouver le convoi ou de rallier Malte, selon ce qui se présentera – et, tordant la bouche dans une grimace : Je pense que ces deux messieurs nous conduiront soit à l’un, soit à l’autre, hein ?
Morrison le laissa pour aller aider le second lieutenant. Son ancien commandant ne s’était jamais comporté ainsi.
En jetant un coup d’œil derrière lui, il aperçut Adam Bolitho en grande conversation avec le pilote. Il se conduisait comme un aspirant plus que comme un commandant. Et il soupira à voix haute :
— Décidément, il me tuera !
Mais seul le vent l’entendit.
* * *
Deux cents milles dans l’est-nordet de la Luciole commandée par son neveu, mais ignorant qu’Adam avait rebroussé chemin après avoir touché Gibraltar, Bolitho, accroché à la lisse de couronnement, regardait ses bâtiments peiner et encaisser des coups de boutoir dans la tempête.
Le vent, qui avait viré au noroît en forcissant, ne donnait aucun signe d’accalmie. Calant sa lunette, Bolitho aperçut Le Rapide à leur vent, coque et basses vergues submergées sous un déluge d’embruns et d’écume.
Il fallait espérer que Quarrell avait fait le nécessaire et que les gros trente-deux-livres de l’Hélicon avaient été correctement montés et assurés dans leurs palans. Un canon qui rompait ses bragues dans la tempête pouvait vous tuer ou vous estropier pas mal de monde, comme une bête sauvage. Et vous dévaster le pont supérieur au passage.
Le ciel tout bleu était presque totalement dégagé, à l’exception de quelques nuages effilochés. Il ne faisait pas trop chaud. Il aperçut quelques hommes qui, sous la direction d’un bosco, dégageaient un filin usé dans son réa et se préparaient à faire ajut pour le remplacer. Ils étaient trempés par les embruns et le sel n’était pas fait pour apaiser leur soif.
Leur allouer une ration de rhum ou de cognac aurait été un remède pire que le mal. Bolitho se mordit la lèvre : il n’était plus aussi sûr de lui. Après avoir fait route au sud le long des côtes de Sardaigne qu’ils avaient pour ainsi dire toujours eues à la vue, l’espoir de retrouver le convoi de Herrick semblait se transformer en mauvais rêve. Même en supposant que Jobert agissait de même. Il chassa ses doutes et se retourna. L’aspirant Sheaffe et ses timoniers l’observaient. Ils détournèrent immédiatement les yeux et s’occupèrent à autre chose.
Il se résolut à faire travailler son cerveau fatigué et reprit ses supputations. Le convoi était sans doute très lent et devait ajuster précisément sa route. Il avait fait le maximum, son escadre était aussi étalée que possible, à limite de la perte de contact. Dieu soit loué, il avait le Barracuda et Le Rapide. Sans eux…
Il entendit Paget réprimander un timonier, qui marmonna une réponse. Paget avait la tête sur les épaules, et lui au moins ne se laissait pas aller au doute. Un homme de valeur. Lorsqu’il était jeune enseigne, il s’était battu sous les ordres de Duncan à Camperdown. Et les officiers qui comme lui avaient reçu le baptême du feu n’étaient pas si nombreux au sein de l’escadre.
Keen monta de la dunette pour venir le rejoindre. Il était descendu dans l’entrepont rendre visite à l’un des aspirants qui s’était brisé la jambe en tombant d’un passavant pendant la tempête. Il se tourna vers le gaillard. Ses yeux étaient rouges de fatigue, Bolitho savait qu’il n’avait quasiment pas quitté le pont depuis que le vent avait forci. Il lui fit un sourire :
— Drôle de spectacle, Val. À la fois splendide et triste, comme une putain sur un quai.
Keen réussit à rire, malgré son inquiétude. Il avait envie de dire à Bolitho de cesser la chasse. Tout était fini avant même d’avoir commencé. Même s’il avait eu raison au début, au sujet de Jobert, chaque mille péniblement gagné rendait la chose moins vraisemblable. Ils ne le trouveraient plus.
Keen était fatigué, las de cette aventure, il préférait pourtant ne pas penser à ce que cela ferait à Bolitho, lorsque la vérité se ferait jour. On disait que Nelson devait à la seule chance d’avoir survécu. Il avait eu de la chance, c’était rare.
Bolitho savait bien que Keen le regardait du coin de l’œil et devinait assez précisément ce qu’il pensait. En sa qualité de capitaine de pavillon, il avait envie de lui donner son avis. Mais, en tant qu’ami, il savait qu’il ne le pouvait pas. Il se tourna vers le ciel glacial et songea à Falmouth. Belinda avait peut-être reçu sa lettre, ou bien quelqu’un d’autre lui avait donné des nouvelles. Il repensait aussi à la fille aux yeux noirs et humides. Il sourit. Brave petite Zénoria, comme il l’appelait. Elle au moins était un réconfort dans ce monde de fatigue et d’échec.
Keen surprit son sourire et se demanda ce qui lui arrivait. Comment pouvait-il s’acharner ainsi ? Une espèce de fanatisme, une façon de ne pas dévier d’un poil de sa route, mais tout cela ne lui épargnerait pas la cour martiale.
— Comment va ce garçon ? L’aspirant Estridge, c’est bien cela ?
— La fracture est nette, amiral. Le chirurgien se fait davantage de souci pour les autres blessés. On a récolté plus de coupures et de balafres que si on s’était battus !
Un marin travaillait non loin, près d’un neuf-livres. Bolitho l’avait déjà vu. Il était nu jusqu’à la taille, non par forfanterie, mais pour garder ses vêtements au sec. Lorsqu’il se retourna, Bolitho vit qu’il avait dans le dos des cicatrices des épaules à la ceinture, comme les marques d’une gigantesque tenaille. Cela le fit songer à Zénoria, à ce qu’avait fait Keen pour la sauver. Mais, lorsque Keen s’était mis à rire, le marin s’était retourné et avait levé la tête. Bolitho avait encore rarement vu autant de haine dans le regard d’un être humain. Keen se fit la même remarque et dit d’une voix sèche :
— Je lis le Code de justice maritime avant chaque séance de fouet. Ce n’est pas moi qui ai rédigé ce foutu truc !
Bolitho sentait sa colère rentrée, à un point qu’il avait rarement manifesté, même devant la commission d’enquête.
Les fusiliers avaient été doublés devant les panneaux de descente, Keen ne prenait aucun risque. Mieux valait prévenir les ennuis qu’endurer la torture de devoir les réprimer.
— Je descends, fit enfin Bolitho – et, le regardant droit dans les yeux : Si je me suis trompé…
Il haussa les épaules, comme si tout ceci n’avait guère d’importance. Puis il ajouta :
— Cela fera plaisir à certains. J’espère qu’ils laisseront ma famille en paix.
Keen le regarda gagner la descente et sentit la pitié l’envahir lorsqu’il le vit se cogner le bras dans le mât d’artimon. Paget s’approcha lentement de lui :
— Puis-je vous demander ce que vous pensez de nos chances de succès, commandant ?
Keen se tourna vers lui. Son second, celui qui fait le lien entre le commandant et l’équipage, entre la dunette et le gaillard. Il lui répondit enfin :
— Vous me poserez cette question lorsque nous aurons mis Jobert à terre.
Ils se retournèrent d’un seul mouvement et Paget s’exclama :
— Ça, ce n’est pas le tonnerre !
Keen vit Bolitho qui remontait. Il portait son vieux sabre et Allday suivait sur ses talons.
La vigie cria, avec la voix de quelqu’un qui n’arrive pas à y croire :
— Canon, commandant ! Dans le sud !
— Non, leur dit Bolitho, non, ce n’est pas le tonnerre, cette fois-ci.
Keen le regardait, médusé. Mais comment faisait-il donc ? Un instant plus tôt, il était sur le point d’admettre son échec, et à présent, il semblait étrangement placide. Sa voix elle-même était calme lorsqu’il ordonna :
— Signal général, monsieur Sheaffe : « A augmenter la toile ! »
Il regarda les pavillons qui montaient aux drisses puis à bloc sur les vergues, à la vue de toute l’escadre.
Bolitho avait envie de se tenir les mains, il était sûr qu’elles tremblaient.
— Aperçu, amiral !
C’était Stayt, arrivé aussi silencieusement qu’un chat.
Le bruit lointain du canon roulait en échos sur l’eau, très loin. Bolitho annonça :
— Nous ne combattrons pas avant demain matin à l’aube.
La chose méritait d’être considérée. Lorsque la nuit tomberait, le vent violent risquait de disperser les vaisseaux. À l’aube, il serait trop tard. Le Benbow était un adversaire de taille pour des corsaires ou pour des pirates d’Afrique du Nord, mais face à une escadre entière, il n’avait aucune chance. Il pencha la tête pour écouter, les grondements reprenaient. Peu de bâtiments. Que cela pouvait-il bien signifier ? Il ordonna :
— Signal général : « Préparez-vous au combat ! » Les hommes dormiront cette nuit près des pièces.
Il effleura la garde de son vieux sabre et se sentit pris d’un grand frisson.
Il revoyait comme si c’était hier ce jour où, en compagnie d’Adam, il se dirigeait vers la darse, à la pointe de Portsmouth. Il s’était retourné, comme s’il cherchait quelque chose. Il avait peut-être deviné alors que c’était la dernière fois.